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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Une édition électronique réalisée à partir de l'article de Denise Helly, Azeddine Hmimssa et Patrice Brodeur, “Les enjeux de la viande halal au Québec.” Un texte publié dans l’ouvrage sous la direction de Khadiyatoulah FALL, Mouhamed ABDALLAH LY, Mouloud BOUKALA et Mamadou Ndongo DIMÉ, Le halal dans tous ses états, chapitre 6, pp. 101-141. Québec: Les Presses de l’Université Laval, 2014, 348 pp. [Autorisation accordée par l'auteur le 14 mai 2014 de diffuser ce texte dans Les Classiques des sciences sociales.]

[101]

Denise Helly,
Azeddine Hmimssa et Patrice Brodeur


Les enjeux de la viande halal
au Québec
”.

Un texte publié dans l’ouvrage sous la direction de Khadiyatoulah FALL, Mouhamed ABDALLAH LY, Mouloud BOUKALA et Mamadou Ndongo DIMÉ, Le halal dans tous ses états, chapitre 6, pp. 101-141. Québec : Les Presses de l’Université Laval, 2014, 348 pp.

Le contexte sociohistorique : les résistances au pluralisme culturel [101]
L'islamophobie et ses formes [102]
Un nouvel objet de débat : le halal [105]
Le cas montréalais [108]

Les controverses
La certification halal à Montréal
Le marché halal québécois
De nouveaux acteurs

Conclusion [134]
Références [136]


LE CONTEXTE SOCIOHISTORIQUE :
LES RÉSISTANCES
AU PLURALISME CULTUREL


Depuis plus de 50 ans, on assiste dans les sociétés occidentales à la montée de formes de résistance à la transformation des hiérarchies identitaires et sociales, résistance qui s'exprime dans des extrêmes droites, des mouvements populistes antiétatistes et antiélitistes, et des courants xénophobes de droite comme de gauche. Cette transformation, amorcée avec l'affirmation des droits des minorités nationales et raciales après 1945 à la suite du régime nazi, s'affirma aux États-Unis durant les années 1950-1970 par les luttes des Noirs américains, des femmes et des Autochtones pour leur droit à l'égalité réelle, et gagna le Canada durant les années i960, puis l'Europe occidentale durant les années 1980. Elle génère, entre autres effets sociaux, une mobilité socio-occupationnelle des segments éduqués des minorités ethniques, racisées, féminines, alors que depuis les années 1980 les classes moyennes, en majorité blanches, subissent une dévalorisation socio-économique et [102] culturelle : déclin de mobilité sociale pour elles-mêmes et leurs descendants, baisse de pouvoir d'achat, réduction d'acquis sociaux, chômage, précarisation de l'emploi, insécurité physique et émiettement des solidarités occupationnelle, sectorielle, locale et nationale.

Selon le pays, l'importance démographique, culturelle et politique de minorités et la conjoncture électorale, racisme, suprématisme blanc, homophobie, antisémitisme, islamophobie, meurtres d'immigrants (Allemagne) et mauvais traitements des sans-papiers se multiplient comme autant de réactions violentes de catégories sociales socialisées à la solidarité d'États-providence nationaux depuis près d'un siècle et subissant une perte d'efficacité de leurs référents collectifs identitaires historiques (métier, classe, nation, région, race, religion, rôle sexuel, etc.). Deux lois récentes concernant le cursus scolaire illustrent une forme actuelle de ce rejet des minorités et des étrangers ainsi que de la volonté de les exclure. L'une, votée en 2010 en Arizona, interdit les références à l'histoire des minorités ethniques, et une autre, votée en avril 2012 au Texas, les références aux « ethnies », à la race et au genre. Dans ce contexte, la montée de l'intolérance vis-à-vis des minorités religieuses dans les opinions publiques depuis les années 1990 n'est qu'un autre mode de contestation de la dévaluation de leur statut social par des segments des classes moyennes tentant de maintenir la correspondance établie après guerre entre États-providence, acquis sociaux, identité et culture nationales. Des auteurs insistent aussi pour lier la montée de la xénophobie, de l'intolérance religieuse et du racisme aux risques croissants perçus ou vécus par les individus ainsi qu'aux discours étatiques sur l'insécurité (criminalité urbaine, terrorisme) et sur les risques (catastrophes naturelles et technologiques, épidémies) (Amin, 2012 ; Beck, 2006, 2009, 2013 ; Curran ; 2013). Ces discours induiraient une culture de la peur [1] et établiraient un lien entre danger et externalité, entre danger et différence, entre danger et altérité (étranger, migrant, autre différent de soi) (Lianos, 2013 ; Poynting, 2004 ; Poynting & Morgan, 2007, 2012).

L'ISLAMOPHOBIE ET SES FORMES

C'est dans ce contexte de tentative d'endiguement de pertes d'acquis par les catégories sociales déclassées par la mondialisation qu'enfle l'animosité envers les musulmans depuis trente ans. L'importance [103] démographique des immigrants de religion musulmane en Europe, le contexte international depuis la Révolution en Iran en 1979, puis la tombée du Mur de Berlin en 1989 expliquent en grande partie pourquoi l'islam est devenu la cible de l'ethnonationalisme et de la xénophobie en Occident.

L'islamophobie n'est qu'un des modes de l'ethnocentrisme de catégories sociales se considérant victimes à plusieurs titres : aliénation socio-économique et concurrence par des « étrangers » ; insécurité physique ; mutation socioculturelle dissolvant leurs repères identitaires et leurs convictions culturelles, morales, voire religieuses ; perte de statut social et d'influence, notamment des milieux athéistes ; indifférence et corruption des élites financières et technocratiques mondialisées, cosmopolites et enrichies.

Pour certains, l'islamophobie est un nouveau racisme respectable visant des concurrents économiques et identitaires, illégitimes puisque issus de cultures archaïques, de pays dépendants, sinon d'ex-colonies (Antonius, 2002). Pour d'autres, elle est une guerre culturelle inévitable (Huttington, 1996 ; Landes, 2000), sinon légitime (Barber, 1996), lancée contre l'archaïsme musulman et le terrorisme djihadiste. En France, selon un sondage de TNS SOFRES (2013 :3), l'islam serait objet d'une vindicte particulière en raison de sa mise en cause de la laïcité, nouvelle valeur fédératrice des perdants de l'identité nationale. L'islamophobie peut aussi être vue comme une forme actuelle et populaire de l'orientalisme (Helly, 2002a, 2010, 2012).

Les débats les plus vifs et médiatisés sur le statut de la religion et de l'islam dans la sphère publique se déroulent en pays catholique (France, Québec, Belgique francophone, Bruxelles, Espagne). Là, la croyance en la disparition de la religion était des plus fortes vu l'influence décroissante des institutions religieuses sur les affaires publiques jusqu'aux années 1980, quand la Papauté et la droite chrétienne américaine revinrent en force sur la scène politique. Là encore, courants fondamentalistes athées et républicains se rejoignent pour vouloir réduire, sinon annuler, la visibilité de la religion. Ces courants confondent neutralité religieuse de l'État et laïcité (séparation des institutions étatiques et religieuses). La neutralité religieuse n'interdit nullement à un État de valoriser un rôle social de la religion, ni d'être lié à une Église particulière ; elle l'oblige à respecter les libertés de religion et de culte et l'égalité des fidèles de toutes religions. Quant aux courants nationalistes, ils militent pour la seule présence des religions chrétiennes dans l'espace public et la question des [104] signes religieux minoritaires visibles (foulard, burqa, minaret) est centrale à leurs yeux, car ils voient dans ces signes des sources putatives de la perte de l'identité nationale.

Dans les pays à majorité protestante, la dynamique est autre. Historiquement, elle a donné lieu à deux approches. D'une part, l'influence sociale d'une ou de plusieurs églises a été considérée comme légitime et utile socialement (Scandinavie, Royaume-Uni, Pays-Bas, Allemagne, Belgique flamande). D'autre part, vu la diversité des églises protestantes et les conflits entre elles comme aux États-Unis (Casanova, 1994 ; Froidevaux-Metterie, 2007, 2009), fut adopté un régime de séparation stricte de l'Église et de l'État qui dénie tout droit à l'État de soutenir une religion plus qu'une autre. Dans ces deux cas, les débats portent désormais non pas sur le statut de la religion dans la sphère publique, mais sur le non-respect des droits individuels par l'« islam ».

L'hostilité envers les musulmans change aussi de thèmes au fil des mutations au sein des populations musulmanes occidentales. Durant les années 1980 et 1990, elle vise la construction de mosquées, laquelle est rendue nécessaire pour remplacer une multitude de salles de prières insalubres ne suffisant plus à accueillir une population en croissance démographique. Les conflits portèrent sur les emplacements, les zonages municipaux, l'encombrement automobile, l'érection de minarets et de dômes. À partir des années 1990, à la suite de l'entrée en scène de ladite seconde génération, celle des enfants de migrants, l'hostilité se porte sur le foulard et se centre sur le statut inférieur des musulmanes. À partir de 2001, le musulman devient un ennemi intérieur et de nouveaux risques de la présence musulmane dans les sociétés démocratiques libérales sont pointés : mise en cause de la primauté de la loi étatique (controverses sur les conseils de la charia au Royaume-Uni, au Canada et aux États-Unis), atteinte aux libertés individuelles, notamment au droit au blasphème (Danemark, Royaume-Uni, France) et au libre choix d'orientation sexuelle (Pays-Bas), droits des femmes en matière d'excision, de polygamie, de mariage forcé, de vêtement, de divorce (Royaume-Uni, France, Canada), menace sur la culture et l'identité nationales (Royaume-Uni, France, Québec) et sur la tradition chrétienne des courants d'extrême droite européens.

Marine Le Pen, présidente du Front National, parti d'extrême droite en France, explicite cette vision dans une entrevue avec Zaman France. Elle déclare son parti « a defender of secularism and France's Christian traditions » et avance que « France's Muslim community is in its majority [105] of immigrant background and thus needs to confirm with France's rules and traditions instead of imposing its own ». Selon elle, le problème de l'islam est sa visibilité et elle encourage les musulmans à s'assimiler à la culture et à l'identité françaises : « Instead of placing religion prior to their nationality, Muslims should put more emphasis upon their national identity and citizenship than their faith in their identity production » (Le Pen, 2013).

Les débats à propos de l'islam soulèvent des questions dépassant la présence de ce monothéisme minoritaire dans les sociétés occidentales. Ils questionnent les régimes régulant les liens entre État et religion, et le statut que ces régimes accordent à la religion dans les institutions publiques et aux minorités religieuses. Plus fondamentalement, ils questionnent des préceptes idéologiques ancrés dans les populations occidentales : sécularisation inéluctable et souhaitée (Berg-Sorensen, 2013), croyance en l'évolutionnisme historique et dans les notions de progrès et de modernité, contradiction entre rationalité et religion, valorisation de l'autonomie personnelle, idée de tolérance (Nehushtan, 2007) et, en Europe continentale, notion d'égalité formelle interdisant la prise en compte d'effets inégalitaires de la loi, pour, entre autres groupes concernés, les minorités religieuses (accommodements raisonnables).

UN NOUVEL OBJET DE DÉBAT :
LE HALAL


Cependant, si les débats sur la nocivité des mesures ou politiques [2] de respect de la pluralité culturelle, des débats en fait sur l'« intégrabilité » des musulmans, clivent de manière de plus en plus radicale les opinions publiques, les courants culturalistes, fondamentalistes laïcs, civilisationnistes et nationalistes, perdent depuis quatre à cinq ans quelques audiences et légitimité sous l'effet de quatre facteurs. Tout d'abord, un recul de légitimité étant donné le refus de leurs arguments par les tribunaux nord-américains et européens et leur instrumentalisation par des politiciens de tous partis (France, Royaume-Uni, Pays-Bas, Allemagne). La teneur répétitive et peu fondée de leurs critiques des mesures et politiques de pluralisme culturel comme induisant ségrégation résidentielle, séparatismes [106] culturels, radicalismes religieux et coûts financiers inutiles, réduit par ailleurs leur efficacité idéologique, alors que leur condamnation de l'ostracisme religieux et de l'aliénation des musulmanes par les hommes, quel que soit leur degré respectif de véracité, montre un mépris des droits des croyants. De plus, en se rapportant à un univers musulman irréel, fantasmatique et en dépit de leur affirmation de visées égalitaire et libertaire, ils se révèlent paternalistes, autoritaires et ethnocentriques, autant d'attitudes tout aussi peu légitimes en régime démocratique. Quant à leur déni de la liberté de religion au nom de valeurs historiques dites propres à chaque société (nation, laïcité, christianisme, patrimoine culturel), il antagonise les courants d'opinion attachés à la liberté d'expression et au précepte de la tolérance religieuse.

La France illustre cette radicalisation qui clive une opinion publique à propos du statut de la religion et de l'islam. Un sondage IFOP les 21 et 22 mars 2013 sur le port du hijab montre qu'une majorité de l'opinion publique ne veut pas distinguer les notions d'espace public et de service public. Elle interprète la laïcité comme l'élimination de la religion non pas des institutions étatiques, mais de l'ensemble de la société civile. Comme régime de relations entre État et institutions religieuses, la laïcité permet le port de signes religieux dans toute institution privée, ainsi que par les usagers des services publics, dont les écoliers. Néanmoins, au nom d'une valeur identitaire nationale de la laïcité, 85% des répondants (vs 14%) s'opposent à la décision de la Cour de cassation d'annuler le licenciement d'une crèche privée, d'une employée refusant d'enlever son foulard sur son lieu de travail. De plus, 84% se disent opposés au port du foulard islamique dans des lieux privés accueillant du public, 12% se disent indifférents et 4% favorables. Similairement, 86% désirent une loi interdisant le port de signes visibles d'appartenance religieuse ou politique dans les écoles et crèches, de droit privé ou public, et 83% sont prêts à soutenir une pareille interdiction dans les entreprises privées. L'IFOP note par ailleurs que ces chiffres, « très tranchés, sont quasi identiques à ceux d'octobre dernier concernant le port du voile ou du foulard dans les classes d'écoles publiques (89% supposant), mais sont supérieurs à ceux concernant ce port dans la rue (63% opposés en octobre) (20minutes.fr, 23 mars 2013 ; IFOP, 2011) [3]. Les juges de la Cour de [107] cassation ont pointé en mars 2013, dans une décision sur l'arrestation d'une femme portant une burqa dans la rue [4], la différence, conformément au principe de laïcité, entre l'espace public d'État (et les services publics qui en dépendent) et l'espace privé.

Cette évolution des opinions publiques tient à un second facteur, la situation économique. Les images de l'« islam » comme religion archaïque, misogyne, contestatrice, menaçante, déniant acquis scientifiques et démocratiques, contribuent depuis vingt ans à la vogue des notions de cohésion sociale et de vivre-ensemble, des outils de la gouvernance des conflits sociaux et des inégalités croissantes. Ces notions idéologiques invoquent au-delà des préceptes fondamentaux de l'État de droit (système politique, charte des droits) le partage de valeurs communes et la valorisation de pratiques de solidarité et de proximité comme un nouveau mode de la vie sociale. Exemptes de toute analyse des rapports de pouvoir et de domination, elles font appel au civisme des individus pour réduire leurs antagonismes et comportements à risque et permettent la désignation de nouveaux déviants, c'est-à-dire des individus dits coûteux collectivement, chômeurs, assistés sociaux, travailleurs au noir, jeunes non qualifiés, adeptes de comportements à risque (fumeurs, obèses, utilisateurs de drogues, surmédicamentés) (Helly, 2002, 2009) et, dans sa version xénophobe, migrants légaux et clandestins, minorités religieuses, notamment musulmans. Ces notions semblent avoir terminé leur carrière vis-à-vis des effets inégalitaires croissants de la mondialisation économique et, de fait, une nouvelle manière autoritaire et non partagée de définir le « vivre-ensemble » apparaît (Conly, 2013) : au nom du bien ou/et de l'intérêt d'un individu et du coût de ses comportements pour la collectivité, l'État peut, sinon doit, réduire son autonomie.

Troisième facteur : les présentes révoltes dans les pays arabes et les demandes de démocratie des contestataires contribuent à réduire le stéréotype du musulman archaïque, antidémocratique et passif. L'opposition entre courants ethnonationalistes et juges, le déplacement des débats sur les questions d'égalité sociale et les conflits dans les pays [108] arabes sont trois facteurs qui contribuent à radicaliser la distance entre courants libéraux et courants autoritaires refusant de penser la religion et les identités, nationale et autres, comme fluides et intrinsèquement liés à des dynamiques de pouvoir complexes (Brodeur, 2008).

Enfin, comme quatrième facteur, un nouveau thème, dont nous expliciterons l'apparition ci-après, occupe désormais la scène politico-médiatique de la stigmatisation de l'« islam » et transforme les débats à son propos, les élargissant à des enjeux ne référant plus à la religion uniquement. Il s'agit de l'alimentation halal, c'est-à-dire licite selon les préceptes musulmans.

Un aliment halal ne doit pas contenir de porc, d'adjuvants (hormones, gélatine et enzymes, d'alcool, de viande d'animal Carnivore, d'amphibien, d'oiseau de proie, de sang et de ses dérivés, ni être mis en contact avec ces produits et d'autres tabous (OGM)). De plus, l'animal doit avoir été tué par un musulman respectant l'un des rituels prescrits de l'abattage (affûtage, direction de La Mecque ou/et prière), avoir été sain et fort lors de sa mort, égorgé et vidé de son sang. La viande peut alors être certifiée halal par un responsable religieux ou une organisation religieuse qui doit surveiller le traitement de la carcasse et la distribution de la viande. Contre ce service, une redevance est versée par les grossistes et commerçants. Aussi, le marché halal représente-t-il un enjeu financier d'importance pour des individus et organismes religieux, dont des mosquées.

LE CAS MONTRÉALAIS

Les controverses

Les controverses publiques en Occident sur la viande halal concernent actuellement cinq points : 1) le contrôle sanitaire des abattoirs et des filières de distribution ; 2) la souffrance des animaux et l'exigence de leur insensibilisation avant leur égorgement ; 3) la destination des fonds constitués par les redevances versées aux organismes religieux certifiant les produits (fonctionnement de mosquées, terrorisme) ; 4) l'appellation halal, qui doit être définie par une autorité religieuse désignée comme instance de certification halal ; 5) la traçabilité du produit depuis le lieu de production, l'abattoir, jusqu'au consommateur, ce qui exige que l'instance de certification dispose des moyens de contrôler la nature et le cheminement du produit dans le circuit commercial.

[109]

Les controverses sur le halal ont débuté au Québec au cours de l'année 2011 et se sont envenimées en 2012 à la suite de déclarations concernant cinq points souvent très différents les uns des autres. Premièrement, il y a la question de l'étiquetage des produits halal en vue d'informer les consommateurs de la nature du produit qu'ils achètent, car selon André Simard, vétérinaire et porte-parole officiel de l'opposition en matière d'agriculture et d'alimentation, « les consommateurs québécois achètent de la viande halal sans en être informés ; le malaise est réel devant ce manque de transparence » (Parti Québécois, Communiqué, 14 mars 2012).

Deuxièmement, certains parlent d'une atteinte généralisée aux « valeurs québécoises ». Selon André Simard (idem), « au Québec nous avons fait le choix depuis longtemps d'abattre nos animaux pour consommation en prenant des mesures pour les insensibiliser" [...] Les abattre en minimisant les souffrances. Dans leur grande ouverture les Québécois acceptent aussi que, sur une base d'exception, des communautés religieuses puissent procéder à un abattage selon des rituels. Or, quand l'exception devient la règle, il y a un problème ». Le député « venait d'apprendre » que les volailles abattues dans l'abattoir de la compagnie Olymel l'étaient selon le mode halal sans information du public, ce que Olymel a démenti (Teitel, 2012) : « In no way we're practising traditional halal slaughtering - no way, spokesman Richard Vigneault told the Canadian Press. In fact, he said, OlymePs official halal certification process consists of nothing more than « having an imam recite a prayer in the plant and did not affect the slaughtering methods at all" ». Le PQ a néanmoins exigé un rapport sur les pratiques halal dans les abattoirs de la province.

Troisièmement, il y a la question de l'atteinte aux droits du travail, car il y aurait discrimination à l'embauche : seul un musulman ou un juif pouvant assurer un abattage rituel selon les préceptes de leur religion [5] (Faits et Causes, 17 mars 2012). Quatrièmement, on note les ressources financières retirées de la certification des étiquettes halal et cachère : « Les certifications ou recommandations religieuses Halal et Casher sont des sources inestimables de financement des activités musulmanes et juives. [...] Les droits exigés à la certification nourrissent une prospère industrie indépendante, parallèle à la production, qui finance en retour les activités religieuses » {Faits et Causes, 17 mars 2012). Ce thème a été repris, lors d'une entrevue avec Éric Duhaime (Viande halal : où va l'argent ? [110] DroiteLigne, YouTube, 2 avril 2012), par Mario Dumont qui a mentionné des liens entre l'Association viandes halal, Muslim Association of Canada et une agence de certification halal canadienne, IRFAN Canada (International Relief Fund for the Afflicted and Needy Canada), révoquée en 2011 comme ONG par Revenu Canada pour financement du Hamas.

Enfin, il faut mentionner la critique de l'inaction des pouvoirs publics : « Le MAPAQ (ministère de l'Agriculture, des Pêcheries et de l'Alimentation du Québec) et Agriculture Canada affirment que les procédures d'abattage en cause sont conformes aux normes canadiennes et québécoises. Le MAPAQ s'abstient en plus d'intervenir en s'appuyant sur les principes des libertés constitutionnelles fondamentales (comme le droit à la religion). Quant à Agriculture Canada, il se satisfait du fait que ses inspections ne révèlent pas d'incompatibilité avec les directives générales émises par le Conseil Européen pour l'utilisation du terme halal {CodexAlimentarius). Toutefois, il semble que les consommateurs ne décèlent pas la différence entre les types d'aliments certifiés et ceux qui ne le sont pas. Plusieurs abattoirs québécois, sans lien avec le mouvement islamiste, dont Olymel, s'annoncent d'ailleurs comme producteurs halal » (Faits et Causes, 17 mars 2012).

La certification halal à Montréal [6]

C'est un imam, Saïd Jaziri, de la mosquée El Qods, qui lance le questionnement sur la qualité de la viande halal vendue au Québec, quand certains de ses fidèles se formalisent de voir des carcasses de porcs côtoyer des carcasses d'agneaux dans les véhicules de livraison d'une boucherie où ils s'approvisionnent. En 2001, il fonde l’Organisation islamique du contrôle de la viande halal et tente de convaincre les bouchers musulmans montréalais d'y adhérer pour un coût de 50 cents la livre de viande contrôlée par lui. La redevance est élevée, l'idée avorte. Mais une autre structure est fondée : l’Association musulmane des commerces de viande halal (AMCVH) qui, contre une cotisation annuelle de 100 $, assure le double contrôle du respect du rituel musulman lors de l'abattage des animaux et du traitement de la viande jusqu'à sa livraison au point de vente (abattage (mode, ustensiles, machines), désossage, réfrigération, transport). Cependant, ce double contrôle se révèle difficile. Les propriétaires d'abattoirs, des non-musulmans, ne veulent pas payer le coût [111] encouru. Une solution s'offre : ouvrir un abattoir sous contrôle musulman. En 2006, un homme d'affaires d'origine tunisienne investit 1,2 million dans un abattoir à Champlain, près de Trois-Rivières. Il obtient de la Ville de Montréal un permis d'exploitation d'un centre de distribution de viande halal sis rue De Castelnau. L'abattoir requiert toutefois un investissement supplémentaire pour être conforme aux normes d'hygiène (300 000 $), est de plus incendié, et des résidents de De Castelnau demandent la fermeture du centre de distribution. Le projet avorte.

Le 1er juin 2011, l'AMCVH, présidée par Aouchiche Abdelhamid [7], le propriétaire d'une boucherie halal connue, Tassili, devient l'Association des viandes halal (AVH) qui a les mêmes prérogatives que la précédente. Elle est présidée par Habib Marzougui et son siège est la mosquée Abou Baker Essedik [8] où ce dernier est imam. Elle certifie l'abattoir Olymel [9]. Cependant, le marché montréalais, voire québécois, de la viande halal contrôlé par AVH est restreint [10]. Une part du marché des boucheries artisanales et une part, moindre mais en expansion, du marché des grandes surfaces (IGA, Inter Marché, Maxi, Métro, Provigo, Loblaws) lui échappent. Les grandes surfaces incluent des produits carnés halal dans l'espoir d'attirer les clientèles musulmanes vers leurs autres produits, alors que selon des bouchers et épiciers vendant des produits halal, près de 70% de leur clientèle n'est pas musulmane, mais les fréquente parce qu'elle apprécie leur viande pour sa tendreté et sa fraîcheur.

Au Québec, les viandes et produits carnés halal vendus par les grandes surfaces sont en majorité importés, provenant de Nouvelle-Zélande (New Zealand Lamb Company), d'Ontario (Crescent Foods, Madina Fine Foods), des États-Unis et d'autres provinces, et les carcasses sont souvent conditionnées au Québec par des abattoirs/charcuteries industriels. Quinze des abattoirs approvisionnant la région montréalaise sont censés respecter le rituel halal et trois importants producteurs de viande desservent le Québec. Deux sis en Ontario, Maple Lodge Farms et Engro Foods, vendent leurs produits sous la marque, respectivement, de Zabiha et de [112] Al Safa. Le troisième sis au Québec, Délices Al-Manar, distribue par Imane, un grossiste en viande.

Les critères définissant la légitimité du rituel d'abattage des bêtes de boucheries et le respect du halal changent quelque peu selon les écoles religieuses, les nouveaux courants d'interprétation des textes sacrés et les populations nationales. Parmi ces dernières, celles maghrébines sont connues pour être les plus flexibles en la matière et celles indo-pakistanaises les plus sévères. Au Québec, comme ailleurs en Amérique du Nord, interviennent plusieurs agences de certification. Les produits carnés arrivant de Nouvelle-Zélande sont certifiés halal par FIANZ (Fédération of Islamic Associations of New Zealand). AVH (Association Viandes Halal), une organisation locale, récente, décrite ci-dessus accepte l'étourdissement à condition que l'animal soit encore vivant lors de l'égorgement [11]. Elle certifie en partie les viandes vendues à Intermarché [12]. Louis Lafrance, propriétaire d'un abattoir à Grand-Mère où est pratiqué le rituel halal depuis dix ans, est également certifié par AVH. Il approvisionne des boucheries et des épiceries à Montréal, Trois-Rivières et Québec et a récemment vendu pour quatre millions de dollars à une entreprise au capital nigérien, African Suppliers, présidée par Mme Indira Moudi.

Les viandes livrées aux magasins Métro, dont ceux de Queen Mary, St-Hubert et La Rive Sud, par le grossiste Viande Soleil sont certifiées par une association créée par le grossiste lui-même. ISNA® Canada, Islamic Society of North America- Canada, établi à Mississauga, Ontario. ISNA est la plus vieille ONG musulmane d'Amérique du Nord, d'abord fondée en 1963 comme association étudiante, puis restructurée en ONG islamique en 1981 [13]. Elle est aussi fortement implantée aux États-Unis. Elle contribue à l'ouverture d'écoles, de lieux de culte, de bibliothèques et elle offre des services d'établissement aux immigrants. Depuis 1988, [113] ISNA© Canada Halal offre aussi aux musulmans canadiens, étatsuniens et des pays musulmans un service de certification et un logo pour les aliments halal produits en Amérique du Nord. En avril 1990, ISNA Canada fut désignée par les gouvernements de Malaisie et des Émirats Arabes Unis comme l'instance officielle de certification des aliments halal exportés du Canada vers les pays musulmans et non musulmans (Chine) (Encadré 1 : ISNA©es rôle in certification). Elle applique la règle de l'étourdissement des bêtes avant égorgement. ISNA© Halal Certification Agency a un autre objectif, celui de faire connaître les bénéfices d'une diète halal auprès des musulmans et non-musulmans, et elle s'est donné l'obligation de traiter les distributeurs et producteurs musulmans et non musulmans sur un même pied d'égalité. Étant donné la croissance du marché carné halal, une nouvelle division de ISNA Canada, ISNA© Halal Certification Agency (HCA), a été créée et incorporée au niveau fédéral canadien le 24 décembre 2001 afin de faciliter la certification des aliments halal produits en Amérique du Nord. Elle est actuellement présidée par Mohammad Ashraf ([email protected]).

Cette agence détient la plus forte légitimité auprès de la clientèle québécoise musulmane et certifie les viandes vendues par un grossiste québécois d'origine marocaine {Viandes Imane, usine à East Angus, dépôt à Ville Saint-Laurent) qui approvisionne IGA, Maxi, Loblaws et Provigo. Parmi les entreprises non québécoises certifiées par ISNA figurent Maple Lodge Farms (poulets et autres deli), St. Helens Packers (boeuf), Ecolait Ltd. (veau), Sunterra Méats Ltd. (bœuf, bison, agneau, cabri), New Food Classics (boeufs), et Healthcare Food Services Inc.

Depuis 1998, Halal Montréal on Halal Montréal Certification Agency (HMCA) opère au Canada et aux États-Unis (Encadré 2). HMCA est membre du Groupe Export agroalimentaire Agri-Food Export Group, Québec-Canada, une entreprise de service-conseil en réglementation et étiquetage. HMCA est reconnue par des agences internationales de certification, JAKIM et MUIS (Malaisie, Singapour, pays du Moyen-Orient et du Maghreb) et est membre d’International Halal Integrity Alliance (IHI). [14]

[114]

Islamic Food and Nutrition Council of America (IFANCA) est depuis 1982 enregistrée aux États-Unis comme une ONG islamique dédiée à la recherche scientifique dans les champs de l'alimentation, la nutrition et la santé. Son siège est à Chicago et elle a des succursales à Bruxelles et à Toronto où Islamic Food and Nutrition Council of Canada (IFANCA Canada) a pour mission de promouvoir la nourriture halal et l'institution halal, ainsi que de desservir l'industrie alimentaire canadienne et les consommateurs musulmans. IFANCA a, entre autres clients en Amérique du Nord, Canterbury, Océan Nutrition, Saputo, McCain, Agropur, Cavendish, Jamieson, Cargill Méat (Guelph, On.), Petro-Canada et Thornloe (fromages, On.) et elle contrôle l'étiquette halal de trois grands abattoirs canadiens, dont le plus important à Guelph (1000 bovins abattus par jour). Elle impose une redevance de 22 sous par kilo de viande certifiée (un des abattoirs, celui à Guelph, est entièrement halal). Enfin, ICNA (Islamic Circle of North America), une ONG active aux États-Unis détient sa propre certification halal qui porte son nom, mais elle intervient peu au Québec.

Vu la croissance du marché, les divergences entre musulmans et les controverses publiques sur le halal, la situation évolue, la concurrence augmente et de nouvelles agences sont créées. Deux importantes entreprises de certification sont en train de gagner le marché québécois, HMA (Halal Monitoring Authority, Toronto, R.-Uni) et AVS (À votre service, France). Et il est une rumeur à l'effet que du capital étranger, qatari [15], serait à la recherche de terres agricoles au Québec pour créer des entreprises d'élevage alors qu'une filière de production contrôlée par des Québécois d'origine subsaharienne tenterait de se mettre en place. HMA applique les contrôles les plus stricts et les plus constants ; deux inspecteurs suivent la production de viande, de l'abattage aux produits emballés dans un abattoir situé à Valleyfield et qui vend ses produits en Ontario [16]. Elle est très prisée des populations musulmanes d'origine indienne ou pakistanaise, mais encore faiblement implantée au Québec, que ce soit dans les grandes surfaces québécoises ou dans les boucheries artisanales. Elle n'est présente sur le marché provincial que depuis cinq ans. Quant à AVS, dont le siège social est à Saint-Denis, dans le département français de La Réunion, elle est une des plus importantes agences de contrôle des produits halal en France, et elle suit les normes de certification de HMA. AVS contrôle des fabricants, des restaurants et des boucheries et de 35 000 [115] à 40 000 tonnes de produits par an, compte 150 salariés et réalise environ cinq millions d'euros par an à raison d'une redevance de 0,10 euro par kilo de viande certifiée (www.avs.org).

Le marché halal québécois

Le marché halal québécois est surtout situé dans la région montréalaise [17] et, si l'on s'en tient au volume de viandes halal écoulé [18], la majeure partie du marché est contrôlée par quelque 120 boucheries artisanales et épiceries, propriétés de musulmans. Ces commerces desservent une clientèle musulmane et non musulmane et une partie des 170 restaurants et des 30 traiteurs halal de la région. (Lien).

Le marché est clivé selon une ligne sunnite/chiite. Le rituel d'abattage chiite, notamment des fidèles venus du Moyen-Orient, exige un strict respect de l'orientation de l'animal vers La Mecque. Étant donné le faible nombre de ces fidèles au Québec et leur relative cohésion, ce sont les responsables religieux des lieux de culte chiite montréalais qui désignent les abattoirs et les points de vente halal. Avicomax, un abattoir pratiquant l'abattage manuel de poulets, les desservait.

Depuis quatre à cinq ans, les grandes surfaces ont pris acte de la présence d'une clientèle musulmane et d'un marché halal québécois. Elles étalent des produits halal pour attirer la clientèle musulmane et profiter de ses achats de tout autre produit. À l'égal de nombre de petits commerçants halal, elles sont peu favorables à l'adoption d'une étiquette halal et à une certification halal locale. La mise en place du contrôle de la traçabilité des marchandises carnées halal (abattage, conditionnement, transport, réfrigération) et son contrôle par des inspecteurs généreraient une hausse des prix. En plus, existerait le risque de mauvaise publicité et d'implication dans un débat public si les produits halal se révélaient non conformes. Certaines grandes surfaces, néanmoins, ont commencé à organiser la certification et la traçabilité de leurs produits halal.

L'enjeu du marché halal est au Québec, comme ailleurs, d'abord financier et ensuite socioreligieux. Il faut, en effet, distinguer la lutte commerciale pour la captation de larges parts du marché halal, laquelle concerne des acteurs musulmans et non musulmans, et la lutte pour le contrôle de la certification halal, une affaire conflictuelle entre musulmans que faciliterait une action des autorités gouvernementales.

[116]

Au Québec, les grandes surfaces contrôlent en fait une faible part du marché de la viande halal qu'elles importent souvent d'autres provinces ou pays sous forme de produits semi ou totalement conditionnés. Les bouchers et épiciers artisanaux servent une clientèle amatrice de produits carnés frais et, pour la satisfaire, tendent à s'approvisionner, au contraire, localement. Toutefois, ils ne possèdent ni exploitation agricole ni abattoir et ils ne peuvent contrôler le respect des normes d'abattage, de désossage, de réfrigération et de transport. Ils pourraient demander à une agence musulmane internationale de certification, ISNA, IFANCA, HMA ou AVS, la création d'un chapitre québécois, francophone, qui organiserait ce contrôle dans des abattoirs locaux et ils lui paieraient redevance. Néanmoins, une de ces agences ne se doterait des moyens nécessaires au contrôle de la filière de production de viande halal au Québec (abattoir, transport, boucheries) que si bouchers et épiciers, voire grandes surfaces, se regroupaient pour constituer un bassin permettant l'amortissement de cet investissement. L'autre solution serait la création d'une agence québécoise, sinon montréalaise, de certification halal, entièrement contrôlée par des acteurs québécois. Toutefois, de nombreuses autres difficultés surgissent.

L'incertitude quant au grand nombre d'étiquettes halal offertes dans la province et la difficulté de vérifier l'authenticité de la plupart font en sorte que les consommateurs montréalais de viande halal se comportent différemment. Ils achètent des produits, parfois plus chers, certifiés par ISNA, une agence renommée pour son éthique ; ils pensent que la provenance honnête de leur argent suffit pour assurer une qualité religieuse à la viande qu'ils achètent ; ils se replient sur des produits cachère [19], ou du poisson, ou poulet dont la certification halal leur paraît plus sûre, ils réduisent leur consommation carnée, ils font simplement confiance à leur boucher de quartier ou se regroupent et font affaire avec un agriculteur ou/et un propriétaire d'abattoir.

L'inaction des gouvernements en matière de contrôle des logos halal perpétue la confusion des consommateurs de halal. Elle contribue aussi à la nocivité des débats à leur propos et aux difficultés des petits et moyens commerçants. La certification par ISNA et d'autres agences des exportations de viande canadiennes vers d'importants marchés de pays [117] musulmans est assurée depuis les années 1990, et ISNA contrôle une partie de la certification des produits halal vendus au Canada anglais. Aussi, le gouvernement canadien ne prête-t-il guère d'attention au commerce québécois halal. Certes, face aux polémiques et au ton des débats, l'Agence canadienne d'inspection des aliments (ACIA) dit envisager d'intervenir (voir Bosset, 2013) [20]. Quant aux autorités publiques québécoises, leur réglementation du halal n'est pas encore claire.

En réponse à ces comportements des clientèles et à l'entrée du marché halal dans les grandes surfaces, une voie pour les épiciers, bouchers, restaurateurs, traiteurs et grossistes en viande, de maintenir, voire d'accroître leur part des ventes serait de se regrouper et de créer une instance de certification halal québécoise pour assurer une demande halal pour les éleveurs et abattoirs provinciaux, voire pour un ou des entrepreneurs musulmans investissant dans une filière halal locale (abattoir, transport, distribution). Pour l'heure, cette voie semble fermée en l'absence d'un consensus entre les acteurs. Dès lors, aucun groupe de pression ne peut tenter de convaincre les autorités publiques de reconnaître et de protéger le label halal, comme elles ont reconnu et protègent le label cachère. Les dissensions entre bouchers, épiciers et grossistes de viande musulmans sont autant commerciales que religieuses. Elles portent sur les recettes de la certification. Tout regroupement qui réussirait à mobiliser suffisamment de commerçants pour créer une agence de certification halal québécoise aurait accès à une source intéressante de revenus.

Un second enjeu, moindre, est socioreligieux. Il concerne la norme halal à adopter, notamment sur la question de l'étourdissement avant regorgement. Cette question relève de différences d'interprétation des écoles juridiques religieuses et de l'influence variable de ces écoles au sein de la population musulmane québécoise. Les individus et l'organisme religieux qui contrôleraient l'agence d'accréditation halal québécoise en retireraient un statut et une influence sociale. Lors de tout flux migratoire provenant d'une même culture ou région du monde, une part, généralement minoritaire, des immigrants crée une vie et des institutions communautaires : associations culturelles et d'entraide, écoles et médias ethniques, institutions religieuses, quartier de services commerciaux et autres. Au Québec, la population musulmane est démographiquement peu importante, quelque 230 000 personnes (2011), et les institutions [118] communautaires n'ont pas d'assises, ni de ressources financières solides étant donné la grande diversité interne et les divisions qui très souvent en découlent ainsi que le récent établissement de nombre de musulmans dans la province. Le flux migratoire comprend de multiples univers, dont quatre principaux, très différents [21]. Par ordre historique, les émigrants musulmans sont venus du Pakistan, du Moyen-Orient et du Maghreb [22], et en plus de clivages nationaux, ethniques, ceux du Pakistan et surtout du Moyen-Orient sont divisés entre chiites [23] et sunnites. Aussi, des rivalités pour le contrôle des quelques institutions communautaires, dont éventuellement une agence locale de certification halal, sont-elles actives.

Au regard de ces rivalités intracommunautaires et de la segmentation de la clientèle musulmane consommant de la viande halal, la difficulté de création d'une instance québécoise de certification halal semble compréhensible. Cependant, un commentateur estime que l'impiété de musulmans québécois est responsable de cet état de fait : « Pourquoi la communauté musulmane n'écoute-t-elle pas les imams qui s'époumonent chaque vendredi à répéter que la viande halal vendue dans les grandes surfaces n'est pas halal ? Parce que 80% des musulmans ne fréquentent pas les mosquées et que c'est cette grande majorité que l'Intermarché, Maxi & Compagnie, Loblaws et Provigo courtisent [24]... Les musulmans ne disposent pas d'une organisation efficace à même de défendre le label halal comme les juifs défendent le label cachère (Montréal Kasher) » (Alfa, août 2011, pp. II, III).

C'est sur ce fond d'expansion du marché local halal, de concurrence entre petits commerçants ethnoreligieux et grandes surfaces, de rivalités financière, religieuse, ethnique, nationale entre musulmans, et d'inaction gouvernementale que s'inscrivent de nouveaux acteurs dont la présence est appelée à transformer la teneur des polémiques sur le halal et sur l'islam au Québec comme ailleurs.

[119]

De nouveaux acteurs

Il est des transformations politico-culturelles peu rendues explicites par les courants islamophobes dans leur défense de la nation culturelle, des droits des femmes et de l'athéisme, Durant les années 1980-1990, la présence et les pratiques de musulmans révèlent, réactivent ou renforcent des groupes de pression et des courants d'opinion au sein des sociétés occidentales (nationalistes xénophobes, féministes et républicains autoritaires, fondamentalistes athées). Mais de nouveaux acteurs entrent sur la scène des débats sur l'islam durant les années 2000, soit les musulmans eux-mêmes qui changent de modes de consommation et les industries agroalimentaires visant le marché halal, dont les grandes surfaces sont la vitrine. Enfin, on note aussi une évolution d'importance : les groupes de défense des droits des animaux et des droits des consommateurs interviennent de plus en plus sur la question des produits alimentaires religieux et le rapport de forces entre minorités religieuses et ces groupes est défavorable aux premières.

1. LE BUSINESS HALAL, CROISSANCE ÉCONOMIQUE
ET POUVOIR RELIGIEUX


Les pratiques religieuses des musulmans changent au fil de leur socialisation ou de leur installation en Occident. Selon la coutume, le halal est fortement lié à la consommation de viande et au statut des hommes, lesquels égorgent la bête et en distribuent les parties. Au fil des années 1980, dans les sociétés européennes, puis en Amérique du Nord, cette coutume s'est révélée difficile, sinon impossible, à perpétrer du fait de l'interdiction d'abattage à domicile et de l'obligation de recourir à un sacrificateur habilité et opérant en abattoir. Aussi, peu à peu, lors de l'une des principales fêtes musulmanes, l’Aïd et Adha (fête du Sacrifice) [25], la dimension commensale, soit le repas collectif cuisiné rituellement par les femmes, a-t-elle pris le pas sur la dimension religieuse et le sacrifice (Bergeaud-Blackler, 2005 ; Crenn, 2004). Ce faisant, les qualités de la viande et des aliments dérivés, et leur non-contamination par des produits illicites ont pris de l'importance d'autant que le respect des règles religieuses d'abattage demeurait peu vérifiable.

Les musulmans changent, comme les non-musulmans, de pratiques de consommation. Alors que les plus âgés fréquentent plus des boucheries [120] tenues par des musulmans, les plus jeunes recourent plus fréquemment aux plats cuisinés, à la restauration, au fast food et une partie d'entre eux s'inscrit dans la tendance actuelle à porter une attention à la provenance, à la composition et à la qualité nutritionnelle des aliments proposés par les grandes surfaces (Bergeaud-Blackler, 2005 : 16-18) et s'assurent plus strictement de la provenance de la viande vendue par les chaînes d'alimentation non musulmanes. Si on ajoute à ces changements, les crispations communautaires, la revendication identitaire des musulmans du troisième âge qui les porte à délaisser les produits cachère, et l'activisme des islamistes (Kepel, 2012), on peut comprendre la dynamique de croissance du marché halal dans les pays occidentaux, lequel marché concerne actuellement, contrairement à la tradition, tout produit courant et de luxe [26] consommé par un musulman (cosmétiques, tout aliment, tourisme). Au Royaume-Uni, le seul marché de la viande halal donne une indication de la dynamique. Selon Halal Food Authority [27], il représentait 11% du marché de la viande en 2001 et 25% en 2009, soit près de deux milliards de livres sterling (Diarel. Factsheets. 2010a. The Development of halal and kosher méat markets in the UK). En France, en 2010, il représentait 5,5 milliards d'euros, couvert en majorité par des boucheries traditionnelles.

Au Canada, les achats de viande halal sur le marché officiel représentaient, en 2005, 214 millions de dollars par an, c'est-à-dire 1623 $ par famille ou 31 $ de viande halal par semaine pour chaque personne musulmane versus 17 $ d'achats de viande pour chaque personne non musulmane (Allard, 2011). Des études estiment la valeur du marché potentiel des produits alimentaires halal au Canada à 1,9 milliard de dollars (Government of Alberta, 2005 ; Mâche, 2012). Et, en 2013, pour la première fois, un festival de l'alimentation halal (Halal Food Fest) s'est tenu à Toronto. Le but selon son responsable, Salima Jivraj, est le suivant : « We're hoping that the food festival inspires and encourages more businesses to look into halal alternatives - it's also a way for us to educate the [121] general public about halal food. » (Lien).

Dans les pays à majorité musulmane, croissance démographique, hausse du pouvoir d'achat des classes moyennes urbaines et nouvelle piété ont contribué à faire du halal un Food business d'envergure. La valeur du marché de la viande halal mondial était de quelque 600 milliards en 2009, soit 16% de l'industrie alimentaire mondiale. Il s'agit d'approvisionner les marchés du Moyen-Orient, de l'Asie du Sud et de l'Asie du Sud-Est (Indonésie et Malaisie) [28]. Les pays exportateurs de bétail et de viande comme le Canada, les lobbies agroalimentaires et les multinationales de l'alimentation et de la viande convoitent ce marché en expansion. Les éleveurs canadiens exploitent les marchés de la viande de boeuf et du veau en Indonésie et en Égypte et leurs exportations de volaille vers le Pakistan ont plus que triplé depuis 2005 (Agriculture et Agroalimentaire Canada, 2011).

Des autorités musulmanes internationales cherchent à réglementer ce marché halal en expansion. Plusieurs agences de certification à portée transnationale ont été fondées, les unes par des États (Malaisie, Turquie, Indonésie), les autres par des organisations musulmanes internationales (OCI, IHI) ou des entrepreneurs. Elles certifient et contrôlent les importations et exportations massives de viande et autres produits halal des pays à majorité musulmane et vers ceux-ci. Un exemple significatif est celui du gouvernement malais qui a fondé l'agence JAKIM, qui applique des normes de certification halal (Othman, Sungkar & Wan Hussin, 2009 ; Shaari, Abdul & Mohd Arifin, 2010) plus strictes que celles suivies par les musulmans européens, notamment ceux d'origine maghrébine. La Malaisie importe d'Europe de la viande certifiée halal par la Mosquée de Paris, la conditionne et exporte pour près de deux milliards de produits halal certifiés par son agence (JAKIM) vers l'Europe. Quinze millions de musulmans vivent en Europe et plus des trois-quarts consomment halal (Bergeaud-Blackler, 2013) [29]. Grâce, entre autres, à ce marché et à la collaboration de Nestlé, la Malaisie est devenue un halal hub mondial.

[122]

La production industrielle d'aliments halal et l'abattage à la chaîne de bêtes de boucherie posent des questions aux autorités religieuses et publiques (Riaz & Chaudry, 2004). Pour les premières, sont en cause la désignation de sacrificateurs, le contrôle de la proximité de la viande de produits et d'adjuvants interdits, la surveillance du mode d'abattage, du désossage, de la conservation et du transport, et l'organisation de la certification des produits. Quant aux autorités publiques, elles sont concernées par le contrôle des conditions sanitaires à tous les points de production, la traçabilité du point de production au consommateur et la fraude à l'étiquetage.

2. INTERPRÉTATIONS DIVERGENTES
DES NORMES JURIDIQUES MUSULMANES


L'abattage halal est un rituel religieux et la certification porte sur le respect de préceptes le définissant (Encadré 3) (Boubakeur, 2010 :169-175). Une règle de l'abattage rituel musulman veut que la personne qui égorge la bête, le sacrificateur ou saigneur, soit autorisée à le faire par une organisation religieuse en charge du contrôle de l'ensemble des étapes de la production de la viande halal. Aussi, conflit existe-t-il sur la désignation de cette organisation, qui détient le droit de collecter une redevance auprès des commerçants. Une autre règle de l'abattage rituel musulman veut que l'animal soit sain et vivant, mais pas forcément conscient avant d'être tué et des divergences entre autorités musulmanes et entre fidèles existent à ce propos. Certains acteurs (Teitel, 2012) du débat au Canada rappellent qu'aux temps biblique et coranique de leur codification, les méthodes d'abattage rituel, juif et musulman, sans étourdissement et par égorgement, étaient certainement les moins cruelles possible. Dans le Coran et d'autres textes sacrés, le bon traitement des animaux est recommandé (Brahami & Otmani, 2010, partie I). Pourquoi dès lors, l'étourdissement non fatal avant regorgement ne pourrait-il pas être la norme ? Rappelons qu'un choc électrique sur la tête des ovins avant leur égorgement est pratiqué dans les abattoirs de Nouvelle-Zélande et d'Australie, avec l'assentiment des autorités musulmanes des deux pays ou encore que de 1952 à 1979 les autorités judaïques suédoises ont accepté l'étourdissement des bêtes (Berg, 2005 : 101). Pour l'heure, quatre courants s'affrontent sur cette question de l'inconscience des bêtes [30] [123] (DIALREL Facts sheet, 2010a) au centre des polémiques avec les vétérinaires et les défenseurs des droits des animaux.

Un courant, fortement présent chez les immigrés musulmans européens des années 1950-1970, s'en tient à la règle ancestrale que les musulmans doivent éviter porc et alcool et peuvent consommer des aliments des Gens du Livre, règle dont un prédicateur connu, Yusuf al-Qaradâwi [31], atteste la validité.

Un autre courant, porté par les principales agences musulmanes de certification (malaise, turque, indonésienne, Organisation de coopération islamique/OCX), accepte l'étourdissement au nom du bien-être des animaux. Des savants musulmans, par exemple le mufti d'Égypte et le Cheikh de l'Université al-Azhar (Sheik Muhammad Al-Najjar) [32] en février 1982, et la Ligue mondiale islamique (Islamic WorldLeaguè) à Jeddah en 1989, ont conclu à la légitimité de l'étourdissement s'il ne provoquait pas la mort et n'empêchait pas l'écoulement du sang. Pour ce faire, un voltage de faible fréquence (moins de 100 Hz) est utilisé. Ces agences réglementent des produits industriels pour des marchés d'exportation. Elles contrôlent plus des carcasses de bêtes et des aliments carnés exportés d'Occident vers des pays musulmans que les produits vendus par des grandes surfaces locales ou encore ceux, frais, offerts par les boucheries artisanales locales.

Selon les dires du secrétariat général de l'OCI, lors du sommet économique tenu en marge du 25e anniversaire du COMCEC en 2009 : « l'élaboration des normes d'aliment halal et le rôle croissant du secteur privé sont autant de mesures qui contribueront à l'expansion du commerce. Elles aideront également à faire face aux crises mondiales financière et alimentaire dévastatrices qui ont davantage plongé nos pays dans une récession plus profonde ». Le groupe d'experts nommé à cette occasion, l'OCI-Groupe d'experts de standardisation (Alimentation de halal), s'est vu donner la tâche suivante, après consultation de l'Académie internationale du Fikh : « Le but de développer un standard alimentaire halal est de fournir le repère international si nécessaire pour la certification halal de produit alimentaire pour le bien commun des communautés islamiques partout dans le monde, même dans les pays non musulmans. Du côté du consommateur, il y a une demande croissante de nourriture halal dans le commerce international qui devrait être perçue comme droit [124] du consommateur » (Lien. le 26 mai 2013).

Un troisième courant rejette totalement la technique d'étourdissement, la jugeant inutile et contraire à la règle religieuse, mais accepte parfois un compromis : l'étourdissement après égorgement. Ce courant inclut surtout des organismes de certification récemment créés, en concurrence avec d'autres existants. Ainsi, au Royaume-Uni, Halal Monitoring Committee (HMC) s'oppose à Halal Food Authority qui accepte l'étourdissement. HMC refuse tout étourdissement conduisant à une inconscience définitive, prônant une électrocution légère (faible voltage) des volailles et exigeant que celles-ci soient plumées dans une eau tempérée et non bouillante pour éviter l'explosion des organes internes et la contamination de la chair. À Montréal, des bouchers artisanaux et des imams s'opposent sur ce point à ISNA qui accepte l'étourdissement.

Enfin, un courant comprend les fidèles indécis en la matière ou non convaincus par les parties en conflit. Souvent, ces fidèles attachent une moindre importance aux prescriptions religieuses vu leur établissement en pays non musulman et les réinterprètent eux-mêmes à partir de diverses sources, textes sacrés, fatwas, débats sur la toile et sites de prédicateurs connus. Aussi, leurs comportements sont souvent différents des fidèles vivant en pays musulman.

Dans les pays occidentaux, ces divergences de position religieuse et d'intérêt financier sont rendues d'autant plus grandes quand l'État n'exige pas une définition claire du label halal, ni un étiquetage des produits halal, et n'induit pas les autorités musulmanes à former des consensus. Divergences entre musulmans et inaction publique gênent, sinon rendent impossible, le contrôle des étiquettes halal et renforcent les critiques des regroupements opposés à l'abattage religieux, musulman et juif.

3. LES ASSOCIATIONS DE DÉFENSE
DES DROITS DES CONSOMMATEURS


L'enjeu pour les défenseurs des droits de consommateurs n'est en rien l'aspect religieux du halal. Leurs critiques portent principalement sur deux points : la fraude à l'étiquetage, c'est-à-dire la non-correspondance entre le produit et sa description affichée, et l'inaction des autorités publiques en la matière. Ils réfutent l'argument de certains pouvoirs publics à l'effet qu'ils ne peuvent intervenir à propos de produits religieux, la fraude concernant, selon ces acteurs, la composition et l'origine des produits, non leur caractère religieux. Ils ne font pas de la présence de minorités religieuses et de la pluralité culturelle une menace sur la sécularisation [125] de la société civile, sur les droits des femmes, sur les identités nationales ou encore sur la primauté de la loi étatique sur la loi religieuse. Ils portent plutôt leur attention sur le contrôle de la composition et de la qualité des aliments produits par les multinationales et entreprises agroalimentaires et l'interdiction d'usage d'hormones et d'OGM. La souffrance des animaux aussi compte parmi leurs revendications principales. Certains diront que par leur attention sur les produits carnés halal et cachère ils nourrissent l'islamophobie, l'antisémitisme et l'intolérance religieuse. Mais on ne peut omettre de constater que leur intervention déplace le débat sur le halal et le cachère de leur axe religieux et le centre sur le droit de choisir ses aliments carnés selon le mode d'abattage des bêtes [33].

L'activisme en matière de contrôle de la composition et de l'origine des aliments est plus fort en Europe en raison de « crises alimentaires » répétées (vache folle, par exemple), dont la dernière implique le Québec, montrant combien le contrôle peut être inopérant au Canada. L'approvisionnement en viande chevaline dans l'Union Européenne (U.E.) provient du Canada et de la Roumanie. En février 2013, un scandale surgit à propos de viande de cheval vendue comme de la viande de boeuf dans des plats cuisinés. À la suite d'un test ADN appliqué par l'U.E. sur 153 plats cuisinés vendus en France par quatre fabricants et dits contenir uniquement de la viande de boeuf, 17 contenaient de la viande de cheval. En mai 2013, l'Association nationale des industries alimentaires (ANIA), un syndicat professionnel totalement rétif à toute régulation de l'identification de l'origine des produits alimentaires sur les emballages, charge TNS Sofres d'un sondage sur l'alimentation et lance le 10 juin 2013 deux sites Internet, Alimevolution et Alimexpert, pour répondre aux questions des consommateurs. Ainsi, 78% des répondants placent une alimentation variée, saine et équilibrée comme un facteur majeur de santé. Par rapport à un similaire sondage en 2008, on constate un recul des réponses positives en matière de goût, de qualité et de composition nutritionnelle des aliments, un décrochage de 20 points en matière de [126] perception de la sécurité alimentaire et de confiance en l'information donnée sur les étiquettes et une baisse de 16 points sur l'image positive de l'industrie alimentaire [34]. Le sondage montre une attente forte en matière de traçabilité et d'étiquetage, alors que l'industrie française refuse toute identification d'origine des viandes sur les emballages {Le Monde, 11 juin 2013, p. 6).

Selon l'émission Envoyé Spécial de France 2 le 13 juin 2013, la viande de cheval vient de deux abattoirs canadiens, dont l'un au Québec. Le propriétaire de ce dernier déclare ignorer comment est utilisée la viande qu'il expédie en Europe et ne faire que rarement des contrôles, comme celui de la présence, interdite, dans le circuit de l'alimentation d'animaux traités avec certains médicaments néfastes pour la santé humaine, par exemple des produits de dopages et anti-inflammatoires pour les chevaux de course et autres médicaments pour les chevaux de trait. Selon le journaliste, les autorités canadiennes ne surveillent pas vraiment ces aspects alors que les chevaux abattus en abattoir canadien proviennent des États-Unis où ce contrôle est quasi absent. Des traces de médicaments interdits ont ainsi été trouvées dans des viandes exportées du Canada vers l'Europe.

Si le caractère halal de la viande ne soulève pas de question de santé publique, il soulève la question de la fraude à l'étiquetage, autant pour les consommateurs de halal que les non-consommateurs de halal. La plupart des États occidentaux préfèrent ne pas réguler la publicité halal comme celle cachère et laisser agir les entreprises et le marché. Les États-Unis illustrent cette position. Des 50 États, 22 ont légiféré en matière de fraude sur les produits cachère. Les autres États affirment qu'une telle intervention est inconstitutionnelle [35] et les tribunaux leur donnent souvent raison. Le 31 janvier 2013, un juge du district fédéral au Minnesota rejeta la plainte d'Hebrew National, une entreprise de viande, qui affichait ses hot-dogs comme « 100% kosher » au nom de la nature intrinsèquement religieuse de la pratique cachère et du premier amendement. La dispute devait rester privée (Euro-Islam, 2013b). Par contre, en Suisse, des associations de vétérinaires, de maîtres-bouchers, de défense des droits de consommateurs et des droits des animaux ainsi que des chambres d'agriculture locales et des syndicats paysans s'opposèrent à [127] partir de 2001 au projet du ministère fédéral de l'Économie et de la Commission fédérale contre le racisme de permettre l'abattage rituel sans étourdissement. Un compromis fut adopté : les importations de viande halal et cachère sont permises uniquement pour la communauté juive ou musulmane, et vendues dans des commerces agréés, spécialisés dans les produits halal et cachère.

L'absence de contrôle par les autorités publiques, de l'étiquette halal expose les consommateurs à des abus de publicité et facilite la vente par les petits commerçants comme par les grandes surfaces de produits dits halal, mais non certifiés halal et parfois, sinon souvent, nullement halal. À l'inverse, elle facilite la mise en marché de produits halal non étiquetés comme tels. Pareille situation exista au Québec durant les années 1980-2005, alors que la clientèle était moins exigeante et/ou ne pouvait pas vérifier la véracité de l'étiquetage halal. L'exemple des États-Unis, où il n'existe aucune régulation des étiquettes halal par l'État, est probant. Les consommateurs se retrouvent devant une multitude d'aliments halal et une floraison d'agences de certification que les organisations religieuses n'ont pas les moyens financiers de contrôler (formation d'inspecteurs). Elles ne sont pas plus assez puissantes pour contrer les intérêts et l'agressivité commerciaux des entrepreneurs, multinationales et revendeurs désireux d'étendre leur part du marché halal. Dans ces conditions, l'inaction des autorités publiques permet la fraude et contribue à l'impuissance des organisations musulmanes qui ne constituent pas de réels groupes de pression sur la scène politique et publique.

La question de la fraude sur le halal concerne autant les clientèles qui refusent de consommer des produits religieux à leur insu que les consommateurs de produits halal. Mais, pour l'heure, dans aucun pays occidental n'existe une alliance entre les deux clientèles, alors que leurs intérêts convergent pour créer et contrôler une appellation halal. Cependant, une évolution est à envisager ; celle d'une alliance entre jeunes clientèles musulmanes dont les critères halal sont plus stricts que ceux de leurs ascendants, opposants aux industries agro-alimentaires génératrices de « malbouffe », et écologistes défendeurs de l'agriculture durable.

4. LES ASSOCIATIONS DE DÉFENSE
DES DROITS DES ANIMAUX


L'abattage rituel, musulman et juif, soulève des questions sur la souffrance et la détresse des animaux et la controverse en Occident s'est centrée sur l'étourdissement des bêtes, sans lequel, selon PETA, un ONG international, les animaux sont soumis à une douleur prolongée [128] ("prolonged torment"). Les regroupements les plus mobilisés contre l'abattage rituel musulman et juif sont des associations de défense du bien-être des animaux et des associations de vétérinaires. Ils militent pour l'obligation d'étourdissement des animaux de boucherie et sont très actifs aux Pays-Bas, en Allemagne, au Danemark et au Royaume-Uni (VTVA, Vegetarians International Voice for Animais - www.viva.org.uk) où ils s'opposent aux organisations religieuses. Au Royaume-Uni, Farm Animal Welfare Council demande la suppression de l'abattage religieux depuis 1985. Quant au Québec, en dépit de l'activisme du mouvement Gaia et d'organisations pancanadiennes [36], il a été désigné comme "the best province to be an animal abuser" par Animal Légal Défense Fund, un ONG américain dont le siège est à San Francisco [37] (Teitel, 2012). Néanmoins, des ONG d'échelle mondiale actives dans la défense des animaux [38] ne prennent pas position sur l'abattage rituel musulman et juif et les courants d'opinion contre cet abattage sont quasi absents en Irlande, Italie, États-Unis, Canada, Suisse, France et Belgique, bien que dans ces deux derniers pays ils occupent la scène publique durant la fête du Sacrifice (FidelKabir) (Bergeaud-Blackler, 2007 : 966-67).

En Europe, Amérique du Nord, Australie et dans des pays non occidentaux, l'abattage des bêtes de boucherie avec étourdissement est obligatoire et doit être réalisé en abattoir sous contrôle des instances, publiques, en l'occurrence un vétérinaire présent sur les lieux. L'étourdissement vise à éviter panique, souffrance et détresse des animaux et blessures du personnel. Il doit provoquer une perte de conscience jusqu'à la mise à mort par égorgement et saignée, c'est-à-dire section des artères carotides et des veines jugulaires. Diverses techniques sont utilisées : assommage, électrocution, asphyxie par gaz, et les arguments des vétérinaires pour prôner l'immobilisation et l'étourdissement avant la mise à mort sont à l'effet que sinon, 1) l'animal connaît un état de [129] panique ; 2) il risque des blessures, car il doit être immobilisé par divers moyens ; 3) la blessure pour saignée, quelle qu'experte qu'elle soit, est douloureuse, sans mentionner maladresses et erreurs possibles de l'exécutant ; et 4) le temps entre la blessure et le manque d'alimentation du cerveau en sang et l'état d'inconscience varient selon l'état de santé de l'animal et la technique de l'exécutant, de 5 à 90 secondes pour les bovins. De plus, un état de conscience réapparaît et peut durer jusqu'à cinq minutes pour les bovins, de deux à vingt secondes pour les ovins, et de douze à quinze secondes pour la volaille (Helleben et al, 2010).

Ces affirmations sont contestées par des courants avançant que les rituels religieux d'abattage protègent autant les animaux d'une souffrance excessive que les modes industriels d'abattage ou, au contraire, qu'ils sont plus cruels que ces modes. Le débat sur la souffrance des animaux de compagnie, sauvages et de boucherie, comporte deux facettes : le statut juridique de l'animal (lui reconnaît-on la qualité d'être sensible et non de bien meuble ?), et la définition de son bien-être et de sa bientraitance. Il s'agit ici de deux préoccupations éthiques relativement nouvelles (Burgat & Dantzer, 1997).

L'une des premières études vétérinaires sur le rituel juif parut en 1978, en Allemagne. Son auteur, W. Schulze, concluait que le mode d'abattage religieux était moins souffrant pour les animaux [39] : si les veines jugulaires étaient tranchées nettement et rapidement, l'égorgement créait une inconscience immédiate et équivalait à un étourdissement (par assommage, électrocution, gaz toxique, ou ébouillantage pour les volailles). Ces arguments sont avancés de longue date et présentement par des autorités musulmanes (Lien) ; (lien) le 15 juin 2013).

Les pratiques d'abattage sans étourdissement changent selon la taille de la bête (bovin, ovin, volaille) et selon la réglementation du pays. Les différences étant multiples, nous ne donnerons que quelques exemples [40]. En matière d'abattage rituel judaïque, les animaux de toutes tailles sont abattus généralement sans étourdissement, les bovins étant maintenus sur pied (Italie, R.-Uni, Australie) [41] ou attachés dans une cage rotative [130] (pour les placer sur le dos avant la saignée) (France, Espagne, Israël) et les ovins attachés et placés sur le flanc (R.-Uni, Israël) (DIALREL, 2010b,c). Dans le cas de l'abattage rituel de volailles, avant de les égorger, on les insensibilise par gaz ou en les plonge dans un bassin d'eau chaude électrifiée (11% des bêtes respirent encore après électrocution comparativement à aucune de celles asphyxiées).

Le débat sur la souffrance des animaux de boucherie est vif et documenté (Grandin & Regenstein, 2004 ; Falaise, 2010), mais ses conclusions ne sont guère probantes. En effet, il ne semble pas exister d'outil adéquat pour mesurer l'état de conscience d'un animal et pour déterminer le moment de son insensibilité à la douleur [42] durant l'abattage, un point central pour les défenseurs des droits des animaux (Tidswell, Blackmore & Newhook, 1987) et les autorités juives et musulmanes plus traditionalistes. La seule certitude est qu'un délai existe entre l'abattage et la disparition de tout réflexe, délai différent selon le type d'animal et selon l'animal. Pour des ovins, le délai peut être de 2 à 158 secondes (Department of Agriculture, Fisheries and Forestry, 2009). Aussi, vétérinaires, spécialistes et défenseurs des droits des animaux recommandent-ils, sinon exigent-ils, un étourdissement de l'animal avant de l'égorger. Leurs adversaires opposent trois principaux arguments. L'étourdissement paralyse l'animal et le rend incapable de montrer une souffrance ; quand pratiqué à l'aide d'un choc électrique ou d'un pistolet à cheville percutante « captive boit », l'étourdissement est douloureux et échoue souvent, créant un stress additionnel pour l'animal ; la saignée de l'animal est moins complète si celui-ci est étourdi. Les études sont très nombreuses sur ces sujets et se contredisent ; mais un consensus semble exister quant à l'abattage industriel. Vu ses cadences, c'est-à-dire 500 à plus de 1 000 bêtes tuées par jour dans tout grand abattoir au Canada et ailleurs, l'abattage industriel demeure empreint d'erreurs et de maladresses qui accroissent la souffrance des animaux (Hodkin, 2005 ; Sims, 2011 : 10-11, 14).

5. L'ÉTAT

Avec l'abattage rituel des bêtes, on se trouve face à plusieurs dilemmes et à un conflit entre musulmans. Si le rituel d'abattage halal est considéré comme une partie intégrante de la pratique de la religion musulmane, [131] il doit être protégé au nom de la liberté religieuse. Dès lors, l'État qui autorise les saigneurs à oeuvrer dans les abattoirs ne peut que reconnaître les autorités musulmanes qui désignent ces derniers. Si les consommateurs détiennent le droit d'être protégés de toute publicité mensongère, l'étiquette label halal doit être créée et contrôlée. Enfin, si les animaux sont dits des êtres sensibles et leur capacité à souffrir est reconnue, leur mode d'abattage doit être encadré par la loi. On est, dans ce cas, face à un conflit entre le droit à la liberté religieuse et un intérêt, le bien-être animal [43], que certains dénomment droit animalier comme la revue française du même nom.

5.1 Conflit entre musulmans

Une cause allemande illustre le dilemme du second type de conflit, c'est-à-dire l'absence de consensus entre musulmans à propos des prescriptions décrivant le rituel. Les musulmans ne forment pas une seule et unique communauté de croyants et ne disposent pas de corps religieux centralisé et hiérarchisé réunissant l'ensemble des écoles religieuses. Cette caractéristique au sein des communautés musulmanes en pays occidentaux donne lieu à des divergences de position entre États, voire à des oscillations par un même État. En Allemagne, la Loi de protection des animaux interdit l'abattage rituel, mais selon le paragraphe 4, une communauté religieuse peut demander une dérogation [44]. Le Bundestag en 1982, à la suite d'une interprétation rapide d'un avis du président d'Al-Azhar [45], rend illégal l'abattage rituel musulman sans étourdissement, alors que l'abattage judaïque selon le même procédé est reconnu. La Cour constitutionnelle fédérale, le 15 janvier 2002, annule cette interdiction au nom de la liberté religieuse soulevant des oppositions et une controverse sur deux points. Les musulmans forment-ils une communauté religieuse, c'est-à-dire comportant une structure similaire à celle des églises chrétiennes ? Existe-t-il des prescriptions impératives ordonnant l'abattage musulman sans étourdissement vu les divergences entre musulmans à ce sujet ? Les deux points mettent en cause la neutralité religieuse de l'État et sont déclarés non admissibles (BVerw-G/Federal Supreme Administration [132] Court, BVerwGE 99,1 ; BverwG, NJW 2001, p. 1225). Selon la Cour, ce n'est ni à l'État ni aux tribunaux de décider de points de doctrine religieuse, mais aux musulmans eux-mêmes. Conséquemment, en 2002, est fondé Islamic Information and Documentation Center in Germany (IIDZ - Germany) qui offre une étiquette de certification halal qui implique l'intervention de vétérinaires, de spécialistes de l'alimentation et de l'agriculture et de membres d'institutions islamiques, et les principales organisations musulmanes allemandes forment une commission pour coopérer avec les autorités publiques concernées (Rohe, 2004 : 90-92). Un accord sera trouvé après consultation entre l'Association des communautés musulmanes du Nord de l'Allemagne, des défenseurs des droits des animaux, des imams et des producteurs de viande. Les animaux seront étourdis par une décharge électrique avant leur égorgement. Toutefois, dans nombre de pays, l'absence d'organisation regroupant une majorité des musulmans ne permet pas pareil accord. Les agences de certification sont nombreuses et non contrôlées et les débats publics sur le « halal » se multiplient.

5.2 La bientraitance des animaux

Durant les années 1960-1970 des États de l'Union Européenne, la Turquie et l'Uruguay obligent par voie législative à l'étourdissement des animaux de boucherie tout en permettant l'abattage rituel d'animaux, c'est-à-dire sans étourdissement de quelque sorte [46]. En France, l'étourdissement est obligatoire depuis avril 1964 (décret n° 64-334) sauf dans quelques cas, dont l'abattage rituel (décret 70-791, 1er octobre 1980) (Burgat, 2010 : Y75-Y77), en Italie depuis 1968, aux Pays-Bas, sous pression de musulmans voulant célébrer sans encombre la fête du Sacrifice, depuis 1975 et en Belgique depuis 1986. En Grande-Bretagne, à la différence de l'Irlande du Nord, des dérogations permettent l'abattage rituel depuis 1928 malgré le vote, en 1933, d'une loi, Humane Slaughter Bill, obligeant à l'étourdissement par électrocution de tout animal avant sa mise à mort. En novembre 2010, le gouvernement a réaffirmé sa position. Il n'a aucune intention d'interdire l'abattage rituel [47], mais pourrait protéger les étiquettes cachère et halal (Barclay, 2011).

[133]

En 1979, les membres du Conseil de l'Europe signent une convention sur la protection des animaux de boucherie ainsi que des conventions protégeant les animaux de laboratoire, de ferme, de compagnie, mais sans grand effet. Selon l'article 9 de la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales (Convention européenne des droits de l'homme),- l'abattage rituel est un acte religieux et doit être protégé par la loi. Une directive (93/119, Protection of Animals at the Time of Slaughter or Killing) du Conseil de l'Union Européenne rappelle le 22 décembre 1993 la possible dérogation à la Loi sur la protection des animaux et définit des standards minimaux pour éviter la souffrance des animaux durant l'abattage. Puis, à partir de 1997, l'Union Européenne adopte par un protocole additionnel au traité d'Amsterdam, des mesures de protection et de bien-être des animaux et reconnaît à ces derniers la qualité d'êtres sensibles et non uniquement de biens meubles. Vu les manquements à ces mesures, en 2009, le Conseil de l'Union fixe de nouvelles normes imposant l'étourdissement, qui sont entrées en vigueur en janvier 2013 (Falaise, 2010, 22-25).

Des États interdisent l'abattage sans étourdissement : la Suède [48] (1938) qui subventionne l'importation de viande halal du Danemark, la Norvège (1930), l'Islande, la Grèce, la Suisse (1893), la Latvie [49], l'Australie [50], la Nouvelle-Zélande et le Luxembourg (Bergeaud-Blackler, 2007 : 966). Six régions autrichiennes [51] et une province finlandaise (Aland) [52] exigent un étourdissement après saignée. Dans tous ces cas, le « sacrificateur » ou saigneur religieux doit détenir une licence attestant de sa capacité et de son expérience en matière d'abattage.

À l'opposé de ces pays, notamment l'Australie et la Nouvelle-Zélande où tout manquement au bien-être des animaux doit être rectifié (Pleiter, 2005), les États-Unis se distinguent par leur absence de régulation du traitement des animaux de boucherie. Comparativement aux limites imposées aux abattoirs européens où se pratique l'abattage judaïque, l'acte Humane Methods of Livestock Slaughter Act82 (HMLSA, 1958) n'impose que des restrictions minimales pour assurer un traitement [134] humain des bêtes et le ministère de l'Agriculture exempte le rituel judaïque des règles standards d'abattage imposées aux abattoirs étatsunisiens. Quant aux règles du Food Safety and Inspection Service, elles ne mentionnent pas l'abattage religieux (Sims, 2011 : 7-8). Cependant, selon le rapport d'un expert, Temple Grandin, en 2011, nombre d'abattoirs recourent au « boit stunning » avec efficacité, c'est-à-dire que les animaux perdent conscience en dix à trente secondes (Grandin, 2011). Quant au Canada, il oblige l'étourdissement des animaux sauf dans le cas de rituels religieux (Bosset, 2012, 2013).

5.3 Le contrôle religieux du rituel

Dans les pays européens, sauf aux Pays-Bas, l'État reconnaît des ONG et/ou des mosquées comme agences de certification halal. En France, quatre organisations, qui seraient prêtes à accepter l'étourdissement, sont agréées par l'État pour certifier la validité du rituel dans les abattoirs où travaillent des saigneurs qu'elles ont elles-mêmes désignés. Ce sont la Grande Mosquée de Paris, la Mosquée d'Evry, la Mosquée de Lyon et le CFCM qui proposent des noms de sacrificateurs aux ministères de l'Agriculture et de l'Intérieur. À chacune de ces instances religieuses, sont rattachés des organes de certification contrôlant une part du marché halal national et d'exportation de France. Par exemple, l'entreprise AVS (Encadré 4), créée en 1991, détient la certification de la Mosquée de Lyon pour le marché halal français et celle de l'OCI pour les exportations vers les Émirats Arabes Unis, dont le Qatar [53]. En effet, quand il s'agit d'exportations, une agence internationale doit certifier les produits. Le contrôle d'AVS, réalisé par des imams de la Mosquée de Lyon, est connu pour sa sévérité, s'appliquant à toute la chaîne de la production et de la distribution de la viande.

CONCLUSION

Les controverses publiques à propos du halal portent sur la présence d'aliments dénotés religieusement sur les marchés généraux d'alimentation ainsi que sur la souffrance des animaux de boucherie. Elles transforment les débats sur l'« islam » des années 1990-2000, car l'intervention de nouveaux groupes de pression déplace ces débats de leur axe purement religieux. Les nouveaux acteurs ne font pas, à l'instar des islamophobes, [135] de la présence de minorités religieuses et de la pluralité culturelle, des menaces fondamentales pesant sur la sécularisation des sociétés civiles, les droits des femmes, la primauté de la loi étatique sur la loi religieuse et les identités nationales. Ils centrent les débats sur le droit de connaître la teneur des aliments qu'on achète et, dans le cas des aliments carnés sur le mode d'abattage, voire d'élevage, des bêtes de boucherie. Les défenseurs des droits des consommateurs veulent la création d'un label halal pour protéger les clients de toute fraude à l'étalage, ce qui implique une traçabilité des produits halal, un consensus minimal entre acteurs musulmans pour définir ces produits et une intervention de l'État pour régulariser ce processus. Les associations de défense des droits des animaux exigent un étourdissement des bêtes, ouvrant débats et questionnements entre consommateurs indifférents à la souffrance des animaux et consommateurs soucieux de leur bientraitance, et aussi entre musulmans. L'étourdissement est une pratique généralement admise par des organisations musulmanes établies, locales et internationales, mais souvent refusée par des organisations nouvelles, prônant une plus grande orthodoxie et posant en concurrence des premières.

Étant donné les nouveaux acteurs en jeu, voir dans l'appellation halal l'exigence démesurée d'une minorité indifférente, sinon hostile, à des valeurs « nationales » est une lecture erronée et limitée, sinon biaisée. Les préoccupations des deux groupes de pression actifs dans le dossier dépassent les frontières locales et nationales, puis ils ont avec les petits commerçants musulmans de produits halal, un adversaire commun, les multinationales de l'agroalimentaire et les grandes entreprises de distribution de produits alimentaires, notamment carnés. L'enjeu n'est pas uniquement l'intérêt financier de commerçants ethnoreligieux, l'interprétation d'une norme religieuse, la multiplication de produits religieux dans les grandes surfaces. L'enjeu est la fraude quant au produit vendu, affectant tout autant musulmans que non-musulmans, et le traitement des animaux par l'industrie agroalimentaire, ses sous-traitants et ses clientèles.

Aussi, face aux propos islamophobes et/ou antireligieux qui émaillent plus que souvent le débat public sur le halal, les musulmans ont-ils désormais d'autres solutions que celles du repli victimaire, du recours aux tribunaux, de protestations sans écho ou du retrait des débats ? Deux options politiques s'offrent à eux. En admettant l'étourdissement avant abattage comme nombre d'agences musulmanes internationales de certification et en consolidant un secteur d'abattoirs et de boucheries artisanaux, ils rejoindraient des défenseurs des droits des animaux, les [136] militants pour une agriculture durable, les opposants aux industries agro-alimentaires génératrices de « malbouffe » et les consommateurs soucieux des modes d'élevage des animaux de boucherie. En associant leurs demandes de création d'une appellation contrôlée halal à celles des défenseurs des droits de consommateurs, ils s'assureraient de la véracité de l'appellation halal des produits qu'ils achètent. Et des propriétaires de grandes surfaces, d'abattoirs et des grossistes en viande, désireux de capter le marché des produits halal, alimentaires et autres, pourraient voir quelque intérêt dans la création d'un label halal.

Pareille alliance contraindrait les autorités publiques à intervenir dans le dossier du contrôle des produits halal, préférablement en partenariat avec les groupes musulmans et non musulmans ci-mentionnés. Faute de telle intervention et faute de puissance des organisations musulmanes pour contrer les intérêts des multiples concurrents sur le marché halal, vrais et faux produits halal continueront de circuler sans régulation. Les pouvoirs publics doivent pourtant protéger les droits des consommateurs, la liberté de religion et les « droits » ou le bien-être des animaux. Mais, pareille alliance, pour l'heure, semble difficile. La division entre croyants et sécularistes fondamentalistes, entre croyants chrétiens, juifs et musulmans, entre musulmans eux-mêmes, semble plus forte que l'exigence de contrôle des produits carnés que les uns et les autres consomment. Pourtant, contrairement aux arguments des islamophobes de toutes écoles, dans le dossier halal, la question religieuse n'est plus d'actualité ; l'est, celle de la qualité du produit et de l'éthique de sa provenance.

Dernière remarque, traiter le dossier halal dans ce contexte ouvrirait le débat sur le rôle de la religion dans la sphère publique, rôle souvent qualifié de négatif. Cela permettrait en effet de se souvenir que, si des institutions religieuses, notamment catholiques, ont eu un rôle nocif dans l'histoire moderne de la démocratie et de l'émancipation, elles ont aussi été et demeurent des acteurs de mobilisation sur des questions de large échelle, droits syndicaux, défense de l'environnement, croissance des inégalités, pauvreté dans le monde, justice, droits des minorités et des réfugiés. Il en a été ainsi et il en est encore ainsi de religions autant majoritaires que minoritaires.

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[1] Dont un nouveau slogan décrit les facettes actuelles aux États-Unis : God, Gays and Guns.

[2] Hormis au Canada et moindrement en Australie, il n'existe que des mesures ou programmes et non des politiques multiculturalistes dans les pays occidentaux, c'est-à-dire des politiques nationales visant une réduction de la primauté politique et culturelle des populations blanches historiques. Dans quelques pays existent des programmes multiculturalistes ayant un objectif délimité, le plus souvent le recrutement de membres de minorités issues de l'immigration dans des services gouvernementaux et publics (Vasta, 2007).

[3] L'opposition au port du voile dans l'ensemble des commerces privés « transcende les clivages politiques ». En effet, 98% des sympathisants du FN et 92% de ceux de l'UMP adoptent cette position, qui est partagée par 77% de la gauche. Les écarts sont inexistants entre hommes et femmes (84% d'opposés dans les deux cas) et peu marqués selon la génération (76% des moins de 35 ans contre 86% des 65 ans et plus) ou la catégorie sociale (82% d'opposés parmi les CSP contre 87% dans les milieux populaires). Lien.

[4] Selon les résultats de l'enquête de l'IFOP en 2011, Les valeurs des Français et la religion, 81% jugent la laïcité positivement et la laïcité est le 5e élément cité par les partisans de la gauche. Dans le même temps, les crispations autour des questions de religion sont notables : 76% adhèrent à l'affirmation « l'islam progresse trop en France », contre 71% en 2010 ; 14% sont favorables au financement public des mosquées contre 28% en 2006 et seulement 24% font confiance aux autorités religieuses, à égalité avec les médias - plus cependant qu'aux partis politiques (15%).

[5] Une institution religieuse peut, selon l'article 20 de la Charte québécoise, refuser de recruter toute personne ne répondant pas aux critères religieux qui sont les siens.

[6] Données recueillies sur le terrain et en entrevue auprès de bouchers, de saigneurs, de grossistes en viande et de clients.

[7] Trésorier, Mohamed Rekik, propriétaire de la boucherie L'Olivier.

[8] 371 Jean Talon Est.

[9] Comme d'autres abattoirs produisant de la viande halal, afin de rentabiliser le coût de la certification, Olymel recourt à une technique halal pour l'abattage de quelque 750 000 poulets par semaine (Entrevue avec le porte-parole d'Olymel, Richard Vigneau, réalisée par Caroline Lacroix, journaliste à l'émission Dumont le midi, sur les ondes de V. 12 mars 2012). Lien.

[10] AVH certifie aussi des produits laitiers (fromages, yaourts).

[11] Déclaration de M. Habib Marzougui : « Ce qui est important pour nous, c'est que l'animal doit être vivant au moment où il est égorgé. Mais s'il est insensibilisé, ce n'est pas grave ».

[12] Inter-Marché est particulièrement intéressé par le marché « musulman ». Certains de ses magasins sont situés dans des zones de concentration de résidents de confession musulmane (Jean-Talon/Assomption, Rivières-des-Prairies, Cartierville, et surtout Bélanger/Lacordaire). Néanmoins, selon certains de nos répondants et des clients, ce serait l'une des entreprises qui contrôlerait le moins son étiquetage halal, alors qu'AVH ne détiendrait pas les moyens de mener un tel contrôle de l'abattoir aux magasins.

[13] De 1963 à 1981, elle se nommait Muslim Students Association of the U.S. and Canada.

[14] [Les pages internet citées sont inaccessibles. JMT.]

[15] Le Qatar suit la norme des pays du Golfe (GCC Standards Organisation).

[16] Elle certifie quatre abattoirs en Ontario.

[17] Quatre boucheries à Québec et quelques autres en région.

[18] Entrevue avec des grossistes.

[19] À Montréal, des boucheries cachères desservent une clientèle musulmane et, selon l'un de nos répondants, certaines filières de distribution de viande halal appartiendraient à des compagnies « juives » qui exporteraient parfois vers l'Arabie Saoudite.

[20] Au niveau fédéral, le projet de règlement du 1er juin 2013 prévoit uniquement l'obligation de nommer l'agence de certification sur l'étiquette de tout produit halal, mais non celle de vérifier la conformité de l'étiquette, comme cela existe pour celle cachère.

[21] Les émigrations turque, subsaharienne, somalienne et indienne d'Afrique de l'Est (Gujerati, parfois ismaéliens, Ouganda et Burundi) sont de moindre importance au Québec.

[22] Les migrants venus du Maghreb se divisent entre Berbères (Kabyles) et Arabes.

[23] Situation unique en Occident, la population musulmane montréalaise comprend une forte proportion (25%) de chiites. Ils sont venus principalement du Liban et de l'Iran à partir de la fin des années 1970, puis d'Irak et d'Afghanistan.

[24] Ces grandes surfaces sont prisées par une clientèle musulmane en raison dé leurs bas prix et, dans le cas d'Intermarché, de la qualité de la viande selon un lecteur d'ALFA (août 2011, p. IV).

[25] Référence au Prophète Ibrahim (Abraham) à qui Allah a demandé de sacrifier son fils Ismaël.

[26] Chocolates dedicated to Muslims : Giorgio Armani launches an Armani/ Dolci chocolaté. The pralines - which will be called Ramadan — will be free of alcohol derivatives. The shell is mille chocolaté and will be filled with fresh fruit and honey. The chocolates will be decorated with emerald green sugar design. The new product has arrived in stores in Kuwait City, Dubai, Bahrain, Doha and Malaysia, but will also be in stores in Milan and New York. Ramadan (the month of fasting from dawn to sunset) IN 2013 falls approximately from July 9 to August 8. The spécial chocolaté will be on sale until the end of August (Euro-Islam, 27 juin 2013).

[27] L'organisme contrôle la certification d'environ 75% du marché de la viande halal. L'autre importante agence est Halal Monitoring Committee.

[28] Le marché cachère évolue différemment, car la population juive n'est pas en croissance importante et l'étiquette est très contrôlée. En Occident, il se diversifie et la cuisine cachère tend à devenir une cuisine ethnique pour toutes clientèles (DLALREL, 2010a. The Development of halal and kosher meat markets in the UK).

[29] La Malaisie est un important producteur de produits carnés conditionnés, elle importe des viandes (déjà certifiées halal), les conditionne et les exporte.

[30] Il est des disputes sur d'autres points : le recours dans les salles d'abattage industriel à une prière préenregistrée.

[31] Connu pour son émission sur la chaîne télévisée Al-Jazeera, son site IslamOnline et ses prises de positions sur l'adaptation des pratiques musulmanes en Occident.

[32] Actuellement Cheikh Ahmad Attayb.

[33] Dans les abattoirs industriels, les carcasses d'animaux, non considérées cachère selon la loi juive, sont vendues sur le marché général (Bergeaud-Blackler, 2007 : 972 et 978) pour une question de coût. Pour produire un kilo de viande cachère en bout de chaîne, il faut tuer rituellement au moins le double de bêtes. Une grande partie de l'animal (presque tout l'arrière-train) n'étant pas apte à être consommée pour des raisons religieuses est vendue dans le réseau de la grande distribution, au prix du marché, voire un peu moins. À ce propos, la remarque suivante : « Quel serait le prix d'un kilo de viande Casher d'une bête dont on n'aura pas vendu à des non-juifs les parties impropres religieusement ? Le double... Certainement ! », selon le rabbin Mendel Samama (Lien).

[34] La satisfaction est par contre de 80% en termes de variété des produits et de facilité de préparation.

[35] Dès 1915, l'État de New York adopta une loi à l'effet que les produits cahères devaient suivre les « orthodox Hebrew religious requirements », Who should regulate kosher and halal food ? {Euro-Islam, 2013b).

[36] Par exemple Animal Alliance of Canada.

[37] Selon les informations présentées sur le site de l'ONG, « For more than three decades, the Animal Legal Defense Fund has been fighting to protect the lives and advance the interests of animais through the legal system. Founded in 1979 by attorneys active in shaping the emerging field of animal law, ALDF has blazed the trail for stronger enforcement of anti-cruelty laws and more humane treatment of animais in every corner of American life. Today, ALDF's groundbreaking efforts to push the U.S. legal system to end the suffering of abused animals are supported by thousands of dedicated attorneys and more than 100,000 members ».

[38] Ainsi en est-il de World Society for the Protection of Animals très présente en Amérique du Nord. Elle défend les espèces en voie d'extinction, milite pour l'élevage en milieu naturel et lutte contre la traite et l'exploitation commerciale des animaux sauvages, et contre l'utilisation d'animaux en laboratoire.

[39] Des bovins et ovins assujettis à des mesures EEG durant les deux modes d'abattage.

[40] Pour plus de précisions, voir les textes du projet DIALREL sur le sujet, [Lien].

[41] Depuis 2004, selon une dérogation, les bovins sont assommés après l'égorgement (pos-cut stunning).

[42] Pour définitions, voir DIALREL Glossary, 15 janvier 2011.

[43] Nous remercions Pierre Bosset de ses éclaircissements sur ce point. L'animal est un objet de droit, non un sujet de droit.

[44] La communauté juive obtint le droit d'abattage rituel à la fin du 19e siècle, le vit annulé par le régime nazi de 1933 à 1945 comme dans tous les pays occupés par l'Allemagne, puis toléré après-guerre et officiellement reconnu en 1986.

[45] L'avis dit que l'assommage n'est pas obligatoire, mais ne doit pas causer la mort, précision qui porte à préciser le mode d'abattage.

[46] Le Danemark prescrira pour les bovins un assommage après l'égorgement.

[47] Des règles doivent être suivies durant l'abattage rituel : « Bovines slaughtered without pre stunning must be restrained with throat eut performed immediately and cannot be moved until they are unconscious ; not before 20 seconds for sheep and goats, or 30 seconds for cattle. Although post eut stunning is not prescribed, captive bolt guns must be kept on hand in case of emergency » (Sims, 2011 : 10).

[48] Des exemptions sont accordées pour la volaille et les lapins par Animal Welfare Agency.

[49] Section 4 et 7 de Animal Protection Law amendée le 19 décembre 2006.

[50] Une dérogation envisagée depuis 2010 permettrait, dans le cas de l'abattage halal, l'étourdissement réversible, c'est-à-dire que les bêtes seraient électrocutées ou assommées de telle manière que leur mort résulterait de leur seul égorgement.

[51] En Autriche, il est considéré que bannir l'abattage rituel serait contraire à l'Article 15 de la Constitution.

[52] Art. 32, Animal Protection Act no. 95, 29 septembre 1998.

[53] Une entreprise comme ISLA Délices, certifiée par AVS, exporte vers le Qatar, par exemple.



Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le mardi 28 octobre 2014 15:08
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur associé, Université du Québec à Chicoutimi.
 



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