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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Une édition électronique réalisée à partir de l'article de Gilles Bibeau, “Une identité en fragments. Une lecture ethnocritique du roman québécois.” Un texte publié dans le livre sous la direction de Mikhaël ELBAZ, Andrée Fortin et Guy Laforest, LES FRONTIÈRES DE L'IDENTITÉ. Modernité et postmodernité au Québec, pp. 311-346. Québec: Les Presses de l’Université Laval; Paris: L'Harmattan, 1996, 384 pp. [Autorisation accordée par la direction des Presses de l'Université Laval le 2 novembre 2010 de diffuser cet article dans Les Classiques des sciences sociales.]

[311]

Gilles Bibeau

Une identité en fragments.
Une lecture ethnocritique du roman québécois
.

Un texte publié dans le livre sous la direction de Mikhaël ELBAZ, Andrée Fortin et Guy Laforest, LES FRONTIÈRES DE L'IDENTITÉ. Modernité et postmodernité au Québec, pp. 311-346. Québec: Les Presses de l’Université Laval; Paris: L'Harmattan, 1996, 384 pp.

Anthropologie, sociologie et littérature
Les fragments d'un métarécit identitaire du Québec
Une narrativité coincée entre l’ironie et la littéralité
Michel Tremblay et Mordecai Richler sur le plateau Mont-Royal
Conclusion : l’identité fragmentée de l’homo quebecensis
Références
Notice biographique: Gilles Bibeau


Anthropologie, sociologie et littérature

La littérature québécoise, et plus particulièrement le roman québécois, n'ont jamais été soumis à une véritable lecture ethnocritique ni à une interprétation spécifiquement anthropologique. Bien au contraire, soutiendront sans doute plusieurs critiques littéraires, on ne trouverait au Québec que la répétition sans fin d'une « lecture historico-ethnologique traditionnelle et son idéologie de défense et d'illustration » (Allard, 1991 : 92) : cette approche ethnologisante serait d'ailleurs tellement puissante, laisse entendre Allard, qu'elle aurait largement retardé, voire compromis, le développement d'une critique littéraire québécoise véritablement autonome. Les critiques littéraires québécois n'auraient, en effet, réussi qu'à grand-peine à échapper au sociologisme allégorique qui leur a longtemps fait lire les romans comme des chroniques ou des documents sociaux, au mieux comme une métasociologie, au pire comme une crypto- ou une infrasociologie.

Plus aucun analyste sérieux de la littérature québécoise ne se laisse cependant emprisonner dans la vieille théorie du roman reflet du social ni, non plus, dans cette périodisation et découpage de l'histoire sociolittéraire à laquelle s'est adonné en son temps le sociologue J.-C. Falardeau. « Une interrogation de notre roman demeure, écrivait-il il y a une vingtaine d'années, un accès privilégié à une conscience plus claire de l'évolution de la société et de la culture canadienne-française » (1974 : 30), puis il continuait dans un emballement rhétorique à saveur religieuse en affirmant que « notre roman traduit les drames d'une trajectoire, qui va du sacré au profane, de l'intemporel au temporel, du mythique à l'incarnation dans le monde, à l'auto-affirmation dans le [312] monde, à la participation au monde. Dans cette mesure, il constitue à sa manière un vaste récit épique où sont racontés les enlisements et les déchirements que l'homme canadien-français, engendré dans une dépossession idéalisée, a dû affronter pour en arriver à pénétrer, enfin, dans le "temps des hommes". Pour autant, le plus grand intérêt du roman québécois, en définitive, est peut-être d'ordre théologique » (1974 : 60). Si je comprends bien Falardeau, le roman québécois ne ferait que décrire la déthéologisation progressive de l'univers social québécois à travers la mise en scène de héros toujours un peu plus laïcisés.

On ne retrouve plus aujourd'hui que des échos affaiblis de ce type d'allégorie sociologisante et de mimétisme historico-sociologique dans l'interprétation de la littérature romanesque du Québec. Ainsi, le critique littéraire québécois le plus cité, Gilles Marcotte, semble avoir réussi à se distancier d'une lecture de la littérature dans les termes d'une spécificité ethnique ou de la question nationale, mais jusque dans ses textes les plus récents (1989), Marcotte n'échappe pas entièrement au courant sociologisant. Pareillement, André Belleau (1986), qui retrouve, à la manière de Bakhtine lisant Rabelais, la fête collective, le goût du rire et le carnaval dans le roman québécois, n'a pas hésité à établir une continuité entre cette spécificité rabelaisienne (il faudrait la démontrer ethnographiquement) de la culture populaire québécoise et les contenus romanesques. On trouve, en effet, chez Belleau une sociologie implicite du Québec en tant que société de la fête et du rire, mais le mouvement est inversé par rapport à celui proposé par Falardeau ou Goldmann (1964), par exemple [1].

Dans les faits, les travaux d'analyse littéraire de Marcotte, Belleau et de Brochu aussi (1974) ont permis, dans les années 1960 et 1970, de développer au Québec une solide critique de la littérature, à travers des méthodes qui ont combiné les apports les plus novateurs de l'analyse stylistique et narratologique de la socio-sémiotique et, plus récemment, de la sociocritique. « Le littéraire est dorénavant saisi, signale Allard, au-delà de la manifestation privilégiée d'une nation en quête de son territoire, pour être systématiquement situé dans le discours culturel ou social in se ou général. [...] Après les grilles ethnologiste et structuraliste, [est apparue] la sociologiste, où l'analyse discursive fait souvent peu de cas de l'esthétique ou de la vie spécifique des formes à travers le temps » (1991 : 93). Le défi était grand, puisqu'il fallait sauver la préoccupation pour les notions de groupe ethnique, de territoire, de culture et de langue communes qui ont traditionnellement été au cœur des analyses littéraires au Québec tout en prenant au sérieux la littérature et le roman, les textes eux-mêmes, en tant qu'ils constituent un univers en soi, celui de l'écriture, dont le sens pluriel ne surgit que lorsqu'on leur applique une critique solide dans ses méthodes, assurée dans ses théories et vigilante dans son regard.

Du côté de la sociocritique et de la sociosémiotique, on a assisté au Québec depuis une dizaine d'années à un élargissement considérable du champ social et culturel pris en compte dans l'analyse des œuvres littéraires : l'espace [313] s'est déprovincialisé, déchauvinisé tout en s'américanisant, se décanadianisant et se francisant (la France) ; le pluralisme ethnicoculturel croissant a conduit à reformuler autrement la question du rapport à la nation et au « pays » ; la postmodernité a donné de nouveaux accents au « Je me souviens » ; l'écriture féminine s'est affirmée ; Montréal, la ville, est devenue le lieu privilégié des fictions romanesques... Le discours littéraire surgit, circule et est analysé dans un espace socioculturel d'une complexité croissante dont les configurations se sont profondément modifiées à partir des années 1980 environ, comme l'ont démontré, entre autres, Robin et Angenot (1993), Harel (1989) et Allard (1991). L’horizon de la nation québécoise, de son histoire, de sa culture singulière marque toujours la limite, mais cette ligne d'horizon s'organise de plus en plus explicitement autour d'une reproblématisation radicale de la question identitaire (Nepveu, 1988 ; Simon, L'Hérault, Schwartzwold et Nouss, 1991). Les lectures sociocritiques de notre littérature (Robin et Angenot, 1993) semblent s'être affinées en même temps que se développait parallèlement une critique professionnelle, savante, universitaire qui s'alimente à la sémiologie, à la psychanalyse, à la linguistique et à la philosophie. La critique littéraire québécoise est, en effet, devenue internationale dans ses méthodes et dans ses théories, cherchant surtout à être l'égale de la grande critique littéraire française [2] ; elle cherche aussi à se donner à lire dans une écriture qui soit comparable à celle des œuvres analysées, plusieurs écrivains québécois de renom pratiquant eux-mêmes le métier de critique littéraire et, enfin, cette nouvelle critique s'est donné un espace de parole qui ne passe plus seulement par les pages littéraires des journaux [3].

Que peut apporter dans ce contexte une anthropologie de la littérature ? En quoi une ethnocritique du roman peut-elle aider à lire les écrivains québécois autrement qu'on le fait dans les courants de la sociocritique et de l'analyse spécifiquement littéraire ? Avec les spécialistes de la sociocritique, les anthropologues sont d'accord pour lire au-delà des intrigues des romans un certain imaginaire social ou des enjeux collectifs importants et pour situer l'écrivain sur l'horizon d'un groupe social, d'une culture, d'une histoire avec lesquels il entretient des relations ambivalentes de complicité et de distanciation. De même, avec la critique littéraire, l'ethnocritique prend au sérieux les textes, le style, la rhétorique, l'écriture ne se limitant pas à considérer simplement qu'à peu près n'importe quoi peut être un texte (les rites, les objets, les comportements des gens, leurs discours) ou que tout est sémiotique comme plusieurs anthropologues interprétatifs le pensent. Dans sa lecture des œuvres littéraires, l'anthropologue applique pour une large part les mêmes instruments d'analyse que ceux généralement utilisés en critique littéraire [4]. Mais l'ethnocritique vient en fait déplacer le lieu de la lecture : elle saisit les littératures à leur bordure, elle abolit l’insularité des groupes culturels, elle cherche l'altérité et l'ailleurs dans le chez-soi, elle refuse l’enfermement dans une histoire qui se pense dans la discontinuité d'avec celle des autres. La spécificité de la lecture ethnocritique de la littérature, du roman principalement, s'exprime, [314] comme je le montrerai dans ce texte, à travers un triple élargissement du regard et une triangulation des méthodes d'analyse des œuvres littéraires :

– Il s'agit d'abord d'ouvrir les frontières du groupe socioculturel sous étude, de les faire éclater ou, à tout le moins, de les traverser dans la direction des groupes voisins, de ceux-là en tout cas qui possèdent une histoire commune avec le groupe étudié. Ainsi, dans le cas de la société québécoise francophone, il m'est apparu hasardeux, d'un point de vue anthropologique, d'essayer de dégager les spécificités sociales, culturelles et littéraires de cette société tout en restant enfermé dans les seules frontières délimitant le « territoire national », la « vallée du Saint-Laurent », ou en me limitant à des exercices de recherche d'identité à partir du seul retour sur soi. L'approche anthropologique invite plutôt à saisir la société québécoise francophone dans son interface avec les autres groupes qui habitent à sa proximité ou sur le même territoire, dans son histoire commune, faite de guerres, d'alliances et de contradictions, avec ces divers peuples qui sont ses voisins depuis quelque 400 ans en terre américaine et sans qui il apparaît impossible de définir aujourd'hui la société québécoise. avec les Amérindiens à qui le territoire national fut spolié, avec les Anglais du Haut-Canada, les maîtres du pays après 1763, avec les Acadiens francophones de la Baie des Français, avec les Américains qui ont colonisé un espace géographique voisin et dont l'histoire s'imbrique dans celle du Québec et, enfin, avec les Néo-Canadiens, les Néo-Québécois, les néo-immigrants qui se sont installés au Québec avec, dans certains cas, un décalage de quelques siècles par rapport à l'arrivée des premiers colons. L’identité littéraire, tout autant que l'identité sociale ou culturelle, ne se donne, pense l'anthropologue, que resituée sur cet arrière-fond pluriel, multiple et souvent hybride ou, à tout le moins, que lorsqu'elle est appréhendée dans l'espace de la rencontre, dans l'interface, dans les liaisons aux autres. L’ethnocritique commence donc par déplacer la critique littéraire vers les frontières, du côté de l'origine par en arrière et du côté de l'espace interculturel, entraînant l'ethnologue dans ce no mans land où peu d'analystes aiment se situer, le plaçant sur la frontière, dans les marges des textes et parfois même dans le hors-texte.

La lecture anthropologique de la littérature québécoise que je propose ici commence donc par une violation des frontières, à travers l'annexion au canon littéraire québécois d'auteurs qui ne sont pas généralement recensés comme faisant partie de l'espace littéraire proprement québécois. Du point de vue de l'ethnocritique littéraire, l'examen des œuvres d'écrivains non québécois d'origine ou n'habitant pas le territoire québécois apparaît pourtant absolument indispensable si l'on veut comprendre quelque chose à l'identité de la littérature québécoise, autant de celle d'hier que de celle d'aujourd'hui. Quatre écrivains ont ainsi été conviés à ce rendez-vous : Margaret Atwood, la grande dame de la littérature canadienne-anglaise, Antonine Maillet, la conteuse acadienne, Marie-Claire Blais, une Québécoise qui écrit du dedans, et Régine Robin, une [315] voix ethnique à l'accent différent qui parle d'un lieu mobile, quelque part dans la société québécoise pluraliste d'aujourd'hui. L’élargissement des frontières de l'espace littéraire québécois constitue donc le point de départ de l'ethnocritique littéraire proposée dans le présent texte.

– L’approche anthropologique en littérature invite ensuite à rechercher derrière le style des auteurs, au-delà de leur manière personnelle d'écrire, quelque chose qui appartiendrait à un fond culturel commun fait d'un même imaginaire partagé, d'une même tournure d'esprit, d'un même usage de la langue. Chaque groupe humain construit, en effet, au fil des générations sa tradition intellectuelle propre qui l'identifie et le singularise par rapport à ses voisins, et développe des pratiques langagières particulières, des préférences pour certaines formes d'humour et un certain rapport à la parole. Les écrivains nationaux ne peuvent jamais se déraciner complètement de ce sous-sol langagier populaire qui nourrit souvent d'ailleurs les formes d'écriture chez les écrivains dans lesquels un peuple se reconnaît : qu'il suffise de penser, par exemple, en dehors de l'espace littéraire du Québec, à Miguel-Angel Asturias lorsqu'il écrit dans le style du Popol-Vuh maya.

Sans oser affirmer explicitement qu'il existe une stylistique populaire originale qui serait propre au seul peuple québécois francophone et qui se serait formée dans des circonstances sociohistoriques tout à fait spécifiques, l’ethnocritique que j'applique à l'analyse des styles de quatre romanciers se base sur l'idée que les formes narratives populaires apparaissent coincées au Québec entre la littéralité et l'ironie : les jeux de mots, le style des histoires que l'on raconte et la forme d'humour des Québécois tendraient, en effet, généralement à coller au réel ou n'arriveraient à s'en détacher qu'à travers le rire, en ironisant, comme si les Québécois vivaient bel et bien, ce que pense précisément Belleau, dans une société rabelaisienne. C'est précisément cette stylistique collective populaire que l’ethnocritique cherche à débusquer dans les écrits des écrivains, de ceux-là en tout cas qu'on peut considérer comme proches des gens, et chez qui la langue vernaculaire trouve un important écho. J'ai ainsi soumis à une analyse ethnocritique sommaire quatre écrivains : Hubert Aquin, Réjean Ducharme, Jacques Ferron et Victor-Lévy Beaulieu, en m'efforçant de retrouver dans leur manière d'écrire des traces des pratiques narratives populaires : plutôt que d'étudier les styles personnels de ces écrivains du point de vue de leur qualité propre d'écriture, comme le font les critiques littéraires, je me suis penché sur les phénomènes de continuité et de discontinuité entre les formes populaires de narrativité et l'écriture de ces écrivains « nationaux ».

– Enfin, sur un troisième plan, la critique anthropologique de la littérature consiste à situer les œuvres littéraires sur un arrière-fond géopolitique : écrire en anglais, en français « joual » ou en français parisien dans l'espace littéraire québécois est forcément un acte politique qui témoigne explicitement des alliances et des sympathies diverses de l'écrivain. En liant [316] les textes à leur intertexte historique et politique, l'ethnocritique provoque de nouveau ici un débordement, comme elle le fait en violant les frontières du canon littéraire et en insérant l'écriture dans les pratiques langagières populaires [5]. Le bref exercice de lecture géopolitique que je propose est spécifiquement appliqué à la seule analyse comparée d'une partie de l'œuvre de deux auteurs qui sont généralement perçus comme très éloignés l'un de l'autre, Michel Tremblay et Mordecai Richler. Tous les deux ont pourtant situé leurs principales œuvres de fiction sur le Plateau Mont-Royal, à Montréal (Richler parle du dedans, mais pas de son centre, de la communauté juive et écrit en anglais ; Tremblay donne la parole aux « placoteuses » des ruelles francophones et écrit en français) et tous les deux pratiquent avec un égal talent l'ironie et la parodie. En réalité, leur style commun et leur référence au Plateau Mont-Royal contribuent paradoxalement, comme on le verra, à baliser les frontières de leur propre communauté d'appartenance plutôt qu'à nourrir des complicités intergroupes et ultimement conduisent à brouiller les repères chez les lecteurs plutôt qu'à leur permettre de reconnaître du familier dans le différent.

L'ethnocritique mise en œuvre dans le présent texte s'applique à une dizaine de romanciers qui ne sont ni forcément les meilleurs ni les plus représentatifs de l'espace littéraire québécois (de quoi au juste devraient-ils d'ailleurs être représentatifs ?). Outre le fait que j'ai toujours été intellectuellement sceptique face aux analystes qui pensent faire le tour d'un siècle ou d'une question en paraphrasant le contenu de quelques romans qui seraient posés comme les représentants typiques d'un canon littéraire [6], je pense qu'en matière de littérature et d'art en général, le lecteur, même lorsqu'il se transforme en analyste, doit plutôt se laisser guider par le plaisir que lui apportent les œuvres sans viser à la totalisation, se maintenant entre l'arbitraire du hasard de ses fréquentations et le souci de voir large, entre l'exploration vagabonde et la recherche systématique.


Les fragments d'un métarécit identitaire
du Québec


En tant qu'anthropologue, je pars de l'idée qu'il existe une certaine continuité entre le « je » singulier de l'écrivain et le « nous » collectif de la communauté et, de plus, je construis sur l'idée que la trajectoire personnelle de l'auteur s'attache à l'histoire de son groupe d'appartenance. Il est clair qu'« écrire n'est pas raconter ses souvenirs, ses voyages, ses amours et ses deuils, ses rêves et ses fantasmes », écrit Deleuze dans Critique et clinique (1993 : 12). « La littérature ne commence que lorsque naît en nous une troisième personne qui nous dessaisit du pouvoir de dire Je » (1993 : 13), lorsque le groupe, le collectif se donne sous le masque du personnel, ou mieux, lorsque l'impersonnel, l'indéfini commence à vivre au cœur de personnages délestés de leurs traits singuliers et transformés en des « figures » dont le destin propre réalise de manière [317] exemplaire la destinée, souvent tragique, d'un peuple. La fabulation crée des héros et des héroïnes qui condensent de formidables pouvoirs d'identification comme chez les quatre femmes des romans de M. Atwood, A. Maillet, M.-C. Blais et R. Robin qui acquièrent une stature qui les dépasse et deviennent des figures emblématiques : dans la narratrice de Surfacing qui est engagée dans une quête du père et qui bascule dans la folie lorsqu'elle réalise son absence d'ancrage dans une ultime origine, bien des femmes et des hommes d'aujourd'hui ne peuvent pas ne pas se reconnaître ; derrière Pélagie-la-charrette, qui a fait remonter son peuple vers l'Acadie, se retrouve la mère archétypale, forte et généreuse, mais aussi la femme blessée par l'histoire qui meurt aux portes mêmes de son pays ; derrière la grand-mère Antoinette d'Une saison dans la vie d’Emmanuel se profile la mère québécoise avec sa généreuse fécondité et la puissance de sa parole dans une société où les hommes ne parlent pas ou si peu ; et derrière La Québécoite de Régine Robin que l'exil a mise en deuil de sa langue et de son origine, c'est sans doute le portrait de la femme contemporaine, déchirée et faite de « collages » qui se dessine au fil des pages. En se dessaisissant « du pouvoir de dire Je » et en laissant naître en elles « une troisième personne », ces quatre écrivains ont donné naissance, à leur insu sans doute, à des personnages dont elles sont désormais désappropriées, qui appartiennent maintenant aux autres, à celles-là et à ceux-là qui se reconnaissent dans ces figures emblématiques.

Je ne lirai pas Atwood, Maillet, Blais et Robin comme des écritures féminines [7] et je ne chercherai pas derrière leurs héroïnes féminines des figures de la mère ou de la femme, éternelle et changeante, et dans le jeu des intrigues qui se nouent autour de ces femmes archétypales, je ne me limiterai pas à rechercher la société américano-québécoise, dans son fond matriarcal, par exemple. Il me faudra certes passer par ces différents niveaux de lecture mais ce sera pour mieux reconnaître dans ces écrivains les énonciatrices du mythe nord-américain et québécois tel que celui-ci s'est mis en place progressivement depuis les débuts de l'aventure coloniale des Européens en terre amérindienne, jusqu'à aboutir à la formation des sociétés sans doute les plus pluralistes que le monde ait jamais connues. Ces quatre voix féminines parlent depuis le Canada anglais, depuis la diaspora francophone acadienne, depuis l'espace immigré néo-québécois, du dedans de la culture québécoise aussi, et ensemble elles dessinent un « continent multiple » (selon la jolie expression de Nicole Brossard), dans le brouillage des frontières de pays, dans la déroute des divisions politiques, dans le mélange des codes linguistiques, dans la circulation de nouvelles identités ethniques, accumulant les débris du passé, lisant de nouveaux signes dans le présent et recomposant le tout dans un immense travail de collage.

La société américano-québécoise, coloniale et postcoloniale, se retrouve ainsi reliée par ces femmes-écrivains aux différents fragments du mythe identitaire qui semble fonder la société québécoise et la maintenir dans sa singularité. En reliant le pays du Québec à de multiples origines, les unes déclarées [318] et officielles, les autres, niées et cachées, ces quatre femmes-écrivains mettent ensemble au monde une société plurielle dont les frontières sont plus poreuses qu'on a l'habitude de le dire, une société qui a hérité de profondes blessures anciennes mais toujours vives, une société qui a aussi infligé des blessures mortelles aux Amérindiens qu'elle a dépossédés et dont elle garde des traces douloureuses dans son imaginaire, une société, enfin, où la mémoire collective a empilé les souvenirs, lointains et récents, en vrac, dans un certain désordre.

Atwood, Maillet, Blais et Robin écrivent dans les détours de la fiction, à partir de quatre temps forts qui ont marqué l'expérience collective des Québécois et des Québécoises, de quatre carrefours qui constituent autant de bifurcations dans le parcours historique de ce peuple immigré. Ces quatre bifurcations s'inscrivent, en effet, le long d'une même trajectoire commune qui emporte toute la société québécoise par en avant, tout en l'attachant à une origine ambiguë et à des fragments d'une histoire qu'elle revit encore souvent comme des traumatismes. Les quatre moments historiques auxquels renvoient les romans choisis forment les charnières qui permettent à l'histoire collective québécoise de se mouvoir, de se dire et de s'écrire, comme si ces situations avaient contribué à structurer un imaginaire commun et à façonner des opérateurs logiques et affectifs à partir desquels peuvent se penser le rapport à soi et le rapport aux autres. Les romans de Atwood, Maillet, Blais et Robin cartographient le territoire de l'imaginaire collectif, mettent en place les topiques centrales qui assurent une certaine cohérence à l'identité commune et balisent ce vaste espace québécois où cheminent des personnes de plus en plus ethniquement diversifiées.

Le Surfacing de Atwood entraîne les lecteurs dans la profondeur de la préhistoire américaine qui est restituée à travers la figure de l'Amérindien, à travers l'esprit des chamanes, de ces esprits de la nature qui ont sans doute entraîné dans la mort le père de la narratrice [8]. Le Pélagie-la-charrette de Maillet fait entrer le lecteur dans la rivalité historique, indépassable, qui oppose les peuples colonisateurs des Amériques, dans un affrontement qui se donne dans cette chronique nationale acadienne, sous la figure de l'Anglais, celui qui a brûlé l'église de Long-Pré en 1755 et qui s'est emparé de Québec quatre ans plus tard. Une saison dans la vie d’Emmanuel de Blais dévoile, au-delà d'une société folklorique bloquée faite de noviciats, de couvents et de « grosses familles terriennes », l'existence d'un autre monde qui se donne sous la figure du poète méconnu Jean Le Maigre, d'Héloïse qui refuse la maternité généreuse et le couvent, qui aime son corps et qui cherche une nouvelle féminité, et des deux frères, le Septième et Pomme, qui fuient la « terre » et trouvent refuge dans la ville. La Québécoite de Robin a elle aussi beaucoup erré comme la narratrice de Surfacing, comme l'Héloïse de Blais, comme Pélagie-la-charrette surtout, mais elle l'a fait autrement, en venant de plus loin, en traversant plus de frontières, de la Pologne à la France au Québec, en se posant plus radicalement comme l'étrangère d'ici, comme la Néo-Québécoise qui se sent [319] déchirée entre de multiples alliances, de multiples origines et qui se voit entraînée dans un interminable travail de deuil. Quatrième et ultime bifurcation sur le chemin du peuple québécois, la Québécoite résume et récapitule en elle-même tout le trajet parcouru par cette société devenant en quelque sorte la figure emblématique de la Québécoise contemporaine et de toute la société québécoise avec elle.

À l'image des mythes, les fictions romanesques disent vrai plus souvent que l'histoire elle-même. Ainsi, dans le Surfacing [9] d'Atwood, une femme d'âge moyen retourne sur le lieu de son enfance, dans la cabane de bois rond que son père a construite quelque part dans une forêt du Québec, sur une île au cœur d'un lac lointain et solitaire : elle est à la recherche de son père disparu que l'on dit mort. De nombreuses lectures ont été proposées de ce roman : certains y lisent l'expression passionnée de la grande épopée canadienne, de ce pays fait d'explorateurs qui ont arpenté ce vaste territoire et en ont exploité les ressources (le fait que le père de la narratrice ait été un arpenteur-géomètre semble légitimer une telle interprétation canadianisante) ; d'autres y voient décrite, au contraire, la tragédie de l'identité canadienne, à travers l'histoire de ce père anglophone qui se perd dans les forêts du Québec et de la folie de la narratrice, sa fille née à Ottawa, en ce lieu d'indifférenciation des cultures anglophone et francophone ; d'autres lisent plutôt le roman comme une allégorie de la famille occidentale moderne dans laquelle la figure paternelle s'est éclipsée ; des analystes féministes préfèrent découvrir dans cette fiction la description de la profonde crise existentielle d'une femme d'âge moyen qui se réfugie dans la forêt au lendemain d'échecs amoureux ; et certains analystes en font même un roman écologique qui oppose la vitalité de la nature à la société technique.

Toutes ces interprétations charrient sans doute quelque part de vérité. La méthode de l'ethnocritique nous conduit cependant à proposer une toute autre interprétation : Surfacing serait le roman de nos origines en tant que peuple immigré américain et nous renverrait au problème de la légitimité d'habiter le pays où nous vivons, à la question de l'autochtonie que l'auteur pose à partir de la figure de l'Amérindien. Après avoir cherché en vain son père le long des lacs et au-delà des portages, la narratrice a pensé que celui-ci avait été pris d'une crise de folie, de cette folie qui s'empare de ceux qui vivent trop longtemps seuls dans les bois, qu'il avait sans doute marché vers le nord du nord, qu'il s'était peut-être perdu et qu'il était vraisemblablement mort au bout de ses forces. Progressivement, la narratrice est cependant amenée à changer d'idée : les dessins étranges qu'elle avait d'abord attribués à l'esprit dérangé de son père (« Hands and antlered figures, always with numbers scrawled in the corner, a half-moon with four sticks coming out of it » ; « the body was long, a snake or a fish ; it had four limbs or arms and a tail and on the head were two branched horns » : 109) prennent, en effet, une autre signification lorsqu'elle découvre la correspondance que celui-ci entretenait avec un archéologue spécialiste des peintures rupestres. Son père n'était donc pas fou et [320] ses dessins bizarres n'étaient rien d'autre que des reproductions de pictogrammes amérindiens, de ces signes que les peuples autochtones ont laissés sur les rochers et à la découverte desquels son père semblait s'être engagé avant de disparaître mystérieusement.

Les emplacements de ces peintures rupestres avaient été marqués d'un « x » sur les cartes laissées par le père, invitant en quelque sorte sa fille à le suivre dans cette quête d'un autre univers de sens : « The Indians did not own salvation, écrit Atwood, but they had once known where it lived and their signs marked the sacred places, the places you could learn the truth » ( : 155). À son tour, la narratrice veut découvrir ces lieux où se cache la vérité amérindienne, entrer en contact avec le pouvoir concentré dans ces signes puissants et, éventuellement, accéder pour elle-même à la « vision ». Lorsqu'elle arrive au rocher sur lequel les pictogrammes indiens ont été peints, là en profondeur sous la ligne de l'eau, elle plonge dans le lac, mais au lieu de dessins rupestres, elle découvre que tout le lac est contaminé par la mort, celle des Indiens disparus, celle de son père, celle de son propre enfant à qui elle a refusé la vie : « It was there, écrit la narratrice, but it wasn't a painting, it wasn't on the rock. It was below me, drifting towards me from the furthest level where there was no life, a dark oval trailing limbs. It was blurred but it had eyes, they were open, it was something I knew about, a dead thing, it was dead » ( : 152). Tout s'enroule comme dans un chaos informe : la mort de son père et celle du fœtus dont elle s'est délivrée ; la disparition des Indiens, de leurs signes de puissance et sa violation de leurs lieux sacrés ; le passé lointain et l'aujourd'hui ; elle et tous les autres.

Cette première vision constitue pour la narratrice le début d'une quête chamanique, d'une rencontre avec les esprits de la nature qui lui transmettent leur pouvoir et qui l'entraînent dans un voyage au bout d'elle-même : « I sensed the power in my hands and running along my arms » ( : 167) ; « The gods, their likeness : to see them in their true shape is fatal while you are human ; but after the transformation, they could be reached. First I had to immerse myself in the other language » ( : 170) ; « It's too late, I no longer have a name » ( : 181). Elle est devenue une partie de la nature : « I am not an animal or a tree, écrit la narratrice, I am the thing in which the trees and animals move and grow, I am a place » ( : 195) ; « I am part of the landscape, I could be anything, a tree, a deer skeleton, a rock » ( : 201), et au bout de son délire : « There is a creature, neither animal nor human, furless » ( : 204). La voilà transformée en animal : elle rampe sur la terre et se nourrit de plantes sauvages, elle dévore l'amanite tue-mouches qui la fait délirer, elle court nue dans la forêt, parlant avec les bêtes et les plantes. Elle, elle a enfin atteint l'identification avec son père, elle s'est réconciliée avec son origine la plus lointaine, et elle l'a fait en passant à travers l'expérience chamanique que les Amérindiens lui ont révélée. Dans son extrême lucidité, elle se sait déjà condamnée, à l'hôpital ou au zoo, mais cela lui importe peu, puisqu'elle a atteint l'unité avec la nature, avec la force sacrée du territoire et qu'elle s'est faite amérindienne. La folie est désormais [321] pour elle du côté des descendants des colons qui ont effacé de leur mémoire les crimes de leurs ancêtres.

C'est aussi de tragédie dont parle Antonine Maillet dans Pélagie-la-charrette, mais cette fois, le drame bifurque et se joue entre les peuples colonisateurs eux-mêmes, entre les Anglais et les Français. Trois personnages sont au cœur de cette épopée fantastique du peuple acadien : d'un côté, la mer, le capitaine Beausoleil-Broussard et sa goélette, de l'autre, la terre, Pélagie et sa charrette, et ces deux conducteurs du peuple des déportés de 1755 s'affrontent l'un et l'autre aux mêmes adversaires, l'anglais, le ministre Pitt, Lawrence et ses habits rouges : « Pélagie avait entendu dire que tout le long de la côte, en Caroline, dans la Marilande, et plus au nord, des Acadiens sortis des goélettes du gouverneur Lawrence, comme elle, et garrochés au hasard des anses et des baies, transplantaient petit à petit leurs racines flottantes en terre étrangère » ( : 16). Ni Pélagie la conductrice de bœufs ni Beausoleil le capitaine n'avaient oublié que « seuls ont survécu au massacre ceux qui ont su se taire », ajoutant : « c'est pourquoi l’Acadie qui s'arrachait à l'exil, à la fin du XVIIIe siècle, est rentrée au pays par la porte arrière et sur la pointe des pieds » ( : 9). Par la mer remonte donc la goélette de Beausoleil avec des naufragés plein les cales et par la terre s'avance la charrette, accrochant des charretons, ramassant les survivants de l'exil, à la fois tombeau et berceau, et marchant dans les roues de cette charrette fantôme, celle de la mort des déportés, tout comme le vaisseau fantôme naviguait dans la vague du quatre-mâts de Beausoleil. Ainsi commença la course contre le temps, vers le nord, vers l'Acadie, sans qu'on sache qui des deux, de la charrette ou de la goélette, de la terre ou de l'eau, braverait le mieux les vents, les hivers, les rabatteurs envoyés à leurs trousses, les troupes américaines révoltées contre l'Angleterre et mille autres dangers.

Pendant huit ans, de 1772 à 1780, le capitaine Beausoleil a remonté sa cargaison d'exilés le long des côtes américaines, recroisant la charrette plusieurs fois au détour des chemins, à Savannah, à Baltimore, à Philadelphie, à Boston, à Salem, avant de donner un dernier rendez-vous à Pélagie dans la terre d'Acadie. Comme la terre est unie à la mer, Pélagie l'a été à Beausoleil : « Ainsi quand les beaux yeux de Pélagie fouillèrent les siens en quête de confort et de solution, Beausoleil cueillit jusqu'à la source le regard de cette splendide créature de son pays » ( : 117). Dans la disette, dans la souffrance, avec la mort accrochée aux reins, la charrette progressait vers le nord, mais « en juillet 1776 quand toutes les cloches d’Amérique se mirent à sonner l'indépendance et la liberté, l'Acadie se méprit et crut entendre les glas » ( : 231). C'était bel et bien les glas de la mort qu'annonçaient les cloches américaines, de la mort de Pélagie qui « comprit en ce début 1780 qu'elle venait de rentrer au pays » ( : 326), 25 ans après qu'elle ait survécu à l'incendie de l'église de Grand-Pré. Mais Grand-Pré, le village dévasté et jamais reconstruit, était encore loin, au bout d'un long chemin pour arriver jusqu'à « la baie française qu'on appelle désormais Bay of Fundy ». Mais Pélagie était épuisée, éreintée, usée : « l'échine, c'est de là que venait son mal, comme si elle avait elle-même traîné une charrette [322] à travers un continent » ( : 334) et elle n'allait pas revoir sa terre acadienne. Beausoleil-Broussard est rentré dans la baie française au soir du jour de la mort de Pélagie. Il ne restait plus aux naufragés de la charrette et de la goélette, les LeBlanc, les Léger, les Belliveau, les Poirier, les Robichaud, les Maillet, les Girouard, et les autres qu'à se disperser dans le pays, dans un pays qui avait changé et qui était désormais habité par des gens portant des noms à la consonance irlandaise, écossaise ou anglaise.

Cette saga du grand retour, les « radoteux » continuent à la raconter dans l'Acadie d'aujourd'hui, pour que les nouvelles générations n'oublient pas « Souvenez-vous, avait dit Pélagie, de mes garçons que j'éparpille, morts ou vifs, à travers mers et forêts » ( : 288), et chaque conteur assure son auditoire que sa version est la seule véridique : « Depuis 100 ans déjà qu'on se passait la charrette, de Bélonie en Bélonie, en Bélonie, comme un fief, alors que la charrette n'avait appartenu à nul autre qu'à son légitime et unique maître, Pélagie, première du nom, LeBlanc de par son homme, sortie vivante des flammes de la Grand’Prée » ( : 11).

Avec Une saison dans la vie d’Emmanuelle [10], M.-C. Blais fait à son tour bifurquer la narration collective, mais, cette fois-ci, c'est de l'intérieur même de la société québécoise francophone que les choses commencent à dévier. Emmanuel, le seizième de la famille, « né sans bruit par un matin d'hiver » ( : 7), découvre le monde du bas de son berceau, depuis les pieds de sa grand-mère Antoinette : « immense, souveraine, elle semblait diriger le monde de son fauteuil » ( : 7). Et accroché à sa mère dont « il reconnaît le visage triste, les épaules rentrées » ( : 12), à celle-là dont son père « n'avait jamais vu le corps dans la lumière du jour » ( : 108), Emmanuel, à peine né, ne rencontre déjà que l'ombre d'un père : « la voix d'homme n'est qu'un murmure, elle se perd, disparaît » ( : 13). Voilà le monde du petit Emmanuel : une grand-mère majestueuse et toute-puissante, une mère épuisée de ses grossesses, un père à la violence paresseuse et silencieuse, un univers sombre et morbide, « une saison noire comme la mort » ( : 18).

Mais dans cette fable à peine déformée d'une famille tout droit sortie du folklore paysan québécois, Emmanuel trouve aussi des frères et des sœurs : avec d'un côté, ses grands frères qui ne sont jamais nommés, qui le soir fument la pipe en silence comme leur père, qui comme lui se reposent d'avoir trait les vaches et coupé le bois, et des sœurs, les grandes A (Aurelia ...) et les petites a (Maria ...) qui « soumise(s) au labeur, rebelle(s) à l'amour, aurai(en)t la beauté familière, la fierté obscure d'un bétail apprivoisé » ( : 45). De l'autre côté, il y a les trois frères, Jean Le Maigre, le Septième et Pomme, qui s'évadent dans la nuit neigeuse, qui écrivent et lisent de la poésie, qui jouent avec le diable, avec leur sexe et que le père bat (« je vais brûler son livre, dit la voix du père » : 16), et sa sœur Héloïse, la sainte, recluse dans sa chambre, dédaigneuse de ses sœurs comme Jean Le Maigre et ses deux complices le sont de leurs frères. Le petit Emmanuel, s'il survit à son premier hiver, aura à choisir : ou il [323] se mettra du côté de la continuité et de l'étouffement, ou il s'aventurera vers un autre monde fait de poésie, de sexualité, de vie à la ville...

Ses trois frères et sa sœur Héloïse qui sont allés explorer cet autre monde n'ont hélas rencontré que désillusion et souffrance comme s'ils n'avaient pas su maîtriser les règles codant leur nouvel univers. Jean Le Maigre, poète maudit et toussoteux, meurt au noviciat, abusé par le Diable qui n'était nul autre que le Frère Théodule et sans qu'il ait pu terminer la rédaction de sa blasphématoire autobiographie ; quant à ses deux frères, leur rencontre avec la ville est un échec catastrophique, Pomme se faisant couper trois doigts de la main gauche et le Septième étant rejoint en ville par l'instituteur Théo Crapula, celui-là même qui avait abusé de Jean Le Maigre. Héloïse est la seule qui réussit vraiment son aventure urbaine : « cette fois, le couvent avait été transformé en une hôtellerie joyeuse que fréquentaient des hommes gras et barbus, des jeunes gens aux joues roses à qui Héloïse offrait l'hospitalité pour la nuit » ( : 119). Et les lettres qu'Héloïse envoyait à sa grand-mère étaient toujours bourrées de billets de banque et de bonnes nouvelles que la grand-mère Antoinette faisait circuler autour de la table : « Tout va bien, il ne faut pas perdre courage. L'hiver a été dur, mais le printemps sera meilleur. Remercions le ciel, Héloïse nous envoie un peu plus d'argent chaque semaine ! » ( : 175).

Voilà dépeinte de manière saisissante par M.-C. Blais une saison dans la vie d'une famille rurale québécoise, que l'hiver isole loin du village, que la carence affective sépare et qui s'étiole dans une dérisoire existence. Peut-être s'agit-il, chez M.-C. Blais, d'une sévère parodie du roman familial québécois qui vise à liquider le grand mythe de l'idéologie terrienne et religieuse, mais quoi qu'il en soit, il ne faut certainement pas lire ce roman à la manière d'un texte sociologique : cette fiction dont l'action se situe au moment du passage de l'hiver au printemps me semble plutôt annoncer l'écroulement d'un vieux monde sans que l'on sache ce que sera le nouveau. Tout est, en effet, déjà dit dès la première page lorsque le petit Emmanuel découvre que sa toute-puissante grand-mère « était si maigre sous ces montagnes de linge, ces jupons rugueux, que pour la première fois il ne la craignait pas » ( : 9). La société peinte par M.-C. Blais, si elle a jamais existé, était, de fait, faible, maigrichonne et laide, mais maintenant, le printemps est là, conclut la narratrice à la dernière page de son livre, et le petit Emmanuel bat des mains : « Oui, ce sera un beau printemps, disait Grand-Mère Antoinette, mais Jean Le Maigre ne sera pas avec nous cette année... » ( : 175).

« Québécoite. Tu ne parleras pas. La voix muette, scellée... Mémoire fêlée Mémoire fendue les articulations sont foutues. Il n'y aura pas de récit pas de début, pas de milieu, pas de fin, pas d'histoire. Entre elle, je et tu confondus pas d'ordre. Ni chronologique, ni logique, ni logis » (Robin, 1993 : 88). Ce refus du récit au cœur d'un désir pourtant inassouvissable d'écriture vient infléchir, avec Régine Robin, toute la narration québécoise dans une direction nouvelle, celle de la différence, de l'incomplétude, du conditionnel : « La parole immigrante inquiète..., écrit-elle, traverse les mots – la voix d'ailleurs – [324] la voix des morts. Elle mord. Ses déambulations ressemblent à des fuites lentes entre deux rafles. Elle ne saurait jamais où la porteraient ses pas. Désormais le temps de l'entre-deux. Entre deux villes, entre deux langues, entre deux villes, deux villes dans une ville » ( : 63).

Cette parole immigrante se dit incapable de construire un récit : elle ne peut que mettre les choses bout à bout, archiver, dresser des catalogues, des inventaires, faire des listes où se suivent sans ordre des bribes d'itinéraires, des noms de stations de métro, de rue, des fragments de vie, des noms d'émissions de télévision et des résultats de parties de hockey. La narratrice, parlant toujours au conditionnel, se déplace de la gare d'Austerlitz à Rouyn-Noranda, des rues de Vitebsk au Belleville parisien jusqu'à Snowdon, de la Dvina glacée à la Seine au large Saint-Laurent, de la nostalgie des Shtetl de Volkynie au ghetto de Prague au marché Jean-Talon... La Québécoite n'agence pas un récit, mais elle aligne, liste pour « fixer tous les signes de la différence : bulles de souvenirs, pans de réminiscences mal situées arrivant en masse sans texture, un peu gris ... La nuit noire de l'exil. L’Histoire en morceaux. Fixer cette étrangeté avant qu'elle ne devienne familière » ( : 15). La fixer aussi, écrit-elle ailleurs, pour donner du corps à son existence, pour donner une épaisseur à un corps sans sujet, à travers le montage d'une vaste entreprise de collage.

La parole immigrante « ne peut que désigner l'exil, l'ailleurs, le dehors. Elle n'a pas de dedans. Parole vive et parole morte à la fois, parole pleine. [...] Parole sans territoire et sans attache, elle a perdu ses couleurs et ses tonalités. On ne peut pas l'accrocher » ( : 204-205). Cette parole mobile, transfrontalière et métalinguistique, il faut pourtant essayer de l'enraciner, de la planter quelque part ; ce sera la ville qui l'accueillera : « Les villes se cherchent et se répondent dans la nuit. Parfois, elles se ressemblent. Paris ou Budapest. Budapest ou Paris. Ou Montréal. Quelle importance ! Quelque part dans l'imaginaire de la ville » ( : 186). La Québécoite de Robin restera une exilée à Montréal, cherchant sans cesse un nouveau lieu où s'ancrer : ce sera d'abord Snowdon « quartier d'immigrants à l'anglais malhabile où subsiste encore l'accent d’Europe centrale, où l'on entend parler yiddish et où il est si facile de trouver des cornichons.. » ( : 23), puis ce sera du côté des francophones bourgeois d'Outremont avec qui elle s'identifiera au combat politique du Québec, à la parole féminine (« ce pays t'était apparu comme un lieu de parole féminine. [...] L'écriture, sans doute le véritable pays de ces femmes en quête d'un pays... Les femmes d'ici avaient un air de liberté inconnu de toi, un autre rapport à leur corps » : 138), à l'écriture d'ici (« [...] Hubert Aquin. La première douleur vraie ressentie ici, son suicide » : 127) [11] et, enfin, son errance la conduira du côté des métèques, des « ethniques », sur la rue Saint-Laurent, tout près du marché Jean-Talon où elle emménagera avec un Paraguayen d'Asunción. Mais de chaque lieu, la Québécoite s'évadera, poursuivant sa migration intérieure : « Ici ou ailleurs, je n'ai jamais été chez moi... Je n'ai pas vraiment de chez moi... j'aime ça l'errance » ( : 178).

[325]

L'errance que ni l'espace géographique ni les personnes aimées ne peuvent fixer, peut-être l'acte d'écrire la maîtrisera-t-elle, l'immobilisera-t-elle ? Ainsi la Québécoite, comme pour soigner « sa mémoire qui saigne », s'est mise à écrire l'histoire de faux messies juifs, dans une sorte de réflexion métaphorique où fable et réalité se mêlent... Mais elle connaît des blocages dans son écriture, des ratages et, surtout, elle échappe difficilement à la tentation de « vouloir suivre une intrigue, un semblant d'histoire avec un début et une fin » ( : 187) comme si le récit, un vrai récit, allait enfin lui permettre de vraiment prendre racine. Mais pas plus que la géographie ou l'amour n'avaient réussi à la fixer, le récit lui échappe, se refusant à être autre chose que des collages.

Pour sortir du piège de l'errance, du langage carrefour, des mots perdus, la Québécoite n'avait d'autre choix que de se tourner vers son origine comme l'ont fait avant elle Pélagie-la-charrette et la narratrice de Surfacing. Mais « je n'ai pas d'aïeux », écrit la Québécoite, « Tous morts à Auschwitz et avant anonymes, des petits, des obscurs, des sans-grades. Pas d'aïeux, des ailleurs... » ( : 188). La voilà donc entraînée dans une dérive sans boussole, toujours plus loin dans le temps et dans l'espace, sans pouvoir trouver comme la narratrice de Surfacing un moment fondateur originel et sans un coin de pays qui l'attend comme c'était le cas pour Pélagie-la-charrette. L’impossibilité d'une généalogie linéaire, la traversée de tant de frontières par ses ancêtres ne peuvent que l'inscrire à jamais dans l'exil, dans le Deuil de l'origine (Robin, 1993), et dans le refus du récit.

Ces quatre romans forment ensemble une espèce de métarécit, un long intertexte composé de pièces plus ou moins bien ajustées les unes aux autres, et qu'il faudrait maintenant lire de manière transversale et comparative si nous voulions vraiment aller jusqu'au bout de notre travail d'ethnocritique. Il faudrait aussi lire ce métarécit comme une narration qui rassemble bien d'autres récits populaires, qui recueille les murmures du peuple, les rumeurs publiques et qui fait vivre la mémoire sociale dans des fictions qui l'actualisent. Sans entrer dans les détails d'une lecture anthropologique du métarécit construit par les quatre romans que j'ai retenus, il me semble possible de dégager au moins sept caractéristiques qui ressortent directement des textes et qui permettent de jeter un peu de lumière sur ce que l'on appelle communément l'identité collective québécoise :

1. La nature tient le rôle clé dans tous ces romans : la forêt, les lacs, la mer s'y donnent, en effet, moins comme des lieux à exploiter que comme un habitat et, dans ce sens, même la ville se transforme chez ces femmes écrivains en un espace naturel, en un lieu de vie. L'immensité du territoire, sa diversité et sa faible domestication formeraient en quelque sorte les bases d'un rapport typiquement américano-québécois à la nature.

2. Les saisons contrastées de notre espace subnordique servent aussi de décor dans tous ces romans : c'est au moment du passage de l'été à l'automne que la narratrice de Surfacing entre dans la folie ; entre l'hiver et le printemps s'écroule le monde terrien de la grand-mère et entre dans la vie le [326] petit Emmanuel ; et c'est l'hiver, son dernier dans les forêts du Maine, qui a tué Pélagie. L’hiver est partout, même chez la Québécoite : « la neige. Sabbatai. La neige. [...] Le chat ronronne. Il neige » (1993 : 39).

3. Les personnages clés de ces fictions marchent tous : ils errent, ils avancent vers quelque chose comme dans une quête sans fin, dans un état permanent de passage, état qui est ultimement réalisé, consolidé dans La Québécoite.

4. Et cette quête est dans tous les cas aspirée par la recherche de l'origine, par l'effort de reconstitution d'une généalogie, par la poursuite du pays, lequel est cependant sans cesse repoussé, toujours placé plus loin comme dans Surfacing, terre promise inaccessible pour Pélagie et impossible entreprise pour La Québécoite.

5. Des femmes sont chaque fois les héroïnes de ces romans : elles refusent les héritages historiques, elles contestent l'ordre tranquillement établi et obstinées, résistantes, elles inventent autre chose et révèlent une face cachée de la réalité. Mais elles sortent disloquées, brisées, folles ou mortes de leur combat avec l'histoire, avec leur histoire.

6. Car c'est bien de violence dont il s'agit partout dans ces récits, de guerres coloniales et de guerres domestiques dont les protagonistes n'arrivent pas à oublier l'horreur.

7. Enfin, la culpabilité, l'impuissance et la demande de pardon envahissent l'ensemble de ces textes comme si l'histoire avait fait hériter les personnages d'une mauvaise conscience.

Mais de tout cela, de la nature, de l'hiver, de l'errance, de la violence fondatrice, de l'origine inaccessible de la culpabilité, il y a sans doute moyen de s'échapper : par le jeu, la moquerie, le carnaval, la parodie peut-être, en trouvant en quelque sorte son style à soi, en tant que peuple, un style qui ne pourra être qu'ironique ou littéral ou les deux à la fois.


Une narrativité coincée
entre l’ironie et la littéralité


Derrière l'écrivain, derrière le romancier surtout, se profile, ai-je soutenu avec Deleuze, une nation qui s'invente ; et derrière son écriture, suis-je tenté d'ajouter, il y a la « parlure » d'un peuple. Les écrivains, au Québec comme ailleurs, travaillent, en effet, avec la langue de leur société, dans un environnement langagier particulier dont ils n'arrivent pas toujours à se distancier en sorte que leur écriture est toujours linguistiquement saturée et stylistiquement précontrainte. Ce serait agir à courte vue, cependant, que de simplement rabattre les codes littéraires sur les pratiques langagières populaires et de faire dépendre l'écriture romanesque de la langue du peuple. Des recherches d'ethnolinguistique de plus en plus nombreuses ont permis de mettre en évidence les caractéristiques principales du vernaculaire québécois, à savoir une puissante invention lexicale, des spécificités phonétiques, des formes privilégiées d'argumentation, [327] de narration, et un style propre d'humour, toutes ces données ethnolinguistiques (Thibault et Vincent, 1990 ; Vincent, 1989) sur le parler québécois apportant un éclairage nouveau pour réfléchir à la question de l'ancrage sociolinguistique des styles littéraires. Mais si l'écriture commence par le style, elle le déborde néanmoins infiniment et le dépasse comme le sens dépasse les mots ou le message, le médium. Plus que les locuteurs le font dans leurs discours quotidiens les écrivains usent, en effet, et c'est précisément là leur métier, des jeux de mots, des doubles sens, des inversions, d'images et de figures de style qui leur servent à traduire le clair-obscur, ce qui se cache sous la surface des choses, le non-sens que l'écrivain veut évoquer.. S'il est vrai que l'écrivain porte le langage à sa limite et qu'il invente, comme le disait Deleuze, sa propre langue dans la langue commune, l'anthropologue se doit de procéder avec prudence lorsqu'il se met à rechercher le parler populaire dans l'écriture littéraire.

La démarche anthropologique suivie a consisté à relever dans un premier temps les caractéristiques principales des pratiques langagières quotidiennes : me basant sur les travaux des ethnolinguistes et de nombreux essayistes, j'ai cru légitime de considérer que la narrativité populaire est coincée entre l'ironie et la littéralité [12]. Le critique littéraire Jean Larose affirme dans La Petite Noirceur (1987) que les Québécois seraient les spécialistes de l'ironie, de ce trope particulièrement difficile à manipuler qui consiste à user des mots en les gonflant de leur sens contraire ou à raconter de joyeux mensonges sous le masque de la vérité. Mais en même temps, nous serions aussi, je pense, les spécialistes du sens littéral, ce que Larose oublie de signaler, de ce sens que nous cueillons au ras des mots. Les discours quotidiens seraient en quelque sorte prisonniers de cette contradiction : d'un côté, l'ironie, la parodie et la moquerie et de l'autre, la littéralité, le sens premier des mots, le rase-mottes... ; et ce paradoxe profond s'inscrirait au cœur des pratiques langagières québécoises, s'immiscerait dans tous leurs discours et contaminerait jusqu'à l'humour et aux manières qu'ont les Québécois de rire d'eux-mêmes et des autres.

D'après Larose, il en serait ainsi parce que les Québécois ne savent pas (ou plus) distinguer les genres, qu'ils mêlent le féminin et le masculin, qu'ils n'accèdent ni à la maturité phallique des interdépendances sexuelles et encore moins à la maturité phallo-nationale qui leur permettrait de dépasser le genre provincial de l'habitant pour se transformer en des citoyens d'une nation. Les Québécois ironiseraient donc, d'après Larose, parce qu'ils sont inconfortablement installés dans l'entre-deux, dans les disjonctions, et qu'ils glissent constamment subtilement, entre des espaces contradictoires qu'ils veulent à tout prix maintenir dans leur contiguïté, dans leur proximité, refusant de choisir et incapables de se donner des règles de différenciation. Les Québécois se maintiendraient comme peuple dans cet entre-deux amorphe (sans forme), dans cette liminalité sans fin où tout se touche, le mensonge et la vérité, la réalité et le rêve, le passé et le futur : il n'y a plus ni déchirure, ni lamentation, ni écartèlement, puisque la dualité est réalisée et que le « passage » est [328] permanent. Et lorsqu'il y a cris ou pleurs, cela surgit de la douleur d'un être unique structurellement tendu dans deux directions. « Non pas la double négation de qui jalouse les deux puissances, mais la double affirmation », écrit Larose (1987 : 176) et il continue : « C'est donc dire aussi : l'ironie, une exquise spécialité québécoise. La maîtrise d'une langue et d'une écriture qui peuvent jouer avec la régression, jouer la régression, pour la maîtriser. Québec bicontinental, bisexuel, affirmation et négation de "soi", le jeu du mouvement figé en image » ( : 177). Le Québec basculerait dans la parodie et ironiserait pour pouvoir exorciser la douleur collective d'un peuple à l'identité fragmentée qui serait nulle part parce qu'il a choisi d'être partout et qui serait tout et rien à la fois.

L’ironie surgirait donc apparemment comme une défense face au surplus des repères qui brouillent la cartographie provinciale et déroutent face à l'accumulation ou mieux à la répétition continue des mêmes symboles, des mêmes histoires, des mêmes personnages, comme si la société québécoise était prisonnière de la prolifération du même à qui les Québécois donneraient sans cesse de nouveaux visages, de nouveaux noms, comme pour se faire accroire qu'ils sont vraiment dans l'histoire et qu'ils en sont même les maîtres. Les Québécois ironiseraient donc parce que tout serait du pareil au même, que la même dramaturgie séculaire se répéterait et que le côté face ne serait que l'envers homologue du côté pile. Ils ironiseraient aussi parce qu'ils sont trop près les uns des autres, qu'ils se croient tous sortis d'un même tronc, d'une même souche, d'une même généalogie qui les fait tous parents dans l'indifférenciation d'un même sang. Cette parenté fondamentale immergerait les descendants des premiers colons dans la proximité, dans la métonymie, les empêcherait de créer une distance entre eux et entre les choses, la seule issue libératrice s'ouvrant devant eux étant du côté du jeu avec les inversions, avec les inflations, comme pour essayer de se défaire de la répétition, du semblable, du substitut et du symétrique.

Bien plus qu'au vernaculaire québécois ou à ce qu'il est convenu d'appeler le « joual », c'est à ce style langagier que les étrangers font, de fait, dès leur entrée dans la société québécoise, face à ce style dont les codes leur échappent dramatiquement, même lorsque ces Néo-Québécois sont des locuteurs francophones. En effet, ce n'est pas de syntaxe ou de phonétique dont il s'agit ici mais de pratiques discursives et narratives, d'un certain usage de la langue : dont les règles sont implicites et que seule une longue accoutumance permet vraiment d'apprivoiser. Et ces règles implicites qui entourent les pratiques discursives des Québécois francophones sont d'autant plus difficiles à saisir qu'elles sont revêtues d'une part d'une dimension politique comme l'a clairement démontré J. MacDougall. « irony is the most appropriate mode of expression of Québécois identity in the postcolonial world » (sous presse ; ms. : 10) et que l'ironie qui est le centre de gravité de ces pratiques se met d'autre part à fonctionner précisément lorsqu’il y a rencontre entre au moins deux personnes : « irony is in one sense as much the "fault" of the audience as the speaker » [329] (Swearingen, 1991 : 27). Et cette rencontre entre le style indigène québécois et celui de l'étranger se fait souvent dans un contexte d'incompréhension parce que l'ironie tend à inscrire le discours dans le mensonge, dans la fabulation plutôt, dans la fiction, dans le décollage d'avec la vérité du réel... Le style ironique ne peut donc apparaître que comme une insolente provocation à ceux et à celles qui en ignorent les règles de fonctionnement.

L’ironie ne serait pas que la figure privilégiée qui colore l'ensemble des pratiques discursives populaires au Québec, s'immisçant dans toutes les autres figures de style, dans toute la rhétorique et dans toutes les narrations. En se coulant spécifiquement dans deux formes principales, la parodie et la moquerie, l'ironie québécoise en arriverait à fonctionner de manière souvent déconcertante pour les Néo-Québécois. La parodie, qui est, selon Hutcheon, « a form of imitation, but imitation characterized by ironic inversion, not always at the expense of the parodied text » (1985 : 6) consiste, rappelons-le, à transformer et recycler des formes, à travestir, doubler ou pasticher des matériaux et à créer par ce biais de l'illusion. Et, de plus, dans la mesure où la parodie n'est rien d'autre qu'une dérivation sur un texte de base, il apparaît impératif de connaître ce texte si l'on veut pouvoir saisir les jeux de langage, surtout lorsque ceux-ci prennent des allures baroques. Comme les textes parodiés appartiennent le plus souvent à l'histoire privée d'un groupe social, ici celui des Québécois francophones, la connaissance de la culture et de l'histoire locales constitue un préalable incontournable pour tout étranger. Quant à la moquerie qui se développe elle aussi sur un fond d'ironie, les Néo-Québécois peuvent peut-être plus facilement la saisir que la parodie, puisqu'elle est davantage transculturelle et qu'elle ne semble pas toujours parasiter un texte de base qui appartiendrait spécifiquement à la culture québécoise populaire.

En réalité, la stylistique québécoise populaire n'est nullement réductible à la seule ironie et à ses deux variantes principales. La littéralité, la matérialisation du signe semblent, de fait, constituer une marque tout aussi essentielle des pratiques langagières québécoises que l'est l'ironie : dans l'humour et dans les histoires typiques, l'intrigue et la narration s'écrivent, en effet, souvent au Québec au ras du sens des mots et, plus globalement lorsqu'on analyse des discours particuliers, comme ceux de jeunes, de personnes âgées ou de patients psychiatriques, par exemple, on réalise à quel point la pauvreté de la symbolisation, le décollage de la littéralité des sens premiers, semblent se heurter à des difficultés structurelles qui s'enracinent sans doute dans un certain rapport collectif, déficitaire selon certains linguistes, à la parole. Les Québécois ne seraient donc pas que des spécialistes des niveaux de langage qui déplaceraient, combineraient et réorganiseraient continuellement la polyphonie des sens comme le laisse entendre l'idée que l'ironie est « une exquise spécialité québécoise ». Elle l'est peut-être mais sans doute uniquement dans la mesure où l'ironie se donne comme une élaboration seconde d'une littéralité qui lui préexiste constamment ou comme une quête des sens multiples qui se construit toujours sur un sens premier, le passage métaphorique entre le littéral et le [330] symbolique (de forme ironique), le transfert entre ces niveaux étant assuré par une qualité qui serait, elle, typiquement québécoise, la moquerie. C'est sans doute, en effet, à la jonction de la littéralité et de l'ironie qu'il faut saisir le style narratif québécois et ses pratiques langagières courantes.

Mais qu'en est-il au juste des rapports du style des romanciers du Québec à cette stylistique québécoise populaire telle que je viens de la décrire sommairement ? Et plus spécifiquement dans le cas de romanciers « nationaux » comme Aquin et Ducharme qui figurent parmi les principaux artisans de l'explosion romanesque dans le Québec des années 1965-1970 ou dans le cas de Ferron et de Beaulieu dont l'ancrage québécois de l'œuvre ne s'est jamais démenti, peut-on penser qu'il existe vraiment une continuité entre leur écriture et la « parlure » du peuple ?

Sans vouloir prétendre caractériser la stylistique de l'ensemble des romanciers québécois sur la seule base de quatre romans, même s'il s'agit d'ouvrages d'auteurs qui dominent la littérature romanesque au Québec, je prends le risque d'affirmer, en espérant pouvoir le démontrer, que le registre ironique est manipulé d'au moins quatre manières différentes par les romanciers choisis. Aquin me semble pratiquer une ironie tragique, Ducharme nous entraîne constamment dans l'ironie épique (au sens où Bertolt Brecht en parlait à propos du théâtre), Ferron, l'écorché vif qui s'est tourné de plus en plus au fil des années vers le monde de l'intériorité, se présente comme un ironiste narcissique, et dans Beaulieu, celui de la vraie saga des Beauchemin, tous les Québécois peuvent aisément reconnaître, il me semble, l'ironie folklorique. Nous trouvons chez ces quatre romanciers des styles différents qui se modulent néanmoins tous en référence à une même forme rhétorique de base, qu'ils prolongent et complexifient avec des accents différents.

Trou de mémoire (1968) d'Aquin est « un roman policier axé sur la pharmacomanie » ( : 63), un polar qui réalise la forme du roman policier à un point tel qu'il n'en est plus un. Ce récit baroque est dominé par la drogue, le délire, la violence sexuelle, la révolution, la sorcellerie, par la mort et par un meurtre qui envahit à un tel point toute la narration qu'on ne sait plus qui est le meurtrier (ce qui est normal dans un policier) ni non plus qui est la victime (ce qui est assez étonnant) : s'agit-il d'un meurtre fantasmé, d'un sacrifice propitiatoire, symbolique, d'un discours qui exorcise la souillure colonialiste de tout un peuple ? Comme chez Borges, tout est ici en trompe-l'œil, tout se dédouble, les formes glissent les unes dans les autres (« écrire en spirale comme un colonisé.. » : 120), l'imposture envahit tout, transformant le récit en une œuvre ouverte (Eco) et le lecteur en un coauteur. La forme imprègne à ce point le contenu qu'il n'existe pas vraiment de fond à ce roman si ce n'est dans sa forme même. Le style et la forme viennent donc métaboliser en même temps et le contenu du roman et le genre policier, démontrant la suprématie absolue de la forme dans toute l'entreprise romanesque.

Coauteur d'un récit qu'il n'a pas écrit, le lecteur ignore jusqu'à la dernière page qui a vraiment signé ce roman, qui est le premier auteur de cette narration [331] polyphonique, multivocale et contradictoire, de cette histoire qui n'en finit pas en rebondissements, en réalignements d'intrigue, en quart de finale, en semi-finale et en finale ? « Je dois dire la vérité au lecteur fidèle, écrit le prétendu éditeur dans un chapitre intitulé « Suite et fin » ( : 135-146), à celui qui a lu d'affilée la lettre inaugurale signée de Ghezzo-Quénum, le récit délirant du pharmacien crypto-révolutionnaire, le passage suivant où l'éditeur, lui-même, intervient dans le récit et, last but not the least, l'aveu terminal de la présumée RR... » ( : 135). Quatre voix parlent, de fait, dans le texte, quatre mains écrivent, se plagiant, se parasitant, se dédoublant, se parodiant, dans la simulation, dans la fausseté, sans qu'on sache jamais exactement qui est qui. Déjà dans l'Avant-propos, le pharmacien ivoirien Olympe Ghezzo-Quénum se dit frère jumeau de son collègue montréalais Pierre X. Magnant, sans doute parce que révolutionnaires et anticolonialistes tous les deux, mais tout chavire vraiment lorsqu'il ajoute : « vous avez prononcé mes propres paroles et vous avez chanté, si je puis dire, un hymne révolutionnaire qui est le double du discours que j'ai donné, il y a deux mois » ( : 10). Ils sont donc à ce point les mêmes, tellement identiques comme jumeaux, qu'ils ont l'un et l'autre comme maîtresses les deux sœurs, Joan à Montréal pour le pharmacien québécois et Rachel à Lagos pour le droguiste de Grand-Bassam ; et lorsque Ghezzo-Quénum mourra d'intoxication aux barbituriques à Montréal, c'est sous le nom de Magnant qu'il le fera.

Un lecteur pressé pourrait penser que le manuscrit autobiographique dans lequel un homme se confesse d'avoir tué son amante anglaise, se vante de ses exploits sexuels, et raconte sa dramatique histoire de drogue et de dérive psychologique, qu'un tel manuscrit ne peut être dû qu'à la plume du pharmacien-révolutionnaire Pierre X. Magnant. Mais ce journal d'aveux est aussi rempli de gloses, de corrections, de précisions, de notes infrapaginales écrites de la main d'un éditeur qui dit avoir reçu ce manuscrit de son ami Magnant et en être le seul interprète authentique. Une quatrième voix se profile aussi dans le texte, d'abord comme en dérivation puis de plus en plus envahissante au point même d'insérer de longues sections qu'elle signe des initiales RR : cette voix est celle d'une femme, la seule parmi les voix d'hommes. Qui de Pierre X. Magnant et de son jumeau ivoirien, de l'éditeur et de RR réussira à vraiment s'approprier le texte, à en devenir l'auteur principal ? L’intrigue bascule, on va de renversement en renversement et chacun des coauteurs y va de sa propre version de la fin de l'histoire.

L’identification de l'auteur fournit étrangement dans ce roman la clé même qui ouvre à la compréhension de l'intrigue. L'éditeur est le double de Pierre X. Magnant, il est Pierre X. Magnant lui-même qui est fictivement mort dans un accident d'auto pour « œuvrer plus sûrement dans la parfaite clandestinité de la mort » ( : 200) et qui a ressurgi comme éditeur sous le nom de Mullany avec comme mission de publier sa propre autobiographie écrite à la fin de sa vie antérieure. Rachel Raskin qui a signé le manuscrit des initiales RR est la sœur de Joan Raskin, tuée à Montréal par Pierre X. Magnant : c'est RR que Magnant [332] alias Mullany est allé rejoindre à Lagos (sans doute après sa mort simulée en voiture), cherchant dans la sœur le visage de son amante disparue, devenant son amant, puis lui donnant un enfant qui est né du viol et de la violence. L'auteur véritable de ce récit se révèle enfin être Rachel Raskin comme elle l'indique elle-même en finale du livre : « qu'on me pardonne d'avoir indiqué, tout au long du livre, que je lisais derrière votre épaule... me voici, moi RR, dans le rôle de l'éditeur... me voici en train de regarder (le récit strictement affreux de Pierre X. Magnant) d'un point de vue final qui me fait découvrir la vérité raccourcie de cette perspective... Ce roman secret est désormais sans secret pour moi » ( : 201). Il ne restait aux autres coauteurs qu'à disparaître : Olympe Ghezzo-Quénum se suicide en découvrant la vérité et Mullany alias Magnant meurt une seconde fois, la vraie cette fois-ci, d'une collision frontale. Dans un ultime retournement, la vraie narratrice met le point final à ce roman policier en s'identifiant elle-même, par le biais de son enfant, à la lignée des Magnant : « J'ai changé de nom, je porte un enfant qui s'appellera Magnant » ( : 204).

Comment se fait-il que la résolution de l'intrigue soit à ce point articulée à la question de l'identification de l'auteur ? Comment expliquer le fait que le contenu même du roman soit aussi dépendant de la forme narrative ? Il en est sans doute ainsi parce que tout ce roman ne forme qu'une vaste figure de style baroque, une anamorphose, qui fait en sorte que les choses changent constamment de forme et l'intrigue de sens selon qu'on les regarde sous un angle ou sous un autre. Les images se déforment, les jeux de miroir aveuglent et toutes les formes se mélangent, en effet, aussi longtemps que le lecteur n'a pas trouvé le lieu véritable à partir duquel il doit lire ce roman policier. Plusieurs lectures de Trou de mémoire apparaissent donc possibles, chacune étant déterminée par un angle particulier de vision, mais toutes ces lectures ne sont pas revêtues de la même légitimité, puisque seul le lieu à partir duquel écrit RR fournit ultimement l'éclairage qui permet au lecteur de se retrouver dans ce labyrinthe et d'assigner un sens, le sens profond ou anagogique pourrait-on dire, à tout le récit. En construisant Trou de mémoire sous le mode de l'anamorphose, Aquin a repris en la complexifiant une partie de ce que charrient les notions populaires d'ironie et de parodie, plus particulièrement en ce qu'elles permettent de jouer avec l'ambiguïté, les contradictions et la multiplicité des niveaux de sens. Mais dans une tragédie comme celle racontée par Aquin, il faut aussi savoir si le pharmakon est un remède ou un poison, s'il guérit ou s'il tue, et comme il peut être les deux à la fois, seule la connaissance du contexte de son usage révèle dans quel sens on le fait agir. De la même manière, en se plaçant comme auteur, RR nous fait sortir de la multiplicité des sens possibles en assignant à notre regard la seule position à partir de laquelle tout ce récit doit être lu [13].

Mes réflexions sur le style et la forme des romans de Ducharme, Ferron et Beaulieu seront beaucoup plus brèves. Dans le cas du Dévadé (1990) de Ducharme, je me limite à quelques commentaires sur le nom du héros, Bottom, et sur le titre du roman, ces deux mots illustrant à eux seuls avec clarté la formidable [333] capacité d'invention linguistique de Ducharme et la couleur unique d'un style fait de calembours inattendus, de déformations lexicales et d'amalgames (mots-valises) dont la source est bel et bien constituée par le parler français québécois. « Coupable encore, évadé débilité par les remords je me déshonore encore, je me remets encore entre les mains de la justice, et c'est la justice qui pleure ! Au secours, on me vole mon malheur » ( : 12) : que d'ironie chez ce (d)évadé qui en sortant (s'évadant) de prison a fait pleurer toute la justice. Mais son temps d'après-prison n'est guère mieux – « ce n'est pas une vie. Avec les ordures dont je la remplis, c'est une poubelle. » Bottom le dévadé n'est qu'un paumé, un rada, un drogué, l'homme à tout faire de la Patronne paraplégique à qui il sert de chauffeur, de nurse et à qui il rend à l'occasion de petits services sexuels. Mais ce Bottom fréquente aussi le milieu des filles perdues, des alcooliques et des artistes, il est un tendre, un grand amoureux qui a découvert dans cette débauche les secrets de la vie. « On m'appelle Bottom. C'est une traduction de Lafond que Bruno m'a faite quand on est parti à la conquête des États-Unis » ( : 62) : Bottom traduit sans doute plus « le fond » du fond, le bas du bas plutôt que le patronyme Lafond et ses anciens camarades de prison avaient sans doute autant de raisons de le baptiser Bottom, « le fond », que son compagnon de route américain en avait de rendre « Lafond » par Bottom. Tout l'imaginaire débridé de Ducharme se retrouve dans ces deux seuls mots, Bottom et Dévadé, qui sont un clin d'œil ironique à la parlure québécoise tout comme l'anamorphose de Aquin l'était, en plus compliqué cependant. Mais Ducharme est autant littéral qu'il est ironique, introjectant dans ses romans ce que Brecht a mis dans son théâtre épique : des héros non tragiques, de l'étonnement sans catharsis, du temps présent et la banalité quotidienne, une pléthore de gestes... C'est toute la vie du Québec que la scène littéraire parodie à travers Ducharme.

Le Ferron qui m'intéresse ici n'est ni le conteur, ni le magicien qui transforme la littérature en politique, ni même l'humoriste qui fait rire. Je suis davantage ému par le Ferron des dernières années, solitaire, engagé dans la rédaction de son grand œuvre sur la folie, vivant déjà le futur antérieur de l'après et abîmé dans une crise personnelle qui l'amène à repenser l'articulation entre sa douleur du dedans et le désarroi collectif de la société québécoise. Le point d'attache entre ces deux univers, le sien et celui des autres, il le trouve dans la folie, dans l'exploration du sens de la folie, celle qu'on enferme dans les asiles nationaux à Saint-Michel-Archange et à Saint-Jean-de-Dieu. Il n'y a pas de guérison pour une telle maladie et c'est bien ce que raconte Ferron dans Le pas de Gamelin (tel que publié dans La conférence inachevée en 1987 et non à partir de la série chaotique de manuscrits laissés par Ferron au sujet de la folie : voir Michaud, 1992) qui dit l'inévitabilité d'un tel mal et sa nécessaire claustration dans les asiles : « Ainsi donc, écrit-il, ces deux hauts lieux, étaient-ils des phares, garants d'une sagesse élémentaire qui consiste à n'être point fou, du moins à n'en rien laisser paraître » ( : 22), comme si tout le Québec, et pas seulement celui des dévoyés, des vauriens, des filles-mères et des demi-fous qui s'ignorent, ne pouvait s'apaiser et calmer son anxiété profonde qu'en [334] se laissant enfermer, à la manière du poète Nelligan, dans les immenses pavillons chauds où l'on soigne la folie. Ironique à l'extrême, Ferron met tout à l'envers : la liberté dans l’enfermement, la lumière (des phares) dans l'obscurité, la raison dans la folie. L’idiome des gens ordinaires qui ironisent et parodient est porté par Ferron à son achèvement. Mais l'ironie de cet écrivain naît de sa propre douleur intérieure, de celle-là qui semble avoir accompagné les dernières années de sa vie en tout cas...

Le tragique, la désolation insistante, la trivialité de l'histoire et la souffrance des jours ne se trouvent jamais niés ni par Aquin, ni par Ducharme, ni par Ferron, mais sont plutôt affrontés par un rire moqueur et redoutable qui tient le malheur à distance, par un détachement à travers l'alcool, la drogue, la démence ou la mort, comme pour faire un pied de nez à son destin propre et à celui des siens. L'écrivain et le peuple s'avancent sous un visage masqué qui dissimule la tristesse et la désespérance du (futur) suicidé, et ensemble, le premier parlant pour le second, ils préfèrent la tendresse pour les faibles et les « nés pour un petit pain » à l'impossible quête d'un autre monde. Tous ces écrivains « nationaux », Aquin, Ducharme et Ferron tout au moins, écrivent aux portes de la folie qui les appelle comme une séduisante sirène, mais à la faveur d'une auto-ironie, sans honte de ce qu'ils sont, ils s'esquivent tous les trois, écrivant leur torture interne qui est celle-là même du peuple dont ils sont issus.

En plus folkloriques, en moins tragiques, les Québécois se retrouvent sans doute aussi dans Les grands-pères (1979), un des beaux romans que Victor-Lévy Beaulieu a dédiés à la vraie saga des Beauchemin. La deuxième Milienne du grand-père, cette Milienne qu'il regrette d'avoir épousée après la mort de sa vraie Milienne qu'il a tant aimée, se meurt, là, étendue sur le plancher de sa cuisine. Mais lui, le grand-père remarié n'est pas là, il est dans ses rêves, dans son passé, dans sa propre mort à lui. Tout le roman est précisément contenu dans ce paradoxe, dans cette incroyable inversion qui est saturée d'ironie : la (fausse) épouse qui meurt ne sert qu'à mettre en scène une véritable mort, celle du père, comme dans un retour inattendu de la paternité dans une société que la majorité des écrivains québécois ont décrite comme la société des pères absents et des mères toutes-puissantes.

Dans cette section, j'ai brièvement commenté le style de quatre écrivains, un peu plus longuement dans les cas de Aquin et de Ducharme, beaucoup plus brièvement dans les cas de Ferron et de Beaulieu. Les réflexions que j'ai faites ne se fondent nullement sur de vraies études stylistiques qui distingueraient dans la langue écrite ses caractéristiques principales : classique ou baroque ; luxuriante ou sobre ; cérémoniale ou sévère ; joyeuse ou triste ; détachée ou engagée... De telles études seraient évidemment essentielles pour nuancer mes propos, mais je rappelle que l'ethnocritique étudie le style des écrivains à partir d'un tout autre lieu : l'anthropologue s'efforce en effet plutôt de lire les écrivains sur l'horizon des pratiques langagières et discursives populaires, en insérant leur style d'écriture dans ce qu'on pourrait sans doute appeler un [335] métastyle, par analogie avec le métarécit dont j'ai parlé dans le paragraphe précédent.


Michel Tremblay et Mordecai Richler
sur le Plateau Mont-Royal


Lorsqu'il se met à rajeunir d'une génération les personnages dramatiques du cycle des Belles-Sœurs et qu'il les fait vivre sur le Plateau Mont-Royal des années 1940, Tremblay sait certainement qu'un autre écrivain montréalais, Mordecai Richler, a précisément situé dans un espace géographique voisin et dans la même époque un de ses premiers romans, The Apprenticeship of Duddy Kravitz (1959), de même que quelques autres de ses romans ultérieurs. C'est du dedans de l'enclave de la communauté juive que Mordecai Richler a écrit : son Duddy Kravitz habitait sur la rue Saint-Dominique parce que son père, un Juif polonais de Lodz, n'avait pu payer son billet du CPR que jusqu'à la gare Bonaventure ; et Duddy qui a grandi dans la boutique de son père cordonnier a souvent accompagné ce dernier à la Synagogue et a fréquenté l'école de la Talmud Torah, l'une et l'autre situées en plein Plateau Mont-Royal. C'est avec les Irlandais et les Écossais que le juif Duddy s'est battu lorsqu'il est devenu adolescent et, à 15 ans, au moment où il a commencé à travailler dans l'atelier de couture de son oncle Benjy, il a découvert les filles canadiennes-françaises attelées aux machines, qui lui sont apparues belles et légères à la fois. Il les avait côtoyées depuis son enfance dans le voisinage de la rue Saint-Dominique, mais il ne les connaissait pas vraiment : c'est pourtant avec l'une d'entre elles qu'il a vécu sa première relation sexuelle et, progressivement, c'est à cette communauté francophone des Gentils, des goy, qu'il s'est associé de plus en plus au point qu'Yvette – prénom emblématique de toute une collectivité – est devenue son amante au vu et au su de toute la communauté juive. Contre les siens, Duddy fit même le projet de s'acheter une terre à la manière des Canadiens français et annonça vouloir s'établir avec Yvette du côté de Sainte-Agathe ; en fait, c'est d'un lac dont il rêvait pour y construire un hôtel pour touristes...

Et l'apprentissage de Duddy Kravitz a ainsi continué dans la proximité de la communauté canadienne-française, dans le refus de l'entre-soi étroit du milieu juif et dans le scandale de ses liaisons avec une étrangère. Tout cela, Mordecai Richler le raconte avec un humour froid dont il ne se départit jamais et avec un sens de la moquerie typiquement juif dans lequel Michel Tremblay pourrait sans doute aisément se reconnaître. Qu'ils l'ignorent ou qu'ils le sachent, il existe, de fait, entre ces deux écrivains une parenté essentielle qui va bien au-delà du fait qu'ils ont tous les deux grandi, à dix ans d'intervalle (Richler est né en 1931 et Tremblay en 1942) autour du Plateau Mont-Royal et qu'ils ont l'un et l'autre présenté une chronique de la vie quotidienne des années 1940. Mais chacun a écrit du cœur de l'espace limité qu'il a habité, l'un Québécois francophone et l'autre Juif montréalais : dans leurs écrits, tous les deux se gaussent des règles que l'Église et la Synagogue imposent aux petites gens et se [336] plaisent à ironiser au sujet des travers des leurs. Cependant, ils ne voient vraiment bien qu'une seule partie du Plateau Mont-Royal, uniquement celle à laquelle sont mêlés leurs souvenirs personnels. Dans le Tremblay de Thérèse et Pierrette à l'école des Saints-Anges (1980) qui est le deuxième roman composant sa Chronique du Plateau Mont-Royal (1978-1984), le lecteur est conduit sur la rue Fabre et entraîné dans un univers de jeu qui mêle le sérieux et le burlesque : des filles miment les pieuses religieuses de l'Académie des Saints-Anges, des maris préfèrent l'univers masculin des tavernes et des sports à l'ambiance maternelle des espaces domestiques et, partout, les personnages rient de leurs travers et de la petitesse de leur monde [14].

C'est la même ambiguïté, la même verve ironique et le même goût de la dénonciation d'une certaine bêtise qu'on trouve plus de trente ans après The Apprenticeship of Duddy Kravitz chez le Mordecai Richler qui s'en est pris dans Oh Canada ! Oh Quebec ! Requiem for a Divided Country (1991) aux excès de l'application des lois linguistiques (les lois 101 et 178) dans l'espace pluraliste de Montréal [15]. Cet écrivain dérangeant qui avait choqué l'« establishment » juif, celui de la finance surtout, avec son Solomon Gursky was here (1989) et qui a fréquemment répété aux anglophones du Canada que leur pays serait très ennuyeux sans les excès du Québec, voilà qu'il s'en prenait maintenant à la « police québécoise de la langue » prétendant qu'elle a accumulé, sans les traiter, plaintes et dénonciations, à la Commission de toponymie qui a dé-re-baptisé bien des sites dans un refus de reconnaître l'histoire passée telle qu'elle a été, fustigeant un certain nationalisme linguistique québécois et dénonçant avec violence l'intransigeance croissante de tout le monde, des Canadiens anglophones tout autant que des francophones du Québec.

Le style de cet essai politique est excessif et l'ironie y est tout aussi mordante que dans les romans. Mais cette fois-ci, plus personne ne rit, du moins pas du côté québécois francophone. Ni les intellectuels ni les Québécois ordinaires ne trouvent plus cela drôle : le Montréalais de naissance Mordecai Richler, le fils de l'immigrant juif polonais, ne serait qu'un « étranger » qui n'a pas compris que quelque chose a changé au pays du Québec, que le maintien du « visage francophone » de Montréal exigera désormais que l'on s'oppose à toute trace linguistique non française qui pourrait le défigurer. Richler, le romancier devenu essayiste politique, est ainsi revenu relancer de vieux débats, faisant ressortir du « placard » des fantômes que les francophones et les anglophones, comme dans un commun accord tacite, préfèrent souvent ne pas voir se balader de nouveau. En rompant le silence et en choisissant d'écrire sur le mode de l'ironie à propos d'un sujet sérieux s'il en est un au Québec, celui de la langue, Richler ne pouvait pas être entendu des Québécois francophones même si certaines de ses réflexions les rejoignaient sans doute dans leurs propres analyses de la situation.

Mais comment ces Québécois francophones auraient-ils réagi si un des leurs, si Tremblay, par exemple, s'était mis à ironiser sur le « cirque » produit par certains aspects des lois linguistiques québécoises tout comme il a parodié [337] les travers des résidents de la rue Fabre ? Peut-être quelques Québécois auraient-ils ri ou au moins auraient-ils pris une certaine distance critique par rapport à quelques-uns des moyens choisis pour défendre les lois linguistiques du Québec. Il ne s'agit pas ici de savoir si l'analyse de Richler est juste ou excessive, ni si les Québécois francophones ont réagi à la forme plutôt qu'au fond de ses affirmations, car de telles questions ouvriraient des débats interminables sur le bien-fondé des lois linguistiques québécoises et sur leur degré d'efficacité réelle quant à la protection de la langue (Brunelle, 1992).

En comparant Tremblay et Richler dont le style s'apparente et dont l’œuvre romanesque (pour une partie en tout cas) prend pour scène la ville de Montréal, je voulais plus simplement et plus fondamentalement mettre en évidence le caractère politique de la littérature : d'un côté, l'écrivain parle, en effet, toujours du dedans d'une communauté qui lui impose une appartenance, qui l'identifie, même lorsqu'il s'en distancie ou qu'il la critique violemment ; d'un autre côté, le lecteur lit toujours une œuvre à partir d'un lieu précis, à partir d'une histoire et d'une position sociale, voire à partir aussi de son appartenance à un groupe linguistique ou culturel particulier. Dans le cas de Tremblay et de Richler, toute analyse de leur œuvre, fût-elle superficielle, et plus particulièrement de la réception que le Québec a réservée aux romans de ces deux auteurs (bien au-delà donc du seul essai politique de Richler), démontre que l'écrivain prédéfinit en quelque sorte lui-même l'espace de circulation de ses écrits à travers le choix de ses personnages et du lieu où il situe ses intrigues : il est ainsi symptomatique de constater que pratiquement aucun critique littéraire québécois n'ait jamais systématiquement comparé – à ma connaissance – les romans de Richler à ceux de Tremblay, alors que ce dernier s'est déjà vu consacrer des milliers de pages d'analyse. Et pourtant, on trouve chez le premier Richler (1959) la main tendue de Duddy Kravitz vers Yvette, les deux amoureux ayant choisi de traverser la frontière de leur groupe culturel quoi qu'il leur en coûte. Et le style ironique auquel ont recours, chacun à leur manière, Tremblay et Richler, ne semble pas non plus avoir rapproché ces deux écrivains dans l'esprit des lecteurs québécois francophones : l'ironie qui est une figure transculturelle à laquelle recourent des écrivains dans toutes les langues du monde fonctionne, en effet, paradoxalement comme un marqueur de frontières. Il semble bien que le message véhiculé sous une forme ironique ou parodique ne puisse vraiment être compris qu'à deux conditions qui doivent être réalisées en même temps : l'écrivain ne peut parodier que sa propre société d'appartenance dans une espèce d'exercice d'auto-ironie, et les lecteurs n'entrent vraiment dans les jeux ironiques d'un écrivain que lorsque ceux-ci mettent en scène d'autres qu'eux-mêmes, des étrangers, des voisins, les proches surtout qui sont à la fois différents et semblables constituant le groupe privilégié à parodier dans la mesure où le lecteur peut à la fois se reconnaître en eux et s'en différencier.

Gayatri Spivak a peut-être mieux que quiconque expliqué pourquoi la réponse du lecteur ordinaire et du critique littéraire « cannot just be a judgment [338] on the basis of disinterested readings by a presumed community » (1990 : 50). Spivak insiste sur le fait que des éléments politiques viennent toujours s'insérer dans la transaction qui unit un lecteur ou un analyste à un écrivain, qu'il n'existe pas nécessairement une communauté d'intérêt entre l'écrivain et ses lecteurs, le premier pouvant, en effet, écrire à partir d'une position hégémonique ou ressentie comme hégémonique du seul fait qu'il appartient à un groupe historiquement opposé à celui auquel appartient le lecteur ou le critique. La politique s'inscrit donc insidieusement comme un sous-texte dans toute œuvre, et ce sous-texte doit être analysé pour lui-même si l'on veut vraiment avoir accès au sens d'une œuvre.

Nul ne peut, en effet, détacher la littérature de l'histoire sociopolitique et des enjeux collectifs, particulièrement de certains enjeux territoriaux, linguistiques ou autres, de ceux-là en tout cas dont la prégnance est telle qu'ils traversent toute l'histoire d'une société. Les œuvres littéraires sont certes détachables de l'agitation superficielle des événements politiques qui secouent sporadiquement certaines sociétés et, en ce sens, on peut dire que la littérature échappe à l'actualité politique et à l'immédiateté des réactions et débats. Si elle peut de fait échapper à l'actualité immédiate, l'œuvre de l'écrivain, lequel écrit toujours à partir d'un espace sociopolitique singulier comme je l'ai soutenu à la suite de Deleuze, n'en est pas moins nécessairement marquée par la longue historicité, par les conflits passés dont l'écrivain hérite, qu'il le veuille ou non, par une certaine position, hégémonique ou subalterne, que le seul fait d'appartenir à un groupe plutôt qu'à un autre confère à tout écrivain. Or, c'est précisément sur l'arrière-fond de cette longue durée que l'actualité politique est le plus souvent interprétée et que les œuvres littéraires, même celles qui n'ont explicitement rien à voir avec la politique, sont reçues, lues et analysées. L'écrivain inscrit donc son œuvre, à son corps défendant le plus souvent, dans un espace de débats politiques qui orientent forcément la réception et l'interprétation qui en est faite : sa position d'écriture apparaît précontrainte, d'une part, par l'histoire de son groupe linguistique et sociopolitique d'appartenance et, d'autre part, par les débats qui se déroulent dans l'arène politique au moment où l'écrivain publie ses romans, son théâtre, sa poésie ou ses essais.

Les principes d'analyse géopolitique de la littérature tels qu'esquissés par Spivak et par Derrida (1988) valent sans doute aussi lorsqu'il s'agit d'interpréter l'œuvre de Richler ou de Tremblay et de comprendre les réactions populaires face à certains de leurs écrits. Le Québec est dans son entier héritier d'une histoire coloniale dont personne, du côté francophone surtout, n'arrive à se dégager lorsqu'il lit les écrits d'un écrivain québécois ou canadien : la langue utilisée, le groupe culturel d'appartenance, l'ancienneté de l'implantation familiale dans le pays, les options politiques implicites ou explicites de l'auteur, tout cela est spontanément pris en considération dans l'acte de la lecture et encore plus peut-être dans l'analyse qu'en proposent les critiques littéraires. Le sujet québécois demeure un sujet postcolonial qui est encore porteur des traces du passé en sorte que le contexte culturel dans lequel les œuvres d'écrivains [339] comme Richler et Tremblay sont reçues apparaît traversé par des forces idéologiques et politiques héritées du passé et qui se présentent aujourd'hui sous de nouveaux visages, dans le contexte d'un nationalisme francophone québécois particulièrement vigoureux [16].

Richler risque donc d'être lu sur l'arrière-fond du vieil impérialisme britannique, de son appartenance, fût-elle marginale, à la communauté juive qui a toujours gardé une forte identité dans l'espace culturel québécois et dans le contexte du projet d'émancipation politique du Québec francophone. En introduisant ma lecture ethnocritique par Margaret Atwood et en la concluant par Mordecai Richler, je voulais précisément rappeler par ces choix le caractère indépassable des rapports antagonistes et complémentaires qui lient les francophones et les anglophones dans l'espace géographique du Nord-Est américain, que le Québec existe comme une nation souveraine, comme un État américain associé à la Nouvelle-Angleterre ou comme une province dans l'espace confédéral canadien. De même, mon analyse des romans de Richler et de Robin visait à souligner la pluralisation interne du Québec, sa diversification par le dedans qui a toujours été là, mais qui devient aujourd'hui une donnée incontournable de la nouvelle identité québécoise.


Conclusion : l’identité fragmentée
de l’
homo quebecensis


La méthode de l’ethnocritique littéraire qui a été ici succinctement appliquée à l'interprétation de dix romans recoupe et prolonge plusieurs autres formes de critique littéraire : elle est proche de la sociocritique, elle partage plusieurs traits avec l'analyse narratologique et stylistique, elle appartient à la littérature comparée dans la mesure où elle fait éclater les frontières du territoire national et, par-dessus tout, l’ethnocritique se nourrit des mêmes méthodes sémiotiques et herméneutiques qui alimentent les travaux de critique littéraire. Bien que les méthodes de l'ethnocritique ne soient pas encore fermement assurées, la démarche adoptée ne doit pas être ramenée au simple vagabondage d'un ethnologue dans la littérature québécoise à la recherche de ce que les romans pourraient dire de l'identité collective des Québécois. La méthode utilisée visait bel et bien à dégager certaines caractéristiques de l'homo quebecensis, mais elle l'a fait en refusant de s'inscrire dans le simple prolongement des approches ethnologico-historiques et folklorisantes des sociologues d'un passé encore récent qui transformaient les romans en une crypto-sociologie. Dans sa pratique de l'ethnocritique littéraire, l'anthropologue prend plutôt le risque d'une interdisciplinarité large qui ne neutralise le discours et la méthode d'aucune discipline, combinant les meilleurs acquis de la sociosémiologie aux courants les plus dynamiques de l'analyse littéraire, de ceux surtout qui sont nourris des théories poststructuralistes et de la psychanalyse. L'ethnocritique littéraire se présente donc comme une position mobile du regard plus que comme une pratique strictement disciplinaire.

[340]

Dans son exploration de l'identité par le moyen de romans, l'ethnocritique propose de lire ces romans sous un certain angle, à partir de ce que j'ai appelé la triangulation du regard qui conduit l'anthropologue à déplacer constamment le lieu de sa lecture, à superposer les points de vue sur l'œuvre et à situer constamment le roman dans l'intertextualité, dans la culture, dans l'histoire, dans la langue et dans la politique. L’identité collective est toujours appréhendée en anthropologie comme une mémoire historicisée, comme une inscription dans un territoire, comme une généalogie, comme une quête d'origine, comme un mode particulier d'être-au-monde, comme un « nous » que les écrivains refigurent, représentent et recomposent dans leurs fictions, bâtissant à partir, le plus souvent, de leurs expériences singulières et privées. Les trois positions du regard que j'ai privilégiées dans mes analyses ethnocritiques viennent prolonger en quelque sorte dans l'espace littéraire le projet fondamental de toute recherche anthropologique :

• Il s'agit d'abord de considérer que les frontières politiques, linguistiques et territoriales d'un groupe humain ouvrent plus qu'elles ne contiennent, que l'expérience fondatrice qui permet à ce groupe de se projeter dans le futur est indissociable de son rapport à l'autochtonie et de son ancrage dans une origine commune et, enfin, que l'histoire, surtout chez les peuples qui furent vaincus ou qui tendent à se référer à des défaites historiques, se prolonge sous la forme de traces ou de mémoriaux jusque dans l'aujourd'hui de la vie d'une société.

• Elle vise aussi à identifier un domaine particulièrement révélateur qui agit comme un marqueur d'identité dans l'espace collectif et à lui accorder pour cette raison un statut privilégié dans l'analyse : dans le cas du Québec, la langue est revêtue d'un tel statut et cela explique pourquoi j'ai attaché une telle importance aux pratiques langagières populaires et à leur éventuel écho dans les romans. L’étude des stratégies discursives et narratives a été employée comme une des voies principales pour accéder à l'identité collective des Québécois.

• Enfin, l'ethnocritique prend au sérieux les blessures que l'histoire a infligées à un groupe, de ces blessures surtout qui ne sont pas seulement stockées dans la mémoire, mais qui restent souvent vives et que l'actualité politique réouvre souvent : le refus de prendre à la légère le politique témoigne précisément de l'attention de l'anthropologie aux traumatismes collectifs et à la dramatisation de l'histoire.

Mais l'anthropologue n'est pas ici en train de transformer le romancier en un informateur clé de plus : il se met plutôt à son école, apprend à marcher dans ses pas, épousant son regard sur les êtres humains, dans la proximité et la distance, dans la sympathie et la critique. C'est toute l'entreprise anthropologique qui sort transformée de sa rencontre avec la littérature.

[344]

RÉFÉRENCES


a) Liste des dix romans commentés

Aquin, Hubert, Trou de mémoire, Montréal : Bibliothèque québécoise, 1993 (édition originale 1968).

Atwood, Margaret, Surfacing, Toronto : General Publishing Co. (New Press Canadian Classics), 1972.

Beaulieu, Victor-Lévy, Les grands-pères, Montréal : VLB Éditeur, 1978.

Blais, Marie-Claire, Une saison dans la vie d’Emmanuel, Québec : Stanké, 1980 (édition originale 1965).

Ducharme, Réjean, Dévadé, Montréal : Éditions Lacombe (Paris : Gallimard), 1990.

Ferron, Jacques, La conférence inachevée. Le pas de Gamelin et autres récits, Montréal : VLB Éditeur, 1987.

Maillet, Antonine, Pélagie-la-charrette, Montréal : Leméac, 1979.

Richler, Mordecai, The Apprenticeship of Duddy Kravitz, Toronto : Penguin Books, 1984 (édition originale 1959).

Robin, Régine, La Québécoite, Montréal : XYZ éditeur, 1993 (édition originale 1983).

Tremblay, Michel, Thérèse et Pierrette à l'école des Saints-Anges, Montréal : Leméac, 1980.

b) Ouvrages de référence

Allard, Jacques, Traverses de la critique littéraire au Québec, Montréal : Boréal (coll. « Papiers collés »), 1991.

Aquin, Hubert, Journal 1948-1971 (édition critique établie par Bernard Beugnot), Montréal : Bibliothèque québécoise, 1992.

Aquin, Hubert, L'Antiphonaire, Montréal : Cercle du Livre de France, 1969.

Belleau, André, Surprendre les voix, Montréal : Boréal, 1986.

Brochu, André, L'instance critique, Montréal : Leméac, 1974.

Brunelle, Dorval, « Requiescat Canada », Spirale, 117, septembre 1992 : 8.

[345]

Cardinal, Jacques, Le Roman de l'histoire. Politique et transmission du nom dans Prochain Épisode et Trou de mémoire de Hubert Aquin, Montréal : Les Éditions Balzac, 1993.

Damatta, Roberto, « Aobra literaria como etnografia : notas sobre as relacoes entre literatura e antropologia », in Conta de mentiroso. Sete ensaios de antropologia brasileira, Rio de Janeiro : Editora Rocco Ltda, 1993.

Deleuze, Gilles, Critique et clinique, Paris : Minuit, 1993.

Derrida, Jacques, Mémoires pour Paul de Man, Paris : Galilée, 1988.

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Krysinski, Wladimir, Carrefours de signes. Essais sur le roman moderne, La Haye : Mouton Éditeur, 1981.

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Nepveu, Pierre, L'écologie du réel. Mort et naissance de la littérature québécoise contemporaine, Montréal : Boréal, 1988.

[346]

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Thibault, Pierrette et Diane Vincent, Un corpus de français parlé, Québec : Université Laval, 1990.

Vincent, Diane (dir.), Des analyses de discours, Québec : CELAT, 1989.

Fin du texte

[365]


Notice biographique

GILLES BIBEAU

Gilles Bibeau s'est spécialisé dans les études africaines et en anthropologie de la santé. Ses recherches portent principalement sur les sujets suivants : les transformations des médecines et religions traditionnelles en milieu urbain africain ; la comparaison des systèmes de signes, de sens et d'action en santé mentale dans plusieurs pays (Brésil, Pérou, Inde, Côte d'Ivoire, Mali) ; l'étude des cultures associées aux « piqueries » à Montréal. Il est un membre très actif du GIRAME qu'il a dirigé pendant plusieurs années. Il est le cofondateur de la revue Psychotropes et est actuellement l'éditeur international de Medical Anthropology Quarterly. Ses approches s'inspirent des courants interprétatifs [p. 366] et constructivistes. Parmi ses publications récentes, les trois suivantes illustrent l'orientation de ses travaux :

Bibeau, G. et M. Perreault (1995), Dérives montréalaises. Itinéraires de toxicomanies dans le quartier Hochelaga-Maisonneuve, Montréal : Boréal.
Bibeau, G. et E. Corin (dir.) (1994), Beyond Textuality. Asceticism and Violence in Anthropological Interpretation, Collection « Approaches to Semiotics », Berlin : Mouton de Gruyter.
Bibeau, G., A.M. Chan-Yip, M. Lock, C. Rousseau, C. Sterlin (1992), La santé mentale et ses visages. Un Québec pluriethnique au quotidien, Boucherville : Gaëtan Morin éditeur.


[1] Anthropologie, sociologie et littérature. Les analystes littéraires qui ont étudié avec attention la littérature québécoise contemporaine ne savent cependant pas trop bien qui elle est ni ce qu'elle est : d'après Belleau, elle serait carnavalesque et rabelaisienne, mais Régine Robin la trouve, elle, plutôt borgésienne comme le Québec, « ce lieu postmoderne dont on ne peut jamais savoir s'il est une copie, un original... » (1994 : 223) et Marcotte la lit textuellement à l'imparfait comme une littérature inachevée, en chantier. Simon Harel (1989) la dit sortie du texte national, comme si l'étranger s'était introjecté dans la psyché québécoise ; P. Nepveu (1988) parle, lui, d'une « littérature postquébécoise », comme si elle s'était libérée de la question nationale, et Krysinski (1981) a de son côté proposé, depuis déjà fort longtemps, d'envisager le roman québécois dans le contexte international du roman moderne. Pour Jean Larose (1987), la littérature comme la société québécoise se situeraient encore dans un entre-deux malsain et pour François Paré (1992), l'ambiguïté dominerait toujours. La littérature québécoise est sans doute un peu tout cela à la fois.

[2] Malgré le désir de s'inscrire d'emblée dans l'espace français de la critique littéraire, pratiquement aucun des critiques québécois ne semble avoir quelque audience que ce soit en France. Tadié (1987) ne mentionne aucun critique québécois dans son ouvrage de synthèse sur la critique littéraire au XXe siècle, le seul Canadien ayant mérité son attention étant Northrop Frye. Gilles Marcotte et Jean-Éthier Blais semblent donc avoir eu raison de signaler le localisme de la critique littéraire québécoise : d'une part, à vouloir trop imiter les autres (les Français, bien sûr), les Québécois auraient perdu leur originalité et, d'autre part, la pauvreté de leur culture philosophique les aurait empêchés de produire au Québec un théoricien de la stature de N. Frye. La qualité des travaux québécois n'est peut-être pas ce qui explique l'oubli de Tadié et de bien d'autres, mais plutôt un certain chauvinisme de la part de ceux qui contrôlent la littérature de langue française, à partir de Paris, bien sûr.

[3] De prestigieuses revues québécoises rendent compte de l'actualité littéraire au Québec : Voies et Images, Spirales, Lettres québécoises, Vice Versa.... dans un style et avec un contenu qui atteignent souvent le niveau de la Quinzaine littéraire, du Times Literary Supplement et même du New York Review of Books. Sur le plan théorique, la revue Discours social du Centre interuniversitaire d'analyse du discours et de sociocritique des textes (CIADEST) apporte aussi une contribution qui se compare avantageusement avec les meilleures revues internationales. Plusieurs maisons d'édition (Boréal, Hurtubise, L’Hexagone, Leméac, Balzac ...) possèdent de solides collections spécifiquement dédiées aux essais dans le domaine littéraire.

[4] Dans le sillage de la nouvelle critique, l'ethnocritique a été forcée de préciser sa démarche, de clarifier ses méthodes et d'affiner ses outils d'analyse. François Laplantine a été un des premiers ethnologues à proposer une lecture anthropologique de la littérature, et plus particulièrement des œuvres romanesques. Dans Transatlantique. Entre Europe et Amériques latines (1994), Laplantine s'inspire davantage pour parler des cultures latino-américaines d'écrivains comme Octavio Paz, Carlos Fuentes, Jorge Luis Borges, Miguel Angel Asturias, Gabriel Garcia Marquez et de plusieurs autres romanciers que de travaux spécifiquement ethnographiques, un peu comme si l'on proposait une interprétation ethnocritique de la culture française à partir de Proust, Artaud et Zola. Pareillement, dans un essai fortement méthodologique, l'ethnologue brésilien Roberto Damatta (1993) a précisé de quelle manière il conçoit les rapports entre anthropologie et littérature. Un peu partout à travers le monde, on assiste au développement des approches ethnocritiques de la littérature : par exemple, J. Lévy et A. Nouss (1994) viennent de publier un essai d'anthropologie romanesque qui est une ethnocritique combinant l'anthropologie et la critique littéraire.

[5] La lecture géopolitique des textes à laquelle l'anthropologue s'adonne dans son travail d'ethnocritique a peu à voir avec la « critique politique » proposée, par exemple, par Terry Eagleton (1983) qui se révèle être surtout idéologique et qui néglige d'étudier le contexte sociopolitique immédiat dans lequel se situe l'écrivain. Notre approche s'inspire davantage des conceptions capillaires du pouvoir que M. Foucault a mis en évidence en démontrant que toutes les institutions d'une société, et cela inclut la littérature et la langue, sont traversées par un réseau de forces géopolitiques que l'analyse doit mettre en évidence. Cette lecture politique des textes littéraires est également nourrie des idées de G.C. Spivak sur l'écriture en situation de « post-coloniality » et de ce qu'a écrit Edward Said au sujet du « discours orientaliste » des auteurs occidentaux. Foucault, Spivak et Said ont tous les trois, chacun à leur manière, insisté sur la nécessité de situer l'écrivain et son œuvre dans un espace sociopolitique marqué.

[6] Dans un livre récent sur le canon littéraire canadien, Robert Lecker (1992), qui enseigne la littérature anglaise à l'Université McGill, a démontré que le « pecking order has been skewed in the direction of realistic and nationalistic », mettant en évidence le caractère arbitraire, toujours provisoire et historiquement déterminé du choix des écrivains qu'on fait entrer dans le canon, qu'on publie dans les anthologies et qu'on enseigne dans les écoles. Le contexte américain du multiculturalisme a plus que partout ailleurs amené des écrivains de différentes origines, des Noirs surtout, à contester jusqu'aux chefs-d'œuvre littéraires de la littérature occidentale dans la mesure où ils représentent, comme le dit Henry Louis Gates (1992), le directeur des études afroaméricaines à Harvard, un « order in which the blacks were the subjugated, the invisible, the unrepresented and the unrepresentable ». Ces deux exemples traduisent clairement le caractère forcément arbitraire de tout canon littéraire. Et le Québec n'échappe pas à cette règle.

[7] Les fragments d'un métarécit identitaire du Québec. Lise Gauvin écrit au sujet de l'écriture des femmes québécoises : « Elles sont éclectiques, gourmandes, empruntant à la modernité ses déconstructions et son renouvellement des codes, à la post-modernité son esthétique du fragment, de l'hybride, au romantisme sa reconnaissance de la subjectivité. Si le privé est politique, la fiction l'est également. Les femmes qui écrivent ont su trouver le difficile rapport entre l'autobiographie et la fiction, le singulier et le collectif » (1993 : 104).

[8] Cette ligne d'interprétation prolonge celle esquissée par D. Howes (« Surfacing », écrit-il, « may be said to revolve around the theme of having to erase […] the mark within us » left by our « conquering relation to place ») dans un texte portant sur la spécificité de l'anthropologie canadienne (1992 : 159).

[9] J'ai pensé à un moment étudier le Volkswagen Blues (1988) de Jacques Poulin plutôt que le Surfacing de Atwood. Dans cette saga de la route écrite par Poulin, un écrivain québécois nommé Jack et une femme montagnaise, la Grande Sauterelle, sont engagés, de Gaspé à San Francisco, sur une double piste, celle de la poursuite du frère de Jack en fuite et celle de la quête de l'origine ethnique, française et amérindienne. J'ai aussi été tenté par La quête de l'ourse (1980) d'Yves Thériault et par d'autres romans dans lesquels des signes incertains indiquent la voie à suivre et où des empreintes guident la marche tout au long d'une quête qui se termine souvent mal. Mais chaque fois, je suis revenu à Surfacing qui met en jeu, mieux que tout autre roman, il me semble, les rapports d'une société à son territoire, à travers le rapport au père et l'interrogation sur l'origine.

[10] J'aurais pu choisir, pour illustrer la bifurcation interne à la société québécoise, d'autres romans que celui de M.-C. Blais, par exemple, le Kamouraska (1970) de Anne Hébert, le Mathieu (1949) de Françoise Loranger, le Salut Galarneau ! ou D’Amour, P.Q. de Jacques Godbout ou, encore, l'un ou l'autre roman de Gérard Bessette. Ce n'est nullement par souci de meilleure représentativité que j'ai préféré Une saison dans la vie d'Emmanuel et mon choix ne signifie en rien une hiérarchie de qualité entre ces différents romans. De plus, je ne crois pas que le roman choisi introduise ni mieux ni plus mal que les autres romans à la société québécoise.

[11] Aquin, lui, aurait lu avec plaisir La Québécoite s'il avait encore été là. « L'écriture, écrivait-il le 26 janvier 1954 dans son journal, est l'épave qui me retient alors à la surface. Un roman, une œuvre à faire dressent autour de l'âme errante des parois qui la protègent de l'anéantissement » (Aquin 1992 : 181). Et Aquin ne faisait-il pas dire à la narratrice de L'Antiphonaire : « Je suis fragmentaliste..., si l'on peut dire, et nullement encline à la représentation sphériciste de la réalité. Pour moi, l'existence n'est qu’une série de séquences brisées, auto-suffisantes, dont l'addition n'égale jamais la totalité » (1969 : 218).

[12] Une narrativité coincée entre l'ironie et la littéralité. Outre les travaux d'ethnolinguistes comme Thibault et Vincent qui ont analysé différents aspects des pratiques discursives chez des locuteurs francophones québécois de différentes classes et catégories sociales, il faut rappeler que les folkloristes ont beaucoup étudié les caractéristiques de la littérature orale du Québec, s'attachant particulièrement aux techniques de narration des contes. Malgré la richesse du Trésor de la langue française déposé à l'Université Laval, beaucoup reste cependant encore à faire pour caractériser le français parlé au Québec dans différents milieux et pour préciser la place de certaines stratégies narratives ou de certaines formes rhétoriques dans les pratiques langagières des Québécois francophones. Ainsi, par exemple, il est difficile de s'appuyer sur des travaux de linguistes pour affirmer que l'ironie constitue vraiment un trope dominant dans les stratégies narratives des Québécois francophones.

[13] Dans une analyse brillante de ce roman d'Aquin, J. Cardinal souligne avec beaucoup de justesse que « c'est la mère qui, en dernier lieu, dirige la scène du théâtre des fondations » (1993 : 160). Ce spécialiste de la littérature aquinienne a lu d'un point de vue psychanalytique Dernier épisode et Trou de mémoire, retrouvant dans l'un et l'autre roman la violence comme fondement même de l'ordre-désordre social, une violence fondatrice qui passe insidieusement de l'homme à la femme, plus précisément à la femme à travers l'acte même de la maternité. Sans doute facilitées par la publication de l'édition critique de l'œuvre complète de Hubert Aquin (à la Bibliothèque nationale), plusieurs études de ses romans ont été récemment publiées, parmi lesquelles il convient de signaler, outre l'excellente analyse proposée par Cardinal : Hubert Aquin. Entre référence et métaphore, d'Anthony Wall ; Les mots des autres. La poétique intertextuelle des œuvres romanesques de Hubert Aquin, d'André Lamontagne, et Le désir du roman (Aquin et Ducharme) d'Anne Élaine Cliche.

[14] Michel Tremblay et Mordecai Richler sur le Plateau Mont-Royal. Commentant récemment les textes d'un important ouvrage (G. David et P. Lavoie (dir.), Le monde de Michel Tremblay) dédié à l'examen de l'œuvre de Tremblay, Pierre L'Hérault rappelait « la double perte sur laquelle l'œuvre s'écrit : celle de la " Famille traditionnelle " et celle d'un " Idéal collectif " ». L’Hérault poursuit son analyse en signalant que les livres de Tremblay sont construits sur « une tension, une dualité et une contradiction : l'Origine (le familial, le social, le national) [...] y est impérieusement attractive, mais inaccessible. Cela donne, d'une part, la fusion incestueuse et d'autre part la marginalité sexuelle ou autre. Question : faut-il prendre l'œuvre par son plein ou par sa brèche ? » (1994 : 5). Ce questionnement paradoxal que L'Hérault formule dans le prolongement de l'ouvrage édité par David et Lavoie indique clairement le caractère polyvalent, paradoxal et ironique du monde romanesque de Tremblay.

[15] Outre le fait largement attesté que d'excellents romanciers sont souvent de piètres essayistes, surtout lorsqu'ils se lancent dans l'écriture d'essais politiques, on peut légitimement se demander si le style ironique convient vraiment à l'essai lorsque celui-ci veut être autre chose qu'un pamphlet. En choisissant de rédiger ses réflexions linguistico-politiques sur le ton ironique de ses romans, Richler savait certainement qu'il prenait des risques.

[16] La méthode ethnocritique que j'ai appliquée à l'étude de quelques romans est, par certains aspects, assez voisine de celle que décrit Edward Said dans son plus récent ouvrage Culture and Imperialism : « My method, écrit Said, is to focus as much as possible on individual works, to read them first as great products of the creative or interpretive imagination, and then to show them as part of the relationship between culture and empire. I do not believe that authors are mechanically determined by ideology, class, or economic history, but authors are, I also believe, very much in the history of their societies, shaping and shaped by that history and their social experience in different measure » (1993 : xxiv).



Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le vendredi 7 janvier 2011 15:06
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur de sociologie retraité du Cégep de Chicoutimi.
 



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