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Collection « Les sciences sociales contemporaines »
Une édition électronique réalisée à partir du texte du professeur Immanuel Wallerstein intitulé: “ La conscience ethnique en Asie soviétique”. Un article publié dans la revue Sociologie et sociétés, vol. 4, no 2, novembre 1972, pp. 225-232. Montréal: PUM. [Autorisation accordée le 7 juin 2003 par courrier électronique.]. [Autorisation accordée par courrier électronique le 26 juin 2003]
“La conscience ethnique en Asie soviétique”

par Immanuel Wallerstein, (1972)
[L'auteur est directeur du Centre Fernand-Braudel, Binghamton, chercheur associé à l’université Yale aux États-Unis et ex-président de l'Association internationale de sociologie (AIS)]
Courriel du professeur: [email protected] ; ([email protected]).

Cet article paraîtra en anglais dans : Edward Allworth (édit.), The Nationality Question in Soviet Central Asia, New York, Praeger. Ce texte a été conçu comme un commentaire sur une série de communications données lors d'une Conférence sur l'Asie centrale soviétique. On y trouvera donc quelques références à ces communications. La traduction de cet article a été faite par Jean-Claude Robert.

Revenir à la page de téléchargement du texte du professeur Wallerstein.


J'entends par «conscience ethnique» les sentiments éprouvés par un groupe qui se délimite lui-même en termes culturels (communauté de langue, de religion, de couleur, d'histoire, de style de vie, etc., ou une combinaison de ces éléments) tels qu'il doit chercher à faire valoir ou à étendre ses droits -sur le plan politique pour défendre ses chances de survie en tant que groupe, voire pour conserver ou améliorer sa situation matérielle. Qu'un tel groupe choisisse de s'appeler «nation», «nationalité», «groupe ethnique», «tribu», «peuple», n'intervient guère dans le fait même, à savoir que la conscience ethnique est une affirmation sur le plan politique pour défendre des intérêts économiques et culturels.

La conscience ethnique est partout et toujours latente. Mais elle n'acquiert une réalité que lorsque certains groupes sentent qu’ils sont menacés de la perte d'un avantage précédemment acquis ou au contraire que la situation politique se prête à la revendication d'un privilège trop longtemps refusé. Pour un groupe donné, ce phénomène ne se produit pas de façon continue, mais par crises.

En outre, les limites d'un groupe ne se laissent percevoir que si ce dernier a accédé à la conscience ethnique. C'est l'acte de revendication politique qui définit ces limites. Ainsi, pratiquement, chaque «intervention» périodique peut être le fait de groupes aux limites sensiblement différentes même si les groupes qui revendiquent portent le même nom et paraissent à la longue posséder des traits distinctifs d'une grande ressemblance.

Si j'ai commencé par ces définitions peut-être austères, c'est que je veux insister sur des prémices essentielles à mon propos: tous les groupes «ethniques» n'existent que dans la mesure où leur existence est affirmée, à un moment donné de l'Histoire, par les groupes eux-mêmes et par le réseau social plus vaste dans lequel ils s'inscrivent. De tels groupes sont sans cesse «en création» ou en «re-création»; de la même façon, ils disparaissent constamment. Perpétuellement redéfinis, ils changent de forme à un rythme surprenant. Cependant, certaines lignées de «noms» se sont historiquement maintenues à travers les bouleversements matériels parce qu'à intervalles rapprochés, les éléments conscients du groupe ont eu intérêt à réaffirmer leur héritage, à revaloriser leurs liens mythiques et à socialiser leurs membres dans la «mémoire» historique.

La conscience ethnique est un phénomène politique: elle est donc une forme de conflit, conflit qui n'a pas besoin d'être violent, encore qu'il le soit souvent, pour s'être ainsi avéré. Toutefois la nature même du conflit est variable, et la forme que peut prendre la conscience ethnique l'est aussi à l'avenant. Dans le système mondial moderne, on a vu apparaître deux formes différentes de la conscience ethnique dans deux aires plutôt distinctes.

L'économie-monde moderne, qui comprend une division de travail unique, présente des zones noyaux offrant un éventail professionnel diversifié, des couches sociales nombreuses, un appareil étatique fortement structuré et un niveau de vie moyen élevé (excepté pour les couches sociales les plus basses). Mais il contient aussi des zones périphériques où l'éventail des fonctions économiques est moins ouvert, les couches sociales moins nombreuses, l'appareil étatique plus faible et le niveau de vie plus modeste pour ceux qui n'appartiennent pas à l'étroite couche supérieure. Il est évident que les formes que revêt le conflit social sont bien différentes dans l'une ou l'autre aire.

Dans les zones périphériques, l'activité principale est l'agriculture. Des groupes de paysans qui partagent la même langue, ont les mêmes mœurs et généralement une religion commune, se trouvent astreints par le marché mondial et l'appareil politique local à des travaux pénibles pour des salaires relativement bas. Le grief principal de ces paysans, sur le plan économique, vise la lourdeur de l'imposition pratiquée par le gouvernement. Ce qu'ils réclament actuellement avec le plus d'insistance c'est une instruction plus accessible, car ils voient à juste titre dans le système d'enseignement la seule voie ouverte à la mobilité sociale.

Se trouvant majoritaires dans la région où ils vivent, ces pays se rendent compte aussi que, bien souvent, leurs dirigeants politiques appartiennent à un autre groupe ethnique. C'est évident dans toutes les situations coloniales des temps modernes où l'administration s'est trouvée entre les mains de gens d'origine géographique et de culture radicalement différentes. On peut en dire autant de nombreuses régions faisant partie d'États non coloniaux où la direction politique nationale est concentrée en majeure partie ou exclusivement entre les mains d'un seul groupe ethnique qui, vu par les ressortissants d'une région donnée, demeure un groupe d'étrangers.

Dans la mesure où les cadres formés, que comptent éventuellement ces régions, voient leurs chances d'avancement bridées par le manque d'autonomie politique de leur région, ils peuvent se lancer dans l'agitation en vue d'obtenir une autonomie plus grande. Ils commencent par réagir contre les provocations d'une assimilation culturelle pratiquée par les forces au pouvoir et par réaffirmer les valeurs traditionnelles et les traits distinctifs du groupe, quitte à les inventer.

Quand les circonstances économiques et politiques font que la réaction de la masse de la population va dans le sens de cette agitation, on appelle généralement ce phénomène le «nationalisme». Or, le nationalisme a pour premier mot d'ordre l'«autodétermination», ce qui suppose en bonne logique une unité géographique définie. Le nationalisme peut donc s'attacher à des unités territoriales déjà existantes, ou dont on peut entrevoir l'existence. Mais, du fait que les unités administratives, notamment celles qui existent déjà, ne recouvrent jamais parfaitement les groupements linguistiques, religieux, ou culturels quels qu'ils soient (du fait qu'elles sont toujours, peu ou prou, «artificielles»), les mouvements animés par la conscience ethnique se trouvent ordinairement dans une alternative, surtout quand se rapproche le moment où l'on touche aux buts politiques: ils peuvent définir l'ethnicité soit en termes de territoire, soit en termes de culture. Généralement, en dépit du fondement culturel présumé de leur revendication, ils acceptent, par realpolitik, la définition territoriale. Ainsi, du point de vue culturel, le problème reste entier, car la nouvelle unité contient à son tour des minorités culturelles, et le jeu peut continuer à l'infini.

Ce que l'un appelle donc la «conscience ethnique» représente souvent pour son voisin l'«oppression ethnique». En effet, la surface territoriale est fixe et deux groupes ne sauraient exercer leur souveraineté sur la même région. Néanmoins, il n'est pas rare que deux groupes émettent des prétentions qui semblent à peu près également fondées sur des régions particulières. Dans ce cas, ils ont tendance à consacrer plus d'énergie à ces revendications antagonistes qu'à essayer de changer le système mondial qui a maintenu les deux «groupes» et, plus largement, toute la zone géographique, dans un statut périphérique par rapport à l'économie-monde.

L'ethnicité des zones noyaux du monde moderne est un problème bien différent. À première vue, il y a bien des analogies. Dans les deux cas, la conscience ethnique se définit en termes culturels et elle exalte la renaissance culturelle. Elle a pour objectif une égalité mieux partagée dans le domaine politique. Sa doléance principale est celle de la privation économique. Là s'arrêtent cependant les ressemblances.

Les zones noyaux de l'économie-monde moderne sont depuis deux siècles des zones industrialisées et urbanisées. Le rôle de l'agriculture y a décliné de façon constante et seule une petite fraction de la main-d'œuvre est de nos jours employée dans ce secteur qui devient le domaine de travailleurs de plus en plus spécialisés. Les villes des zones industrielles ont tendance à être des mosaïques d'ethnies quant à l'ascendance de la majorité de leur population. Elles se composent généralement de gens de plusieurs cultes. On y parle souvent diverses langues, bien que le fonctionnement de l'économie exige normalement une langue officielle en guise de lingua franca.

Chaque groupe ethnique tend à n'être qu'une minorité de la population de la zone urbaine, encore qu'il puisse se trouver cantonné dans des «ghettos». S'il y avait un groupe ethnique qui constituerait la majorité de la population, ou sa fraction la plus nombreuse, ce serait le groupe qui détient le pouvoir politiqué, et ce groupe compte non seulement l'élite politique et économique mais aussi un important pourcentage des membres des professions libérales et des travailleurs les plus spécialisés. Les multiples «minorités» se divisent en deux secteurs: les «minorités» à statut élevé qui partagent (avec le groupe ethnique dominant) les emplois les plus relevés, et les «minorités» à statut inférieur qui ont des positions sous-prolétariennes (lumpenproletariat, emplois marginaux ou illégaux, ainsi que du travail non spécialisé).

La conscience ethnique des minorités à statut élevé tend à être entièrement défensive, visant en partie à renverser les restes des barrières discriminatoires, mais de plus en plus à se garantir des incursions éventuelles dans leur apanage de groupes à statut inférieur. Un des grands moyens de défense consiste à se faire assimiler soi-même au groupe ethnique dominant. C'est justement un but fréquemment recherché. Les institutions du centre-gauche, comme les syndicats, les partis politiques de type «libéral» ou (dans le sens nord-américain) «socialiste», sont le terrain de rencontre des travailleurs spécialisés appartenant au groupe dominant et des professionnels et des travailleurs spécialisés appartenant aux minorités à statut élevé.

La conscience ethnique des minorités à statut inférieur est, dans le fond, un phénomène urbain prenant souche dans certains éléments sous-prolétariens. Comme dans les zones urbaines industrielles l'enseignement est d'ordinaire ouvert à tous actuellement, ces éléments sous-prolétariens sont grossis d'une frange de dits «intellectuels en chômage», c'est-à-dire de gens dont l'éducation les préparait à des postes encore inexistants dans les structures, par suite d'une économie pour l'instant insuffisamment développée, ou qui s'en trouvent exclus de par leur basse extraction ethnique. Quand ces éléments repoussent l'assimilation, c'est le plus souvent l'assimilation aux groupes du centre-gauche qu'ils envisagent.

L'organisation des éléments sous-prolétariens dont nous venons de parler tend à adopter un ton idéologiquement plus radical que celui des travailleurs agricoles des régions périphériques. Ces dernières sont administrées pour la plupart par les éléments urbains éduqués qui voient dans la séparation un moyen d'acquérir des avantages personnels non négligeables. Dans ce cas, l'agitation conduit souvent à une réforme constitutionnelle qui satisfait les exigences des dirigeants qui peuvent, dès lors, se permettre une terminologie plus pondérée.

Dans le premier cas, une simple réforme semble moins séduisante. C'est surtout parce que des éléments sous-prolétariens vont à l'encontre non seulement de la couche privilégiée, mais aussi d'une couche moyenne avantagée qui a déjà la mainmise sur les institutions «réformistes» du centre-gauche. On assiste donc dans la plupart des cas à un processus de «radicalisation». Si le mouvement ethnique considéré a une assise territoriale ferme, comme c'est le cas au Québec, ce processus peut déboucher sur des exigences séparatistes et emprunter alors des traits à l'une et l'autre forme de conscience ethnique. Si, au contraire, l'assise territoriale est vague, comme c'est le cas pour les Noirs aux États-Unis, le mouvement semble perdre de vue un but immédiat; il devient donc plus difficile à organiser, mais d'autant plus difficile à satisfaire une fois qu'il s'est constitué.

De quelle manière peut-on appliquer ce que nous venons de dire au cas de l'Asie centrale soviétique? À mesure que les différentes parties du Turkestan tombaient sous la coupe de la Russie au XIXe siècle, elles se trouvaient dans la zone périphérique de l'économie-monde capitaliste. Elles étaient soumises à une administration coloniale, prétendue «indirecte» dans le cas de Boukhara et de Khiva. La conscience ethnique prit racine sous diverses formes au sein des éléments éduqués de la population (par exemple, le mouvement jadid) et, au début du XXe siècle, on assista à un foisonnement de sentiments «nationalistes», empiétant les uns sur les autres et parfois même enchevêtrés: le panislamisme, le pantouranisme, le nationalisme tartare, le «grand Boukhara», etc.

L'Asie centrale fit partie de la Russie qui faisait elle-même partie de la zone semi-périphérique de l'économie-monde. À la fin du siècle dernier, la Russie fit face à la perspective d'un recul de l'industrialisation, au lieu d'un progrès par rapport à l'Europe occidentale et à l'Amérique du Nord. Elle entreprit la révolution d'Octobre, par laquelle s'exprimèrent d'une part, la volonté d'une direction nationale indépendante des capitalismes européens qui pouvaient entraîner sa métamorphose industrielle d'autre part, le mécontentement paysan devant le rôle périphérique de l'agriculture russe et par conséquent son exploitation et enfin, le désir des classes urbaines (surtout le prolétariat des ouvriers spécialisés) d'élargir leurs perspectives dans les domaines politiques, économiques et culturels. La révolution fut, pour ainsi dire, la manifestation d'un conflit de classes au sein de l'économie-monde, travesti sous les apparences d'un conflit ethnique, dont les dirigeants idéologiques hésitaient à reconnaître l'importance.

Les colonies de la Russie étaient gênantes sur le plan idéologique pour les dirigeants communistes. Cependant, sur le plan des objectifs collectifs à court terme, conserver ces «colonies» sous la suprématie russe était vital pour l'économie politique. Le résultat fut ce compromis inconfortable qu'on appelle l'U.R.S.S. D'un côté, l'U.R.S.S. était une fédération de républiques souveraines ayant droit de sécession et d'autres entités politiques ayant des formes d'autonomie politique moins totales.

Cette organisation était censée mettre fin au statut colonial des anciennes marches de l'Empire russe, dans la mesure où se trouvaient protégés les divers droits culturels de ces régimes maintenant autonomes (notamment les droits linguistiques) et où des autochtones prenaient les postes de direction. D'un autre côté cependant, l'U.R.S.S., en tant que telle, possédait une structure étatique fortement centralisée et un appareil politique très rigide dominé par un parti unique, le Parti communiste de l'Union soviétique. Ces deux principes n'étaient pas parfaitement compatibles, comme le démontrent de façon éloquente les fréquentes campagnes contre le «nationalisme bourgeois» que la hiérarchie du Parti mène constamment dans les différentes républiques et les autres régions autonomes.

Dans la pratique, les dirigeants soviétiques ont cherché un compromis pragmatique qui concilierait aux moindres frais politiques les objectifs de l'intégrité territoriale et la coordination économique. Les documents rassemblés ici tendent à prouver à quel point cette politique fut fructueuse pendant les cinquante premières années d'existence de l'U.R.S.S.

Les dirigeants du Parti adoptèrent de bonne heure au moment du désaccord de Staline avec le sultan Galiev, un principe de fonctionnement qu'ils ont conservé par la suite. Ils firent savoir qu'ils accueilleraient volontiers toutes suggestions sur les entités administratives éventuelles fondées sur les données ethniques, à l'exception de celles qui prendraient l'Asie centrale (de quelque façon qu'on la définisse) comme un tout. De toute évidence, ils sentaient bien qu'un mouvement pour créer une entité unique de l'Asie centrale (Central Asianism) finirait inévitablement par se muer en séparatisme. Ils encouragèrent donc plutôt la cristallisation de cinq «nations» (c'est le terme officiel) et d'un certain nombre de «nationalités» supplémentaires. Plusieurs documents attestent que la direction du Parti dut déployer beaucoup d'énergie pour faire accepter ces frontières ethniques. Ils démontrent en même temps que ce processus de définition sociale eut l'appui de fractions importantes des cadres locaux. Mais pas de tous, tant s'en faut.

Le gouvernement central exigea bien sûr le loyalisme des dirigeants locaux. Il réclama aussi un certain type de nationalisme collectif: le «soviétisme». Enfin, comme garant supplémentaire, il plaça du personnel russe à de nombreux postes seconds des différents organismes locaux du Parti.

En retour, cependant, il poursuivit une politique de développement scolaire et agricole dont il se fit gloire et sut en tirer parti. Nos documents prouvent une fois de plus à quel point on a comblé de façon impressionnante le fossé séparant la Russie et l'Asie centrale dans les domaines de l'enseignement et du revenu moyen.

Ainsi, la politique soviétique a atteint deux buts. D'une part, le mécontentement manifesté par l'Asie centrale soviétique est resté remarquablement bénin, à comparer surtout aux bouleversements nationalistes et révolutionnaires qu'a connus le reste de l'Asie depuis 1917. D’autre part, la plupart des nationalistes d'Asie non soviétique et d'ailleurs n'ont pas considéré l'Asie centrale soviétique comme un «territoire colonisé» où l'on pouvait envisager un mouvement de libération national.

N'y aurait-il donc aucun problème? Il est piquant de constater que la difficulté surgit en fait des contradictions internes du système mondial capitaliste. L'U.R.S.S. a atteint le niveau d'une zone noyau industrielle de cette économie-monde unique, qui reste d'ailleurs du type capitaliste. Si elle veut conserver ce statut et ne pas régresser, elle doit transformer son industrie et faire de l'exportation son but principal. Il ne s'agit pas d'exporter simplement des produits industriels, mais aussi de l'outillage et de l'équipement électroniques. Pour cela, la Russie européenne doit s'industrialiser et s'urbaniser plus encore et la population s'accroître.

Or, la Russie européenne est justement sous le coup d'un ralentissement démographique provoqué par l'engagement d'une partie encore plus importante de sa population dans les carrières professionnelles et les emplois très spécialisés. On peut entrevoir une pénurie de main-d'œuvre locale pour remplir les emplois sous-prolétariens que requiert l'économie. C'est la situation à laquelle se sont heurtés tous les pays fortement industrialisés notamment depuis la Seconde Guerre mondiale. La seule solution qu'aient trouvée jusqu'à présent l'Amérique du Nord et l'Europe occidentale, c'est l'importation massive de travailleurs. Ceux-ci n'étant pas citoyens ou restant de toute façon des citoyens de deuxième ordre, n'ont guère eu d'influence politique tant sur le gouvernement que sur le mouvement syndical et ont subi des échelles de salaires faibles et de piètres conditions de travail.

Le problème de ces ouvriers importés est donc fondamentalement un problème de classe. Cependant, en l'espèce, la classe recouvre presque exactement un ou des groupes ethniques. Ceci se conjuguant avec le fait que les organisations de défense de classe (ou présumées telles) sont aux mains de la classe des travailleurs (pour la plupart d'origine ethnique plus élevée), conduit le sous-prolétariat à s'organiser et à défendre ses intérêts de classe à travers des organisations ethniques.

Sitôt organisé, ce sous-prolétariat des nations industrialisées a versé dans la radicalisation et a eu tendance à rapprocher sa position comme classe ethnique à la position des pays du tiers monde. Il s'est mis même à s'intituler le «tiers monde de l'intérieur», les «colonies internes», etc. À telle enseigne une certaine solidarité politique internationale a commencé à se manifester.

Peut-on envisager que l'U.R.S.S. soit bientôt confrontée avec le développement d'un sous-prolétariat ethnique de cet ordre? D'où viendra la main-d'œuvre que bientôt réclameront les postes sous-prolétariens de la structure économique de la Russie européenne? De Turquie? De Bulgarie? Ou d'Asie centrale soviétique?

On peut raisonnablement admettre que le gouvernement de l'U.R.S.S. verra moins de danger de bouleversement politique à encourager une migration interne. Et d'ailleurs une migration vers la Russie européenne, plutôt comme par le passé une émigration à partir de cette région, ou, pour être plus précis, qu'on verra une immigration de travailleurs non spécialisés vers la Russie européenne en même temps qu'une émigration de la Russie européenne pour les couches instruites. Et quelles seront alors les relations de tous ces travailleurs d'Asie centrale une fois qu'ils seront établis dans les villes de la Russie européenne? S'organiseront-ils en associations ethniques? Quels seront les objectifs de classe de ces associations ethniques ainsi formées? L'exemple de ce qui s'est produit ailleurs nous permet quelques hypothèses, mais aucune certitude.

Est-ce que les couches ethniques sous-prolétariennes de la Russie européenne se mettront à formuler des exigences d'ordre politique? Se considéreront-elles à leur tour comme le tiers monde de l'intérieur? Les intellectuels en chômage des républiques centrales soviétiques tendront-ils la main aux futurs éléments éduqués de la Russie européenne originaires d'Asie centrale qui ressentiraient éventuellement le «racisme institutionnel»? Se radicaliseront-ils, autrement dit, vont-ils attaquer le régime sur sa gauche? S'il en est ainsi, quel sera l'impact de tels courants idéologiques sur les restes indubitables d'un nationalisme bourgeois de l'Asie centrale soviétique?

Enfin, comment les éléments radicaux du reste de l'Asie (et de l'Afrique et de l'Amérique latine aussi bien) réagiront-ils à un tel phénomène? Se sentiront-ils solidaires politiquement de groupes de ce genre? Voilà autant de questions auxquelles nous ne saurions répondre.

Une chose, cependant, nous semble claire: l'Asie centrale soviétique est aujourd'hui à la croisée des chemins et toute analyse de la «question des nationalités» doit prendre en considération les différentes façons dont peuvent se conjuguer conscience ethnique et conscience de classe et, par là, le profond changement que peuvent subir les formes politiques de l'expression des sentiments de l'«Asiatisme central».

Résumé

La conscience ethnique apparaît sous deux modes politiques différents dans deux champs distincts du système mondial. Dans les zones périphériques elle combine les intérêts des travailleurs agricoles opprimés, et les cadres locaux qui souffrent de discrimination dans un appel «nationaliste» pour quelque forme d'autonomie d'une unité géographique déterminée. Dans les zones centrales, elle a des racines solides dans les éléments sous-prolétariens, et elle est souvent dirigée contre l'assimilation qui est prêchée par les institutions de centre-gauche. Le second mode politique tend à être idéologiquement plus radical que le premier. L'article soutient l'hypothèse que l'Asie centrale soviétique a, jusqu'à présent, manifesté ce premier mode de conscience ethnique. Cependant, vu la transformation industrielle de l'U.R.S.S. et la migration probable des habitants de l'Asie centrale vers la Russie européenne, il est possible que l'U.R.S.S. fera face prochainement au second mode de conscience ethnique.

Abstract

[Ethnic Consciousness in Soviet Asia] Ethnic consciousness occurs in two different political modes in two distinct areas of the world system. In peripheral areas, it combines the interests of oppressed agricultural laborers and local cadres who suffer from discrimination in a a nationalist» and call for some form of autonomy of a determinate geographic unit. In core areas, it has strong roots in sub-proletarian elements and is frequently directed against the assimilation preached by center-left institutions. The second mode tends to be ideologically more radical than the first. The article argues that Soviet Central Asia has heretofore exhibited the first mode of ethnic consciousness. Given however the industrial transformation of the U.S.S.R. and the prospective migration of Central Asians to European Russia, it is possible that the U.S.S.R. will shortly face the second mode of ethnic consciousness.

Resumen

[La conciencia étnica en Asia soviética] La consiencia étnica aparece bajo dos modos políticos diferentes en dos campos distintos del sistema mundial. En la zona periférica, la conciencia étnica combina: los interes de los trabajodores con el de los cuadros locales, que sufren de discriminación, en un Ilamado «nacionalista» para conseguir una cierta forma de autonomía de una unidad geográfica determinada. En las zonas centrales, ella tiene raices muy sólidas en los elementos del sub-proletariado y esta generalmente dirigida contra la asimilación que es predicada por las instituciones de centro izquierda. El segundo modo politico tiende a ser más radicál ideologicamente que, el primero. El atículo sostiene la hipótesis que, hasta el momento, el primer modo de conciencia étnica es manifestado en Asia central soviética. Sin embargo, vista la transformación industrial de la U.R.S.S. y la migración probable de los habitantes del Asia central hacia la parte europea de Rusia, es muy posible que la U.R.S.S. tenga que enfrentarse al segundo modo de conciencia étnica, proximamente.

Immanuel Wallerstein

Retour au texte de l'auteur: Immanuel WALLERSTEIN, sociologue Dernière mise à jour de cette page le Vendredi 20 août 2004 16:04
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue.
 



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