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Collection « Les sciences sociales contemporaines »
Une édition électronique réalisée à partir de l'article du professeur Immanuel WALLERSTEIN, sociologue, “ L'Occident, le capitalisme et le système-monde moderne” (1990). Un article publié dans la revue Sociologie et sociétés, vol. 22, no 1, avril 1990, p. 15-52. Montréal: Les Presses de l'Université de Montréal. [Autorisation accordée le 7 juin 2003 par courrier électronique.
“L'Occident, le capitalisme
et le système-monde moderne”


par Immanuel Wallerstein, (1990)
[L'auteur est directeur du Centre Fernand-Braudel, Binghamton, chercheur associé à l’université Yale aux États-Unis et ex-président de l'Association internationale de sociologie (AIS)]
Courriel du professeur: [email protected] ; ([email protected]).

Document préparé pour: Joseph Needham, Science and Civilization in China, Vol. VII : The Social Background, 2e partie, Sect. 48, Social and Economic Considerations. [Autorisation accordée le 7 juin 2003 par courrier électronique.

Revenir à la page de téléchargement du texte du professeur Wallerstein.

Table des matières de l'article:
I. L'ascension de l'Occident ?
II. Qu’est-ce qui distingue le capitalisme ?
III. La construction historique d’un monde capitaliste
IV. Explications du type “civilisationnel”
V. Explications conjoncturelles
Résumé


Les interroge-t-on, les hommes d'affaires, sur le «sens» d'une activité sans relâche, leur demande-t-on pourquoi ils ne sont jamais satisfaits de ce qu'ils possèdent - ce qui les fait paraître si insensés à ceux qui s'orientent purement et simplement vers la vie d'ici-bas - ils répondront peut-être, en admettant qu'ils sachent quoi dire: «Je travaille pour mes enfants et mes petits-enfants. » Mais le plus souvent - car ce motif ne leur est pas particulier: il anime souvent le traditionaliste - ils répondront, avec plus d'exactitude, que leur affaire, avec son activité sans trêve, est tout simplement devenue indispensable à leur existence. De fait, c'est là l'unique motivation possible; cependant, considérée du point de vue du bonheur personnel, elle exprime combien irrationnelle est cette conduite où l'homme existe en fonction de son entreprise et non l'inverse.

(Weber, 1964-72)


I. L'ascension de l'occident?

L'Occident, le capitalisme et le système-monde moderne sont inextricable-ment liés tant du point de vue historique que systémique et intellectuel. Mais, précisément, comment et pourquoi? C'est une question sur laquelle il y a eu jusqu'à présent peu de consensus et, à vrai dire, il y en a de moins en moins.

Le chevauchement entre ces trois concepts (trois réalités?) a atteint son apogée au XIXe siècle. Mais, même alors, comment devrait-on délimiter ce siècle? 1815-1914? ou 1789-1917? ou 1763-1945? ou même 1648-1968? Pour la majorité des gens, dans la plupart des régions du monde, il semblait y avoir peu de doute que, quelles que soient les limites envisagées, mais particulièrement si nous les raccourcissons, l'«Occident» (ou l'«Europe») était en pleine «ascension», et qu'il a exercé, surtout après 1815, une véritable domination politique et économique sur le reste du monde, au moins jusqu'au XXe siècle, où cette domination commença à s'estomper.

Le XIXe siècle est également le moment où les sciences historiques furent institutionnalisées à titre de «disciplines» formelles, d'arènes (et de modes) de connaissance. Et, naturellement, cette institutionnalisation particulière s'est produite à l'origine dans les universités «occidentales», pour être imposée ensuite dans tout le système-monde. De plus, on exagère à peine en soutenant que le principal problème intellectuel qui préoccupait les diverses disciplines nouvelles était l'explication de cette présumée (mais apparemment manifeste) «ascension de l'Occident» (qu'on appelle encore «expansion de l'Europe», «transition du féodalisme au capitalisme», «origines de la modernité»).

Étant donné que la pensée dominante dans le monde du XIXe siècle était celle des «Lumières», les explications qui ont été présentées tendaient toutes à postuler une théorie du progrès, de l'évolution inévitablement progressive des formes sociétales qui avaient abouti, par quelque processus téléologique, à la configuration particulière du système-monde, tel qu'il était alors structuré. Il y avait sans aucun doute une controverse sur le futur, une controverse sur la question de savoir si le système-monde moderne représentait le niveau qualitatif culminant (essentiellement «l'interprétation Whig de l'histoire») ou seulement une pénultième étape de la progression de l'humanité (essentiellement la principale affirmation de l'historiographie marxiste).

Le débat sur le futur prenait essentiellement place, toutefois, dans l'arène politique, et par des moyens politiques. C'était surtout le débat autour du passé qui préoccupait les universités. Il tournait autour de deux questions principales. D'abord, quel était l'agent, la force motrice ou l'impulsion de cette trajectoire historique? Était-ce l'avènement de la technologie, le combat pour la liberté humaine, la lutte des classes ou la tendance séculaire à un accroisse-ment d'échelle et/ou la bureaucratisation du monde? Ensuite, quelle que soit la réponse à cette première question, pourquoi «l'Occident» (ou une partie de cette région) a-t-il été le «premier» ou le plus «avancé» dans la trajectoire historique?

Il est intéressant de remarquer les questions qui n'ont pas été posées, ou qui ne l'ont été que rarement, que ce soit au XIXe siècle ou depuis. On ne s'est pas demandé pourquoi ce phénomène nouveau (quel que soit son nom) ne s'était pas produit beaucoup plus tôt dans l'histoire de l'humanité, disons mille ans plus tôt? On ne s'est pas demandé s'il avait existé une solution historique plausible autre que cette «transition» ou que ce développement. Est-ce à dire que le développement du «capitalisme» ou de la «modernité» était inévitable, au moins à ce moment précis du temps? Et, parce que cette question n'était pas posée, il s'ensuit qu'on ne s'est pas demandé pourquoi l'on n'a pas suivi les autres chemins. En fait, toute la discussion tournait autour de la prémisse que ce qui s'était passé devait se passer. Et, puisque cela devait se produire, il semble que, pour cette raison, on devait le considérer comme plus ou moins progressif. J'aimerais inverser la question pour renverser la problématique. Au lieu de demander pourquoi le capitalisme, la modernité, le développement industriel ou la croissance intensive ont d'abord eu lieu en Occident, je voudrais demander pourquoi ces événements se sont-ils produits quelque part? Après tout, presque toutes les explications classiques invoquent des variables qui avaient existé à maintes reprises et en bien des endroits différents, à des moments antérieurs de l'histoire du monde. Et pourtant, il n'y avait pas eu de telle transformation auparavant. Apparemment, c'est seulement aux alentours de 1500 (mais cette datation est très controversée) que l'on a observé un enchaînement particulier de ces variables, un enchaînement tel qu'il S'est produit à l'origine, en Europe (occidentale), cette transformation du monde qui, selon l'opinion prévalant aujourd'hui, était, d'une certaine manière, spéciale et nettement différente de tout ce qui s'était passé avant ou ailleurs.

Si l'on fait appel à l'analogie physique d'une explosion causée par une certaine masse critique ou une conjonction particulière de variables, la question de savoir si cette «explosion» était intrinsèquement nécessaire ou historiquement «accidentelle» devient une question intellectuelle véritable, qui doit être résolue avant de construire tout un échafaudage théorique pour les sciences sociales et historiques à partir d'une «transition» inévitable.

Commençons par examiner les points de vue qui ont obtenu un relatif consensus dans toute cette discussion. La plupart des spécialistes dans le monde, appartenant aux courants de pensée différents, semblent s'accorder sur les descriptions minimales d'une partie de la situation empirique suivantes:

1) L'Europe (occidentale), à l'époque qu'on appelle le Moyen-Âge, était organisée en un système (sur le plan de la production, du droit et de la politique) qu'on peut désigner par «féodalisme». Mais on s'accorde peu sur les caractéristiques principales ou la nature de cette période, et aussi sur le fait de savoir si ce système était particulier à l'Europe ou connu également ailleurs dans le monde,

2) Le féodalisme européen arrivait à sa fin, ou s'est effondré, et s'est transformé en un autre système (ou a été remplacé par lui) que certains appellent «capitalisme», d'autres «modernité», et que d'autres nomment autrement. Mais ici encore, on s'accorde peu sur les caractéristiques principales ou la nature de cet autre système, et aussi sur le fait de savoir si cette «transition» ne s'est produite qu'une seule fois dans l'histoire, ou s'est répétée (dans différents «États»).

3) Ce système, qui est né en Europe (ou de divers États européens), se serait répandu graduellement dans le monde entier. En termes géographiques, on peut considérer cela comme une «expansion» des idées, du pouvoir et de l'autorité de l'Europe. Mais on s'accorde peu sur le fait de savoir si c'est l'Europe qui a imposé ce système au reste du monde, ou si le système «s'est répandu» simplement en raison de ses qualités supérieures perçues comme évidentes; il n'y avait pas non plus de consensus sur le degré d'opposition des non-Européens à cette expansion ni sur la valeur des avantages que cette expansion a représenté pour les non-Européens, si avantages il y a eu.

4) Ce nouveau système conduisait à une augmentation considérable de la capacité de production et de la population mondiales, mais on s'accorde peu sur la proportion respective de ces deux facteurs (et sur la façon de mesurer cette part), ni sur le degré auquel l'accroissement de la capacité de production est réparti de façon égale dans la population mondiale (accrue). Bref, il existe un cadre ultra-minimal d'observations sur lesquelles on s'entend, bien que chacune d'entre elles renvoie à des questions importantes, dont la description empirique même fait l'objet d'un vif débat.

Enfin, il existe une grande confusion sur ce qui se cache derrière l'expression «l'ascension de l'Occident» (ou toute autre expression semblable). Il y a au moins trois sous-questions différentes qui soulèvent de grandes discussions. L'une est l'explication de la cause de ce qu'on appelle la «crise du féodalisme», c'est-à-dire la cause du déclin/disparition d'un système historique particulier. La deuxième question, dont le rapport à la première est, dans la plupart des textes, fort peu clair, est de savoir pourquoi, au moment même où le «féodalisme» déclinait ou disparaissait en Europe de l'Ouest, il semblait prendre de l'ampleur (ou même s'installer dans certaines régions pour la première fois) en Europe de l'Est sous la forme de ce qu'on appelait «le deuxième servage». Une troisième question est de savoir si des distinctions signifiantes peuvent être faites entre les modèles propres aux diverses zones de l'Europe occidentale et, en particulier, si (et pourquoi) l'Angleterre est devenue «capitaliste» avant la France (les Pays-Bas, l'«Allemagne» ou l'«Italie»). Enfin, certains auteurs cherchent à expliquer pourquoi d'autres zones de civilisation du monde (la Chine, l’Inde, le monde islamique) ne sont pas devenues «capitalistes» ou «modernes» à ce moment-là, contrairement à l'Europe. Néanmoins, malgré cette confusion, je souligne encore une fois une prémisse unificatrice, à savoir que quelque zone devait «aller de l'avant» de cette façon, et à peu près à ce moment-là. Comme pour la quasi-totalité des gens, la zone qui est allée de l'avant était effectivement l’Europe occidentale (ou, pour certains, une plus petite zone, l'Angleterre), il semble évident qu'il s'est produit une «ascension de l'Occident». À vrai dire, dans la littérature la plus récente, on a parlé à ce propos de «miracle européen» (Jones, 1987). Le miracle, semble-t-il, est la réalisation de la valeur qui est au centre même du système capitaliste: le productivisme (1). Jones l'affirme assez clairement: «La question fondamentale est de savoir comment un monde dont l'expansion est statique conduit à une croissance intensive? L'histoire doit être conçue comme consistant en des efforts répétés de développement intensif qui, telle une pâte qui lève sous l'effet du levain, ont fini par aboutir, à travers les tentatives de développement extensif» (2).

Cette formulation brute de la nature du miracle convient bien à la disposition intellectuelle dans laquelle le problème s'était posé au XIXe siècle. Elle est, à coup sûr, quelque peu solipsistique. Il y a eu ascension de l'Occident. À quoi le reconnaissons-nous? Il a connu une croissance intensive. Pourquoi l'ascension de l'Occident? Parce que sa croissance a été intensive. Pourquoi une croissance intensive est-elle considérée comme une «ascension»? Parce que c'est une valeur universelle, une valeur qui, toutefois, venait de l'Occident - en grande partie, en fait, après que l'Occident eût commencé à croître intensément. Qu'est-ce qui rend cette valeur universelle? Elle était imposée culturellement au monde entier (y était diffusée), et compte aujourd'hui des adeptes dans toutes les parties du globe, plus particulièrement parmi les gouvernements du monde.

Ici encore, nous pourrions inverser la question. L'Occident a-t-il réelle-ment connu une ascension? Ou bien y a-t-il eu chute de l'Occident? Fut-ce un miracle, ou une maladie grave? Un succès, ou un échec sérieux? La réalisation de la rationalité ou de l'irrationalité? Une percée exceptionnelle ou une dégradation exceptionnelle? Avons-nous besoin d'expliquer les limites des autres civilisations et/ou des autres systèmes historiques, pour savoir pourquoi ils n'ont pas donné lieu à une transition au capitalisme moderne, ou avons-nous besoin d'expliquer les limites de la civilisation occidentale ou du système historique médiéval qui se trouvait en Europe occidentale et qui a permis la transition au capitalisme moderne? Était-ce programmé, ou était-ce un hasard?

Je me propose de discuter ce problème en répondant successivement à deux questions: quelles sont les caractéristiques du système historique capitaliste «moderne» qui le distinguent des systèmes historiques autres (et précédents)? Comment l'économie-monde capitaliste a-t-elle été, en fait, construite historiquement?


II. Qu'est-ce qui distingue le capitalisme?


Il y a trois approches pour définir la différentia specifica du capitalisme (ou de la «modernité») comme système historique: l'une consiste à délimiter les activités ou phénomènes sociaux qui sont considérés comme essentiels ou fondamentaux; la deuxième, à définir les processus par lesquels ces présumés activités ou phénomènes se produisent; la troisième, à décrire les structures qui expliquent les processus. Dans chaque cas, il est nécessaire d'affirmer que ces activités, processus ou structures peuvent être considérés comme suffisamment différents du point de vue qualitatif (ou quantitatif, ou les deux) de ceux des autres systèmes historiques pour permettre de justifier une caractérisation spéciale. Cela représente finalement une tâche intellectuelle plus difficile que n'ont voulu l'admettre la plupart des analystes.

Il n'y a naturellement nulle raison pour que nous définissions un système historique selon ses activités plutôt que selon ses processus et/ou structures, ou inversement. Les trois points de vue sont clairement liés. Il n'est pas certain cependant qu'ils soient si étroitement liés qu'une définition d'un système historique à partir d'un de ces trois points de vue détermine immédiatement et précisément sa définition à partir des autres points de vue. Dans tous les cas, les auteurs ont privilégié l'utilisation de l'un ou l'autre de ces points de vue.

Commençons par examiner les activités présumément spécifiques au système historique capitaliste/«moderne». Il semble y avoir peu de différences à cet égard parmi les analystes d'idéologie conservatrice, libérale ou marxiste. Presque tout le monde a tendance à voir le capitalisme comme un système dans lequel l'être humain cherche à transformer (ou «conquérir») de façon toujours croissante la nature et à amasser les dividendes toujours plus importants de cette expansion. Que ce soit David Landes qui parle de «l'audace de Prométhée», Carlyle qui déplore le cash nexus, Marx qui analyse la recherche d'une accumulation illimitée du capital, Keynes qui faisait référence aux «animal spirits» des entrepreneurs (de Schumpeter) ou, comme nous l'avons déjà vu, la description de la réalisation d'une croissance intensive comme un «miracle», le phénomène que l'on observe prend la forme d'une courbe hyperbolique sans aucune limite sociale. L'existence de limites physiques au-delà du contrôle du système historique lui-même, c'est-à-dire celles que la «nature» impose fondamentalement à l'humanité, est certainement une question qu'on s'est posée de plus en plus au XIXe siècle. Mais il est généralement reconnu que le capitalisme moderne est un système historique dont les activités systémiques ne sont soumises à aucune contrainte sociale interne consciente et c'est cette accumulation sans répit du capital qui peut être tenue pour sa principale activité et pour sa différentia specifica. Aucun système historique antérieur ne semble avoir eu un mot d'ordre comparable de l'absence de limites sociales. Par conséquent, le capitalisme comprend non pas simplement la vente de marchandises en vue de l'obtention d'un profit, ou l'accroissement du stock de capital (biens, machines ou monnaie). Il renvoie en particulier à un système fondé sur l'accumulation sans fin de ce stock, un système dans lequel, pour reprendre l'épigraphe de Weber, «un homme existe en fonction de son entreprise et non inversement».

Une définition au niveau de la recherche continuelle de la croissance, de l'expansion, de l'accumulation sans fin, dont la justification est elle-même («nous escaladons le mont Everest, parce qu'il est là»), présente le double avantage remarquable non seulement de devenir compatible avec pratiquement toutes les explications des structures et des processus du monde capitaliste/«moderne», mais aussi de convenir parfaitement à la réalité historique. De fait, pendant plusieurs centaines d'années, le monde capitaliste a enregistré une croissance constante - et même géométrique dans le cas de nombreuses variables, ses phases descendantes cycliques faisant toutes partie des tendances linéaires et séculaires du long terme, au moins jusqu'à présent.

De plus, il est assez évident que la description de l'activité capitaliste cadre avec les principales tendances de la pensée «universelle» occidentale depuis la fin du Moyen Âge - la Renaissance et la Réforme, la science baconienne-newtonienne, la philosophie des Lumières, la «modernité» comme expression culturelle. Nous verrons, lorsque nous discuterons des processus et des structures du capitalisme, que la distinction à faire entre le système historique capitaliste/«moderne» et les systèmes non capitalistes antérieurs pose, à cet égard, de nombreux problèmes. Mais il est assez facile de percevoir la distinction au niveau de la Weltanschauung, de l'activité «définissante» et centrale d'une croissance continue, l'accumulation illimitée du capital. À cet égard, on peut dire qu'aucun système historique n'a suivi une telle évolution sociale, sauf pour de brefs, moments, tout au plus.

Le consensus sur l'évolution de la réalité capitaliste, qui existe lorsqu'il s'agit de décrire son activité centrale, s'estompe dès que l'on en vient à ana-lyser les processus sous-tendant cette activité. De fait, les analyses des processus du système historique capitaliste/«moderne» dont nous disposons portent doublement à confusion. D'abord, nous disposons de descriptions pratiquement opposées faites par différents analystes. Ensuite, il n'est pas évident que ces descriptions contradictoires fassent état d'une réalité bien différente de celle des autres systèmes historiques. Il suffit, pour s'en convaincre, d'examiner trois processus auxquels font référence presque toutes les analyses: la liberté des sujets, la distribution du surplus et l'accumulation du savoir.

La liberté pour les sujets de poursuivre leurs intérêts a longtemps été au cœur des analyses du système historique capitaliste/«moderne». Mais ce que cela veut dire est loin d'être évident. Dans l'évolution de la philosophie universaliste occidentale, on a mis l'accent sur la suppression (progressive) de contraintes extérieures - extérieures au sujet (ou à l'individu) - du côté des institutions politiques et des institutions sociales collectives (par exemple les structures religieuses). C'est à la fois une question de jurisprudence et de mentalité. La preuve qu'on avance souvent pour démontrer qu'il y a une réduction des contraintes est, d'une part, la mobilité - géographique, professionnelle, sociale - et, d'autre part, l'absence ou la minimisation des répressions politiques ou sociales.

Toutefois, certains analystes ont interprété d'une façon tout à fait opposée cette absence ou réduction de contraintes. Ils ont considéré leur suppression comme une abolition des garanties de la reproduction. Un système «contraint» offre des droits de reproduction actuelle à partir d'activités passées, celles de l'individu présent ou de ses ancêtres. Lorsqu'on enlève ces «contraintes», cependant, la reproduction actuelle devient dépendante de l'activité en cours. Or, celle-ci dépend des solutions de rechange actuelles. Si une personne est «forcée d'être libre», c'est-à-dire si l'alternatif des droits qui dérivent de l'héritage est éliminé, le champ des possibilités peut, en fait, être réduit, et non pas élargi. Cette affirmation pourrait être juste, que l'on compare un serf médiéval à un prolétaire contemporain, ou un seigneur médiéval à un professionnel contemporain de classe moyenne.

Nous nous trouvons dans un débat obscur sur la gamme des libertés effectives qui résultent de la capacité (ou des droits) d'agir dans le présent et de la capacité (ou des droits) de préserver les bénéfices provenant des actes passés. De plus, quel que soit l'ensemble de facteurs sur lesquels on met l'accent (l'éventail accru de choix offerts par le «présent» ou celui de l'éventail réduit des garanties dérivant des activités passées), il n'est pas facile d'établir l'importance de la différence entre le système capitaliste/«moderne» et les autres systèmes (passés) à cet égard. Par exemple, lorsqu'on effectue une comparaison, la mobilité de facto des serfs était plus grande qu'on ne le suppose habituellement, et celle des prolétaires l'est beaucoup moins. Par ailleurs, les garanties de facto de la reproduction pour les serfs étaient moins importantes qu'on ne le suppose habituellement, et celles des prolétaires sont supérieures.

Nous nous heurtons à des difficultés semblables lorsque nous étudions le processus de répartition du surplus. La répartition inégale de l'ensemble du produit social a été vraisemblablement une caractéristique de tous les systèmes historiques connus. Certains aspects de cette répartition inégale peuvent toutefois varier. L'un d'eux est l'importance du «surplus» produit (c'est-à-dire la valeur produite par un système historique au-delà du montant nécessaire à une simple reproduction). Un deuxième aspect est la façon inégale dont le surplus est réparti (mesurée, par exemple, par la courbe de Gini). Mais un troisième aspect, qui est le plus souvent cité dans la discussion, est le processus par lequel s'effectue la répartition inégale.

Comme le capital s'accumule sans limite, et que cette accumulation constitue la principale activité du système historique capitaliste/«moderne», il s'ensuit que le surplus, en termes absolus, est énorme et qu'il est de loin supérieur à celui produit par les systèmes historiques antérieurs. Mais est-il réparti plus inégalement? Ici, les positions théoriques (et empiriques) des écoles idéologiques adverses s'opposent carrément. L'une d'elles soutient que notre système actuel est relativement plus égalitaire au chapitre de la répartition que les systèmes antérieurs, et le devient de plus en plus. L'école adverse appuie une thèse diamétralement opposée: la répartition est plus inégale (ou plus polarisée) et le devient de plus en plus. Cette différence vient, entre autres, du fait que les deux camps utilisent comme mesure des unités spatiales différentes. Ceux qui croient en une égalité croissante tendent à mettre l'accent sur les pays qu'on qualifie d'«industrialisés», qui sont les seuls à être classés dans la catégorie de pays entièrement capitalistes/«modernes» (sur la base de certaines structures examinées ci-dessous). Les autres, qui croient en une polarisation croissante, tendent à mettre en relief le système historique capitaliste/«moderne» dans son ensemble. Il est donc difficile de retenir comme trait caractéristique d'un système historique un trait (le degré d'égalité du surplus distribué) à propos duquel la preuve empirique est aussi contestée.

Nous arrivons ainsi à la mesure qu'on propose le plus souvent, c'est-à-dire le mode ou processus de distribution. Cela revient à distinguer entre la «rente» et le «profit», deux mots qui provoquent une si grande confusion terminologique. Le type idéal de «rente» se trouve le modèle du seigneur qui a des droits («possède») sur une terre qu'il loue directement à des cultivateurs aux termes d'un contrat quelconque, et exige en retour un règlement qui pourrait prendre des formes diverses et qui est appelé, de façon générique, une «rente». Pour qu'un tel règlement s'appelle une «rente», il faut la combinaison de deux facteurs; un «droit» garanti politiquement, qui permet d'obtenir le paiement et le fait que le seigneur n'a pas besoin de faire lui-même un travail pour recevoir le paiement. Le type idéal de «profit» se trouve dans le modèle d'une usine industrielle urbaine, où l'entrepreneur ou le propriétaire capitaliste engage des travailleurs salariés qui utilisent ses machines pour faire un produit final des ventes duquel il retient le «profit», le «profit» étant la différence entre le revenu brut et le coût total. Ce revenu net s'appelle un «profit» parce que l'entrepreneur/ propriétaire a effectué un «investissement» de capitaux et qu'il a exercé une certaine gestion directe de l'activité économique.

Une des différences existant entre ces deux modes de distribution du surplus est la justification morale qui est présentée. Dans la situation idéal-typique de la «rente», la justification morale première est la «tradition». La répartition inégale est en quelque sorte déterminée par Dieu (elle est peut-être aussi, d'une façon accessoire, la récompense d'une activité militaire passée). Dans la situation idéal-typique du «profit», la justification présentée est plutôt l'inverse. La répartition inégale n'est pas, dans ce sens, considérée comme déterminée par Dieu, mais principalement comme le résultat de l'activité humaine, déployée surtout à l'instant présent, mais aussi partiellement dans le passé. Assurément nous parlons des justifications morales présentées dans chaque système par les bénéficiaires de cette distribution inégale et ceux qui les défendent. Les critiques, dont le point de vue est opposé, ont toujours existé et contesté ces justifications morales. Mais, abstraction faite de l'opposition, il est important de noter que chacune des deux justifications morales met l'accent sur quelque chose de différent: le spirituel versus le matériel, ce qui est censé être éternel versus ce qui doit être continuellement renouvelé par l'activité courante, servir le bien public en maintenant l'ordre collectif versus servir le bien publie en réalisant une «croissance» collective optimale.

Mais ici encore, si on examine les choses de plus près, les deux types idéaux semblent perdre la plupart de leurs différences. La «rente» semble jouer un rôle de premier plan dans le système historique capitaliste/ «moderne», et nous devenons de plus en plus conscients des nombreuses opérations qui ont pris, dans les systèmes historiques antérieurs, la forme de «profit». De plus, pour de nombreuses activités économiques. il est difficile de décider si l'appropriation de l'excédent est une «rente» ou un «profit».

La différence entre le capitalisme en tant que mode de production et les multiples facettes d'un mode de production redistributif ou tributaire n'est certainement pas, comme on le prétend souvent, la différence entre un mode dans lequel tout le transfert de surplus se fait par le biais du marché et un mode dans lequel ce transfert s'accomplit par le biais d'une «coercition extra-économique». C'est dire qu'il existe, dans notre système historique capitaliste / «moderne», une coercition extra-économique considérable et que les marchés, d'une manière ou d'une autre, ont presque toujours existé dans d'autres systèmes historiques.

Le plus que l'on puisse faire consiste à présenter une distinction qui est plus subtile. À travers les tensions constantes entre l'allocation par des mécanismes du marché et l’allocation par des mécanismes administratifs (ou politiques), et dans le comportement contradictoire qui résulte des pressions conflictuelles, chaque mode d'allocation peut exister dans des situations don-nées dans l'un ou l'autre système historique à court terme. Mais, à moyen terme, le marché jouera un rôle plus important dans le système capitaliste / «moderne» que l'arène politique. Certes, le «marché» est lui-même façonné, à moyen terme, par l'arène politique. Cependant, une fois façonné, il a une autonomie conjoncturelle dont l'impact est difficile à restreindre par des moyens administratifs, ce qui, en conséquence, impose de temps à autre des redéfinitions politiques de la forme du «marché». Dans le système capitaliste, le marché n'est pas vraiment «libre» à l'égard des contrôles politiques, comme le prétendent les économistes néo-classiques. Le marché devient plutôt lui-même un important mécanisme politique, ce qui n'est pas vrai (ou beaucoup moins vrai) dans les systèmes historiques redistributifs ou tributaires. Nous pouvons traduire ce qui précède dans le langage de la main invisible. Dans les systèmes redistributifs/tributaires, les méthodes par lesquelles se font les transferts de surplus tendent à être particulièrement visibles: rente, taxation, butin, paiements rituels. Dans le système historique capitaliste/«moderne», une partie significative du transfert se fait de façon moins visible, par l'intermédiaire du «marché», sous la forme de «profit». Pour celui qui a obtenu une plus grande part, l'un des avantages est que les perdants pourraient, dans une certaine mesure, ne pas avoir conscience qu'ils ont perdu, ou en sont moins immédiate-ment conscients, tout comme ils ne savent pas exactement au profit de qui ils ont perdu. Ils pourraient donc être moins en mesure d'analyser les opérations par lesquelles s'est fait le transfert et, par conséquent, moins en mesure de contester l'injustice qu'ils ont subie. De toute façon, un système capitaliste s'efforce normalement de convertir les transferts visibles en transferts «invisibles». Toutefois, comme la «main invisible» est une main structurée politiquement (et constamment restructurée), il est difficile de la garder «invisible». Aussi, le succès politique du dispositif est-il loin d'être parfait; il a néanmoins été assez efficace, en partie précisément parce qu'il est si complexe.

Le troisième processus qui est fréquemment présenté comme étant une ou la différentia specifica du système historique capitaliste/«moderne» est la construction du savoir. Ce processus a été invoqué de plusieurs façons. En général, on met l'accent sur la prédominance de la science, ou d'une certaine forme de science et, par conséquent, de la méthode scientifique, d'un mode de pensée qualifié parfois de newtonien ou de baconien-newtonien, et qui suppose ou souligne la linéarité et l'universalité des phénomènes physiques. C'est moins le fait que ce mode de science représente d'une certaine façon l'essence du système capitaliste/«moderne» que le fait que ce mode, à lui tout seul, dit-on, aurait permis la transformation remarquable de la technologie qui s'est produite dans l'histoire. C'est cette transformation de la technologie qui a rendu possible ensuite, dans les activités de production, la substitution, sur une grande échelle, de l'énergie non humaine à l'énergie humaine et qui, à son tour, explique le phénomène de la croissance intensive.

Cette thèse peut être, et a été, contestée. À la fin du XIXe siècle, on a de plus en plus remis en question, dans la communauté elle-même, le caractère approprié ou l'utilité de ce modèle de la science. Ce défi, dans la mesure où il est correct, soulève implicitement des questions sur la rationalité des choix technologiques qui ont été faits historiquement sur la base du modèle newtonien. Cela conduit, toutefois, à une critique du système historique capitaliste/«moderne» dans la pratique, et pas nécessairement à une remise en question de son existence nominale.

Un défi d'un ordre différent a consisté à questionner la singularité des réalisations techniques de ce système historique. Un effort a été réalisé pour concevoir un modèle continu de progrès scientifique/technique, localisé dans de nombreuses régions différentes du monde (Chine, Inde, Proche-Orient, région méditerranéenne), progrès dans lequel les efforts scientifiques récents de l'Europe occidentale ont pris place, surtout depuis le XVIe siècle. En faisant ressortir les continuités, cet argument réduit le caractère distinctif des événements qui se sont déroulés en Europe occidentale. De plus, on a soutenu que, dans ce domaine comme dans beaucoup d'autres, l'Europe occidentale avait été auparavant une zone «retardée» ou «marginale», ce qui sous-entend que toute explication de ce changement significatif ne pourrait pas se justifier exclusivement ou même principalement en évoquant quelque affinité ou tradition ouest-européenne pour le savoir scientifique.

Ce rapide survol des processus qui, selon certains, peuvent distinguer le système historique capitaliste/«moderne» des autres systèmes donne à penser que les distinctions sont difficiles à établir clairement, et qu'il est trompeur d'ériger un échafaudage d'explications théoriques sur la base de ces processus soi-disant distincts. Pouvons-nous mieux faire si nous examinons les structures du système historique capitaliste/«moderne»?

Trois structures, qui ont été établies dans le système historique capitaliste / «moderne», ont été à maintes reprises soulignées (ensemble ou séparément) comme ses traits distinctifs: la propriété privée; la marchandisation (des biens, de la terre et du travail); l'État «moderne» souverain. Chacune d'entre elles pose des problèmes lorsqu'on tente de découvrir la differentia specifica.

Les droits de propriété privée ou quiritaires renvoient à l'attribution, à des individus (réels ou fictifs), de la possession de phénomènes physiques (et, par extension, sur ce qu'on appelle la propriété intellectuelle); ces individus reçoivent des garanties juridiques qu'ils peuvent conserver indéfiniment leur propriété, la céder ou la vendre, et la léguer. Ils peuvent également l'utiliser (ou la laisser inutilisée), la louer, l'épuiser, De plus, personne ne peut la confisquer, l'utiliser ou en disposer à leur place ou contre leur volonté. Enfin, tous les phénomènes physiques appartiennent en principe à quelqu'un.

Il y a certaines objections élémentaires face à la description ci-dessus. De fait, les phénomènes ne sont pas tous la propriété de quelqu'un. Par exemple, on s'accorde généralement à dire que l'air n'est la propriété de personne, et que l'eau l'est rarement. Il n'est pas vrai que la propriété soit exempte de toute décision extérieure. Par exemple, les États retiennent le droit du domaine éminent. Ils peuvent légiférer sur les limites de certains usages auxquels est destinée la propriété. En cas d'«urgence», ils peuvent même aller plus loin. Les ventes de propriétés font l'objet de diverses restrictions juridiques. Par conséquent, d'un côté, les droits de propriété sont loin d'être des droits absolus dans le système historique capitaliste/«moderne». De l'autre, ce système n'est pas le seul à avoir eu de tels droits. Comme on l'a fait souvent remarquer, la Rome antique, par exemple, avait une structure de droits quiritaires similaire.

Toutefois, si nous laissons de côté ces objections parce qu'elles sont mineures et convenons que les droits de propriété sont un phénomène généralisé du système historique capitaliste/«moderne» et uniquement de ce système, il reste la question de leur pertinence. La propriété est avant tout la garantie des biens qui pourraient conduire, directement ou par l'intermédiaire du marché, à la consommation. Contre qui et pourquoi la consommation doit-elle faire l'objet d'une garantie? Manifestement, il y a, en règle générale, seulement deux possibilités: contre les autres en tant que collectivité, et contre les autres en tant qu'individus.

La garantie de la propriété contre la collectivité n'est naturellement pas absolue. Nous avons déjà souligné le concept de domaine éminent, ou des droits de l'État dans une situation d'«urgence». Mais quelle est son efficacité, même en temps normal? Les États modernes (et leurs sous-structures) ne peuvent-ils pas taxer plus ou moins à volonté? S'il arrive que leur pouvoir de taxer soit limité, n'est-ce pas d'abord à cause des pressions politiques plutôt qu'à cause d'une convention constitutionnelle? Il ne fait aucun doute qu'il existe un seuil constituant la limite d'une imposition «normale», à partir duquel l'État est considéré comme un agent de confiscation (illégitime). Mais il est difficile de définir ce seuil, et il est encore plus difficile de le mettre en vigueur contre la bureaucratie de l'État; de toute façon, la définition même du seuil de confiscation est continuellement redéfinie et étendue. La véritable question est la différence de facto entre la garantie de ce qu'on appelle la propriété privée contre la collectivité et la garantie d'autres formes de contrôle des phénomènes physiques dans des systèmes historiques non capitalistes contre la collectivité. Dans ces derniers systèmes, la contrainte sur la collectivité (ou législateur) peut ne pas être conçue en termes d'illégitimité de la confiscation, mais plutôt en termes d'illégitimité de la violation de l'«économie morale». Mais, dans la pratique, jusqu'où va la distinction?

Naturellement, il existe une deuxième garantie de la sécurité, celle contre les autres individus. C'est la garantie contre le vol, le pillage et la fraude. Mais il n'y a certainement ici aucune différence juridique ou pratique entre le système historique capitaliste/«moderne» et les autres systèmes (précédents). Ce qui est plus pertinent peut-être, c'est la garantie des droits de propriété contre les individus qui sont des parents proches. On peut supposer que, dans le système historique capitaliste/«moderne», les droits de propriété sont inhérents aux individus désignés, et non à une «famille» ou à une «communauté», ce qui est plus souvent le cas dans d'autres systèmes. Mais même ici, la distinction s'estompe. Le système capitaliste/«moderne» comportait déjà un très large éventail de règles garantissant les droits de «famille» dans la propriété (règles relatives à l'héritage, à la responsabilité des conjoints ou des parents, etc.). Inversement, dans des systèmes qui mettent l'accent sur la nature «communautaire» de la propriété, de facto, les «dirigeants» des communautés disposent souvent immédiatement de droits qui sont très proches de ceux associés à la propriété privée individuelle.

La sécurité des biens n'est pas le seul objet des droits de propriété. La marchandisation en est un second. La sécurité est censée être de la première importance parce qu'elle sert d'incitation au comportement à risque de l'entre-preneur en lui garantissant la permanence des récompenses. Le comportement à risque des entrepreneurs est un comportement orienté vers le marché, qui exige la marchandisation. Celle-ci est structurée par les lois et les coutumes. Elle doit d'abord être permise, puis encouragée socialement.

Il est évident que la marchandisation des produits est un phénomène qui n'est en aucune façon propre au système historique capitaliste/«moderne». Il y a 50 ans, beaucoup de spécialistes l'ont considérée comme un phénomène rare, exceptionnel ou limité à des domaines particuliers des systèmes non capitalistes. Mais, au cours de ces dernières années, tout le travail empirique portant sur ces autres systèmes a tendance à révéler qu'ils présentaient une marchandisation beaucoup plus considérable qu'on ne l'avait pensé antérieurement, même si celle-ci n'est pas, globalement, de la même ampleur que dans notre système actuel. L'existence de véritables marchés (et marchands) dans ces autres systèmes suffit certainement, néanmoins, pour éliminer le point de vue selon lequel une plus grande marchandisation permet à elle seule de distinguer le système historique capitaliste/«moderne» des autres systèmes antérieurs.

Un argument axé sur la marchandisation doit par conséquent reposer largement sur la marchandisation de deux phénomènes particuliers: la terre et le travail (ou la force de travail). Il est, à plusieurs égards, difficile de savoir pourquoi les analystes ont toujours distingué ces deux phénomènes comme étant des cas à part. Ce ne peut être parce qu'ils ont été, historiquement, les plus résistants à la marchandisation. Comme on l'a déjà mentionné, l'air (et même l'eau) ont résisté davantage à la marchandisation que la terre. Le statut spécial de la terre est clairement lié au fait que l'agriculture a été la principale activité économique des 10 000 dernières années, dont dépendait fondamentalement la reproduction de l'humanité. C'est seulement au XXe siècle que nous avons commencé à nous diriger nettement vers une situation où moins de la majorité de la population mondiale est employée dans le secteur agricole. Et même alors, la plus grande partie de l’approvisionnement mondial en pro-duits alimentaires provient encore de la terre. Il West pas surprenant par conséquent que les divers systèmes historiques aient développé des mécanismes pour restreindre (même interdire) la commercialisation des terres. Est-ce que cette situation a été changée dans le système historique capitaliste / «moderne»? Dans une certaine mesure, certainement. La plupart des terres sont de nos jours aliénables. Mais c'est naturellement une question de degré. Toute terre n'est pas aliénable, même de nos jours. Et il n'est pas vrai que, jadis, aucune terre ne l'était. En effet, il existait des régions, comme en Chine, où la terre était largement aliénable. Ce qui s'est surtout passé au cours des derniers siècles a consisté à augmenter à l'échelle mondiale le pourcentage de terres aliénables.

De plus, nous devons nous demander quelle est l'importance de l'aliénabilité de la terre, et en quels termes. Les transactions du marché ne sont sûrement pas la seule façon de transférer les droits sur les terres, et les transferts des droits ont été un phénomène fréquent et périodique dans tous les systèmes historiques que nous connaissons. Si la concentration des droits est optimale pour la production (et pour la productivité), il y a certainement eu autant de concentration au sein des systèmes non capitalistes que dans le système historique capitaliste/«moderne». Si les unités dites «de taille familiale» sont optimales, encore une fois, elles ont été aussi nombreuses dans les uns que dans l'autre. Bref, il n'est pas évident que l'augmentation relative de l'aliénabilité de la terre ait conduit à quelque grande différence dans la morphologie essentielle de la propriété terrienne.

Qu'en est-il de la marchandisation du travail, ou de la force de travail? L'importance capitale du salarié prolétaire a été soulignée dans de nombreuses analyses du capitalisme. Ici aussi, nous devons d'abord examiner la réalité empirique et, ensuite, ses conséquences. Le travail salarié a été, naturellement, une caractéristique centrale du système historique capitaliste/«moderne». Mais il n'a jamais été le seul mode de récompense de la force de travail. En effet, on peut se demander s'il a même été, au sein du capitalisme historique, le mode majoritaire. Inversement, il a rarement été (sinon jamais) entièrement absent en tant que mode d'utilisation de la force de travail dans les systèmes non capitalistes. Comme pour l'aliénabilité des terres, l'aliénabilité de la force de travail est une question de degré. Il y en a sans doute eu davantage dans le système historique capitaliste/«moderne», mais il ne va pas de soi que la différence de degré a été qualitativement significative.

Cela laisse en suspens la justification de la distinction entre la marchandisation du travail et celle de la force de travail, c'est-à-dire la distinction entre la vente et l'achat de la force de travail de l'homme pendant toute sa vie (l’esclavage), par opposition à son utilisation pendant une période déterminée (une année, une heure). Il n'est certainement pas évident dans l'histoire du monde qu'il y a eu moins d'esclavage dans le système historique capitaliste / «moderne» que dans les systèmes antérieurs. On pourrait peut-être prôner la thèse contraire.

Finalement, cependant, la question demeure, tout comme avec l'aliénabilité de la terre, la suivante: quelle différence implique l'aliénabilité du travail (et/ou de la force de travail)? Si l'on prétend que c'est seulement lorsque le travail et/ou la force du travail est aliénable qu'il sera possible d'allouer son usage de façon optimale, cela laisse de côté la question de savoir s'il est possible que les transferts «administratifs» puissent atteindre le même objectif, voire davantage dans certaines circonstances. Si l'on prétend que la force de travail marchandisée est essentielle pour constituer un important marché de produits, cela laisse de côté le fait que l'achat collectif de biens en vue de la reproduction (par exemple par l'intendance d'une armée ou par le propriétaire d'une usine ou d'une plantation) peut avoir substantiellement le même effet de constituer le pouvoir d'achat du marché et, de fait, a eu historiquement cet effet.

Il n'est donc pas sûr que la marchandisation réalisée dans le système historique capitaliste/«moderne», tout en étant supérieure quantitativement à celle des autres systèmes, ait été fondamentale, du point de vue qualitatif, à ce jour. Et, même si tel était le cas, la marchandisation en elle-même transforme-t-elle la productivité?

Nous en venons par conséquent à la troisième caractéristique structurelle considérée comme particulière au système capitaliste, l'État souverain «moderne». Qu'est-ce qui, dans l'État «moderne», est différent des structures politiques des systèmes historiques antérieurs? Dans la théorie politique du système historique capitaliste/«moderne» elle-même, le thème qui est souligné est la souveraineté. Le mot lui-même rend bien son essence. Souveraineté vient de «souverain», le maître unique d'une région délimitée géographiquement, qui a sur cette région une autorité complète et exclusive. La souveraineté est l'unification de l'autorité politique, le contraire de la «chaîne de souverainetés parcellaires» (parcellisation) qui a marqué la structure politique du féodalisme européen (Anderson, 1978, p. 20 et suiv.).

Si la souveraineté est souvent considérée comme essentielle au système historique capitaliste/«moderne», c'est parce qu'elle est considérée comme le complément nécessaire à l'institution de la propriété privée. La propriété privée exige des garanties politiques, lesquelles ne peuvent être prises au sérieux que si elles sont offertes par un État qui est souverain et qui, par conséquent, a l'autorité nécessaire pour créer ces garanties.

Il y a cependant ici deux problèmes. Le premier est, encore une fois, la correspondance entre la structure théorique et les structures réelles. Les États souverains ont-ils été réellement souverains? Ont-ils eu une autorité à la fois complète et exclusive à l'intérieur de leurs frontières? Il est évident que, dans la réalité historique du monde moderne, aucun État n'a été totalement souverain. De plus, les États ont largement varié entre eux en termes de l'autorité effective qu'ils ont été en mesure d'exercer. Beaucoup d'entre eux ont été assez faibles; très peu, relativement forts. Ensuite, si la souveraineté est mesurée par une autorité centralisée et unifiée, par opposition à l'autorité parcellaire, d'autres systèmes historiques ont connu cette situation (ou s'en sont réclamés), par exemple, les grands empires-mondes, bien que, dans les faits, leur pouvoir réel fut, pour la plupart, inférieur à celui des États souverains dans le système interétatique moderne.

Cet aspect mène à la question de savoir s'il n'existe pas une façon de distinguer l'État «moderne» des empires-mondes. Le corpus entier des écrits politiques de Max Weber peut être considéré comme une tentative de faire justement cela. Les deux éléments clés que Weber distingue, qui sont en fait étroitement liés l'un à J'autre, sont le mode de légitimation du pouvoir et la structure de la bureaucratie. Weber (et les webériens) ont mis l'accent sur le degré auquel l'État moderne est fondé sur des prémisses «rationnelles-légales», par opposition à celles qui sont de nature «patrimoniale». On dit qu'une bureaucratie rationnelle est techniquement supérieure et est directe-ment liée, par Weber, aux besoins d'une économie capitaliste de marché, «que l'activité officielle de l'administration publique soit exécutée de façon précise, non ambiguë et continuelle, et le plus rapidement possible» (3). Comme pour les autres structures essentielles, la question est double. Qu'est-ce que la réalité empirique de la pratique, par opposition à la description théorique? Même si une différence existe dans la pratique, quelles sont les conséquences véritables de cette différence?

L'importance fonctionnelle de la légitimation «rationnelle-légale» réside dans la rationalité de la bureaucratie. Mais quel a été le degré de rationalité des bureaucraties rationnelles? Les limites quant au degré auquel les bureaucraties des États modernes ont été, en fait, composées de technocrates rationnels, impersonnels et désintéressés sont indiquées dans les écrits, très nombreux de nos jours, sur la «corruption», qui se perpétue et est envahissante (sous une forme ou sous une autre). À vrai dire, ne pouvons-nous pas considérer qu'il s'agit là d'une partie intégrante du fonctionnement du système historique? De même que le salariat n'est qu'un mode de rémunération parmi d'autres (non pas résiduellement mais constitutivement), de même le désintéressement ne devient qu'un mode de comportement bureaucratique parmi d'autres (non pas résiduellement mais constitutivement). De plus, à mesure que les structures administratives des États «modernes» se sont élargies, loin de devenir plus «rationnelles», comme l'affirmait Weber, elles ont, en fait, élargi le nombre de postes qui échappent au système de recrutement bureaucratique rationnel.

On peut aussi se demander si l'administration publique bureaucratique est un élément essentiel de la maximisation de la capacité des entrepreneurs de poursuivre leurs intérêts, orientés vers les profits. Évidemment une telle administration a des avantages en termes de prévisibilité et d'objectivité (en termes de conflits d'intérêts des entrepreneurs qui se font concurrence entre eux). Mais l'intérêt de certains entrepreneurs individuels, surtout les plus grands d'entre eux, pourrait être mieux servi par des administrations publiques moins prévisibles, moins objectives (par conséquent plus collusoires).

Une troisième caractéristique structurelle distingue l'État «moderne», qui est moins souvent discutée. C'est le fait que les États «souverains» ne sont pas du tout, et expressément, des structures politiquement isolées, mais plutôt des membres d'un système interétatique; ils sont en fait définis par leur appartenance à ce système. Cela n'était évidemment pas le cas des multiples empires-mondes antécédents. Mais que signifie cette dernière particularité structurelle du système historique capitaliste/«moderne»? N'est-ce pas d'abord que le système interétatique ne limite pas justement les États souverains sur le plan des caractéristiques qui distinguent en théorie les États «modernes» des autres formes d'État? Le système interétatique limite la souveraineté des États, recréant ainsi une forme de souveraineté parcellarisée. Le système interétatique crée la possibilité d'avoir un recours hors des frontières de l'État, ce qui mine la permanence des décisions relatives à la sécurité des droits de propriété. Le système interétatique fournit le cadre à l'intérieur duquel peuvent se développer les systèmes patrimoniaux transétatiques (par exemple, l'existence des «bourgeoisies compradores», de réseaux subversifs, d'agents rémunérés par des puissances étrangères, etc.). Enfin, le système interétatique altère la signification de la prolétarisation à l'intérieur d'un État donné à mesure qu'il renforce, à l'échelle de l'économie-monde, une division du travail dans laquelle l'importance du travail non salarié reste significativement élevée.

Le seul élément que le système interétatique ne limite pas est l'activité de base du système historique capitaliste/«moderne», la croissance intensive, l'expansion, l'accumulation illimitée du capital. Tout au contraire! Le système interétatique a été lui-même une expression importante de cette activité. À mesure que l'économie-monde s'est «développée», le système interétatique s'est développé également, en partant de ses frontières restreintes (codifiées, par exemple, dans le Traité de Westphalie de 1648) jusqu'à sa globalisation (comme en témoigne la vocation universelle des Nations Unies).

Nous devons maintenant revenir à la question de savoir ce qui caractérise le capitalisme. Cet examen rapide des réponses classiques à cette question a permis de présenter l'argument que les structures et les processus vraisemblablement spécifiques du système historique capitaliste/«moderne» sont moins distincts en pratique qu'en théorie. Cet argument a soulevé des doutes sur la possibilité que les divers processus et structures, dans la mesure où ils sont, de fait, différents de ceux des autres systèmes, puissent expliquer le développement économique et scientifique-technologique actuel. L'élément qui semble incontestable, et incontesté, est la courbe de croissance hyperbolique - de la production, de la population et de l'accumulation du capital - qui est une réalité constante depuis le XVIe siècle. Mais les courbes de croissance hyperboliques ne doivent pas en soi être bien accueillies. Les cancers eux aussi se développent de façon hyperbolique.

Nous devons maintenant passer du résultat, c'est-à-dire de l'existence d'un système historique capitaliste/«moderne», à la description de ses origines. Cette question est connue comme la problématique de la «transition du féodalisme au capitalisme», ou comment notre système est né.


III. La construction historique d'un monde capitaliste


Nous avons tenté de préciser ce que nous entendons par «capitalisme» et/ou «modernité». De même, il est nécessaire de préciser ce que nous entendons par «féodalisme», au moins en Europe occidentale, si nous devons considérer la raison pour laquelle il y a eu une «transition» d'un système à l'autre dans cette région géographique spécifique. De plus, comme Bois nous le rappelle, «une théorie du féodalisme devra également rendre compte de sa genèse et de sa disparition». (4)

On a souligné, à un moment donné, la thèse que le «féodalisme» était une sorte d'«économie naturelle», caractérisée par une absence quasi totale de marchés, de monnaie et de manufactures. Ce point de vue est devenu difficile à défendre à la lumière des recherches actuelles. Au contraire, il semble évident que le féodalisme européen impliquait une croissance significative des marchés, de la monnaie et des manufactures. Nous devons commencer avec le fait que l'institution au XIe siècle du système féodal dans sa forme classique était, à ce moment-là, une nouvelle solution au problème constant de la façon d'exploiter la main-d'œuvre agricole par une strate supérieure dont le savoir-faire principal était l'art de la guerre. L'esclavage avait été un important mécanisme (peut-être un mécanisme clé) permettant de réaliser cette exploitation, non seulement au temps de l'Empire romain, mais aussi au début du Moyen Âge (Ve au IXe siècles) (5).

Le maintien de l'esclavage exige toutefois que deux conditions soient simultanément satisfaites: d'abord, le renouvellement constant d'esclaves par des guerres menées aux bords (ou à l'extérieur) de la zone dans laquelle on fait travailler les esclaves (et, en conséquence, la capacité de l'État, ou des guerriers dans cette zone, de mener les «razzias» nécessaires, ou d'en bénéficier); ensuite, le maintien d'un haut degré d'ordre interne à l'intérieur de la zone dans laquelle les esclaves sont utilisés (et, en conséquence, la difficulté pour les esclaves de se rebeller ou de déserter). Dockès résume ainsi les hauts et les bas, dans l'histoire, de l'utilisation de la main-d'œuvre d'esclaves en Europe occidentale:

[...] Les esclaves ruraux, particulièrement les esclaves non casés, furent relativement peu nombreux durant les troubles sociaux-ethniques (Bagaudes, invasions) du IIIe siècle, puis de la crise «finale» de la deuxième moitié du IVe siècle et du Ve siècle, leur nombre augmentant en revanche avec l'établissement de royaumes barbares alliant la répression interne à des expéditions guerrières extérieures. Peut-être y eut-il un mouvement important et des sorties d'esclavage et de casements au VIIe siècle (deuxième partie au moins) et une remontée du post-esclavagisme avec les Pépinides dès le début du VIIIe siècle et naturellement avec l'Empire de Charle-magne. Après l'effondrement de cette tentative impériale, de ses appareils d'État, avec les troubles sociaux et tribaux, les Vikings, les Sarrazins et les Hongrois, l'esclavagisme s'effondre dans la seconde partie du Xe siècle et le début du Xe (6).

L'esclavagisme n'était pas un phénomène incompatible avec la présence de travailleurs «libres» comme locataires ou même propriétaires de terrains voisins de ceux cultivés par les esclaves. À vrai dire, la coprésence des travail-leurs «libres» peut même avoir été hautement positive pour le renforcement politique du système esclavagiste. La création de cette distinction «ethnique» parmi la force de travail peut avoir facilité le maintien de l'ordre. Toutefois, ces travailleurs «libres» n'étaient pas nécessairement regroupés dans des communautés de base dont la différenciation donnerait lieu, plus tard, à la propriété foncière féodale, bien que ce soit la façon dont Takahashi ait vu la séquence (7). Ce modèle non seulement ignore l'existence des villas médiévales et de leurs esclaves, mais omet aussi le fait que les communautés rurales (et leurs idéologies quasi égalitaires), loin d'être primaires, étaient elles-mêmes les produits relativement tardifs de l'inclusion des tenanciers dans le réseau de dépendance féodale. Comme le souligne Guerreau: «Voir dans les communautés du XIVe siècle d'héroïques survivances de communautés primitives remontant à l'âge de bronze [...] est un défi au sens historique le plus élémentaire» (8).

Le système seigneurial, avec sa combinaison de main-d'œuvre d'esclaves sur le domaine et de travailleurs «libres», s'est effondré à la fin du Xe siècle (9). C'est cet effondrement que Bois qualifie de «révolution», qui fut «la cause immédiate des initiatives massives de la population rurale dans de nombreuses régions, qui entraînèrent le fameux essor des XIe-XIIe siècles» (10). Ces initiatives ont été institutionnalisées dans le cadre du système féodal «classique» (des serfs liés à leurs maîtres, mais aussi entre eux par des structures communales). Pour la plupart des travailleurs antérieurement «libres», ce nouveau système signifiait, de fait, un accroissement considérable de leur exploitation, ainsi qu'une possibilité relative pour quelques-uns d'améliorer leur situation. Johsua explique cette pression accrue sur deux plans. D'un côté, il y avait l'augmentation du coût d'obtention de la main-d'œuvre d'esclaves. À mesure que les zones les plus proches étaient écumées, il a fallu razzier des territoires de plus en plus éloignés (11). De l'autre, la réémergence d'un réseau urbain (qui a commencé dès le VIIIe siècle) a créé une augmentation de la demande de denrées alimentaires (12). Ainsi, «passé l'an mil, un peu partout, la seigneurie banale est en place, conséquence en partie (en grande partie?) de l'arrêt de fructueux pillages» (13). Et, avec la création de ce nouveau système d'exploi-tation, on peut dire que la période «dynamique ou ascendante» pour «I'Europe chrétienne en général» (14) a commencé.

Cependant, malgré l'expansion économique et géographique des deux ou trois siècles suivants, le nouveau système d'exploitation était toujours fondé sur des bases structurelles peu solides. Un des éléments cruciaux était que la terre arable, principal moyen de production, «doit elle-même être produite» (15), par un processus de défrichement des terres. À cet effet, Brenner avance l'argument que la colonisation était la «forme archétype du développement féodal et de l'amélioration du féodalisme» (16). Cependant, il analyse cela de façon trop étroite toutefois, puisque la colonisation des terres entièrement «nouvelles» n'était qu'un moyen parmi d'autres de créer des terres arables. Un autre moyen était la conversion, par des «améliorations», des terres avoisinantes (pâturages, forêts, marécages, etc.) en terres arables.

La colonisation des terres entièrement nouvelles n'était pas nécessairement plus profitable que l'amélioration des vieilles terres parce que la colonisation comportait souvent le coût de la «conquête». Bien que les promoteurs aient été, parce qu'ils n'étaient pas liés par les contraintes de la coutume, parfois en mesure d'imposer des rapports de production nouveaux et avantageux aux producteurs directs, ils trouvèrent souvent qu'ils devaient plutôt faire d'énormes concessions à ceux-ci à cause du bas ratio travail-terre. Il est certain qu'une amélioration des «vieilles» terres exigeait de modifier les anciens modèles sociaux, ce qui ne se faisait pas sans une certaine résistance. Elle comprenait souvent aussi l'exploitation de terres moins fertiles (puisque, autrement, la terre aurait été probablement cultivée avant). Ce processus avait également l'avantage de permettre l'utilisation de terres qui relevaient quelque peu de l'autorité (sinon des droits absolus) des promoteurs et, par conséquent, ne représentaient aucune obligation nouvelle pour les suzerains.

Dans les deux cas, le développement des terres exigeait le consentement, sinon l'assistance politique, des suzerains et favorisait par conséquent «l'établissement d'une organisation militaire plus importante et plus efficace et/ou la construction d'une machinerie d'extraction de surplus plus puissante» (17) ... Il est, par conséquent, juste d'insister, comme le fait Anderson, sur le fait que:

La singularité du féodalisme n'a jamais été épuisée par la simple existence d'une classe de seigneurs et d'une classe de serfs en tant que telles. C'est leur organisation spécifique en un système de souveraineté morcelée [parcellisée] et de propriété échelonnée qui distinguait le mode de production féodal en Europe (18).

L'efficacité du féodalisme se situait précisément dans le lien étroit entre les pouvoirs économique et politique du seigneur, «l'assimilation totale du pouvoir sur la terre et du pouvoir sur les hommes» (19). Ou bien, comme l'affirme Hilton, c'est «le pouvoir du seigneur qui est la caractéristique spécifique du féodalisme» (20).

Par ailleurs, le lien apparemment étroit entre le pouvoir économique et politique était précisément amoindri par la parcellisation de la souveraineté et le contrôle limité du processus de production:


Ces seigneurs, avec leurs serviteurs armés et leurs juridictions privées ou publiques d'une portée considérable, n'avaient en aucun cas le contrôle total sur la paysannerie servile. En particulier, leur pouvoir militaire et politique ne correspondait pas à leur pouvoir de gérer l'économie agraire en raison de la grande distance qui les séparait du processus de production. Ce n'était pas non plus le contraste entre la grande dimension des propriétés terriennes féodales et la petite taille des entreprises familiales, car ces distances s'appliquaient aux petits seigneurs des villages isolés aussi bien qu'à des magnats qui en possédaient des centaines. C'était aussi parce que, dans l'ensemble, l'intervention effective du seigneur ou de ses représentants dans l’économie paysanne était très limitée. Il est vrai que le seigneur pouvait influencer, le plus souvent dans un sens négatif, les ressources de la paysannerie par ses demandes de rentes et de services. Il pouvait aussi (bien que jamais autant qu'il l'espérait) contrôler le mouvement de la population dépendante. Mais il n'était pas capable de déterminer l'allocation du travail et des autres ressources dans l'économie paysanne; dans l'ensemble, il n'y avait pas non plus autant de tentatives dans les baux, même lorsque les tenures habituelles commençaient à s'effondrer à la fin du Moyen Âge, à exiger les bonnes pratiques de l'agriculture. Par conséquent, nous avons une classe terrienne dont l'existence même dépendait, d'une part, du transfert du surplus de travail et, d'autre part, des fruits de ce surplus qui proviennent d'une classe qui en était potentiellement dépendante, sur laquelle elle exerçait un pouvoir politique, militaire et juridique, mais envers qui elle ne remplissait aucune fonction d'entrepreneur (21).

C'est pour ces raisons que Bois insiste sur la définition du féodalisme comme «l'hégémonie de la petite production», combinée, il va de soi, avec le prélèvement de la part d'excédent par le seigneur, une appropriation qui était rendue possible par «contraintes politiques» (22).

Ce système a fonctionné merveilleusement bien pour les seigneurs pendant un certain temps, mais s'est effondré par la suite. C'est aux alentours des années 1250 que le système a connu sa «crise», qui, pense-t-on traditionnellement, a duré jusqu'aux alentours de 1450. Par conséquent, il semble que nous avons affaire à un système historique qui n'a existé que pendant 500 ans tout au plus, période dont la moitié, semble-t-il, serait caractérisée par une ascension ou un épanouissement du système, et l'autre moitié, par une crise ou un déclin. Ceci apparaît comme un schéma curieusement abrégé et formel. Certains auteurs résolvent cette anomalie en étendant la définition du «féodalisme» au-delà du modèle seigneur-serf pour y inclure la période d'à peu près 400-500 jusqu'aux années 1000 environ. Mais cette définition pose, à son tour, un autre dilemme théorique, bien défini par Dockès:


Ce qu'il faut faire, c'est réviser le concept du mode féodal tel qu'il est composé de deux formes successives à l'intérieur d'un mode de production, ou considérer le Moyen Âge comme une période de transition prolongée entre le mode esclavagiste et le mode de production capitaliste (23).


Il semble clair que le système féodal en Europe de l'Ouest a connu des cycles d'expansion et de contraction de deux longueurs: environ 50 ans et de 200 à 300 ans. Les deux genres de cycles semblaient comporter des caractéristiques similaires et les cycles plus courts étaient imbriqués dans les cycles plus longs. Bois (1976) a avancé de la façon la plus claire la preuve de l'existence des cycles plus courts dans sa reconstruction de la Normandie. Les cycles plus longs (ou plutôt le seul cycle plus long) ont reçu I'accord consensuel de la plupart des spécialistes de l'histoire économique du bas Moyen Âge.

Il s'agit là d'un phénomène curieux, auquel il reste à trouver une explication théorique adéquate: ces cycles de 50 ans paraissent ressembler à ceux qu'on trouve dans l'économie-monde capitaliste (ce qu'on appelle les cycles de Kondratieff, pour les XIXe et XXe siècles), qui, selon de nombreux auteurs, existeraient aussi aux XVIe et XVIIIe siècles (24). En ce qui concerne les cycles de 200 à 300 ans, on s'accorde en général pour dire qu'ils ont existé dès le XVIe, et jusqu'au XVIIIe siècle (25), et on peut avancer l'argument qu'ils ont continué d'exister aussi au XIXe et au XXe siècles. Nous voilà donc, encore une fois, en présence d'une amalgamation inconfortable entre les modèles de l'Europe médiévale et du monde moderne.

La structure des expansions et des contractions est clairement exposée et généralement acceptée par les historiens du bas Moyen Âge et des temps modernes en Europe (26), bien que la direction de la causalité soit l'objet d'un grand désaccord (27). Il est convenu généralement que les mouvements d'expansion ou de réduction (relative) de la population et ceux de la surface totale des terres cultivées, des prix nominaux, de la production totale, et du montant des transactions pécuniaires allaient de pair. Une hausse de la demande et des prix provoquait une augmentation de la sur-face des terres arables; une baisse de la demande et des prix provoquait, au contraire, une conversion des terres arables en terres pastorales ou viticoles. Une hausse de la demande favorisait une plus grande innovation agricole, une plus grande utilisation d'engrais, un accroissement des rendements, une plus grande concentration dans des céréales plus chères (le blé, ensuite le seigle); une baisse de la demande avait l'effet contraire. L'utilisation accrue des terres et la croissance démographique entraînaient une augmentation du nombre de fermes, leur taille moyenne étant réduite. Une période d'expansion apportait une hausse de rentes pour les rentiers; une période de contraction, une baisse de l'ensemble des revenus. L'expansion était en corrélation avec des termes d'échange plus favorables entre l'agriculture et l'industrie; la contraction provoquait leur détérioration (ce qu'on appelle les ciseaux des prix). En période d'expansion et d'accroissement démographique, les salaires réels baissaient, ils montaient en période de contraction. L'industrie était plus urbaine en période d'expansion, plus rurale en période de contraction. Dans le système féodal, l'expansion économique avait comme conséquence une augmentation du servage; la contraction avait l'effet contraire.

C'est le plus long cycle qui fut crucial. Ainsi, la période 1050-1250 fut une période d'expansion en Europe (les Croisades; les colonisations à l'Est et dans l'extrême-nord, et en Irlande), qui fut ensuite arrêtée ou repoussée. C'était l'époque de prospérité des centres urbains, de la construction des grandes cathédrales, du renforcement des structures étatiques (et, par conséquent, d'une plus grande paix intérieure, quoiqu'il y ait eu davantage de guerres aux frontières externes du système). La «crise» ou la grande contraction de 1250-1450 inclut la Peste noire, la période de nombreuses révoltes paysannes (et la multiplication des hérésies «égalitaires» au sein de l’Église), la crise des revenus seigneuriaux et la multiplication des guerres d'extermination réciproque de la noblesse (par exemple, la guerre de Cent Ans, la guerre des Deux-Roses), événements qui ont occasionné de la violence et du désordre et qui ont davantage contribué au déclin et de la production et de la productivité.

C'est à cause de, ou dans le sillon de cette longue dépression de l'économie dont souffrait toute l'Europe, cette «crise» du système féodal, que d'après la majorité des chercheurs, il s'est produit (a commencé) une «transition» au capitalisme ou à un système économique «moderne» commercialisé. Certains analystes mettent l'accent sur la rupture que cela représentait. D'autres préfèrent voir l'image des années 1000 à nos jours comme une évolution relativement stable, mais même ces derniers semblent reconnaître un certain changement qualitatif qui s'est produit aux alentours de 1500. Ce concept est consacré dans la périodisation qu'on utilise, pour laquelle 1500 démarque plus ou moins la fin du Moyen Âge et le début, en Europe, des «temps modernes», en se référant à la combinaison de la Renaissance et de la Réforme comme un point tournant critique.

Mais quelles sont les explications avancées habituellement pour comprendre cette «transformation»? Ici, la littérature sur le sujet est beaucoup plus problématique, parce que les «explications» fournissent avant tout des descriptions empiriques de ce qu'on pense avoir changé ou évolué plutôt que les causes de ces changements. De fait, pourquoi ces changements fondamentaux se sont-ils produits? C'est dire que le fait qu'une variante particulière du système agricole dans lequel une classe supérieure quelconque exploitait d'une façon quelconque la masse des producteurs ruraux donnait lieu à une autre variante n'était pas du tout un phénomène nouveau, ni en Europe occidentale ni ailleurs. Telle avait toujours été l'histoire de l'humanité depuis ce qu'on a appelé la révolution agricole. Toutes les variantes avaient été instables, dans le sens qu'une variante donnée avait rarement duré plus de 400 ou 500 ans. Mais, lorsque telle variante s'était effondrée, elle avait été remplacée au préalable par telle autre variante qui présentait des caractéristiques structurelles analogues: a) la primauté de la production agricole, associée à l'activité artisanale; b) un surplus global plutôt limité; c) le transfert, garanti politiquement, de l'excédent à une couche supérieure des non-agriculteurs représentée (habituellement) par les guerriers, les ecclésiastiques et les marchands; d) quelques réseaux de commerce, habituellement au moins un réseau de longue distance, combiné avec des réseaux très locaux. Sans doute les systèmes les plus prospères parmi l'ensemble des systèmes historiques se trouvaient dans les zones agricoles les plus fertiles, où nous découvrons, depuis des millénaires, les «grandes civilisations».

Un grand nombre de ces systèmes historiques renfermaient ce que nous pourrions appeler les éléments proto-capitalistes. C'est dire qu'ils comportaient souvent une production extensive de marchandises; des producteurs et des commerçants qui recherchaient des profits; des investissements en capitaux; du travail salarié, des Weltanschauungen en accord avec le capitalisme. Mais aucun n'avait franchi le seuil de création d'un système dont la force motrice première est l'accumulation illimitée du capital. Vers 1400, lorsque le système relativement insignifiant, obscur et passager du féodalisme européen était en plein effondrement, il y avait peu de raisons de supposer que d'autre chose qu'une nouvelle variante du système redistributif/tributaire de l'exploitation le remplacerait. Au lieu de cela, il y avait la genèse d'un système radicalement nouveau. Je ne saurais dire à quel point je suis d'accord avec Sweezy lorsqu'il affirme que trouver la raison pour laquelle cela se produisait est «un véritable casse-tête» (28).


IV. Explications du type “civilisationnel”


La plupart des solutions au casse-tête tendent à chercher quelque secret structurel, quelque caractéristique à long terme «civilisationnel», qui conduisait inévitablement l'Europe occidentale sur le chemin de l'ascension. Les tenants de ces explications structurelles se trouvent des deux côtés de la ligne de démarcation idéologique entre la pensée libérale et la pensée marxiste. Quelques autres solutions à ce casse-tête, et définies seulement ces derniers temps, préconisent des explications conjoncturelles, citant à l'appui des développements qui étaient contingents et par conséquent non inévitables. De telles explications ne sont pas, elles non plus, nécessairement identifiées à une idéologie particulière. En fait, la distinction entre les explications «civilisationnelles» et «conjoncturelles» est quelque peu factice. La question devient en réalité celle-ci: doit-on expliquer ce qui s'est produit vers 1500 à l'«Ouest» par d'autres phénomènes qui ont eu lieu beaucoup plus tôt, disons avant 1000, peut-être des millénaires avant? Ou bien, ces facteurs «antérieurs» n'étaient-ils que des conditions nécessaires, pour lesquelles il manquerait encore la condition suffisante, qui était toutefois d'ordre conjoncturel, en ce sens qu'elle suppose une «conjoncture» d'événements (durant les deux siècles précédant immédiatement la création du système historique capitaliste/«moderne»), une conjoncture qui était invraisemblable, mais sans laquelle la transition n'aurait jamais pu se produire? C'est à dire: est-ce que le résultat historique de la «crise du féodalisme» n'était qu'une possibilité parmi de nombreuses autres, et pas nécessairement la plus vraisemblable?

À l'évidence, tout événement historique a des racines immédiates qui peuvent remonter toujours plus loin, ad infinitum. Toutefois, si nous croyons que le point tournant crucial se situe entre 500 et 2 500 ans auparavant, nous en arrivons à une explication culturelle génétique qui, à vrai dire, soutient que le développement du capitalisme/«modernité» en Occident, et en Occident en premier lieu, était bien «inévitable» en raison de ces antécédents «civilisationnels». Cependant, si, jusqu'à 1300, il n'y avait aucune raison de penser que les changements qualitatifs qui devaient se produire 200 ans plus tard, s'inscrivaient dans une trajectoire historique durable, mais étaient plutôt de nature «conjoncturelle», nous sommes mieux à même d'évaluer la sagesse qui sous-tendait les choix historiques, et nous sommes libérés des caractéristiques d'autosatisfaction de l'explication «civilisationnelle».

Les explications «civilisationnelles» sont bien connues. Sans doute celle qui a le plus d'influence a été celle de Max Weber qui s'est ainsi exprimé sans ambages au tout début de son analyse:


Tous ceux qui, élevés dans la civilisation européenne d'aujourd'hui, étudient les problèmes de l'histoire universelle, sont tôt ou tard amenés à se poser. et avec raison, la question suivante: à quel enchaînement de circonstances doit-on imputer l'apparition, dans la civilisation occidentale et uniquement dans celle-ci, de phénomènes culturels qui - du moins nous aimons à le penser - ont revêtu une signification et une valeur universelle? (29)


Nous connaissons les conclusions de Weber: d'abord, la tradition judéo-chrétienne (qui remonte, par conséquent, à des milliers d'années) a pris, au XVIe siècle, avec la Réforme, un tournant particulier que Weber a appelé l'éthique protestante; ensuite, cette éthique a fourni l'appui normatif aux activités des entrepreneurs capitalistes; enfin, cet appui était une variable déterminante de l'émergence du système capitaliste.


Les points de vue de Weber sont censés s'opposer à ceux des marxistes, mais beaucoup de ces derniers adoptent également des explications «civilisationnel les». Perry Anderson, par exemple, soutient que le capitalisme ne pouvait émerger que d'un mode de production féodal. C'est, évidemment, un point de vue généralisé pan-ni les marxistes. Anderson insiste toutefois sur le fait que le féodalisme n'était pas connu dans toutes les régions du monde, mais seulement en Europe et au Japon. Se dressant contre «un matérialisme aussi aveugle [qui] aboutit inévitablement à une forme d'idéalisme», il nie que des «formations sociales» comme les confédérations tartares nomades, l'Empire byzantin ou le Sultanat Ottoman parmi d'autres puissent être qualifiées de «féodales» à n'importe quel moment de l'histoire. Il est conscient, naturellement, que des «auteurs faisant autorité dans chacun de ces domaines historiques» aient pu affirmer une telle chose,

selon l'argument qui veut que les divergences superstructurelles, évidentes si on les compare aux normes occidentales, cachent une convergence sous-jacente des rapports de production infrastructurelle. Ainsi, le développement occidental perd tout privilège dans le processus multiforme d'une histoire mondiale secrètement une au départ. Dans cette version de l'historiographie matérialiste, le féodalisme devient un océan d'absolution dans lequel pratiquement toutes les sociétés peuvent recevoir leur baptême. L'invalidité scientifique de cet œcuménisme théorique peut être démontrée par le paradoxe qui en découle logiquement. En effet, si le mode de production féodal peut être défini indépendamment des différentes superstructures juridiques et politiques qui l'accompagnent, sa présence pouvant ainsi être notée dans le monde entier, partout où des formations sociales primitives ou tribales ont été remplacées, le problème suivant se pose: comment expliquer le dynamisme unique de la scène européenne dans le féodalisme international (30) ?

Toujours est-il que, si le féodalisme explique ce «dynamisme unique» en Europe, pourquoi alors le Japon n'a-t-il pas progressé vers le capitalisme aussi tôt que l'Europe? Pour répondre à cette question, Anderson doit faire appel à une histoire plus profonde (ou, du moins, plus longue), il doit donner une réponse «civilisationnelle»:

Quelle était donc alors la spécificité de l'histoire européenne qui la séparait si profondément de l'histoire japonaise, en dépit du cycle commun du féodalisme qui, par ailleurs, les unissait si étroitement? La réponse est certainement donnée par la permanence de l'héritage de l'Antiquité classique. L'Empire romain, sa forme historique finale, ne fut pas seulement incapable, cela va de soi, d'opérer de lui-même une transition au capitalisme. C'est son avance même qui le condamna à une régression catastrophique, telle qu'il n'en existe véritablement aucun exemple dans les annales de la civilisation. Le monde social bien plus primitif du féodalisme à ses débuts fut le résultat de cet effondrement préparé de l'intérieur et achevé de l'extérieur. Et puis, après une longue gestation, l’Europe médiévale fournit les éléments qui devraient permettre la lente transition vers le mode de production capitaliste. Mais, ce qui fait du passage au capitalisme en Europe un fait unique, c'est la concaténation de l'Antiquité et du féodalisme. Autrement dit, pour saisir le secret de l'avènement du mode de production capitaliste en Europe, il faut écarter de la façon la plus radicale toute conception qui en ferait l'aboutissement obligé de la simple évolution d'un mode de production inférieur à un mode supérieur, l'un engendré entièrement et automatiquement par l'autre en une succession organique interne, et par là même l'effaçant. [...] L' «avantage» de l'Europe sur le Japon repose sur son héritage classique, qui même après le Haut Moyen Âge ne disparut pas dans son «passé» mais survécut sous certains aspects fondamentaux dans son «devenir» (31).

Par conséquent, c'est l'héritage romain, - le système juridique et, en parti-culier, le concept de propriété quiritaire - qui, dans la période 1000-1500, distingue l’Europe non seulement de la Chine, de l'Inde et du monde islamique, mais aussi du Japon (32).

Michael Mann a donné encore une autre version des explications que je qualifie de «civilisationnelles». À son avis, bien qu'il se puisse que l'Europe des 1000 eût moins de pouvoir «extensif» que, disons, la Chine, elle avait néanmoins plus de pouvoir intensif, «surtout en agriculture» (33). Et cet avantage procuré par le pouvoir intensif a été tôt réalisé:

Le dynamisme médiéval était fort, soutenu, et se répandait partout. Il pouvait avoir été implanté dès 800 après J.-C. Le Domesday Book, avec sa profusion de moulins, retrace sa présence en Angleterre en 1086. La transition qui a vu l'Europe faire un bond en avant n'était pas principalement la transition, à la fin de l'époque médiévale, du féodalisme au capitalisme. Ce processus était en grande partie l'institutionnalisation d'un progrès qui a eu lieu beaucoup plus tôt, à une période que nous qualifions d'âge des ténèbres, simplement par manque d'information. En 1200 après J.-C., ce progrès, ce dynamisme, portait déjà l'Europe occidentale dans de nouvelles hauteurs du pouvoir social collectif (34).

Pour Mann, la plupart des explications «commencent trop tard dans l'histoire». Le christianisme était «nécessaire pour tout ce qui a suivi» (35), qui nous ramène au moins 1 500 ans en arrière. Il était nécessaire parce que le «dynamisme» médiéval exigeait une multiplicité de réseaux de pouvoirs (un thème commun à un grand nombre d'analyses), mais «ces groupes locaux pouvaient fonctionner en toute sécurité à l'intérieur de réseaux extensifs et de la pacification normative établis par le christianisme...» Le contenu de cette explication civilisationnelle est difficile à discerner. Les normes chrétiennes étaient spatialement extensives, mais les normes islamiques ou confucéennes l'étaient également. Il est difficile de dire dans quel sens les normes chrétiennes ont «pacifié» les gens, à moins que ce ne soit le rôle des normes par définition, auquel cas c'est aussi le rôle des normes de toutes les autres religions extensives. C'est d'autant plus vrai, comme Mann lui-même le fait remarquer dans la phrase qui suit immédiatement le précédent passage: «Le christianisme était [au Moyen Âge] divisé entre ceux qui professaient une idéologie immanente de la morale des classes dirigeantes et ceux qui professaient une idéologie plus transcendante, au-dessous des classes» (36) - une assez pâle façon de caractériser les violents combats entre les Dominicains et les Franciscains, pour ne prendre qu'un seul exemple. Il reste très douteux que nous puissions, en fait, parler d'un ensemble unique de normes chrétiennes à cette époque.

L'argument civilisationnel, toutefois, ne s'incarne nullement dans l'une de ces explications grandioses. Il se trouve dans l'école «Hourra pour l'Angleterre», à côté de laquelle existe une école moins connue mais d'un intérêt non moindre, l'école «Hourra pour l'Italie». Pour ces écoles, ce n'est pas la «civilisation» occidentale entant que telle qui explique tout, mais le modèle anglais ou italien plus restreint.

Que les triomphes de l'Angleterre au XIXe siècle aient été extraordinaires, c'est un point de vue partagé par de nombreuses personnes, en Angleterre certes, mais pas exclusivement. Certains trouvent que les triomphes du XIXe s'expliquaient par la sagesse du XVIIIe siècle (invention des machines à vapeur, culture des navets ou une bonne place pour la gentry). Certains font remonter les triomphes à la sagesse des XVIe et XVIIe siècles (après la disparition du servage, celle des yeomen; appui à la nouvelle science; ou début de la monarchie constitutionnelle). Mais, récemment, il y a eu une tendance à faire remonter la sagesse anglaise de plus en plus loin dans le temps, aux années 1066 et même avant, lorsque le seigneur bénissait les Anglo-Saxons. Deux récentes explications, l'une en termes de «culture» par Alan Macfarlane (qui s'affiche très «libéral») et l'autre en termes de «luttes de classe» par Robert Brenner (qui s'affiche très «marxiste») partagent ce point de vue.

Macfarlane cherche en particulier à discréditer le point de vue classique de Marx et de Weber, selon lequel il y avait un passage au XVIe siècle entre, d'un côté, une société féodale paysanne et traditionnelle et, de l'autre, une société capitaliste, individualiste et moderne. Il affirme que ceci est un faux modèle parce que le pays où la révolution industrielle s'est produite en «premier» (l'Angleterre) ne répondait pas, au XVIe siècle, au XVe siècle, ou probablement jamais, aux critères d'une société paysanne. Il établit une longue liste de caractéristiques de la société paysanne «typique» (famille étendue comme unité de base de production et de consommation, production pour l'usage, foyers multigénérationnels, taux élevés de fertilité, l'âge reculé du premier mariage, des liens «communautaires» forts, filiation unilinéaire, autorité patriarcale, etc.) et nie que la situation en Angleterre ait jamais répondu à ce modèle. Au contraire, la société anglaise était toujours une «société «con-trôlée» sur le plan de la fertilité», une société qui était «ordonnée, contrôlée et non violente», qui était «exceptionnellement protégée, et sur laquelle les gens ordinaires avaient développé un contrôle inhabituel», une société dans laquelle «les gens ordinaires [étaient] habitués à penser du monde non en termes absolus, mais de bien et de mal relatifs, où tout pouvait se transformer par l'argent». En Angleterre, affirme Macfarlane, les mariages étaient, au XIe siècle, déjà «modernes» par leur structure et «ils l'étaient déjà, selon toute probabilité, entre les ive et XIe siècles». Loin de faire remonter les vertus du capitalisme à l'héritage romain, comme le fait Anderson, Macfarlane pense que les systèmes de parenté et de mariage anglais, qu'il trouve à la fois spécifiques à ce pays et de haute importance, sont un héritage «germanique», un «modèle qui n'avait jamais disparu en Angleterre, tandis que, dans la plus grande partie de l'Europe, le pays avait été largement submergé par des caractéristiques vieilles ainsi que rénovées de la civilisation romaine antérieure» (37). L'Angleterre a échappé à Rome; elle est devenue par conséquent capitaliste.

Il est vrai que le féodalisme a précédé le capitalisme, mais l'Angleterre avait une forme «plutôt inhabituelle» de féodalisme, une forme qui «contenait déjà une séparation implicite entre le pouvoir économique et le pouvoir politique, entre le marché et le gouvernement» (38). À vrai dire, l'Angleterre n'a probablement jamais été tout à fait «féodale» (39). Si l'Angleterre était le «berceau de la civilisation» (40), c'est parce qu'elle avait Adam Smith dans son patrimoine génétique, pour ainsi dire.

Robert Brenner s'est également engagé à démontrer que non seulement l'Europe était en avance sur l'Asie, mais que l'Europe occidentale était en avance sur l'Europe de l'Est, l'Angleterre en avance sur la France (et, certainement, les Pays-Bas, les Allemagnes, etc.). Au début des temps modernes, la France était moins capitaliste que l'Angleterre parce qu'elle a souffert de «la domination des petits propriétaires», et les conséquences ont été multiples: obstacles techniques au progrès, particulièrement dans les champs communs; lourde taxation de l'État monarchique qui a défavorisé les investissements dans l'agriculture; exploitation des tenanciers par les propriétaires; subdivision des terres par les paysans. Tous ces éléments se sont conjugués pour «conférer à la France un retard agricole à long terme» (41).

Mais, en fin de compte, la différence au XVIe siècle s'explique par un élément du XIIIe siècle, car l'Angleterre ne manifestait:

aucun signe... de la crise évidente des revenus seigneuriaux ... en France et, à son tour, il n'y a aucune tendance à mettre en place un système caractérisé par une extraction centralisée du surplus pour remplacer un système décentralisé rongé, aucune montée embryonnaire d'une forme absolutiste d'État (42).

Si l'Angleterre a manifesté quelques signes d'hésitation, c'était seulement «dans les premières décennies du XIVe siècle»; en tout cas, «la perturbation économique semble avoir été beaucoup moins grave en Angleterre qu'en France» (43).

Mais cette différence du XIIIe siècle, semble-t-il, remonte encore plus loin, parce que les «évolutions divergentes» de l'Angleterre et de la France du XIIIe siècle étaient causées

non pas tellement [par] le retard de l'évolution «économique» de l'Angleterre par rapport à celle de la France, comme [Guy] Bois le dirait, mais plutôt [par] l'avance relative de l'Angleterre sur le plan de l'organisation «féodale» de la classe dirigeante (44).

Et qu'est-ce qui explique cette situation? Ce ne sont pas tellement les exploits des Anglo-Saxons, à qui Macfarlane accorde finalement le crédit, mais plutôt:

[la centralisation féodale anglaise] devait sa force en grande partie au niveau de l'organisation féodale «politique», déjà réalisée par les Normands en Normandie avant la Conquête, qui était probablement sans précédent ailleurs en Europe (45).

Heureusement pour l'Angleterre, Dieu n'avait pas fait en sorte que les Normands conquièrent la France.

En dernier lieu, l'explication de la différence est que l'Angleterre était forte - ce qu'il appelle «l'extraordinaire cohésion à l'intérieur des classes de l'aristocratie anglaise» (passons sur la guerre des Deux-Roses) - et que la France était faible - ce qu'il dénomme «l'extrême désorganisation relative de l'aristocratie française». Cela signifiait que celle-là avait une haute «capacité de dominer la paysannerie» et que celle-ci avait «rendu possible le succès des paysans en France...» Dans ce sens, cette explication n'est pas «simplement politique» mais concerne «l'édification des relations entre les classes sociales qui ont permis l'accumulation économique la plus efficace» (46). En plus de la question de savoir si la description est empiriquement correcte, «tout comme Brenner... minimise l'indépendance [de la paysannerie anglaise], il exagère l'indépendance de la paysannerie française» (47), - il reste la question très pertinente de Bois: «En vertu de quelle prédisposition spécifique les paysans français se battraient-ils mieux que les paysans anglais?» (48). De plus, étant donné l'insistance de Brenner sur les aptitudes politiques des aristocrates normands, pourquoi n'obtiendraient-ils pas les mêmes résultats en Normandie, le terrain précis où se manifestait, d'après l'analyse de Bois, une force remarquable de la paysannerie (49) ?

Et pourtant, assez curieusement, la domination de l'aristocratie anglaise sur les pauvres paysans (par rapport à l'ineptie de l'aristocratie française) semble non seulement avoir disparu tout à fait au XVIe siècle, mais c'est maintenant l'équation tout à fait inverse que l'on donne pour l'avance de l'Angleterre:

C'était l'incapacité des seigneurs anglais de remettre les paysans au servage ou de les orienter dans la direction de l'absolutisme (comme l'ont fait leurs homologues français) qui les a forcés à long terme à chercher de nouvelles façons pour sortir de leur crise de revenus [une crise qui a été antérieurement discutée par Brenner comme relativement mineure en Angleterre]... Comme ils n'étaient pas en mesure de rétablir certains systèmes d'imposition extra-économique sur la paysannerie, les seigneurs étaient obligés de faire appel à leurs pouvoirs féodaux restants pour poursuivre ce qui, à la fin, fut éventuellement le développement capitaliste (50).

L'école «Hourra pour l'Italie» est plus obscure, pour deux raisons. Au XIXe siècle, l'Italie n'apparaissait pas aussi resplendissante que la Grande-Bretagne (bien qu'elle en prenne la revanche peut-être dès les années 1970). Et moins de gens lisent l'italien. Néanmoins, des voix fortes ont toujours prôné cette thèse, récemment mise a jour par Pellicani.

Pour Pellicani, comme pour de nombreux auteurs, «l'histoire du capitalisme est identique à celle des contraintes faites aux pouvoirs [de l'État] ou, au moins, ces deux histoires étaient étroitement liées dans l'histoire de l'humanité» (51). Macfarlane serait sans doute d'accord. Mais, pour Pellicani, l'histoire a commencé en Italie, non en Angleterre.

Pour présenter le cas de l'Italie, Pellicani doit répondre à l'argument de Weber sur l'importance critique de l'éthique protestante. Il reconnaît la corrélation historique au XVIe siècle du leadership économique de l'Europe septentrionale et de la prédominance du protestantisme, mais soutient que l'élément clé n'était pas l'éthique motivant ou justifiant l'esprit d'entreprise, mais «l'affaiblissement du contrôle spirituel des institutions ecclésiastiques qui sont toutes inspirées par un intense antagonisme à Mammon» combiné à «la tolérance religieuse et à l'ouverture dans les relations avec les étrangers». C'est ce que la Réforme a encouragé, mais c'est aussi ce que la Contre-Réforme a supprimé. Cette tolérance et cette ouverture ont rendu possible la distinction entre la société civile et l'État, née historiquement, dit-il (citant Jean Baechler), de «l'incapacité pour l'un d'éliminer l'autre» (52).

Pellicani soutient que le capitalisme avait toujours été contrecarré par les «mégamachines», terme qu'il a emprunté à Lewis Mumford, qui ont créé «l'insécurité de la propriété», paralysant ainsi l'initiative (53). La question est de savoir pourquoi cela ne s'est pas produit en Europe occidentale. La réponse est qu'il n'existait pas de mégamachine à cause de la «désintégration de l'Empire romain occidental», quelque chose que nous pouvons considérer comme «quasi providentiel» en ce sens que «la libération des Européens de leur «cage de fer» leur a offert l'occasion de bâtir [...] une société industrielle moderne» (54).

Cette décadence de Rome est, par conséquent, «le plus important» des facteurs à l'origine de la naissance du capitalisme en Occident (55). Le deuxième facteur est le fait que la lutte médiévale entre la papauté et les empereurs romains était une lutte dont le vainqueur ultime était «la commune bourgeoise». De plus, en ce temps-là, c'était dans l'Italie du Centre et du Nord que la «protobourgeoisie bénéficiait d'une conjoncture historique particulièrement favorable et savait en tirer un avantage maximal» (1988, p. 189). Ainsi, Rome est à nouveau en cause, non en raison de l'héritage qu'elle laissait (positif pour Anderson, négatif pour Macfarlane, mais auquel les Anglais ont heureusement échappé), mais simplement parce qu'elle s'est effondrée. Et, une fois que les villes-États italiens saisiraient la chance (environ quelque huit siècles plus tard), le capitalisme pouvait naître.

L'inconvénient des explications «civilisationnelles» est qu'elles tendent à être post hoc ergo propter hoc, et qu'elles supposent par conséquent que les développements étaient en quelque sorte inévitables. Il est toujours difficile d'affirmer dans ce genre d'explication pourquoi le processus était si lent. Entre la racine profonde (les modèles familiaux germaniques ou la désintégration de l'Empire romain) et le produit final (le capitalisme britannique au XIXe siècle ou même au XVIe siècle), beaucoup de temps s'est écoulé. On reste avec l'impression que la racine profonde menait au produit final par un lent processus de maturation, comme s'il était programmé organiquement. Le moins qu'on puisse dire sur un tel processus de maturation est qu'il faut nous offrir des gages probants qu'il existait une telle «programmation». Mais on n'explicite que rarement une telle logique; c'est plutôt implicite et l'argument, par conséquent, n'est pas très convaincant. Il pourrait être plus valide de commencer par une prémisse qu'on trouve chez Pellicani lui-même:

Où que nous regardions, nous trouvons des traces du capitalisme, mais nous trouvons également que la vie économique est en quelque sorte «enfermée» par des structures politiques, religieuses et sociales rigides qui laissent peu de place pour le jeu des catallactiques [la science des échanges commerciaux] (56).

En d'autres termes, tous les autres systèmes connus ont «contenu» les tendances capitalistes, dans les deux sens du terme. Ils renfermaient les tendances, et ils les contraignaient. Donc, la question revient alors à comprendre ce qui s'est effondré dans le système historique qui se trouvait en Europe occidentale qui a permis de défaire l'endiguement. Cela nous mène à l'étude des circonstances exceptionnelles, une réunion rare de processus, ou à ce que nous avons appelé antérieurement «explications conjoncturelles».

V. Explications conjoncturelles


D'éminents chercheurs appartenant à diverses tendances idéologiques nous demandent de reconnaître à quel point l'émergence du système historique capitaliste/«moderne» fut improbable. Ernest Gellner insiste sur le fait que notre modèle est «la clé fortuite, contingente d'une porte habituellement fermée...» (57). Michael Mann parle d'un «ensemble gigantesque de coïncidences», tout en soutenant qu'il «renferme aussi une sorte de modèle...» (58). Et Eric Hobsbawm laisse entendre qu'il est extrêmement douteux «que nous puissions parler d'une tendance universelle du féodalisme à évoluer vers le capitalisme». Il nous propose plutôt de chercher «la contradiction fondamentale de cette forme de société féodale [occidentale]» qui engendre ce résultat, même s'il admet que «la nature de cette contradiction n'a pas encore été clarifiée de façon satisfaisante» (59).

Nous allons par conséquent discuter quatre éléments de cette explication, en mettant l'accent chaque fois sur l'«exagération» conjoncturelle particulière que comporte un facteur structurel à long terme. Nous présenterons chacun de ces éléments comme un effondrement, et nous en examinerons l'effet cumula-tif, à savoir les effondrements de la seigneurie, de l'État, de l'Église et des Mongols.

Nous avons déjà vu que le pouvoir relatif des seigneurs ou des aristocrates sur les «paysans» ou, du moins, sur les petits producteurs agricoles, est un argument souvent mentionné. Nous sommes aussi conscients du fait qu'il existe une très vaste littérature sur ce que Marc Bloch appelait «la crise des revenus seigneuriaux» au cours de la période située approximativement entre 1250 et 1450. Tout le monde convient qu'il s'était produit une chute démographique en Europe occidentale résultant en particulier de la Peste noire. Doit-on considérer le rôle de cet événement principalement comme une cause ou une conséquence? C'est une question très controversée, et qui suscite un débat passionné mais, pour ce qu'il en est ici, la résolution apportée importe peu. La réalité était claire. Il y avait moins de personnes pour travailler la terre. Les revenus devaient donc diminuer, même si les seigneurs avaient pu augmenter les rentes, ce qu'ils ne pouvaient pas faire en réalité. Créer de nouvelles tenures était en général hors de question. À vrai dire, c'était plutôt la situation inverse qui s'était produite: les terres étaient «abandonnées», c'est-à-dire laissées en friche.

Dans cette situation, chaque partie utilisait les cartes politiques qu'elle avait à sa portée. Au début, les seigneurs féodaux se tournaient vers les États:

L'État, qui reprenait de l'importance dans toute l'Europe occidentale à ce moment-là [au XlVe siècle], est intervenu au nom des seigneurs pour fixer les salaires aux niveaux où ils étaient avant la Peste Noire, et en limitant, sur le plan juridique, la mobilité des paysans... La paysannerie, par ailleurs, était dans une position qui lui permettait de défendre ses gains plus férocement que jamais, car la demande de travail était de loin supérieure à l'offre. Les terres désolées représentaient également l'occasion, pour les paysans qui possédaient les moyens nécessaires, de devenir libres. La paysannerie, par conséquent, répondit à la réaction féodale en déclenchant une chaîne de rébellions partout en Europe occidentale (60).

L'appel lancé par les seigneurs aux États pour que ceux-ci interviennent n'a pas produit les résultats escomptés parce que l'effondrement tragique de la démographie a donné aux paysans une arme très puissante: la possibilité de dresser les seigneurs les uns contre les autres. Cette situation a provoqué une réduction des rentes (à un moment où le nombre total de personnes devant payer des rentes déclinait déjà) ainsi que la disparition des diverses restrictions liées au servage. La combinaison des deux effets «a permis de garder une large partie du surplus sur les avoirs de la paysannerie», ce que Hilton appelle «la déchéance de la possibilité d'exploiter les paysans» (61).

Les révoltes paysannes n'avaient pas à viser le pouvoir étatique. Le fait même de ces jacqueries a modifié le rapport des forces, et c'est la raison pour laquelle Dobb insiste sur le fait que nous devons porter notre attention sur la «révolte des petits producteurs» si nous voulons expliquer «la dissolution et le déclin de l'exploitation féodale» (62). Les seigneurs ont évidemment résisté pendant longtemps, et violemment. Mais les pertes ont été multiples: abandon des terres marginales; réduction des rentes; réduction du prix des terres, augmentation des arrérages dans les paiements des rentes par les tenanciers éprouvant des difficultés; augmentation des revendications des communautés rurales. Bois y voit une longue tendance qui a culminé en un effondrement total «entre 1415 et 1450» (63).

Les seigneurs, endettés, n'ont pas réussi à contrecarrer l'accroissement du surplus au profit des paysans et se sont tournés les uns contre les autres. Le processus a commencé relativement tôt. Dans son explication de la crise du féodalisme, Perroy avance que:

C'est dans la décade 1335-1345 que les royaumes d'Occident passèrent, sans en avoir le moins du monde conscience, d'une économie de paix à une économie de guerre que les événements devaient rendre permanente. Ils allaient donc connaître les dures contraintes d'une fiscalité épuisante, la réduction de la production agraire et artisanale, celle des échanges interrégionaux, la crise du crédit et l'insécurité monétaire (64).

Perroy met particulièrement l'accent sur les conséquences fiscales, mais les guerres avaient deux autres conséquences qu'il ne faut pas sous-estimer. Tout d'abord, les interruptions de la production en temps de guerre ont réduit davantage les revenus, moins en éliminant les petits producteurs qu'en les empêchant de travailler ou de faire du commerce dans des régions directement touchées. De surcroît, cependant, les guerres, particulièrement la guerre de Cent Ans et la guerre des Deux-Roses, mais pas seulement celles-là, ont éliminé une large partie de l'aristocratie. L'énorme réduction du nombre de seigneurs (au-delà des pertes causées par la peste) les a davantage affaiblis vis-à-vis des producteurs directs.

Et comme si cela ne suffisait pas, ajoutons que les salaires réels ont progressé de façon constante pendant deux siècles, dans les villes aussi bien que dans les régions rurales. Bois écrivait ce qui suit sur les paysans normands en comparant leur situation en 1320 à celle de 1465:

D'un siècle à l'autre, le salaire en grains a plus que triplé... Devant cet homme mieux nourri la mort a reculé, la vie a progressé. Différent aussi l'être productif: ne doit-on pas supposer une autre aptitude au travail? La Renaissance elle-même a pris racines en ce merveilleux terreau (65).

Dobb affirme que c'est à «l'inefficacité du féodalisme en tant que système de production» et aux besoins croissants de revenus des seigneurs qu'on peut principalement attribuer le déclin de ce mode de production (66). Cela est peut-être vrai, bien que cette explication prenne en considération moins le déclin permanent que la phase descendante du cycle. Sweezy souligne que le déclin est dû «à l'incapacité de la classe dirigeante de garder le contrôle de la force de travail de la société et, par conséquent, de la surexploiter» (67). Il ne fait aucun doute que cela s'est produit, mais nous devons nous demander pourquoi cette incapacité était si forte à ce moment précis. Dans tous les cas, il est certainement vrai, comme l'affirme Bloch, qu'«à la fin du Moyen Âge... les petites exploitations ne trouvaient au-dessus d'elles qu'une classe affaiblie, profondément atteinte dans sa fortune et, par sa mentalité, médiocrement capable de s'adapter à une situation sans précédent» (68). Le grand vainqueur de cette lutte a été le laboureur, le paysan avec la charrue, J'exploitant d'un terrain juste assez grand pour qu'il ait un surplus à mettre sur le marché, en ayant souvent besoin d'une force de travail salariale, pour compléter la moisson.

Si cela ne suffisait pas à faire trembler les aristocrates, l'effondrement des États ne pouvait qu'aggraver leur fragilité politique, pour ne pas dire leur désespoir politique. Les États n'ont jamais été puissants en Europe au Moyen Âge. Mais ils ont été plus forts à certains moments qu'à d'autres. L'expansion de l'économie en Europe entre 1000-1250, qui créait de nouvelles sources de revenus pour les États et de nouveaux besoins d'ordre interne, d'un côté, ainsi que l'expansion extérieure de l' «Europe» (les Croisades, la colonisation de l'est et de l'extrême-nord européen) qui exigeait une certaine unification militaire, de l'autre, se sont combinées pour créer une nouvelle vie pour l'appareil étatique naissant. Les résultats ont peut-être été médiocres, si l'on en juge par les normes actuelles, mais ils étaient importants. Ces États renforcés étaient redevenus des coquilles vides lorsque la grande crise survint après 1250.

En expliquant le déclin du pouvoir des seigneurs, Bois mentionne deux variables fondamentales. L'une est, naturellement, «le renforcement de la paysannerie moyenne»; la seconde est «l'hypertrophie de l'État (absolutisme royal)» (69). Une de nos difficultés à interpréter ce qui s'est passé entre 1250-1300 et 1450 dans l'arène politique est notre insistance idéologique à interpréter l'histoire «occidentale» comme une quête, longue et constante, des institutions politiques démocratiques. Au début, prétend-on, il y avait un monarque tout-puissant, dont le pouvoir a été constamment réduit depuis. Mais ce n'était pas du tout comme cela. Au début (1000- 1250), il y avait un monarque faible qui cherchait à établir un semblant d'autorité centrale. Ces «souverains» avaient connu de graves revers entre 1250 et 1450. Il est vrai, comme nous le verrons, qu'après 1450 leurs pouvoirs se sont de nouveau accrus, et très considérablement, mais cela se passait précisément parce que la période 1250-1450 a révélé le danger que représentait pour les seigneurs la faiblesse de l'État.

Qu'est-ce qui avait été accompli dans la période 1000-1300? Certaines entités politiques avaient commencé à avoir une existence durable et, par conséquent, une certaine légitimité. L'Angleterre et la France étaient les exemples les plus frappants. Strayer mentionne que les débuts d'une bureaucratie avaient été mis en place, une chancellerie coordonnant «les administrateurs de biens, les agents financiers, les administrateurs locaux, ... les juges». Cela s'était produit à un certain degré partout en Europe de l'Ouest. Vint ensuite la grande dépression économique. Strayer conclut que «les Européens avaient créé leur système étatique juste à temps», mais il fournit lui-même la preuve que le système étatique novice était gravement affecté par la dépression économique, que «nombre de guerres au XIVe et au XVe siècles confirmaient ou même faisaient régresser le processus de construction de l'État» (70). Il y avait une résurgence du pouvoir des aristocrates. Affaiblis vis-à-vis de la paysannerie, les seigneurs pouvaient au moins devenir plus forts vis-à-vis des rois. À vrai dire, plusieurs facteurs économiques qui ont permis aux paysans de tirer avantage de leurs rapports avec les seigneurs-propriétaires terriens ont permis à ces derniers de tirer avantage de leurs rapports avec les souverains-monarques.

La cohésion interne du pouvoir central a ainsi été gravement sapée par un écart maintenant «dangereusement grand» entre les dirigeants et leurs bureau-crates:

Jusqu'en 1300, cette coupure entre dirigeants [policyMakers] et bureaucrates n'avait pas été trop sérieuse, mais au XIVe siècle elle s'aggrava du fait des erreurs commises par les deux groupes. La politique était déterminée par le roi et son con-seil, composé des membres de la famille royale, des favoris du roi, des grands barons, des officiers de la Maison du roi et de ceux des services gouvernementaux. La présence des princes et des nobles au conseil était sporadique, et parfois seuls les officiers de la Maison et les administrateurs y assistaient. Ainsi composé, le conseil pouvait régler les affaires courantes et ordonner l'exécution de décisions déjà prises, par exemple le recrutement et l'équipement d'une armée. Mais les princes et les barons devaient être consultés lorsqu'il s'agissait de questions importantes (et onéreuses), telles que la guerre et la paix, les trêves et les alliances. Ces hommes étaient généralement mal informés et ne cherchaient guère à combler les lacunes de leur information (71).

Il est évident que l'accroissement du pouvoir des seigneurs et l'inclusion de ces derniers dans le processus de prise de décisions politiques ont été décisifs dans ce processus. Cela peut être vérifié par le fait qu'il y avait une particulière «lenteur dans l'évolution des ministères relatifs à la défense et aux affaires extérieures», ce que Strayer considère comme un «vrai casse-tête» (72). Mais il n'y a pas de casse-tête du tout. En période de guerre intense et de désintégration étatique, ces ministères sont précisément les arènes où «les dirigeants de factions seigneuriales» veulent le moins voir la bureaucratie royale se renforcer, parce que cela réduirait leurs propres marges de manœuvre de mobilité ascendante.

C'est ainsi que «la plupart des gouvernements sont allés à la banqueroute» (73), qu'ils ont été «incapables de contrôler ni leurs mercenaires, ni leur monnaie, ni leur système de justice, qu'ils [se sont laissé] mener par des cliques et vivaient mai au jour le jour» (73b). Et, ainsi, «il renaît en Europe des principautés, des micro-États autonomes, voire indépendants, et ce dernier phénomène achève de saper l'illusion d'une royauté par consentement mutuel» (74).

Il n'est pas étonnant que Strayer ait pu résumer cette période en disant que «le mouvement effectué vers un nouveau type d'autorité politique était stoppé au moment même où il semblait prendre une force irrésistible. Durant le XIVe et le début du XVe siècles, les gouvernements séculiers s'étaient «affaiblis, au lieu de se renforcer» (75)... Aussi n'est-il pas étonnant que Fossier ait pu introduire son point de vue sur cette situation politique par cette sombre note:

Triste visage que celui de l'État dans la période qui nous occupe [1250-1520]! Des pontifes honorables, mais contestés, puis discutables et haïs, des empereurs gonflés de projets, mais dont on ignore les noms, des monarchies occidentales en plein désarroi, des vieillards, des mineurs, des fous, patents ou probables, et un kaléidoscope de podestats, de princes et de capitaines, qui n'ont en commun que la brièveté de leur pouvoir et l'irréalisme de leurs projets (76).

L'on pourrait croire que les seigneurs ou aristocrates auraient été transportés de joie par leur libération progressive de l'autorité centrale et de la faveur des «beaux privilèges» qu'ils ont «arrachés» à leurs souverains avec l'émergence des «assemblées représentatives» dans leurs États, qui, d'après Guenée, étaient devenues «des démocraties de privilégiés» (77). Pas du tout, comme nous le verrons.

L'effondrement des seigneurs et celui des États se sont accompagnés de l'effondrement de l’Église. Cela est bien connu; on ne l'appelle pas toujours pourtant un effondrement. Mais réfléchissons à ce qui s'est passé. À la fin de l'Empire romain, le christianisme était devenu religion d'État. C'était normal, en ce sens que la plupart des empires-mondes avaient des «églises» officielles, c'est-à-dire un ensemble de fonctionnaires religieux qui propageaient une Weltanschauung qui servait à appuyer l'establishment impérial et à en limiter les forces désagrégeantes. Un exemple évident est le confucianisme, mais il est loin d'être le seul. Ces religions imposaient, entre autres choses, des contraintes à l'essor du capitalisme, dans la mesure où elles prêchaient contre l'avarice (pour être précis, davantage l'avarice des particuliers que celle des empereurs). L'ancien système divin des Romains avait perdu son influence sur l'Empire romain pour de nombreuses raisons. L'une d'elles était sûrement l'erreur de commencer par déifier des empereurs vivants ou qui venaient de décéder, ce qui fait des dieux des personnages politiques, mettant ainsi fin à leur distance minimale nécessaire par rapport à l'existence matérielle. Lorsque le christianisme a surgi pour combler l'écart, Constantin a voulu le coopter en en faisant la religion d'État.

Le christianisme avait créé une structure hiérarchique intégrée et, par conséquent, était en mesure de survivre à la décadence de l'Empire romain. Le résultat était une situation unique, dans laquelle une religion mondiale hiérarchique était devenue le ciment normatif et même institutionnel d'une civilisation politiquement désagrégée. Pendant longtemps, l'Église catholique a donc été assez puissante pour défendre ses intérêts sur le plan de l'organisation, de l'économie et de l'idéologie, contre toute intrusion d'autorités politiques parti-culières. Les «conséquences culturelles se feront lourdement sentir dans l'évolution des époques suivantes», souligne Perry Anderson (78). Un grand nombre d'analystes seraient d'accord là-dessus.

La plupart d'entre eux supposeraient, de plus, que les conséquences étaient positives. L'argument habituel va dans le sens de l'idée que la non-concordance entre l’Église et l'État au Moyen Âge a historiquement préparé le terrain à la séparation actuelle de l'Église et de l'État, pour que la laïcité devienne le fondement d'une civilisation capitaliste et individualiste. Il y a toutefois une autre façon de voir cette évolution. On pourrait prétendre que la force d'organisation de l’Église vis-à-vis des entités politiques multiples était, en fait, son vice fatal. Le fait qu'elle n'était pas, en dernière instance, subordonnée à une autorité politique laïque, ce qui dans un certain sens s'était produit jusque-là dans le cas des autres religions mondiales dans les autres régions, a réduit fatalement sa capacité de constituer pour les autorités politiques une force contraignante qui agirait contre les éléments proto-capitalistes.

La contrainte disparaissait assez tôt. Nuccio affirme que, déjà à la fin du Moyen Âge, il s'était produit un «profond détachement de l'attitude religieuse et étatique dans le domaine des idées politiques» (79). Et ce détachement s'est d'abord produit, naturellement, là où l'essor du capitalisme semblait le plus fort.


À partir du XIIe siècle, les entrepreneurs italiens travaillaient sur la base des valeurs matérialistes qui avaient été mises en cause et condamnées par la morale ecclésiologique; ils les avaient défendues de leur mieux, formulant en même temps les principes de leur autonomie ainsi que les critères «profanes» de leurs activités économiques, particulièrement dans les lois municipales et les codes marchands (80).

Mais pourquoi l'Église était-elle si faible? D'une part, parce que l'Église faisait elle-même d'importantes activités économiques, et était frappée par la dépression économique au même titre que les seigneurs (en qualité de rentiers) et que les États (en qualité de bénéficiaires des impôts). Pour défendre la vie de sa propre organisation, l'Église s'engagea davantage à ce même moment dans les questions économiques et financières.

L'écart entre les idéaux spirituels de l'Église et le comportement de ses membres qui furent incapables de réaliser les idéaux dans leur vie quotidienne est devenu même plus paradoxal. Par exemple, comment interpréter le fait qu'à Bruges, au cours de cette période plus tardive, l'Église Collégiale de St. Donatien ait autorisé des bureaux de prêteurs sur gages à fonctionner dans ses propres locaux? Ils étaient quatorze en 1380 et ils étaient dirigés, non par des Lombards, mais par des Flamands et des Wallons. À cause du permis ecclésiastique, ils étaient libérés de la supervision municipale. Que dira-t-on des prêts octroyés par le Pape Clément V à Édouard II (169 000 florins) et garantis par une hypothèque sur les revenus de la Gascogne? Ou de Nicolas V, qui a octroyé au grand commerçant français Jacques Cœur (1393-1456) une importante licence pour commercer avec les infidèles? [...]

L'effet des crises financières était désastreux pour la papauté. À tort ou à raison, les hérétiques et, plus tard, les réformistes protestants, ont adressé de nombreuses critiques à la papauté, lui reprochant de dénoncer le capitalisme du bout des lèvres alors qu'il était lui-même un allié. Ou encore, si la papauté a bien organisé ses affaires financières, elle l'a fait avec l'aide des banquiers, qu'elle protégeait par des menaces d'excommunication et d'interdiction. L'arme était utilisée de la même façon contre les laïcs et les hommes d’Église, mais cela ne fait pas plus respecter la papauté (81).

Les diverses sectes hérétiques, qui reçurent une nouvelle impulsion à cette époque, étaient largement égalitaires, amiautoritaires, souvent «communistes». Pendant l'ère de contraction économique, la guerre de destruction réciproque des classes dirigeantes, conséquence du déclin des revenus globaux, se reflétait à la fois dans le conflit croissant entre l’Église et les leaders temporels et dans les grandes luttes qui se sont produites à l'intérieur de l'Église elle-même. C'était la période du Grand schisme de l'Occident (1378-1417), qui portait notamment sur l'affirmation du pouvoir des cardinaux et des évêques contre le pape, qui allait de pair avec l'affirmation du pouvoir seigneurial contre les rois.

Si l'Église avait été soumise aux dirigeants temporels, elle aurait pu acquérir en fait plus d'autorité morale. Celle-ci aurait pu servir de force morale contraignante. L'indépendance même de l'Église n'a fait de celle-ci qu'un prétendant séculier de plus au pouvoir et à la richesse. «Non seulement les remarques de Tawney sur l'incapacité de l’Église d'établir un compromis avec le capital ne sont pas justes, mais il n'y a aucun doute que le compromis entre l'Église et le capital a été facile à établir et presque impossible à déjouer» (82). Knowles, dans son analyse des deux derniers siècles de l’Église médiévale, conclut son analyse sur cette note: «Voilà, par conséquent, le climat religieux au XVe siècle: une Église malade, à vrai dire, dans sa tête et dans sa base, qui appelle de tous ses vœux des réformes sans craindre une catastrophe comme celle qui s'était produite aussitôt après» (83). Résultat, le pillage de Rome en mai 1527, «qui a marqué la fin de la papauté médiévale» (84). Dans J'ensemble, la période 1250-1450 a été désastreuse pour les classes dirigeantes de l'Europe occidentale, collectivement. Leurs revenus diminuèrent. Elles étaient engagées dans des luttes extrêmement féroces, qui nuisirent à leurs richesses, à leur autorité, à leurs vies. Elles durent faire face à des révoltes populaires - rébellions paysannes, mouvements hérétiques. Le désordre public était élevé, tout comme l'agitation intellectuelle publique. Tout ce qui était solide s'en fut en fumée. Ce fut une «crise» du système historique. Sans doute la plus grande menace pour les seigneurs, qui constituaient la masse de l'élite dirigeante, était la montée de «ceux qu'on avait commencé à appeler les «coqs» (85), les paysans bien nantis (les yeomen, les laboureurs), dont le nombre et l'importance des exploitations avaient augmenté, et qui ont pu donc mieux résister aux bouleversements économiques (à vrai dire, qui en avaient profité). Dans la perspective des aristocrates -propriétaires terriens, l'Europe occidentale se dirigeait vers un paradis de koulaks. Et il semblait qu'il n'y avait aucun moyen de ralentir cette tendance (86).

L'effondrement d'une classe dirigeante n'est pas une chose exceptionnelle dans l'histoire. Cela se fait, sinon fréquemment, du moins régulièrement. Normalement, ce qui se passe dans l'histoire, c'est qu'un effondrement interne débouche sur la possibilité d'une conquête externe. Et une telle conquête, ou de telles invasions, lorsque le calme revient, met en place quelque nouvelle classe dirigeante qui a la possibilité d'imposer efficacement son exploitation sur les producteurs directs.

Cela ne s'est pas produit en Europe occidentale cette fois. Nous discuterons de ce non-événement crucial sous la rubrique symbolique d'un effondre-ment des Mongols. Abu-Lughod soutient que la période 1250-1350 a représenté l'apogée d'un «système-monde» qui reliait d'une façon non hiérarchique les «sous-régions» chinoise, indienne, arabo-perse et européenne sur la base d'un commerce lointain. Elle soutient que l'inclusion des Mongols dans ce système représentait un élément crucial de son fonctionnement optimal, puisqu'elle ajoutait effectivement une route «septentrionale», réétablissant un lien qui avait déjà existé au temps des Romains et des Hans:

L'utilisation simultanée de deux différentes routes en Asie centrale (au Sud et au Nord) et de deux différentes routes entre le Moyen-Orient et l'Asie par l'Océan Indien (la Mer rouge et le Golfe persique) signifiait qu'on pourrait éviter tout blocage susceptible de se produire à un point particulier de la circulation. Ces routes n'ont pas eu seulement pour effet de permettre à leurs gardiens de conserver le monopole des rentes de protection prélevées, dans des limites «supportables», sur les commerçants qui les empruntaient, mais elles garantissaient que les marchandises pouvaient passer, malgré les troubles locaux (87).

Aucune des «sous-régions» n'était capitaliste dans sa structure. Elles permettaient toutefois la survie de marchands au loin. La reprise économique survenue au XIe siècle en Occident et dont nous avons discuté précédemment allait de pair avec une nouvelle articulation des marchés en Chine, soutenue par une amélioration des voies navigables intérieures. Ces deux éléments réussirent à se mettre en contact avec le réseau commercial musulman à travers le Moyen-Orient. La commercialisation de la Chine renforça ce modèle et eut, selon les termes de McNeill, «l'effet d'un énorme soufflet qu'on actionne sur un feu qui sommeillait» (88). Le chaînon mongol compléta l'image.

Ce qui a perturbé ce système-monde commercial était la Peste noire pandémique, elle-même vraisemblablement une conséquence de ce réseau commercial. Elle frappa partout, et elle a complètement détruit le chaînon mongol.

Le choc apparut au deuxième tiers du XIVe siècle, avec le déclenchement de la Peste noire qui, apparemment, se répandit avec une extraordinaire rapidité parmi les éléments les plus mobiles de la société, c'est-à-dire l'année. Les Mongols, démographiquement affaiblis, étaient moins en mesure d'exercer le contrôle de leurs domaines qui, un à un, commencèrent à se révolter. Ces révoltes perturbèrent les processus de production harmonieux ainsi que l'appropriation dont dépendaient les dirigeants, et la capacité de mater les révoltes s'en trouvait réduite. Une fois le processus commencé, il y avait peu de possibilités d'empêcher son développement.

À mesure que la peste se répandait au reste du système-monde, la tentation de mener un commerce au loin fut de même inhibée, bien qu'elle ne disparut pas entièrement. Mais lorsque le commerce reprit, la myriade des petits commerçants chercha des voies plus sûres. Ce n'était plus, toutefois, les déserts effrayants de l'Asie centrale. Les risques moindres, et avec eux des rentes de protection moins élevée le long de cette route, avaient à jamais disparu (89).

Le chaînon mongol aurait bien pu s'effondrer de toute façon, étant donné que les Mongols étaient limités techniquement, ce qu'ils n'auraient jamais pu surmonter afin d'arriver à la routinisation de ce vaste empire. Dans tous les cas, la Peste noire s'est installée et ses effets ont été immédiats. Les incidences économiques négatives se sont répandues partout dans le réseau commercial révolu. Nous en avons déjà décrit l'impact sur l'Europe occidentale. Il n'était pas si différent en Chine.

Comme c'était le cas dans les autres sous-régions du système-monde, la santé économique de la Chine reposait principalement sur ses développements ontogéniques au chapitre de l'organisation politique, des inventions et des compétences techniques, et de la complexité commerciale - c'est-à-dire, sa capacité d'exploiter ses ressources locales. Mais une autre partie de sa vitalité économique - une assez grande partie au XIIIe et au début du XIVe siècle - venait de sa capacité d'extraire des surplus du système externe. Lorsque le système externe connut des réductions et des fragmentations, il devint inévitable que toutes les parties liées antérieurement, y compris la Chine, connaîtraient des difficultés (90).

Mais quel a été le rapport avec l'émergence du capitalisme en Europe occidentale? Ce que Abu-Lughod appelle «le déclin de l'Orient» qui, d'après elle, a précédé «l'ascension de l'Occident» (91) , eut un effet politique et militaire direct. Il avait provoqué un repli des «sous-régions» sur elles-mêmes. Aucune n'avait les moyens à ce moment de s'engager dans une expansion impérialiste. L'Europe occidentale n'était pas menacée dans la période critique 1350-1450, alors qu'elle aurait été précisément très vulnérable à cause du triple effondre-ment qu'elle subissait. L'aristocratie ouest-européenne (c'est-à-dire, la classe dirigeante en place) ne serait ni remplacée ni revitalisée par une force extérieure. Elle faisait face à une couche de koulaks montante, seule et faible.

Nous devons maintenant reprendre la question: pourquoi le capitalisme n'avait-il pas émergé ailleurs et plus tôt? Il semble invraisemblable que la réponse soit l'insuffisance de la base technologique. Ce qui constitue l'essentiel d'une telle base n'est pas clair dans tous les cas. D'ailleurs, la plus grande partie de la base technologique du système historique capitaliste/«moderne» n'est que la conséquence de son émergence, et guère la cause. Il est invraisemblable que la réponse soit l'absence d'esprit d'entrepreneur. L'histoire du monde pendant au moins deux mille ans avant 1500 illustre l'activité d'un ensemble imposant de groupes, dans le cadre de multiples systèmes historiques, qui ont démontré une aptitude et une inclination pour J'entreprise capitaliste, en tant que producteurs, marchands, financiers. Le «proto-capitalisme» était si répandu qu'on pourrait le considérer comme un élément constitutif de tous les empires-mondes redistributifs/tributaires que le monde a connus. Si, par conséquent, ces éléments proto-capitalistes étaient incapables d'occuper les «postes de commandement», non seulement de ces divers systèmes historiques en tant que systèmes, mais même de leurs unités de production, c'est que quelque chose les en empêchait. Car ils avaient de l'argent et de l'énergie à leur disposition, et nous avons constaté dans le monde moderne à quel point ces armes pouvaient être puissantes.

Qui aurait voulu placer des limites à l'accumulation incessante du capital? La réponse est évidente: tous ceux qui détenaient le pouvoir existant dans n'importe quel système historique. L'accumulation illimitée du capital permet inévitablement à de nouvelles personnes de défier le pouvoir existant, de le saper, d'en devenir partie intégrante et de faire tout cela inlassablement. Le pouvoir dans les systèmes redistributifs est fondé sur les rentes, c'est-à-dire sur les revenus qui sont politiquement attribués et justifiés. Dans un système capitaliste, les profits peuvent être acquis ou amplifiés par des moyens politiques, mais ils ne sont jamais justifiés politiquement. Éventuellement donc, ceux qui accumulent le profit peuvent évincer des rentiers existants.

Naturellement, dans des systèmes traditionnels non capitalistes, les rentiers existants peuvent être évincés par le pouvoir militaire. Mais la menace militaire est visible, compréhensible et acceptable. La menace insidieuse de la richesse générée par le marché est invisible, capricieuse et, en fin de compte, tout à fait irrationnelle. Elle a toujours été, par conséquent, inacceptable. Pour laisser ce génie sortir de la boîte, on devait être en fait très désespéré. J'ai tenté d'indiquer les raisons de ce désespoir des États de l'Europe occidentale durant «la crise du féodalisme», pourquoi on n'a vu aucune issue dans les paramètres de l'organisation sociale telle qu'ils la connaissaient, et pourquoi, en conséquence, la grande majorité des seigneurs ont effectivement commencé à se transformer en entrepreneurs capitalistes.

Rappelons que les compétences et les méthodes capitalistes ne leur étaient pas inconnues; ils les avaient simplement rejetées auparavant par crainte des conséquences à long terme que pourrait impliquer leur utilisation. La description que fait Marc Bloch du comportement de la seigneurie française à ce moment-là peut être considérée comme typique de la nouvelle tendance:

Devant la catastrophe dont les menaçaient les transformations de l'économie, les seigneurs français, juridiquement incapables d'accaparer le soi, allaient-ils donc mettre bas les armes? Le croire eut été bien mal connaître l'état d'esprit que les nouveaux acquéreurs de fiefs, formés à l'école des fortunes bourgeoises, avaient répandu dans la classe où ils venaient d'entrer. Les méthodes, seulement, durent se faire plus insidieuses et plus souples. Les droits proprement seigneuriaux étaient loin d'avoir perdu toute valeur, mais leur rapport avait beaucoup baissé; n'était-il pas possible d'obtenir, d'une administration plus serrée, un meilleur rendement? Le système qui faisait du seigneur beaucoup moins un exploitant qu'un rentier s'était, à la longue, révélé désastreux; pourquoi ne pas tenter de faire machine arrière et, sans violence, puisque la violence n'était pas permise, tenacement, adroitement, travailler à reconstituer le domaine (92) ?

À mesure qu'un seigneur après l'autre commençait à agir de cette façon, on commençait à en voir les bénéfices, non pas sous forme d'une augmentation de la rente, mais d'une augmentation des profits. Mais le seigneur n'était ni un philosophe ni un spécialiste des sciences sociales. Après une longue traversée du désert économique, qu'il s'agisse de la «rente» ou du «profit», ce qu'il gagnait, c'était un revenu, et un revenu accru. Maintenant que le capitalisme s'épanouissait, et qu'il n'était plus un militaire cherchant les honneurs et les soldes, le seigneur découvrit l'importance de l'État, garant et promoteur du développement économique. Strayer le dit très bien:

Bref, les gens [sic! j'aurais parlé plutôt de l'aristocratie] de l'Europe occidentale étaient convaincus que le démon d'un gouvernement faible était pire que celui d'un gouvernement fort et qu'une loyauté constante envers le roi était la seule façon de prévenir le désordre et l'insécurité. La rébellion semblait plus dangereuse à la société que la tyrannie royale; il vaudrait mieux que les individus souffrent en silence de l'injustice, car des protestations pourraient provoquer encore des guerres civiles. Ces idées étaient prônées par la plupart des théoriciens qui se sont penchés sur la politique de la période, et étaient acceptés par la grande majorité des gens. En fait, les «nouvelles monarchies» étaient plutôt des régimes despotiques inefficaces, mais laissaient une bonne place à des initiatives individuelles dans le cadre de la sécurité qu'ils avaient établie (93).

Comme le dit Perry Anderson: «Le pouvoir de l'État absolutiste fut celui de la noblesse féodale en cette période de la transition au capitalisme» (94), sauf qu'il aurait dû ajouter que c'est cette noblesse féodale qui est devenue la classe des entrepreneurs capitalistes.

Ce qui a fait sortir le génie enfermé dans sa boîte, c'était le désespoir des classes dirigeantes. Ce qui permit aux seigneurs de vaincre leurs adversaires koulaks ce furent les nouvelles règles du jeu qui «ont désarmé» ces derniers par distraction: l'exploitation plus «invisible» des profits. Ce qui a soutenu le nouveau système et lui a permis de se consolider lui-même, était qu'il marchait pour les classes dirigeantes, marchait dans le sens élémentaire que, pendant 100 ou 150 ans, toutes les menaces que la classe montante koulak fit peser sur la classe dirigeante ont disparu et que la part des seigneurs (devenus capitalistes) du surplus, tant en termes relatifs qu'en termes absolus, s'était de nouveau multipliée pour se maintenir à un très haut niveau durant toute l'histoire du système-monde capitaliste.

Ce n'est pas le lieu pour raconter l'histoire de ce système historique; ce que j'essaie précisément de faire dans les multiples tomes de The Modern World-System (Le systèmedu monde du XVe siècle à nos jours). Il y a, toutefois, deux autres questions qui devraient être abordées, même brièvement. L'une est celle du progrès technologique, l'autre est celle de la rationalité.

Comme Brenner l'énonce correctement, «les technologies capables d'augmenter sensiblement la productivité agricole au moyen des investissements d'une relative importance» étaient disponibles déjà dans l'Europe médiévale, et nous devrions ajouter: dans beaucoup d'autres parties du monde. De plus, ajoute-t-il, ces techniques étaient même utilisées à l'occasion. «La question qu'on devrait poser, par conséquent, est celle de savoir pourquoi elles n'ont pas été plus largement appliquées» (95). La réponse est certainement qu'il y avait d'importantes contraintes sociales qui entravaient ces innovations. Une croissance illimitée était suspecte politiquement et semblait profondément irrationnelle comme objectif social. Toutefois, une fois que l'on crée un incitatif à la transformation technologique, il semble qu'il y ait peu de raison pour douter, nous le voyons bien avec le recul, que les êtres humains sont ingénieux et peuvent développer des connaissances scientifiques et la technologie qui en découle.

Mais cela est-il rationnel? C'est bien Max Weber, grand protagoniste du rationalisme, qui a caractérisé l'«activité sans relâche» de l'homme d'affaires comme conduisant à une vie irrationnelle «où l'homme existe en fonction de son entreprise, et non l'inverse». Nous sommes habitués à mesurer les gains apportés par le système historique capitaliste/ «moderne», et à négliger le fait que les gains reviennent à une minorité, une minorité importante peut-être, mais une minorité quand même de la population mondiale. Nous avons été moins prêts à calculer les coûts occasionnés à la majorité, en termes matériels ou de qualité de la vie. Et ce n'est que récemment que nous avons commencé à mesurer les coûts au niveau de la biosphère.

Le système-monde capitaliste est maintenant bien établi depuis 400 à 500 ans. Il englobe le monde entier. L'histoire ne peut être «décousue». J'ai tenté d'indiquer ici quelles étaient les faiblesses originelles, ainsi que la conjonction de circonstances qui a fait que l'Europe occidentale a conduit l'humanité dans cette aventure irrationnelle. Cela, naturellement, n'indique pas quelles pourraient être les solutions alternatives fondamentalement rationnelles, étant donné que le système historique existe bel et bien aujourd'hui et, à son tour, fait face à sa propre «crise». Tout comme il n'était en aucun cas inévitable que le système historique capitaliste/«moderne» soit né au XVIe siècle, il n'y a pas d'issue particulière qui soit inévitable à la «crise» actuelle.

L'Occident a inventé un système étrange où «au lieu que l'économie soit encastrée dans les relations sociales, ce sont les relations sociales qui sont encastrées dans l'économie» (96). Toutes les autres civilisations avaient évité soigneusement cette inversion. Étant fondamentalement irrationnel, ce systè-me ne peut pas en fin de compte persister. Il reste à savoir quel système plus rationnel l'humanité peut inventer maintenant, et si elle le peut.

Immanuel Wallerstein
Centre Fernand Braudel
State University of New York
Binghamton, New York 13901
U.S.A.


Notes :

(1) GELLNER souligne le point en ces termes: «La phrase ne devrait passe lire... le miracle européen. On devrait lire... le miracle européen.» (1988, p. 1).
(2) JONES, 1988, p. 31.
(3) WEBER, 1978, p. 974.

(4) BOIS, 1976, p. 361.
(5) Domenico VERA fait remarquer que le fameux article de Marc Bloch intitulé «Comment et pourquoi finit l'esclavage antique?» (1963) pourrait s'intituler «Comment et pourquoi finit l'esclavage antique au Moyen Âge?», étant donné que c'était là «le cœur de ses réflexions». (1989, p. 32).
(6) DOCKÈS, 1979, pp. 118-119.
(7) Le terme Hufe (virgate) désigne toute l'exploitation paysanne (Werteinheit, dans la terminologie de LAMPRECHT), composée d'un Hof (lopin de terre avec une maison), d'un certain lopin primaire de terre arable (Flur) et d'une partie de terre commune (Allmende); ou, grosso modo, «suffisamment de terre pour nourrir le paysan et sa famille» (WAITZ). C'est l'objet naturel qui permet au paysan de subsister (ou à la force de travail de se reproduire). Sa réalisation économique, dans le sens de la forme générale de Hufe, est la communauté ou les règlements collectifs de la communauté: le Flurzwang ou «contrainte communautaire» (G. LEFEBVRE), «servitudes collectives» (Marc BLOCH) qui vont de pair avec le Driefelderwirtschaft et le système open-field, Gemengelage ou «vaine pâture collective». Les règlements collectifs constituent un ensemble d'obligations liant le processus du travail. Toutefois, l'expansion inévitable de la productivité par la propriété privée inhérente dans le Hufe ne pouvait que provoquer, et cela ne pouvait en être autrement, «la domination de l'homme sur l'homme et sur les terres» (WITTICH). Les relations de domination et de dépendance dans lesquelles bifurquait cette sorte de communauté Hufe formaient la propriété privée seigneuriale féodale, c'est-à-dire le manoir, ou la propriété terrienne féodale. De cette façon, nous avons la séquence du développement des catégories, Hufe ---> Gemeinde ---> Grundherrschaft. Inversement, à mesure que cette sorte de domination par le seigneur féodal se répandait sur la communauté villageoise et le Hufe, et que les règles de pro-priété terrienne seigneuriale y étaient appliquées, le Hufe et la communauté villageoise en tant qu'objets «naturels», ainsi que leurs relations mutuelles, se transformaient en une forme et une relation historique (à savoir, le féodalisme). (TAKAHASHI, 1976, p. 73).
(8) GUERREAU, 1980, p. 86.
(9) BOIS, 1989.
(10) GUERREAU, 1980, p. 196.
(11) JOHSUA, 1988, p. 63.
(12) JOHSUA, 1988, p. 127. L'importance (ou plutôt la centralité) des réseaux urbains pour le système féodal en Europe est de plus en plus reconnue par les auteurs ces derniers temps. Voir MERRINGTON, 1976.
(13) JOHSUA, 1988, p. 1023.
(14) GIMPEL, 1980, p. 10.

(15) JOHSUA, 1988, p. 20.
(16) BRENNER, 1985b, p. 237.
(17) BRENNER, 1985b, p. 238.
(18) ANDERSON, 1978, II, p. 235.
(19) GUERREAU, 1980, p. 180.
(20) HILTON, 1985, p. 124.
(21) HILTON, 1985, pp. 125-127.
(22) BOIS, 1976, p. 355.

(23) DOCKÈS, 1982, p. 262, fn. 103. Voir une analyse semblable par Harbans MUKHIA: «le féodalisme, comme les autres formations sociales qui l'ont précédé ou suivi, était un système de transition. Comme tel, il se trouvait à mi-chemin dans la transition de l'éco-nomie européenne occidentale d'un système de production agricole fondé principalement sur l'esclavage à un système dominé par les classes complémentaires du fermier capita-liste et les salariés agricoles sans terre, mais au sein duquel la paysannerie libre constituait aussi un élément important.» (1981, p. 274). Guerreau considère que l'existence du système féodal est même plus brève: «Le système féodal s'ébaucha au XIe siècle, se développa au XIIe siècle et mourut avant d'être achevé, au XIIIe siècle, entre les bras de la royauté. Sur ce point, Guizot avait parfaitement vu l'évolution. Le fief, tel qu'on le décrit, avec un malin plaisir dans les manuels, fut une forme tout à fait transitoire, incertaine et floue.» (1980, pp. 197-198).

(24) WALLERSTEIN, 1984.
(25) KRIEDTE, 1983.
(26) ANDERSON, 1978, II, pp. 12-24; BOIS, 1976, pp. 349-365; GÉNICOT, 1966, SLICHER VAN BATH, 1977; WALLERSTEIN, 1974, ch. 1 et 1980, ch. 1.
(27) Voir BRENNER (1985a), ainsi que les réponses dans le même volume.
(28) Voir SWEEZY, 1976b, p. 106. Roberto UNGER (1987) établit de la même façon toute son analyse autour de la normalité des «ruptures périodiques» des sociétés agraires-bureaucratiques et de ce qu'il appelle les «cycles inverses».


(29) WEBER, 1964, p. 11.
(30) ANDERSON, 1978, II, pp. 228-229.
(31) ANDERSON, 1978, II, pp. 247-248.
(32) Remarquez, sur ce point, la révision de Talcott PARSONS de l'argument weberien. Parsons reconnaît Israël et la Grèce antiques comme «des sociétés porteuses» de ce qu'il appelle «le système des sociétés modernes». Mais il insiste sur le rôle essentiel de l'Empire romain dans «l'institutionnalisation» de leurs valeurs culturelles. Cette institutionnalisation a une double signification: d'abord, «elle constituait le principal milieu social dans lequel s'est développé le christianisme» et, ensuite, «l'héritage des institutions romaines était incorporé dans les fondations du monde moderne» (1971, p. 30).
(33) MANN, 1986, p. 378.

(34) MANN, 1986, p. 143. Il y a aussi des auteurs marxistes qui remontent autant dans l'histoire que des non marxistes comme Mann. Johsua par exemple nous ramène à la même époque pour fixer le début du long essor économique de l'Europe. Pour lui, les changements clés se trouvent non dans les villes, mais à la campagne (un point de vue que Mann partage en mettant J'accent sur l'agriculture). Ce que Johsua distingue en Europe du Nord et du Nord-Ouest (lieu où plus tard s'est épanoui pleinement le développement capitaliste) par opposition à l'Europe du Sud est l'institution, au VIIIe siècle, du «régime domanial classique [qui] serait donc l'antichambre du capital...» (1988, p. 368).
(35) MANN, 1986, pp. 501, 507.
(36) MANN, 1986, p. 412.
(37) MACFARLANE, 1987, pp. 6-7 (Tableau 1), 50, 55, 94, 121, 133, 138.
(38) MACFARLANE, 1987, p. 189.
(39) MACFARLANE, 1977, p. 206.

(40) MACFARLANE, 1987, p. 189.
(41) BRENNER, 1985a, p. 29.
(42) BRENNER, 1985b, p. 264.
(43) BRENNER, 1985b, pp. 270-71.
(44) Guy BOIS avait soutenu que, au XIIIe siècle, «le féodalisme était le plus avancé» en France, donc dans sa forme la plus pure, et, par conséquent, il y avait un renforcement des propriétés de petite échelle aux dépens des domaines, ce qui était à l'origine des niveaux seigneuriaux les plus faibles (1985, p. 113).
(45) BRENNER, 1985b, pp. 254-255.

(46) BRENNER, 1985b, pp. 257-259.
(47) CROOT et PARKER, 1985, p. 83.
(48) BOIS, 1985, p. 110.
(49) UNGER va plus loin, en soutenant que l'Angleterre est un cas anormal en Europe occidentale au sens négatif, c'est-à-dire que l'Angleterre représente le cas de l'Europe occidentale qui a failli ne pas s'écarter des «cycles de retournement» [reversion cycles]: «La quatrième thèse de mon argument est historiographique. Les points de vue et marxiste et libéral de l'histoire de l'Europe ont été dominés par une image stéréotypée de la voie moderne empruntée par l'Angleterre pour accéder au succès mondial: une concentration agraire implacable et la marche triomphale allant de la production domestique et du système du putting-out aux manufactures centralisées pour arriver à la production de masse. La contrepartie politique de cette évolution économique serait l'admission au suffrage et l'assimilation des classes laborieuses d'une telle façon que soit rendue possible la reconstitution d'une élite dirigeante et possédante. Tout ce qui s'éloigne de ce stéréotype anglais est censé être une déviation, qui qualifie ou retarde une tendance de développement inexorable. Mais l'argument de cet essai inverse ce préjugé. Il suggère que le stéréotype anglais, dans la mesure où il décrit correctement même les événements en Angleterre, est la variété la moins signifiante et distinctive de l'expérience européenne. La voie empruntée par l'Angleterre est la plus proche que l'Europe pouvait suivre de la voie asiatique, c'est-à-dire à la situation des empires bureaucratiques agraires, sans retomber dans les cycles asiatiques. Ce qu'on suppose être les anomalies étaient plutôt et restent toujours l'essentiel de la voie occidentale» (1987, pp. 7-8).

(50) BRENNER, 1985b, p. 293.
(51) PELLICANI, 1988, p. 178.
(52) PELLICANI, 1988, pp. 102, 109, 119.
(53) PELLICANI, 1988, p. 130. fn. 57. Cette référence à Mumford est bizarre parce que Mumford affirme explicitement que dans le monde moderne il y a une «nouvelle» méga-machine, qui a un «préalable institutionnel» supplémentaire. Ce préalable est «un genre spécial de dynamisme économique fondé sur une rapide accumulation du capital, la rotation continue, de larges profits, cherchant la constante accélération de la technologie elle-même. En bref, l'économie commerciale».

(54) PELLICANI, 1988, pp. 153-154. De nouveau, une curieuse référence, parce que ce terme de «cage de fer» vient de Max Weber, qui l'a utilisé particulièrement pour exprimer son pessimisme à l'égard du capitalisme rationnel. D'après WEBER, avec son éthique du devoir et son sens professionnel de l'honneur, il a créé «cette cage de fer... par laquelle le travail économique reçoit sa présente forme et destinée... un système qui régit inéluctabl-ement l'économie et par là, la destinée quotidienne de l'homme» (citée dans MITZMAN, 1970, p. 160).
(55) PELLICANI, 1988, p. 157, fn. 24. Hall ajoute une note importante à ce concept de désintégration de l'Empire romain conduisant à un ensemble d'entités politiques faibles en Europe. «Le fait que quelques ensembles de barbares venaient en Europe à la fin de l'Empire romain, plutôt qu'un seul ensemble comme c'était le cas avec la Chine et l'islam, était sans aucun doute une condition initiale en faveur d'un système multipolaire» (1985, p. 134).
(56) PELLICANI, 1988, p. 16.

(57) GELLNER, 1988, p. 4.
(58) MANN, 1988, pp. 16-17.
(59) HOBSBAWM, 1976, pp. 160, 163.
(60) MUKHIA, 1981, p. 283.
(61) HILTON, 1985, pp. 133, 128.
(62) DOBB, 1976, p. 166.

(63) BOIS, 1976, p. 201.
(64) PERROY, 1949, p. 172.
(65) BOIS, 1976, p. 98.
(66) DOBB, 1946, p. 42.
(67) SWEEZY, 1976a, p. 46.
(68) BLOCH, 1976, p. 122.

(69) BOIS, 1985, p. 111.
(70) STRAYER, 1970, pp. 35, 57, 59.
(71) STRAYER, 1979, p. 108.
(72) STRAYER, 1970, p. 80.
(73) STRAYER, 1955, p. 206.
(73b) STRAYER, 1955, p. 206.

(74) FOSSIER, 1983, pp. 116-117.
(75) STRAYER, 1955, p. 197.
(76) FOSSIER, 1983, p. 110.
(77) GUENÉE, 1971, p. 405.
(78) ANDERSON, 1977, p. 165.
(79) NUCCIO, 1983, p. 121.

(80) NUCCIO, 1983, p. 105.
(81) GILCHRIST, 1969, pp. 83, 95
(82) GILCHRIST, 1969, p. 138.
(83) KNOWLES, 1968, p. 466.
(84) BINNS, 1934, p. 366.
(85) FOSSIER, 1983, p. 88.

(86) UNGER, dont l'explication détaillée ne chevauche que partiellement celle donnée ici, souhaite souligner que c'était «la gravité extrême de l'effondrement» du système féodal qui explique la montée du capitalisme. Il mentionne le paradoxe que le fait d'avoir «échappé au retournement» (définitif) peut être expliqué précisément par l'extrême gravité de cet épisode de retournement (1987, p. 25).
(87) ABU-LUGHOD, 1989, p. 336.
(88) McNEILL, 1982, p. 53.
(89) ABU-LUGHOD, 1989, p. 169.

(90) ABU-LUGHOD, 1989, pp. 326-327. Elle définit ses points de vue sur la façon d'analyser la période de l'histoire économique de la Chine d'une façon même plus provocante dans un autre passage: «La véritable question n'est pas la raison pour laquelle la Chine s'est retirée de la mer mais, plutôt, pourquoi la Chine a connu un effondrement économique au XVe siècle qui l'a forcée à saborder sa marine. Même lorsque les historiens spécialistes en la matière abandonnent l'argument relatif au «changement de philosophie» et exami-nent les facteurs économiques, ils ont toujours tendance à regarder d'abord les causes internes - ils mentionnent la corruption effrénée, les factions politiques, un «mauvais gouvernement» et un écart grandissant entre les revenus et les dépenses sous la dernière dynastie des Ming. Bien qu'on ne puisse pas rejeter entièrement ces explications, elles doivent être placées dans le contexte de la montée et du déclin du système-monde étudié dans ce livre. Les difficultés économiques connues par la Chine pourraient-elles être causées, au moins en partie, par le fait que le système-monde s'est effondré autour d'elle? C'est un raisonnement qui mérite qu'on s'y arrête. Nous supposons que les fondations de ce système avaient commencé à s'effondrer au début du XIVe siècle, qu'elles étaient précipitamment affaiblies par les épidémies mortelles survenues au milieu et à la fin du XIVe siècle, et qu'elles étaient, en fin de compte, sapées complètement par l'effondrement de «l'empire» des Mongols qui a permis aux Ming de prendre le pouvoir mais a aussi coupé la Chine de son arrière-pays, l'Asie centrale. Par conséquent, ce qu'on considère dans l'histoire de la Chine comme la restauration d'une dynastie légitime doit être considéré dans une perspective du système-monde comme la dernière fragmentation du plus large circuit représenté par le commerce mondial au XIIIe siècle dans lequel la Chine a joué un rôle si important.» (1989, pp. 323-324).

(91) ABU-LUGHOD, 1989, p. 338.
(92) BLOCH, 1976, pp. 134-35.
(93) STRAYER, 1955, p. 222.
(94) ANDERSON, 1976, I, p. 43.
(95) BRENNER, 1985b, p. 233.
(96) POLANYS, 1957, p. 57.


Retour au texte de l'auteur: Immanuel WALLERSTEIN, sociologue Dernière mise à jour de cette page le Samedi 21 août 2004 06:36
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue.
 



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