Maurice Cusson
[professeur à l’École de Criminologie, chercheur au Centre international
de Criminologie comparée de l’Université de Montréal]
“Les libérations conditionnelles
à l'épreuve de la criminologie actuelle.”
Montréal : Centre international de criminologie comparée École de criminologie, École de criminologie, Université de Montréal, mai 1999, 7 pp.
C'est une erreur de croire que les graves réserves manifestées par le public envers les libérations conditionnelles sont étrangères aux criminologues. En réalité, ceux-ci sont de plus en plus nombreux à penser que le système actuel résiste mal à une confrontation avec les données de la criminologie scientifique.
Une curieuse notion exerce une influence décisive sur notre système de libération des détenus, et plus encore au provincial qu'au fédéral. C'est l'idée selon laquelle les autorités correctionnelles peuvent se permettre d'amputer la principale partie de la sentence prononcée par le juge car la différence entre la prison et la liberté ne serait rien d'autre qu'une "modalité d'administration de la peine" (cette trouvaille est de la Commission nationale des libérations conditionnelles).
Cette idée saugrenue se traduit dans les faits par la prolifération de libérations conditionnelles totales, de semi-liberté, d'absences temporaires répétées et autres P.E.M.O. (programmes d'encadrement en milieu ouvert). Sous l'effet combiné de ces modalités de libération, les sentences judiciaires se réduisent comme peau de chagrin. Au fédéral, le temps d'épreuve pour l'admissibilité à la libération conditionnelle totale est d'un tiers de la peine (Loi C-36, art. 120). Pour les détenus jugés non violents et condamnés une première fois au pénitencier, le temps d'épreuve pour la semi-liberté est d'un sixième de la peine. Au provincial, le système de libération prématuré des détenus a pris une extension extraordinaire. La Loi 147 de 1991 donne au directeur de prison le pouvoir de libérer un prisonnier dès qu'il a purgé 1/6 de sa sentence. C'est ainsi, écrit Lemire (1996 : 94), que « le 1/6 est devenu le moment fétiche de la sentence d'emprisonnement ». Au Québec, l'essentiel de la durée des peines de prison est sous la coupe des directeurs et gardiens d'établissements et cela vaut pour l'immense majorité des sentences carcérales.
Le résultat est qu'au provincial, la durée moyenne réelle des peines de prison se situe entre trois et quatre semaines.
Cette manière assez particulière de gérer les sentences prête flanc à trois critiques.
Premièrement, la prétention selon laquelle l'évolution d'un sujet en prison apporte de l'information sur son risque de récidive est dépourvue de fondement scientifique. Il serait donc possible de fixer la date de libération d'un détenu dès le moment de sa sentence.
La Commission nationale des libérations conditionnelles proclame haut et fort qu'elle prend en considération le degré de risque que peut représenter le détenu pour la collectivité, ce qui signifie que la décision de libérer passe par la prédiction de la récidive. Les limites d'une telle entreprise sont bien connues. Malgré tout, les meilleurs instruments de prédiction permettent de réduire une partie de l'incertitude.
Mais sur quelles informations s'appuie-t-on pour prédire la récidive ? Toute la question est là. Il y a d'abord celles qui portent sur les délits passés : le nombre de condamnations antérieures et la précocité du premier délit. Il y a aussi l'âge : plus le sujet est jeune, plus il risque de recommencer. Ajoutons l'alcoolisme, la toxicomanie, le nombre d'évasions, l'instabilité au travail et de mauvaises relations entre le sujet et son milieu familial.
Il est remarquable que, dans cette liste de "prédicteurs", on ne trouve pas le comportement du détenu au sein de la prison (sauf l'évasion si on tient à la considérer comme une conduite carcérale). Que le prisonnier conduise bien ou mal, qu'il soit soumis ou rebelle, qu'il se dise réhabilité ou non, rien de tout cela n'est en rapport avec le risque de récidive. La conclusion qui s'impose est que le séjour derrière les barreaux n'apporte aucun élément nouveau utilisable dans la gestion du risque. Il y a sans doute des détenus qui changent et se réhabilitent durant leur incarcération, mais il est impossible de les distinguer des simulateurs. Nous ne pouvons pas sonder les reins et les coeurs. On abuse le public quand on prétend savoir quand un prisonnier est réadapté. La criminologie ne peut d'aucune manière cautionner cette prétention.
Si les informations utiles pour prévoir la récidive sont toutes disponibles avant l'emprisonnement d'un délinquant (ou après), pourquoi tarder à fixer sa date de libération, pourquoi ne pas l'établir une fois pour toutes dès le moment de la sentence ? Inutile de gaspiller énergie et argent à défaire des décisions qui pourraient être très bien prises dès la première fois.
D'aucuns pourraient rétorquer : les libérations anticipées sont aussi des mesures de clémence, de générosité et de compassion. Sans doute, mais alors, il serait plus généreux d'annoncer la bonne nouvelle le plus tôt possible sans faire languir le prisonnier dans les affres du doute et de l'incertitude.
Une autre réponse est à prévoir : les mises en liberté servent à récompenser les détenus qui se conduisent bien, contribuant ainsi à l'ordre au sein des établissements. Cette justification est défendable. Mais faut-il aller jusqu'à couper les 2/3 ou les 5/6 de la peine pour réaliser ce modeste objectif ? La plus grande fraction de la sentence est détournée de ses finalités principales pour devenir un instrument de gestion des établissements.
Deuxième critique : La crédibilité des sentences est compromise quand les peines effectives n'entretiennent que d'incertains rapports avec les peines prononcées.
Au Québec, une peine nominale d'un an de prison se métamorphose couramment en 2 mois. Et non seulement le chiffre de la peine annoncée est-il sans commune mesure avec sa durée réelle, mais encore, le rapport n'est pas constant. Un an, cela égale peut-être 2 mois, peut-être 4, peut-être 6, peut-être 8...
Les conséquences de cette étonnante mathématique ne sont pas insignifiantes. Premièrement, les juges ne sont pas censés tenir compte de son existence, mais ils ne sont pas des imbéciles et ils en connaissent parfaitement le mécanisme. Ils sont alors placés devant un dilemme : ou bien ils s'aveuglent volontairement sur la réalité de l'exécution des peines et distribuent de manière ritualiste des peines nominales qui - ils le savent - se traduiront par des peines réelles ridicules ; ou bien ils spéculeront sur la fraction de la sentence qui sera coupée et la gonfleront pour que les accusés subissent ce qu'ils jugent être le minimum efficace de la peine. Ainsi les juges sont-ils placés dans une situation fausse et, comme ces calculs restent secrets, il est impossible de savoir si un juge a tenu compte ou non de la libération anticipée. Et on se plaindra ensuite de la disparité des sentences !
Deuxièmement, les policiers, les procureurs et les juges ne peuvent pas ne pas se démobiliser devant la futilité de leurs efforts. À quoi sert tout leur labeur si, ensuite, d'autres fonctionnaires s'appliquent à en annuler les effets ?
La troisième conséquence est la plus grave : notre régime de libérations anticipées allège la parole du juge du 2/3 ou du 5/6 de son poids. Il force le juge à dire ce qui ne sera pas (ce qui est la définition du faux). Le juge le sait ; l'accusé le sait ; la victime le sait ; tout le monde sait que les rapports entre la sentence et la réalité de la peine sont ténus et imprévisibles. L'accusé et ses complices ricanent quand la sentence est connue. La victime reste inquiète, perplexe, habitée par le sentiment que justice ne sera pas rendue.
Curieusement, nos juges ne se plaignent que rarement de cet état de fait, mais cela arrive. L'amertume transpire des propos du juge Lebel de la Cour d'appel du Québec dans ses commentaires sur l'affaire Morrisson vs la Reine (1997). L'accusé s'était vu imposer une peine de 23 mois d'emprisonnement pour voies de fait et menaces de mort. Il n'en purge que sept jours (même pas 1/6). De telles pratiques, note le juge, font que nos sentences sont presque traitées à la légère.
Notre système de libérations anticipées fait mentir les juges. Leurs sentences ne disent pas la vérité des peines qui seront effectivement purgées. Leurs paroles sont déconnectées de la réalité, irréelles, fictives, vides de sens, produisant un sentencing en faux-semblant et en trompe l'oeil. Comment croire qu'un tel discrédit n'aura pas d'incidence sur l'efficacité de notre système pénal ?
Si, comme certains semblent le penser, il est indifférent que la peine soit juste ou injuste si elle n'exprime pas notre attachement à des valeurs essentielles, si elle n'a aucune valeur ni dissuasive ni neutralisante, alors peu importe le rapport entre le sentence prononcée et la peine purgée. Mais alors, c'est tout le système de justice criminelle qu'il faudrait bazarder. Il ne manque cependant pas de criminologues, de juristes et de philosophes pour penser que la peine sert de telles fins et que son intégrité, sa véracité et sa crédibilité doivent être préservées. Ils soutiennent que la simple justice est une valeur qui vaut pour elle-même, qu'il est essentiel que les peines ne soient pas manifestement injustes - ce qui signifie ni trop ni pas assez sévères. Si par le jeu des libérations anticipées, des peines deviennent sans commune mesure avec la gravité de l'acte, c'est le sens de la justice de la plupart d'entre nous qui est offensé.
La proportionnalité importe pour une raison supplémentaire. Une fonction de la sentence est de dire la vérité du crime, de dire précisément la gravité de l'acte dont l'accusé s'est rendu coupable. Et dès que l'affaire est sérieuse, c'est en durées de détention que le juge s'exprime. Pour dire que telle agression sexuelle perpétrée, de surcroît, avec sadisme est vraiment grave, le juge n'a pas d'autre moyen d'expression que de dire : 5 ou 10 ans. Et pour dire que tel hold-up commis avec un simulacre d'arme n'est pas excessivement grave, c'est en disant 6 mois, ou un an. Comment de tels messages pourraient-ils être entendus s'ils ne disent pas la vérité de la peine qui sera effectivement purgée ? Si la sentence est une parole qui communique à tous la vérité sur la gravité du crime, elle doit dire aussi la vérité sur la manière dont il sera puni.
La troisième critique s'attaque à l'incohérence du système. Notre régime de libérations prématurées contredit l'esprit du code criminel.
Il suffit de feuilleter notre code criminel pour s'apercevoir qu'en matière grave, il défend des valeurs fondamentales par la prison. C'est en année de prison que notre code fixe le degré de gravité de la plupart des actes criminels, qu'il exprime la réprobation sociale, qu'il prétend dissuader. C'est par l'incarcération qu'il propose de mettre les criminels dangereux hors d'état de nuire. Si la prison continue d'occuper une place centrale dans le code malgré l'incessante critique dont elle fait l'objet, c'est que nous ne disposons pas d'autre sanction pour punir des actes comme l'homicide, le viol, le vol à main armée.
Cependant, notre législateur est-il logique avec lui-même quand il affirme, d'une part, que nos droits et valeurs doivent être défendus par des incarcérations dosées selon la gravité des infractions et quand, d'autre part, il permet d'amputer les sentences du 2/3 ou du 5/6 ?
La libération conditionnelle ressemble de plus en plus à un château de cartes. Elle se révèle être en contradiction avec le code criminel après avoir échoué à l'épreuve de la criminologie scientifique. Mais alors, qu'est-ce qui fait tenir debout ce fragile édifice ? Une chose : le fait que les libérations anticipées limitent la population carcérale. Or la surpopulation est devenue pour les administrateurs de prison le mal absolu.
Mais plutôt que de se laisser intimider par l'épouvantail de la surpopulation carcérale, il me paraît moins irrationnel de se demander : quel est le meilleur mécanisme pour que s'établisse le niveau de population carcérale le plus compatible avec la justice, la sécurité et la compassion ?
Avouons que la réponse actuelle est de l'ordre de l'expédient. Elle consiste à postuler que le nombre actuel de places dans nos prisons - fruit des aléas d'une histoire erratique de constructions, de fermetures et de démolitions - correspond au niveau optimal. Et quand les juges y envoient trop de détenus, on ouvre le robinet d'évacuation pour éviter ce qui est convenu d'appeler la surpopulation. Ainsi, voyons-nous le niveau des besoins de justice et de sécurité fixé par les moyens et non l'inverse.
Cet arrangement fait l'affaire des administrateurs qui ont reçu l'ordre de couper dans les coûts et des abolitionnistes qui rêvent d'une société sans prison. Ainsi voyons-nous une alliance objective entre des comptables obsédés par le déficit zéro et des utopistes obnubilés par l'incarcération zéro pousser le Québec vers le degré zéro de la justice pénale.
Si on me demande : les libérations conditionnelles ont-elles un avenir ? je répond d'abord oui, pour trois raisons.
- 1. La réadaptation est possible pour la grande majorité des détenus et, de fait, ils cessent, pour la plupart, de commettre des délits.
- 2. Il est souhaitable de maintenir des services d'aide et de surveillance pour les ex »détenus, car le passage de la vie en prison à la liberté est une transition difficile pour plusieurs.
- 3. Les gestionnaires des prisons devraient pouvoir récompenser les détenus qui se conduisent bien par une réduction de peine.
Mais au Canada les libérations conditionnelles, c'est aussi une pratique qui consiste à libérer très rapidement les détenus. Je ne sais pas si cette pratique a de l'avenir, en tous les cas, elle ne résisterait pas à une confrontation avec deux valeurs : la vérité et la justice.
OU
Il existe deux valeurs dont il n'a pas été beaucoup question : la justice qui est la volonté de rendre à chacun ce qu'il mérite et la vérité qui est la correspondance entre ce qu'on dit, ce qu'on pense et ce qui est. C'est à la lumière de ces deux valeurs que je voudrais faire quelques commentaires sur les libérations conditionnelles.
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