Avant-propos
Gérard Pelletier amorce la première tranche de ses souvenirs [1], consacrée aux années 1950-1960 sur une scène dont la signification vaut d'être méditée ; elle fait ressortir une dimension d'un paradoxe qui, rétrospectivement, couvre l'implication sociale, puis l'engagement politique de Trudeau, Marchand et Pelletier.
Ils sont trois au restaurant Chez Stien, rue Mackay à Montréal. Ils attendent depuis une heure déjà René Lévesque qui les a convoqués à ce petit rendez-vous. Pelletier ne sait plus si c'est au printemps ou à l'automne 61, même si deux pages plus bas il fait dire à Trudeau que depuis quinze mois Lévesque est ministre des Richesses naturelles dans le cabinet de Jean Lesage ; nous serions donc en octobre.
Aucun des trois ne sait pourquoi il a été convoqué. Ils attendent René Lévesque pour éclaircir le mystère de cette réunion. Pourtant, une fois leur repas englouti, alors qu'ils en sont au café, un Lévesque fébrile arrive en coup de vent avec près de deux heures de retard et commande un bifteck « bleu » qu'il engouffre après l'avoir couvert de moutarde et saupoudré de sel. Et puis ? Et puis, rien. Le lecteur est reporté quelque vingt années en arrière alors que Pelletier se remémore les circonstances dans lesquelles il a été amené à rencontrer successivement Jean Marchand et Pierre Elliott Trudeau.
Je reprends cette anecdote parce qu'elle illustre comment l'un des membres d'un désormais célèbre trio a contribué à la création d'un mythe.
Car, il faut le souligner, l'aura qui entoure les trois colombes n'est pas que le fait des médias : elle est projetée d'abord par les individus concernés.
À la vérité, cette courte évocation est tellement lourde de sous-entendus que l'analyste peut à peine en discerner l'importance. Par exemple : pourquoi René Lévesque a-t-il pris sur lui de convoquer ces trois hommes à ce moment-là ? Lévesque évoque au passage la nationalisation de l'électricité. Serait-ce que les trois auraient eu quelque chose à faire dans le projet qui allait aboutir l'année suivante ?
Les trois hommes étaient-ils a ce point liés au régime libéral qu'un ministre ait cru bon de demander leur avis ?
À moins qu'il ne se soit agi, pour le mémorialiste Pelletier, de montrer qu'il y avait au départ de la Révolution tranquille un groupe important d'intellectuels engagés dans la modernisation du Québec et que l'un des quatre présents, en situation minoritaire, allait choisir une autre voie par la suite ?
En d'autres mots, on a l'impression qu'autour de cette table se trame un enjeu immense. À deux contre deux, la partie n'eût pas été la même ; mais à un ministre contre trois, se dessine déjà la perspective d'une décision majoritaire. Ici, pour une fois, les fédéralistes sont majoritaires face à un rastaquouère nationaliste. Est-ce que ce n'est pas, par avance, donner raison et crédit à ces trois hommes qui assistent impuissants - pour le moment - au discours d'un quatrième personnage sans manières ?
Or, Pelletier omet de mentionner que ces trois hommes que Lévesque fait poireauter Chez Stien ne sont pas n'importe qui. Jean Marchand est président de la CSN et il siège au Conseil d'orientation économique du Québec depuis plus d'un an, Trudeau, de retour de Chine avec son ami Jacques Hébert à l'automne 1960, vient de publier Deux innocents en Chine rouge et dirige Cité libre ; quant à Pelletier, il est rédacteur en chef à La Presse depuis juin 61.
On ne convoque pas pour rien un leader ouvrier, le rédacteur en chef du « plus grand quotidien français d'Amérique » et le directeur d'une influente revue d'opinion. L'étonnant, c'est que Pelletier ne se souvienne pas ; ou qu'il ne voie pas l'importance de se souvenir, ce qui revient au même. Alors, le lecteur reste sous l'impression que trois hommes assistent médusés au comportement bizarre et peu civilisé d'un quatrième.
Pourtant, Pelletier prend la peine de préciser en avant-propos qu'il rédige ses « mémoires ou, plus modestement, ses souvenirs » précisément pour dissiper les erreurs issues de « récits fantaisistes qu'on publie déjà sur leur passé récent, sur des événements vécus hier, dont ils sont encore mal dépêtrés parce qu'ils s'y étaient engagés sans réserve, et qu'ils retrouvent tout déformés dans des livres qu'on imprime, qui se vendent au coin de la rue [2] ».
Et il terminait sa présentation sur cette phrase : « Voilà ce qui m'a poussé à écrire ces pages : le souci de verser au dossier mon propre témoignage, partiellement inexact, sans doute, comme tous les autres, mais susceptible de jeter sur certaines situations que j'ai vécues un éclairage moins indirect [3]. »
Derrière ces justifications et ces esquives, il s'agit de savoir quel crédit accorder aux acteurs. Parce qu'une des difficultés de l'histoire contemporaine réside précisément dans le fait que le chercheur est en partie confronté à l'interprétation qu'en donnent ceux qui l'ont faite. Il est alors amené à se servir, pour décoder ou pour interpréter cette histoire, des analyses de ceux-là même qu'il étudie.
Si bien sur il n'est pas question de nier à quiconque le droit de se pencher sur son passé, il faut voir que le poids de l'écrit a tendance à varier selon le statut social et politique de son auteur.
Il en résulte que le lecteur est parfois amené à surévaluer l'analyse ou la mémoire d'un ex-ministre, alors que celui-ci n'est pas moins susceptible d'oubli que n'importe qui. L'absence de mémoire ou une souvenance tronquée peut alors faire naître le mythe.
Un des problèmes que nous rencontrerons, ce sera précisément de situer le plus objectivement et le plus sereinement possible l'action des trois colombes en évitant, autant que possible, de les justifier après coup. C'est celui que nous avons cherché à cerner en partant des souvenirs publiés par Pelletier.
Mais il est un second ordre de difficultés que je voudrais évoquer rapidement ; c'est celui du poids des individus dans l'histoire. Cette difficulté pourrait être posée à partir de la question suivante : les hommes ou les femmes peuvent-ils changer ou modifier le cours de l'histoire et n'est-il pas vain de penser que leur action à quelque effet ?
Dans un ouvrage publié en 1965 et qui eut un retentissement considérable au Canada anglais, Lament for a Nation. The Defeat of Canadian Nationalism [4], George Grant développait la thèse de la désintégration de la nation canadienne dans le continentalisme présent sous le régime libéral de 1940 à 1957. Bien que son analyse plaide en faveur du maintien de liens serrés avec l'Angleterre et qu'il ait vu dans le régime Diefenbaker un rempart contre le continentalisme défendu par les Libéraux, sa plainte a été entendue à gauche et plusieurs des thèses nationalistes radicales proposées plus tard par des Néo-Démocrates se sont inspirées précisément de cette approche.
Quoi qu'il en soit, je voudrais partir de ce dernier livre pour souligner comment la société canadienne se trouvait confrontée, au début des années soixante, à des choix impossibles : l'ouverture sur un continentalisme passif qui ne faisait qu'accroître l'impuissance politique du Canada, aussi bien sur le plan intérieur qu'international, ou le maintien à tout prix des liens avec une mère patrie dont la position internationale se dégradait à vue d'œil ; cela nous amenait à entretenir une sérieuse méfiance à l'endroit des Américains, considérés comme les responsables de la marginalisation de la Grande-Bretagne et des déboires canadiens. Sous cet angle, les années du gouvernement Pearson, de 1963 à 1965, n'ont donné lieu qu'à une reprise du continentalisme de Mackenzie King et de Saint-Laurent. On peut en effet reprendre l'argumentation de George Grant et ne voir, dans le retour des Libéraux de Pearson au pouvoir en 1963, qu'un passage du nationalisme conservateur au continentalisme libéral. Il suffirait pour l'illustrer d'indiquer l'effet qu'ont eu, dans le renversement du gouvernement Diefenbaker à l'hiver 1963, la crise des missiles à Cuba en 1962 et l'intervention directe des États-Unis dans la question de l'armement nucléaire au Canada.
Si l'on s'en tenait à ce niveau de généralité, on considérerait que les régimes politiques alternent plus ou moins rapidement et que l'histoire se répète. Ce n'est pas le cas ; ce n'est pas le cas non plus pour le trio dont nous parlerons tout au long de ces pages ; les trois colombes ont su donner une nouvelle approche à la question de la survie du Canada.
Si l'histoire n'est pas que la répétition des mêmes enjeux, et s'il n'est pas question de banaliser le rôle de ceux que l'on appellera les trois colombes - les Three Wise Men pour les journalistes anglophones -, l'on ne devrait pas pêcher par l'excès contraire et faire de Trudeau, Marchand et Pelletier les sauveteurs du Canada.
Entre ces deux interprétations réductrices, on doit chercher l'importance des idées des trois colombes au sein de la réalité canadienne et québécoise, et la nature des divers moyens qu'ils emprunteront ou qu'ils seront contraints d'emprunter pour porter leurs convictions au niveau politique.
Il faut, je crois, pour bien cerner toute l'importance politique et sociale des trois colombes, prendre tout à fait au sérieux le constat liminaire formulé par les commissaires dans le rapport préliminaire de la Commission royale d'enquête sur le bilinguisme et le biculturalisme, à l'effet « que le Canada traverse actuellement, sans toujours en être conscient, la crise majeure de son histoire [5] ». Et la crise qui culmine au milieu des années soixante se prépare tout au long de l'après-guerre. C'est une des hypothèses de la présente recherche : Trudeau, Marchand et Pelletier étaient, chacun à leur façon, chacun à leur manière, conscients de l'ampleur de la crise. Ils n'étaient pas les seuls, loin de là ; nous rencontrerons plusieurs autres personnages en cours de route. Mais s'ils n'étaient pas les seuls, ce sont quand même ces trois-là qui à l'époque cristallisent une double opposition aux visions dominantes du canadianisme : à la fois contre le nationalisme canadien-français et contre le fédéralisme passif.
À ce titre, et quel que soit le résultat de leur démarche et de leur engagement, le cheminement de ces trois personnes mérite d'être exploré et analysé.
Pourtant, s'ils interprètent les événements, ils sont aussi portés par eux, c'est dire que la transformation du nationalisme conventionnel en nationalisme radical les poussera à intervenir comme ils l'ont fait.
Nous suivrons le cheminement de ces trois hommes jusqu'à l'élection de Trudeau à la chefferie du Parti libéral en 1968, en cherchant, dans la mesure du possible, à les situer dans le contexte des conflits idéologiques, syndicaux, politiques et nationaux qui surviennent au Québec, surtout dans les années qui suivent la grève de l'amiante de 1949.
Je n'entends pas soutenir que, parce qu'ils ont réussi dans une certaine mesure, Trudeau, Marchand et Pelletier ont eu raison. On verra au contraire qu'ils ont été contraints à contourner certains arguments, certaines politiques ou certains individus.
Mais ils se sont arrogé ce que j'appellerais le privilège de plus haute vision ; c'est ce qui rend leur entreprise non seulement stimulante intellectuellement, comme l'est toute entreprise d'envergure mais, dans le contexte, éminemment valable politiquement. À cet égard, l'engagement des trois colombe est un élément important de l'histoire récente et ce n'est qu'en discernant sa véritable dimension que l'on pourra aller au-delà des limites du projet qu'ils ont réalisé.
Le cadre d'analyse
J'ai tenté, dans La Désillusion tranquille [6], à partir d'une étude en quelque sorte interne de la Révolution tranquille qui a secoué le Québec entre les années 1960 et 1966, de cerner quelques-unes des facettes de ce phénomène.
Une des idées essentielles de l'approche utilisée alors reposait sur le fait que cette soi-disant révolution, au point de départ en tout cas et contrairement à ce qu'en disaient plusieurs analystes, ne visait pas à accroître l'autonomie provinciale mais bien au contraire, à ramener le Québec dans le giron du fédéralisme. Il est arrivé, comme cela se produit souvent en politique, que les résultats obtenus ont été différents de ceux que l'on escomptait.
En d'autres mots, la Révolution tranquille, à cause de l'alliance entre fédéralistes et nationalistes, s'est emballée et a produit à la fois un surcroît d'autonomie et un rapprochement avec les autorités centrales. Ce n'est pas par goût du paradoxe que je mets ici bout à bout ce qu'habituellement on dissocie ; c'est que ce double résultat est bel et bien celui auquel on aboutira d'une part, et que c'est grâce à ce résultat que l'on peut discerner en quoi le péquisme se situe dans le prolongement nationaliste de ce projet, alors que le Parti libéral provincial se situe dans son prolongement fédéraliste.
Mais, pourrait-on arguer, pour habile que soit cette approche, est-ce qu'elle ne défie pas quelque peu la logique, dans la mesure où un processus politique ne peut pas être à ce point ambivalent ? Pour sortir de l'impasse théorique dans laquelle nous confinent les notions d'autonomisme et de fédéralisme, il faut trouver un concept ou une notion qui rendra compte de cette contradiction. Or, ce concept et la stratégie qu'il recouvre ont déjà cours à l'époque dans les débats intellectuels et politiques, que ce soit à l'Institut canadien des affaires publiques, lors des congrès des chambres de commerce ou ceux du mouvement syndical ; ce concept et cette stratégie, c'est le recours à l'État qui les cristallise et les justifie.
C'est précisément donc derrière l'étatisme appliqué au niveau provincial que se rejoignent fédéralistes et nationalistes, les premiers voulant faire d'un État québécois fort un interlocuteur valable face à un État fédéral structuré depuis le centre vers la périphérie, alors que les autres voient plutôt dans cet instrument les fondements d'une éventuelle libération de la tutelle fédérale. Il faudra alors toutes les années cinquante pour supprimer l'association directe précédemment établie par les autonomistes ou les nationalistes de l'époque entre étatisme et socialisme, voire même entre étatisme et communisme.
Quoi qu'il en soit, le résultat est là : à l'orée des années soixante, que l'on parle d'État du Québec ou d'État provincial, l'étatisme est le nouveau point de ralliement des thèses portant sur le sort de la communauté québécoise.
C'est ce que j'appelle la dimension interne du problème et celle que j'ai explorée dans La Désillusion tranquille.
Dans l'essai que l'on va lire, j'ai voulu compléter l'analyse de la Révolution tranquille en l'ouvrant sur une dimension externe, c'est-à-dire sur le pouvoir fédéral, et en cherchant à voir comment la question du Québec se répercute à ce niveau.
C'est pourquoi il m'apparaît que la mise en évidence du cheminement et de l'engagement des trois colombes permet de jeter sur cet enjeu un éclairage nouveau. La Révolution tranquille n'a pas été seulement une alliance sur le plan provincial entre fédéralistes et nationalistes mais un mouvement qui a eu des répercussions sur la scène fédérale elle-même. On a peut-être escamoté les rôles place et fonction des trois colombes dans ce processus en ne considérant que leur engagement commun de joindre les rangs du Parti libéral à l'automne 1965 et en ne levant pas le voile sur tout ce qui a précédé cet engagement. C'est précisément ce que je voudrais tenter de faire dans ces pages : étudier les rapports entre le nationalisme et le fédéralisme non pas considérés comme deux options fermées, mais au contraire comme une question fondamentale. Je vais donc m'appliquer à formuler cette question.
Je trouve en effet incomplètes les analyses et études que j'ai pu consulter sur « la société canadienne-française et le fédéralisme » - pour paraphraser Pierre Elliot Trudeau - dans la mesure où elles favorisent trop fréquemment une option ou une prise de position, au lieu de montrer d'où naissent les contradictions et ce qui alimente les confrontations sur la question du fédéralisme et du nationalisme.
Je ne plaiderai pas davantage en faveur de ma thèse : pour qu'un auteur avance une thèse, il faut toujours qu'il y ait un manque quelque part. Or, pour le dire plus simplement, il me semble qu'une analyse un tant soit peu fouillée de l'initiative des trois colombes peut contribuer à améliorer nos connaissances des tiraillements qui secouent les sociétés québécoise et canadienne. Elle peut aussi servir à prévoir la nature des affrontements à venir et à repérer les nouvelles formes politiques que pourra prendre la question québécoise au Canada.
La question nationale est toujours posée et il ne m'apparaît pas que le traitement qu'on lui a fait subir au niveau fédéral ait de quelque manière contribué à la désamorcer. En outre, je ne vois pas que le nationalisme québécois ait évolué significativement depuis les premières manifestations indépendantistes ; on peut donc s'attendre à un enlisement de la question nationale avant que des forces extérieures ou intérieures ne l'obligent à ressurgir de nouveau sous une forme et avec un contenu que l'on doit chercher à prévoir. Une analyse du genre de celle que j'ai entreprise devrait au moins contribuer à explorer une dimension bien spécifique du provincialisme au Canada, celle qui touche aux rapports entre les Québécois et la fédération canadienne.
[1] Cf. Les années d'impatience, 1950-1960, Montréal, Stanké, 1983.
[4] Publié chez McClelland and Stewart, 1965.
[5] Cf. « Préambule », in Rapport préliminaire..., Ottawa, 1er février 1965, p. 5.
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