Lettre de l'auteur à un chevalier de ses amis,
en forme d'avant-propos
[1] Monsieur,
ce serait vouloir perdre et son temps et sa peine que d'entreprendre de démontrer certaines vérités, qui portent avec elles les marques sensibles de leur évidence, à des gens qui sont assez dépourvus de sens commun pour les nier. Car comme c'est sur ces mêmes vérités claires que [2] sont fondés tous les raisonnements, et que sans elles il est impossible aux hommes de rien penser ou de juste ou de propre à les conduire à la connaissance des autres vérités, qui dépendent de celles-ci, il est nécessairement vrai que ceux qui sont capables de les rejeter sont incapables d'être instruits.
Il faut cependant avouer qu'il y a de certains ignorants, à qui l'on n'a jamais inculqué ces principes, d'où les hommes tirent leurs connaissances, et qui cependant peuvent être susceptibles de quelques-unes, parce que leur ignorance ne les empêche point de se rendre à l'évidence d'une vérité, aussitôt même qu'on la leur propose, ni de goûter les conséquences qu'on en peut tirer. Mais, quant à ceux qui nient ce qu'ils reconnaissent être évident de soi-même, ne faut-il pas reconnaître non seulement qu'ils ignorent ces principes, mais même qu'ils ne les rejettent que parce qu'ils en ont d'autres qui leur sont opposés et qui, par conséquent, ne sont propres qu'à les faire tomber dans les plus grandes absurdités.
Qu'arrive-t-il à des esprits d'un tel caractère ? Ils donnent dans quelque imagination creuse, ou, ce qui est le [3] plus ordinaire, ils se livrent aux impressions que leur donnent volontiers certains esprits artificieux, qui ont toujours quelque vue secrète ; ou enfin ils suivent aveuglément quelque fanatique, à qui les visions ont fait tourner la cervelle. Car comme d'un côté il n'y a que ces sortes de gens, qui ont la présomption de servir de guides aux autres dans les matières de spéculation, d'un autre, il n'y a personne qui veuille se mettre sous leur direction, que ceux qui ont l'esprit assez faible pour croire qu'ils doivent se laisser guider dans une matière si sérieuse.
Il arrive bien quelquefois à ces prétendus directeurs et à leurs dirigés d'abandonner les sentiments qu'ils avaient autrefois adoptez, et après avoir suivi opiniâtrement une opinion, de s'entêter aussi aisément d'une autre. Mais c'est toujours le même motif qui est la cause de leur changement et leur dernière opinion est aussi absurde que la première, parce que la vérité ne peut être favorable aux desseins des fourbes, et ne peut s’accommoder à la folie de ceux qui veulent se laisser abuser : et ceux-ci prendront toujours autant de plaisir à être trompés que ceux-là en auront à les séduire. [4]
Si donc, Monsieur, je vous envoie cette apologie que j'ai écrite en faveur de la liberté de penser, c'est moins dans l'espérance de voir les hommes en profiter, que pour satisfaire à la demande que vous m'en avez faite. Mais cette proposition, tout homme doit penser librement, étant si évidemment vraie, qu'il est comme impossible de rien dire, qui mette sa vérité dans un plus grand jour, et tout esprit raisonnable se sentant intérieurement porté à y acquiescer, ne soyez pas surpris si je suis obligé de tirer tout ce que je dirai pour sa défense de plusieurs preuves qui pourraient bien avoir moins d'évidence que la proposition même.
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