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Préface
Le jeu de la dialectique
Dans ce recueil, nous passons aux textes qui marquent la transition de l'enfance utopique au communisme pleinement développé, conscient de lui-même et de son mouvement. Pour saisir ce passage, il faut faire appel au plus haut point à la dialectique, afin de relier, dans leur genèse comme leur explication, les deux phases du mouvement communiste. Dans révolution de la première à la seconde, on peut constater le mieux ce qui les distingue en même temps que ce qui les caractérise chacune : le développement historique oppose chaque élément contradictoire à l’autre et l'éclaire, avant de les combiner en une synthèse nouvelle, qui éclaire de nouveau les éléments de révolution précédente. C’est toujours des contrastes que naît le mouvement ainsi que la lumière dans la dynamique de l’histoire.
Notre thèse est que le marxisme est né d’un bloc à une date déterminée - dans les années orageuses de 1848 - comme explication du mode de production communiste et de la phase humaine correspondante, en opposition radicale au capitalisme, à ses sciences et à son idéologie, dont tout un monde antagonique le sépare. Cette thèse est d'une évidence lumineuse, puisque le communisme est d’abord la théorie du prolétariat [1] qui s'abolira lui-même comme classe au cours de la dictature du prolétariat et de la phase inférieure du socialisme et s'émancipera dans l’homme social du communisme.
La pâle objection, que l’on oppose sans cesse à cette vision de classe du communisme, veut que le marxisme soit lui-même un produit historique qui naît progressivement dans l'histoire et se rattache donc au capitalisme et [6] à ses idéologies. C’est la thèse conciliatrice de ceux qui veulent atténuer le caractère antagonique des idées des classes bourgeoises et celles du prolétariat.
Tous les textes de ce recueil montrent que ce fut précisément l’utopisme - avec ses germes communistes, d’une part, et ses éléments bourgeois surajoutés du fait de l'immaturité historique de l’époque, d'autre part - qui a fait la transition entre le matérialisme bourgeois et le pur marxisme. Celui-ci, étant le produit d'une époque plus avancée et plus mûre, disposait donc enfin de la base à partir de laquelle pouvait naître une vision d'ensemble, expliquant aussi bien tous les mouvements du passé que le développement du communisme en opposition au capitalisme. Il pouvait être ainsi la clé ou « l’énigme enfin résolue » - d'abord au niveau de l'explication théorique, puis de la réalisation sociale - de l'humanité.
Cette nouvelle théorie d'une classe achevée a désormais une base tout à fait matérielle. Le niveau historique de la production - celui de la grande industrie et du prolétariat moderne - permet au marxisme d'être cette conception d’ensemble nouvelle, opposée aux visions partielles des époques productives et historiques précédentes, dont celle du capitalisme. Il faut donc suivre la genèse historique, qui produit l'ossature aussi bien que la chair et le sang du marxisme.
L'utopisme renferme les germes du communisme au sein d'une enveloppe de rationalité bourgeoise, et les systèmes élaborés par les différents utopistes reprennent encore des éléments séparés et contradictoires de la société capitaliste : l'économie, la politique et la philosophie (qui forment la base économique et les superstructures étatiques et idéologiques de la société bourgeoise), à partir desquels le prolétariat se démarquera progressivement grâce aux utopistes afin de se donner sa pleine identité.
Le marxisme est, lui, la synthèse théorique positive du mouvement historique de trois pays différents, l’Angleterre (économique), la France (politique) et l'Allemagne (philosophique), dont chacun a donné l'un des éléments constitutifs du monde moderne, séparés dans le capitalisme et assemblés ou mieux modifiés, fondus et unis en une synthèse nouvelle et supérieure dans le communisme. « Les Anglais parvinrent à ce résultat [le communisme] d'une manière pratique [économique] à la suite de l’accroissement rapide de la misère, de la désagrégation des mœurs et du paupérisme [7] dans leurs pays ; les Français de manière politique, du fait qu'ils exigèrent les premiers la liberté et l’égalité politiques et, trouvant cela insuffisant, ils ajoutèrent à ces revendications politiques la revendication de la liberté et de l'égalité sociales ; les Allemands vinrent au communisme par la philosophie, en tirant les conclusions à partir de ces premiers principes [2]. »
Les textes font clairement apparaître que les utopistes français (Fourier, Saint-Simon), anglais (Owen) et allemand (Weitling) ont assuré, à partir des germes communistes, dans chaque sphère nationale spécifique, la transformation qualitative de chacun de ces éléments encore isolés, en taisant une première critique corrosive de l’économie, la politique et l’idéologie bourgeoises. C'est dans ce devenir où se nouent les contradictions pour se résoudre en une synthèse nouvelle, supérieure, que le marxisme trouve, ensuite la compréhension de sa propre existence et action historiques, en même temps que son identité propre, absolument originale et non réductible aux idéologies précédentes, notamment la bourgeoisie. L'un des mérites essentiels de l’utopisme est l’avoir assuré pleinement ce passage encore contradictoire.
Dialectique corrosive
Nous observerons dans les textes qui vont suivre le mouvement dialectique par lequel l'utopisme dissout les éléments bourgeois de l’économie, de la politique et de l’idéologie - à la manière de Pierre Bayle, par exemple, pour ce qui est du matérialisme bourgeois par rapport à la métaphysique médiévale, lui qui se plaçait dans le système métaphysique pour le désagréger par le doute de la Raison - le scepticisme, ce premier pas de la science bourgeoise. La seule question raisonnable en théologie n'est-elle pas de douter (en se demandant : Dieu existe-t-il ?), soit en niant son existence par cette première question ?
La première tâche historique des utopistes, dont Marx-Engels ne cessent précisément de souligner l'esprit dialectique, a été la critique de la société bourgeoisie, donc - au [8] niveau de l'élaboration théorique - la dissolution de son idéologie et la négation de sa justification historique ultérieure. Le marxisme systématisera enfin cette critique par les armes dans le feu de la révolution politique.
L'exemple le plus évident, et le plus tangible aussi, de ce rôle désagrégateur de l'économie bourgeoise, c'est celui que fournit Owen, par exemple. Comme les socialistes égalitaires anglais, il s'agrippe directement à Ricardo pour dissoudre l'économie politique classique en un premier procès, en revendiquant la généralisation de la propriété privée à tout le monde, c'est-à-dire en ruinant les riches et en nivelant toutes les conditions. En cela, Owen se place directement sur le terrain bourgeois pour lancer son action. Ainsi il reprend tel quel le système des fabriques théorisé par Ricardo, mais substitue à la gestion de l'entrepreneur capitaliste privé celle de tous les travailleurs associés, et la fabrique capitaliste devient coopérative de production et de distribution, dont Marx dira dans l'Adresse de la Première Internationale qu'elle est une première victoire de l'économie politique ouvrière sur la bourgeoisie. En utopiste toujours concret, Owen construira quelques modèles de coopératives, qui démontreront - victoire encore purement théorique mais définitive, « qu'aucun canon ne peut plus remettre en question » - la viabilité el la supériorité communiste. Marx en proposera, lorsque les conditions matérielles seront mûres (parmi lesquelles figure le prolétariat révolutionnaire, qui « de tous les instruments de production est le plus grand pouvoir productif »), un « système national » complet pour assurer la transition historique au communisme.
Enfin en utopiste anglais - c'est-à-dire pratique et économiste - Owen, dans le corps à corps avec l'économie politique bourgeoise, démontrera que le système des machines tend au-delà de ce qui est humain la force vivante de travail, de sorte qu'il réclame la limitation, par une loi de fabrique coercitive pour tous (bourgeois et ouvriers), du temps de fonctionnement du monstre capitaliste : première revendication de la diminution des horaires de travail, avec la fixation légale à 10h 1/2 de la journée de travail ! À la suite de quoi, Marx pourra déclarer que « cette intervention despotique » des travailleurs dans l'anarchie de la production bourgeoise, afin de la dompter, a fait succomber l'économie bourgeoise devant l'économie communiste de la classe ouvrière. Il s'agit, en effet, d'une anticipation géniale [9] - quoique encore empêtrée dans l’État bourgeois - de ce socialisme, où les producteurs associés organiseront et fixeront la quantité et la qualité de la production d'après leurs besoins subjectifs au moyen d'un plan consciemment élaboré au préalable, qui remplacera le système de lois aveugles de la production capitaliste pour la production.
Fourier et Saint-Simon ont joué le même rôle, à une période antérieure à celle d’Owen. Au sens historique, ils sont parfaitement unilatéraux, même par rapport à l'économie de Ricardo, critiquée victorieusement par Owen : Fourier se rattache encore au système agraire des physiocrates, et Saint-Simon se confine dans le pur système industriel. Cependant tous deux, à la manière politique française, s'attaqueront d'emblée au monstre capitaliste de l’État - certes de manière utopiste, c'est-à-dire pacifique et donc comme simple démonstration théorique, destinée à convaincre les esprits de raison. Ayant déjà affaire à l’État bourgeois pleinement développé par la révolution de 1789, ils réclameront son " abolition " à la manière négatrice de faiseurs de systèmes, en demandant « l'égalité sociale en plus de l'égalité politique » (selon la formule d’Engels) par la généralisation des fonctions détenues dans l'économie par les monopoleurs bourgeois au profit de tous les individus, l’État devenant alors rationnel pour la classe ouvrière elle-même, puisqu'elle dépossède les capitalistes de leur pouvoir privé de classe pour le transférer aux plus qualifiés des producteurs (notamment chez Saint-Simon). L’État - dans ces systèmes utopiques - cesse dès lors d'être politique pour ne plus se préoccuper que de l'administration des choses, de la production. Ici encore les utopistes font une première critique toute négative de la politique bourgeoise au niveau de la démonstration théorique, le marxisme prouvant plus tard que le mouvement historique même de la production en fera la critique pratique, dont le prolétariat sera l’agent actif et conscient, en abolissant positivement l’État.
On notera déjà chez Saint-Simon, Fourier, comme chez Owen, le mouvement de dépassement « marxiste » de l’unilatéralité bourgeoise, avec leur dissolution de la politique dans l'économie. Cependant cette critique ne peut encore se réaliser dans la pratique, et ne peut donc être encore tout à fait systématique, comme dans le marxisme. Saint-Simon et Fourier ne peuvent abolir leur État et sont donc condamnés à taire de l’alchimie théorique. En somme, les « germes de [10] communisme » n'exigent plus qu'une maturation plus grande de la société : la critique utopiste des conditions capitalistes a bien déblayé le terrain pour le socialisme scientifique.
Au niveau des superstructures idéologiques, Weitling joue le même rôle de prophète du socialisme scientifique, en combinant déjà les systèmes de Saint-Simon, de Fourier, de Cabet et d'Owen en une première synthèse théorique qui, à la manière prolétarienne, n'est plus purement intellectuelle, mais s'organise déjà en force militante et agissante dans le parti, la Ligue des communistes, qui regroupe les artisans allemands dispersés en Europe occidentale. Ceux-ci ne forment-ils pas eux-mêmes la vivante transition au prolétariat moderne ? En réalisant une première synthèse théorique des socialismes anglais et français, Weitling fait écran à la philosophie allemande pour le marxisme. Il constitue ainsi, après le proudhonisme même, le dernier maillon de la chaîne, une sorte d'utopisme hypertrophié par son unilatéralité théorique : « Pour ce qui est de la formation théorique ou des dispositions théoriques des travailleurs allemands en général, il suffit de mentionner les œuvres géniales de Weitling qui, sur le plan théorique, dépassent bien souvent celles de Proudhon lui-même (qui représente déjà une sorte de dissolution de 1'utopisme), bien qu'elles n'aient pas leur brillant... La disproportion entre le développement philosophique et politique de l'Allemagne n'a rien d'anormal. C'est une disproportion nécessaire. C’est dans le socialisme seulement qu'un peuple philosophique peut trouver la pratique qui lui corresponde : ce n'est donc que dans le prolétariat qu'il pourra trouver l'élément actif de son émancipation [3]. »
Action directe et vision lointaine
Un autre point passionnant est celui du rapport entre les Babeuf, Münzer et les utopistes classiques, dune part, et ceux-ci et le marxisme, d’autre part. Comme Marx-Engels le noteront à plusieurs reprises dans les textes qui suivent, le processus de développement dialectique implique qu'il faut parfois opérer un apparent recul (partiel) pour pouvoir [11] progresser ensuite. Engels dira, par exemple, que, pour se hausser au niveau du parti de classe moderne, les chartistes et les socialistes owénistes devaient se combiner pour faire d'abord un petit pas politique en arrière, en s'appropriant un élément du modèle classique français, socialement moins développé alors que l’anglais. Dans une société antagonique, tous les progrès (partiels) se font encore de manière contradictoire.
Les Münzer et Babeuf ont surgi avant les utopistes classiques. Cependant leur vision du communisme a quelque chose de plus plein, voire de supérieur à celui des Fourier, Saint-Simon et Owen, car la société bourgeoise ne faisait pas encore écran devant eux et leur but. Elle était peut-être plus truste et naïve, mais pour cela plus directe et spontanée, d'un seul jet. Elle ne s'embarrassait ni de descriptions ni de justifications. Leur foi et leur instinct, solides et inébranlables, leurs donnaient des certitudes qu'aucun système fantastique de l'utopisme ne pourra jamais créer. Ils avaient l'avantage d'être corps et âme dans la lutte directe pour la destruction des sociétés de classe, source de paupérisme. Ce n'est pas que les Fourier, Saint-Simon et Owen puissent être qualifiés de communistes des temps de paix sociale - celle-ci existe-t-elle jamais sous le capitalisme ? Ce qui trouble leur communisme, c'est qu'ils surchargent de leurs systèmes rationnels et de leurs modèles abstraits de la société future les simples intuitions de la foi révolutionnaire (qui a une solide base matérielle) - et sur ce point ils sont quelque peu en retrait sur les premiers.
Cependant il y a une explication historique, très profonde au fait que les utopistes classiques étaient voués à compléter leurs efforts critiques par la construction de systèmes fantastiques et irréalisables dans l'immédiat. - Le système capitaliste, tout infâme qu'il fût, était encore révolutionnaire et bénéficiait d'une sorte de complicité universelle, puisqu'il élevait les forces productrices de l'humanité, tout en extorquant de la plus-value. De la sorte, les utopistes étaient réduits à l'impuissance politique, la force révolutionnaire des masses leur faisant si totalement défaut qu'ils devaient en appeler à la raison bourgeoise - ce fétiche - pour convaincre les hommes de bonne volonté de toutes les classes. D'où aussi leur pacifisme social foncier [4].
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Owen ne l'emportait jamais qu'en théorie - pour l’avenir -, Ricardo ayant encore une justification historique, ce que les utopistes ne pouvaient comprendre encore, comme le pouvait le marxisme historique et économique. Selon Marx, le capitalisme faisait même passer, d'un certain point de vue - comme les premiers matérialistes et même Adam Smith l'avaient souligné - l'intérêt social avant l'intérêt des individus, ce qui ne pouvait manquer d’emporter l’adhésion, même des couches inférieures de la société - et les rares socialistes prêchaient dans le désert : « À juste litre, Ricardo considère, pour son époque du moins, que la production capitaliste EST LA PLUS AVANTAGEUSE pour la production de richesses. Il veut la production pour la production, et en cela il a raison. S'il voulait prétendre - comme le font certains de ses adversaires sentimentaux - que la production, en tant que telle, ne peut être le but, cela reviendrait à oublier que la production pour la production signifie simplement poser le développement de toutes les forces productives humaines comme but en soi. Opposer à un tel but le bien-être de l'individu, c'est prétendre que le développement de l'espèce doit être arrêté pour assurer le bien-être de l'individu, que, par exemple, il ne faut jamais faire la guerre, parce que ce serait tuer des individus. On ne comprend pas alors que le développement des capacités de l'espèce humaine, bien qu'elle se fasse d'abord au détriment de la majorité des individus et de classes entières, BRISERA FINALEMENT CETTE CONTRADICTION et s'identifiera avec le développement de l'homme. En somme, le développement supérieur des individus ne se conquiert qu'au travers d'un procès historique dans lequel les individus sont continuellement sacrifiés [5]. »
Dans le passage suivant de l'Anti-Dühring, Engels décrit la situation de tragique isolement des utopistes classiques, mais il trouve déjà dans la réalité de son temps les conditions matérielles qui ne rendent pas simplement le communisme souhaitable pour libérer les masses travailleuses et souffrantes, mais encore nécessaire et inévitable, de par [13] les conditions mêmes que développe le capitalisme dans son sein : « À chaque époque, la connexion entre la distribution et les conditions matérielles d'existence d'une société est à ce point dans la nature des choses qu'on en trouve à chaque fois le reflet dans l'instinct populaire. Tant qu'un mode de production se trouve dans le cours ascendant de son développement, il est acclamé même par ceux qui sont désavantagés par le mode de distribution existant. Cela a été le cas des ouvriers anglais lors de l'apparition de la grande industrie. Qui plus est : tant que ce mode de production reste justifié dans l'évolution de la société, on est dans l'ensemble satisfait de la distribution et les protestations qui s'élèvent alors au sein de la classe dominante elle-même (Saint-Simon, Fourier, Owen) ne trouvent au début absolument aucun écho parmi les masses exploitées. C'est seulement lorsque le mode de production en question a déjà parcouru une bonne partie de son cours descendant, qu'il s'est à demi survécu à lui-même, que les conditions de son existence ont en grande partie disparu et que son successeur frappe déjà à la porte, c'est seulement alors que la distribution, devenant de plus en plus inégale, apparaît injuste, c'est seulement alors que la réalité existante étant dépassée par la vie, on en appelle à la justice dite éternelle.
« L'appel à la morale et au droit ne nous fait pas scientifiquement avancer d'un pas ; l'économie politique ne saurait trouver dans l'indignation morale - si justifiée soit-elle - le moindre argument, quoiqu'elle y voit un symptôme. Sa tâche est bien plutôt de montrer que les anomalies sociales, qui viennent enfin de se faire jour, sont non seulement la conséquence nécessaire du mode de production existant, mais encore des symptômes de sa désagrégation imminente. Il s'agit pour elle de découvrir au sein du procès économique en dissolution la nouvelle organisation future de la production et de l'échange qui éliminera ces anomalies. La colère qui fait le poète est tout à fait à sa place dans la description de ces anomalies ou dans l’attaque contre les chantres de l'harmonie au service de la classe dominante, qui les nient ou les enjolivent ; mais combien elle est peu efficiente à chaque fois, c'est ce qui ressort du simple fait que, à chaque période de toute l'histoire passée, on trouve en suffisance de quoi l'alimenter.
« L'économie politique, en tant que science des conditions et des formes, dans lesquelles les diverses sociétés humaines ont produit et échangé et dans lesquelles en conséquence les [14] produits se sont chaque fois répartis [6], - l'économie politique avec cette extension il nous reste à la créer [7]. »
Le petit pas en arrière dans la dialectique
L'utopisme classique des Fourier et Saint-Simon par rapport au communisme de Babeuf représente en quelque sorte le petit pas en arrière qu'il faut effectuer en apparence pour taire un nouveau saut qualitatif en avant et préparer le marxisme. Les grands utopistes ont repris les germes de communisme des premiers combattants du communisme dans la révolution anti-féodale, et ont assuré, en outre, une première critique corrosive des conditions de vie de la société bourgeoise qui, dans la succession des formes sociales de production, précède immédiatement le socialisme.
Le « parti communiste réellement agissant », au feu de la révolution antiféodale, ne se fixait plus comme but la restauration du communisme primitif, comme les systèmes utopiques réactionnaires cités dans le Manifeste. Il avait le mérite historique d'anticiper directement le communisme supérieur, comme il ressort par exemple du texte d'Engels sur La Guerre des paysans (1525) lorsqu'il expose les idées de Münzer. La sympathie du marxisme va toujours en premier à ceux des siens qui se battent les armes à la main, leur communisme est peut-être plus instinctif et grossier, mais il n'en est que plus réel.
Ces prolétaires, ces expropriés, ces journaliers et ces producteurs pauvres, qui sont l'autre pôle d'une bourgeoisie déjà relativement développée puisque nous sommes au niveau de la révolution antiféodale, disposaient donc déjà d’une certaine base matérielle pour leur lutte émancipatrice. Certes, ils ont été battus, et leur saut par-dessus la société capitaliste ne s'est pas réalisé. Mais c'est là une constatation a posteriori. L'hypothèse demeure néanmoins féconde, puisque étant le développement hautement inégal du capitalisme, [15] des révolutions antiféodales ont lieu jusqu'en plein XXe siècle - tout d'abord en 1917 en Russie, au cours de laquelle Lénine cherchait anxieusement le contact avec le prolétariat des pays avancés pour traverser le plus rapidement possible la phase capitaliste [8]: voir son fameux discours Sur l'impôt en nature.
Le petit pas en arrière des utopistes par rapport aux Münzer et Babeuf se retrouve de nouveau entre l’utopisme et le marxisme, le premier décrivant d'emblée le plein communisme, c'est-à-dire le stade supérieur du socialisme, tandis que le second exprime le passage (violent) du capitalisme au socialisme, avec la dictature du prolétariat et les mesures de transition de la phase inférieure du socialisme [9].
Le marxisme donne un fondement scientifique aux intuitions des précurseurs communistes, le second stade du communisme en bénéficiant tout comme le premier. En effet, [16] sa démonstration en est scientifique, puisque la nécessité historique du premier stade, amplement démontrée par Marx - comme nous le verrons dans le recueil sur la Société communiste - ne fait que renforcer celle du second.
[1] Selon la définition de Marx, le prolétariat est par nature anticapitaliste, facteur révolutionnaire de dissolution du mode de production bourgeois, « une classe de la société bourgeoise, qui n'est pas de la société bourgeoise, une classe qui est dissolution de toutes les classes » (Introduction à la critique de la philosophie de Hegel, 1844).
[2] Cf. ENGELS., « Progrès de la réforme sociale sur le continent », novembre 1843, in MARX-ENGELS, Le Mouvement ouvrier français, Petite Collection Maspero, 1974, t. I, p. 39-40.
[3] Cf. MARX, « Notes critiques relatives à l'article : "Le roi de Prusse et la Réforme sociale. Par un prussien" », Vorwaerts, 7 août 1844 ; trad. fr. in Écrits militaires, L’Herne, 1970, p. 170-171.
[4] Babeuf, par exemple, avait une vision plus marxiste, plus scientifique du mouvement de la société que les grands utopistes qui en appelaient à la Raison, puisqu'il savait parfaitement que la force était décisive pour imposer le communisme. Ce n'est pas seulement la violence des hommes, mais encore la force physique du mouvement économique et social qui fera surgir la société communiste des ruines du capitalisme.
[5] Cf. MARX, Theorien über den Mehrwert, Dietz, Berlin, vol. 26/2, p. 107.
[6] Le passage nécessairement historique au communisme ne peut être conçu que si l’on a saisi au préalable la dynamique des modes de production successifs. Cette dialectique permet de se faire une idée concrète de la nature du passage au socialisme qui est abolition de toutes les sciences de classes. Cf. « La succession des formes de production et de société dans la théorie marxiste », Fil du temps, no 9 et Faden der Zeit, no 5.
[7] Cf. ENGELS, Anti-Dühring, éd. Dietz, p. 138-139. [Livre disponible dans Les Classiques des sciences sociales. JMT.]
[8] Cf. MARX-ENGELS, La Russie, 10/18, p. 262-277.
En ce qui concerne la stratégie internationale liant le prolétariat des pays avancés aux partis communistes des pays coloniaux et dépendants, cf. « Thèses et additions sur les questions nationale et coloniale » (IIe Congrès), Quatre Premiers Congrès de l’I.C. 1919-1923 (réimpression en fac-similé, Maspero, 1969, p. 57-60). La conclusion en est la suivante : « Ainsi les masses arriérées, conduites par le prolétariat conscient des pays capitalistes développés, arriveront au communisme sans passer par les multiples stades du développement capitaliste » (p. 60).
[9] Le parti social-démocrate allemand de la phase idyllique du capitalisme, qui pouvait conquérir le pouvoir pratiquement sans effusion de sang, finit par glisser entièrement dans la conception pacifique et dégénéra au niveau « utopiste ». En ne citant plus que pour mémoire le but final du communisme, il abandonnait toute vision concrète de l'instauration du socialisme (qui implique nécessairement une théorie et une action qui se situe d'emblée dans le champ des rapports de force). Le practicisme et le concrétisme de la social-démocratie évincent entièrement la revendication du socialisme, repoussée dans un avenir lointain, hors de toute atteinte. Cette attitude est typique du stalinisme aussi, pour lequel socialisme est synonyme ... d'accumulation du capital et de développement au maximum - et non abolition progressive - du marché, de l'argent, du salariat et de l'État. La société communiste de Marx-Engels n'est plus pour lui qu'une « utopie » - plus de cinquante ans après la révolution et le triomphe du « socialisme dans un seul pays » ! Cf. MARX-ENGELS, La Social-démocratie allemande, 10/18, notamment le chapitre intitulé « Tactique social-démocrate dans la révolution à venir ».