La « politique étrangère » dans la lutte de classes.
Le plus souvent, les écrits de Marx sur la Russie ont été mal interprétés parce qu'on y décèle un violent caractère passionnel. On comprend mal que Marx s'enflamme et vitupère, en traitant, par exemple, le tsarisme russe d'abject, de reptilien et de canaille. A la rigueur, dit-on, c'est humain, mais ce n'est ni objectif ni scientifique. Selon les écoles, l'explication varie : les adversaires bourgeois disent carrément que Marx est le « docteur rouge et terroriste », dominateur et extrémiste ; les gardiens de l'ordre social prétendent qu'il s'agit d'un intellectuel aigri, souffrant de la bile et projetant ses humeurs et ses frustrations sur le monde extérieur ; les idéologues bourgeois lui découvrent des tares sociales ou mentales, car Marx aurait fait preuve tout au long de sa vie d'une véritable russophobie.
D'abord quoi d'étonnant à ce que Marx partage les passions et les haines d'une société de classes dans laquelle les « hautes classes » exploitent, donc diminuent et salissent les « basses » classes laborieuses ? Mais ce qui nous importe ici, c'est de savoir pourquoi Marx-Engels considéraient la Russie tsariste comme l'ennemi numéro un de la révolution et de la classe ouvrière ? Pour quelles raisons le porte-parole du prolétariat international a-t-il défendu le mot d'ordre d'une guerre implacable contre la Russie tsariste ? Pourquoi, en conclusion de son Adresse à l'avant-garde [6] révolutionnaire, Marx s'écriait-il ? « L'approbation sans vergogne, la sympathie hypocrite ou l'indifférence stupide, avec lesquelles les classes dominantes de l'Europe ont assisté à la conquête de la forteresse montagnarde du Caucase, à l'assassinat de l'héroïque Pologne par les Russes, aux vastes empiètements, jamais contrecarrés, de cette puissance barbare, dont la tête est à Saint-Pétersbourg et dont les mains agissent dans tous les cabinets d'Europe - tout cela a appris aux travailleurs qu'ils ont le devoir de percer les mystères de la politique internationale, surveiller les agissements de leurs gouvernements, s'y opposer au besoin par tous les moyens, et, s'ils ne peuvent les empêcher, s'entendre pour les dénoncer en même temps et pour revendiquer les lois élémentaires de la morale et de la justice [1], qui doivent régir les relations entre particuliers, comme la règle souveraine des rapports entre les nations.
- « La lutte pour une telle politique étrangère fait partie de la lutte générale pour l'émancipation des classes travailleuses » (Adresse inaugurale de la 1re Internationale, 1864).
Le réformiste jubile devant cette conclusion : la haine et la colère de classe sont finalement canalisées vers les institutions et les principes établis ; l'ouvriériste ou l'anarchiste rejette ce mot d'ordre, car la lutte contre le capital doit mobiliser toutes les énergies des travailleurs et ils n'ont que faire des jeux et alliances des puissances établies. Ces deux erreurs se complètent cependant : tous deux abandonnent aux puissances et aux principes établis, toute une sphère de la vie sociale, celle précisément qui concentre les moyens de puissance des classes dominantes.
Aux yeux du marxisme, la lutte de classes n'est pas étrangère aux guerres, même entre États officiels. En effet, [7] pour toute classe véritable - contrairement aux couches sociales (bureaucratie, managers, etc.,) ou aux classes hybrides (petite bourgeoisie, paysannerie, etc.) - la lutte culmine dans la conquête du pouvoir politique pour s’ériger en classe dominante, qui est capable de manier l’État et la dictature, en vue de s'imposer aux classes adverses et d'imprimer à l'ensemble de la société son mode de production, de distribution et de vie, y compris son idéologie. L'expérience quotidienne a appris aux masses ouvrières que les classes dominantes ne manquent jamais une occasion d'utiliser leurs moyens de puissance dictatoriaux ou démocratiques pour maintenir par la force ou par la ruse la classe ouvrière dans les limites de la société bourgeoise, face aux revendications des masses. De même, les classes privilégiées savent utiliser leur monopole de culture pour abrutir les masses ou pour embrouiller et fourvoyer le prolétariat révolutionnaire. Qui plus est, le prolétariat sait qu'au moment où il tentera de s'émanciper socialement, il se heurtera à la force concentrée et coalisée de tous les États capitalistes et de leurs alliés précapitalistes. Par conséquent il lui faudra forger son parti et son État de classe pour vaincre dans la guerre civile. C’est pourquoi le prolétariat doit s'initier aux « mystères » de la politique des États officiels, parce que celle-ci est, en dernier ressort, fondée sur une complicité universelle de tous les États officiels contre la classe révolutionnaire, et parce qu’elle mobilisera finalement la violence concentrée des Etats existants contre le prolétariat en lutte pour sa libération. Parallèlement, il devra, avec sa dictature et son État de classe, affronter toutes les forces coalisées de l'ancien régime, bref, avoir sa « propre politique étrangère », qui n'a rien de commun avec la diplomatie secrète., la coexistence pacifique (bien qu'on ne puisse toujours être en position offensive) ou la collaboration plus ou moins ouverte avec les États bourgeois au prébourgeois, puisque entre classes antagonistes la lutte ne peut s'arrêter, mais doit au contraire s'achever par l'écrasement de l'une ou de l'autre.
En somme, c'est dans le domaine de « la politique étrangère » [8] que la lutte de classe atteint son paroxysme, la classe dominante utilisant toutes les ressources matérielles, morales et idéologiques, dont elle dispose dans la société entière pour abattre son adversaire. On comprend dès lors pourquoi le « théoricien » Marx se déchaîne, devient haineux et venimeux, car c'est une lutte à mort qui s'engage à l'échelle d'un pays ou du monde entier.
Base économique et superstructure.
À l'origine de toute déformation du marxisme, on trouve une méconnaissance de la question traitée ou une incompréhension de l'articulation générale du système.
Selon le méchant jargon « philosophique » du marxisme, l'activité productive des masses ouvrières ainsi que leurs luttes revendicatives immédiates se déroulent sur le plan économique, tandis que leurs luttes sociales et politiques se haussent au niveau des superstructures, en opposition à celles de la bourgeoisie et autres classes dominantes, avec l'aide de celles que se forgent la classe révolutionnaire (association de syndicats, délégations ouvrières, soviets, parti, État prolétarien).
Cette distinction fondamentale, nous l'avons utilisée pour sélectionner et ordonner de manière significative les textes de ce recueil parmi la masse des écrits consacrés à la Russie par Marx et Engels tout au long de leur vie.
En effet, dans la première partie, nous avons groupé les textes inédits ou parfois déjà connus - mais essentiels - sur la politique de l'État tsariste et de ses compères monarchistes ou bourgeois de l'Occident, sur la « diplomatie », la guerre et la paix entre les « superstructures » des classes dominantes. Il résulte, pour chaque période historique, un alignement des forces issues du cours historique et des rapports économiques et sociaux, une sorte de parallélogramme des forces en présence, avec l'épicentre du mouvement et l'évaluation des forces dans leurs rapports respectifs.
Ces textes heurtent au plus haut point ceux qui ont une [9] vision simpliste de la lutte des classes. Le marxisme ne substitue pas l'histoire des peuples et des états à celle des classes, cependant il n'élimine pas d'un trait de plume les rapports entre peuples et états. En effet, après avoir trouvé l'explication fondamentale dans l'économie, il analyse les classes dans l'ensemble de la société. Pour cela, il montre que les classes, issues des rapports de production, commencent par s'organiser en groupements d'intérêts économiques, puis en parti politique et enfin en états politiques, dont les armées, l'administration, etc. sont les prolongements. Ainsi les activités « superstructurelles » s'ajoutent-elles nécessairement aux activités de la base économique et les complètent-elles. Ces rapports sont complexes, et il y a toujours interaction entre les deux.
Si l'action des classes est déterminée par le niveau et la forme de l'économie, les « hommes font néanmoins leur histoire », en maniant les superstructures qu'elles se sont donnée, et cette action n'est pas sans résultat sur le devenir de la société, voire de l'économie - dans des conditions déterminées, bien sûr.
En gros, l'activité superstructurelle s'assimile à l'action de la violence, « cette accoucheuse d'une forme de société nouvelle » (Capital) et, dialectiquement, cette force accélère ou ralentit le cours de l'histoire, selon qu'elle est maniée avec succès par la classe révolutionnaire ou par les classes conservatrices et réactionnaires. Dans sa Contribution à la critique de l'économie politique (1859), Marx définit justement le rôle des superstructures en ces termes : ce sont « des formes à travers lesquelles les hommes prennent conscience des conflits et les mènent jusqu'au bout ».
En fait, cette action dépend de la dynamique des classes et de leur maturité propre. Aux yeux du marxisme, la seule action consciente et militante possible est d'accélérer le cours du développement et de s'opposer aux forces qui ralentissent, voire font régresser l'histoire. Là se limite l'action révolutionnaire dans l'histoire.
Or, tout le « secret » de la haine farouche et obstinée que vouaient Marx-Engels au tsarisme russe, c'est précisément qu'ils voyaient dans l'État russe le frein le [10] plus puissant à la marche en avant de l'humanité, à son développement et à son épanouissement.
Le marxisme implique une vision déterminée des formes et des structures qui correspondent aux différentes activités et composent le corps social dans son ensemble, ainsi qu'une dialectique de leur articulation et de leur succession dam l'histoire [2]. C'est en se situant par rapport à ce schéma que l'on peut juger du sens du développement social dans tel ou tel secteur. Or, selon ce schéma, la Russie tsariste formait une masse énorme et compacte à un niveau précapitaliste de production et de société, face au mode de production capitaliste qui s’efforçait de s’affirmer au monde pour la première fois dans l’histoire d'abord en Angleterre, puis sur le continent. Or cette masse énorme de forces du passé menaçait, dans une première phase de ramener purement et simplement à leur forme et à leur constitution passées les pays où cet immense, mais fragile progrès venait tout juste d'apparaître; dans une seconde phase et de ralentir au maximum l’expansion du capitalisme sur le reste du continent.
Cette menace réactionnaire de la Russie était d’autant plus gravement ressentie par les forces progressistes du continent que le capitalisme lui-même ne constitue qu’un progrès plein de contradictions, étant limité dans le temps et dans l’espace au profit final d’une seule classe qui, avant même que sa domination ne soit assurée, se ligue comme on le verra contre tout progrès, même capitaliste dans d’autres secteurs ou nations, et pour cela, s’allie avec les formes absolutistes du passé pour freiner toute marche en avant. C’est ainsi que, pour devenir le premier pays capitaliste du monde au point de vue économique, l’Angleterre dut se débarrasser du rival hollandais, qui dominait les mers et les colonies, puis du rival suédois, qui dominait le nord de l’Europe, sans parler du rival français. Pour empêcher ainsi l'extension du progrès capitalise tout en s'assurant l'hégémonie mondiale par l'élimination de [11] ses rivaux bien placés, l’Angleterre s'allia avec le tsarisme en un pacte qui ne devait plus se défaire, puisque la bourgeoisie anglaise devenait de plus en plus conservatrice.
Marx fit de longues et minutieuses recherches touchant l'histoire, la diplomatie et le commerce pour déterminer la nature et l'ampleur exactes de cette alliance monstrueuse entre les forces du passé, le tsarisme russe, et celles du présent, le capitalisme occidental, pour imposer leur puissance qu’elles voulaient éternelles. Marx découvrit ainsi que le développement historique et économique de la Russie elle-même avait été non seulement arrêté, mais avait encore subi une régression au moment de l'invasion des Mongols.
Jusque-là, la Russie avait, en effet partagé le sort et le développement rayonnant de l'Italie, des Flandres, de la France et de l’Allemagne du moyen âge. La force de régression des temps modernes était donc celle-là même qui avait engendré le tsarisme et ce mélange d'asiatisme et de féodalisme qui régnait dans la vie sociale productive et politique de Russie. En fin de compte, ce pays souffrit de ce retard jusqu'à la glorieuse révolution d’Octobre : il fallut et dans cette mesure le prolétariat russe lui-même ne pouvait être indifférent à cette question historique - faire d'abord une révolution anti-féodale en février 1917, étant donné l’arriération économique et sociale du parti. Inutile d'ajouter que la liaison avec les pays de plein capitalisme était plus difficile pour le second stade de la révolution - celle qui devait embraser l'Europe occidentale, comme Marx et Engels l'avaient prévu dès 1875.
Ces textes concernent la naissance peu glorieuse du premier capitalisme et de ses démêlés avec ses rivaux, nous les avons trouvés de la manière la plus synthétique chez Riazanov, dont nous publions un fragment après cette préface.
Les autres textes de la première partie traitent de l'influence de la Russie sur le développement national de la Pologne et de la Prusse, puis de ses rapports avec l'impérialisme français, non seulement bourgeois, mais encore prébourgeois, dont Marx nous dit qu'il servit de modèle à la diplomatie tsariste, réactionnaire. Les textes sur la question [12] d'Orient montrent combien la Russie tsariste, malgré son état d'arriération, sut profiter de la situation pour se payer de sa collaboration avec le capitalisme occidental par des agrandissements de territoire, tant en Europe orientale et méridionale qu'au Proche-Orient, en direction de l'Inde et de la Chine. Dans sa longue étude sur la Politique étrangère du tsarisme, Engels montre, à la fin de sa vie, que la réaction tsariste n'avait fait que se renforcer dans le monde, et que ce monstre était le fauteur numéro un de la future guerre impérialiste, bien que les rapports économiques, sociaux et politiques à l'intérieur du puissant Empire russe aient considérablement changé.
Dans la seconde partie, nous avons groupé des textes de Marx-Engels analysant de façon magistrale les forces nouvelles, surgies du fonds productif et social du peuple russe, et sous l'effet des guerres extérieures ainsi que de l'action concertée des superstructures de l'État. Marx-Engels y analysent la base économique, dans laquelle s'élabore la vie productive et sociale des hommes et sur laquelle se greffent les forces révolutionnaires, qui feront éclater de l'intérieur le colosse de la réaction, ébranlant le système capitaliste tout entier - comme l'a montré la période révolutionnaire de 1917 à 1923, dont le schéma avait été prévu par Marx-Engels. Certes, la révolution échoua devant les coups féroces de la réaction désormais mondiale, niais elle ne pourra que se reproduire dans une alliance à l'échelle mondiale entre pays développés et sous-développés, si la révolution veut réussir et le socialisme triompher.
[1] Dans sa lettre du 4-XI-1864, Marx s'excuse auprès d'Engels d'avoir été obligé de reprendre les « phrases abstraites » de « devoir, droit, vérité, morale et justice » dans un monde dominé par la lutte de classe et les rapports de forces. Mais, dit-il, « je les ai placées de telle sorte qu'elles ne causent pas de dommage ». cf. Marx-Engels, Le parti de classe, t. 11, p. 92 (Petite Collection Maspero, Paris, 1973).
[2] Cf. Le fil du Temps, no 9, juillet 1972: «Succession des formes de production et de société dans la théorie marxiste.»
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