VI. Sur l’identité
“Critique de notre psychologie
de l’action.”
par Pierre Vadeboncoeur
Pierre Vadeboncoeur. « Critique de notre psychologie de l'action », Cité libre, 3, 8 (novembre 1953) : 11-28.
Un texte publié dans l’ouvrage d’Yvan Lamonde, avec la collaboration de Gérard Pelletier, CITÉ LIBRE. Une anthologie, pp. 243-258. Montréal : Les Éditions internationales Alain Stanké, 1991, 415 pp. [Autorisation formelle accordée par Yvan Lamonde et son éditeur, le 2 septembre 2008 de diffuser ce livre dans Les Classiques des sciences sociales.]
Notre action manque d'ambition. Nous n'avons guère le sens de la force, ni celui de la victoire. Nous ne concevons de projets qu'en fonction de gains fragmentaires possibles. Nous ne concevons pas de destinée politique accomplie, d'ordre nouveau instauré ; notre volonté porte peu et en général nous la faisons taire. Nous sommes en méfiance de nous-mêmes et enclins à appréhender les mouvements populaires. Cela mesure assez bien la taille de nos hommes d'action.
Vaincus, trop incertains de notre destinée, minorité, nous avons contracté le pli de ne pas aller au bout de notre volonté. Nos hommes d'action ne vont pas au bout de leurs idées. Le peuple ne connaît pas sa volonté, et ses chefs (j'entends même ceux qui lui veulent tout le bien) ne le mettent pas en demeure de l'appliquer. Timides dans le social, timides dans le national, nous sommes ballottés par les puissances en autorité.
C'est un truisme de dire que la violence publique n'existe pas dans notre province et il est d'observation courante qu'elle est fort mal prisée, mésestime d'ailleurs entretenue par les intéressés : politiciens, intellectuels d'un certain âge, hommes d'argent, etc.
Cette subordination politique massive de notre peuple par ses chefs, cette méconnaissance de l'élément peuple forgeur de destin politique, sont remarquables ; peu de peuples, peut-être, sont regardés, par ceux des leurs qui pensent à eux, pour le mal comme pour le bien, avec autant de distance et de supériorité pastorale. Nous demeurons sans guère d'emploi politique réel. Peuple sans guère de destinée et dirigé par des hommes de peu de passion. Peuple qu'on a si particulièrement pour principe de ne pas agiter. Chose d'autocrates médiocres et qui règnent à distance, chose abandonnée à elle-même ou qu'on déplace sans heurt quand elle nuit aux affaires. Gouvernements imbéciles ou canailles, d'une part, chefs platoniques et sans vaillance de l'autre, tous le laissent à son inertie et à l'incertitude ou à la timidité de ses idées politiques.
Cette situation populaire doit être assez rare. Elle résulte pour une part du fait que la politique de notre peuple se faisait jadis en haut lieu, comme il convient pour une petite masse d'hommes sans guère de puissance propre, toujours à la merci du vainqueur et qui compte sur la diplomatie de son élite pour obtenir un avenir quelconque. Un tel peuple n'a pas de destin propre ; il n'a que celui qu'il parvient à se garder grâce à l'intervention de ses députés et il a tout intérêt à être docile, à conserver une psychologie proprement paroissiale. Notre peuple a remis la responsabilité de sa destinée à ceux qui étaient plus en mesure que lui d'agir efficacement. Il a renoncé à diriger, à créer, à décider, à assumer : trait national, et dont les politiciens tirent d'énormes avantages, sous le masque d'un feint respect envers l'autorité [1].
Mais cette dépossession, bien qu'elle fût nécessaire, était dangereuse, car elle donnait la formule même de l'impuissance politique pour un temps où les conditions seraient changées. Le peuple canadien-français dépend politiquement d'une initiative versée en des mains qui aujourd'hui n'existent plus et n'ont pas été remplacées ; où les remplaçants, du reste, ne pourraient plus jouer le rôle d'autrefois, car la formule n'aurait plus le même usage. Le peuple s'est désinvesti de sa puissance en faveur de la politique ; et la politique, qui jadis le sauvait, aujourd'hui le perd.
Ce peuple, donc, est aujourd'hui victime d'un certain pli d'obéissance et de désintéressement de ses propres affaires, en regard d'une élite devenue à peu près immobile. Peuple à élite trop souveraine, en un sens ; peuple formé pour une docilité ou une passivité dont le rôle devient de plus en plus inexplicable. Il faut le répéter : nos chefs ne sont pas de vrais chefs, mais des plénipotentiaires ou des directeurs de conscience qui continuent à jouer le rôle d'éclaireurs impuissants d'une masse vouée au destin que les brassements historiques lui réservent.
Quand le peuple s'en remettait de sa destinée à des hommes qui étaient autant ses diplomates que ses chefs, du temps de Lafontaine, par exemple, au moins l'élite faisait corps avec le peuple, et ce dernier pouvait - et devait - se passer d'agir politiquement avec sa force, avec sa masse. Depuis 1867, le système est resté, mais les députés, l'élite n'ont plus une âme commune avec le peuple, lequel, ignorant de la politique et tout embarrassé de traditions historiques qui lui faisaient tenir ses politiciens pour ses défenseurs, a donné à fond dans un système de dupes, qui semble avoir désorienté pour longtemps l'aimantation naturelle de la volonté populaire. La ferveur électorale, chez nous, est un signe de cette illusion.
La forme politique britannique favorisait l'utilisation de cet élément d'inertie qui a, dès avant notre siècle, commencé de jouer à la faveur de la succession alternée des partis et d'une politique fictive. Élément mécanique utilisé à merveille contre un peuple peu accoutumé à la critique et assez ménagé par un pouvoir non ouvertement tyrannique pour ne pas se rebeller, ni même secouer des apparences trop rassurantes. Bon outil d'asservissement politique que cet instrument britannique qui pendant plus de quatre-vingts ans a fait jouer à vide nos énergies politiques, dans un contexte de consécration assurée de nos droits. Le peuple a quitté une condition où ses énergies politiques n'étaient pas employées, pour une condition où l'on ne fait pas appel à ses énergies politiques [2]. Tel fut en gros, pour nous, le passage du XIXe au XXe siècle.
Le peuple a pris chez nous des habitudes et une mentalité politiques ordonnées à un but insuffisant, mais essentiel dans son cas : conserver son existence nationale. Ce fut dans des conditions telles que sa faiblesse s'en trouvait comme consacrée.
Notre idéal de survivance forme un palier idéologique trop commode, qui sert de support à des pensées trop communes et trop lâches. Cet idéal est donné, il est sûr et ne demande pas beaucoup d'imagination. Il est généralement si bien admis qu'on ne se laisse guère entraîner ailleurs, du moins en principe. Palier commode, cause louable, but à la fois si naturel et qui demande si peu d'ardeur, que le peuple, aux yeux de qui, par tradition, l'on fait passer cet idéal pour primordial et à qui l'on n'en fournit point d'autres, cédera fatalement à la facilité historique de se reposer devant le seul qu'il a appris qu'il doit atteindre [3]. Cet idéal devient, est devenu, insensiblement, l'occasion et la garantie de notre paresse idéologique et notre inertie politique. Nous parlions plus haut de l'instrument britannique d'asservissement politique, la forme parlementaire. Je tiens que notre idéal nous a tout autant desservis. Je ne sais si ce fut le plus souvent d'une manière perfide, mais cet idéal même fut mis à profit par maints intéressés ; il fut nuisible en ce qu'il précipita, toujours dans son sens propre, notre pensée politique, à laquelle, au lieu d'une valeur, il offrait en aliment un lieu commun ; au lieu d'une idée force, un idéal blanc.
Cet idéal est un piège ; il fournit le noble lieu commun qu'il faut pour tenir un peuple en laisse. (Un quotidien comme La Presse, et tout ce qui lui ressemble - et bien des choses chez Nous lui ressemblent ! - ont pu faire le plus funeste usage des mythes inoffensifs.) Le mobile qu'il proposait à notre zèle avait le malencontreux défaut de se rapporter à notre survivance, c'est-à-dire à quelque chose qui se faisait sans nous, qui se faisait presque seul. Ce n'était pas très formateur pour l'action... Déjà nous étions un peuple, et l'on nous proposait de le devenir. Nous nous sentions assez peu menacés, quoi qu'on dise ; aussi cela donnait-il à certaines ligues et à certains mouvements patriotiques une allure puérile. Ou plutôt, si nous étions menacés, c'était par des forces immenses, corruptrices de notre génie national, des forces extérieures, aussi subtiles que redoutables, auxquelles notre peu d'esprit conquérant, l'atténuation de notre vitalité spirituelle, donnaient des armes de surcroît. Contre ces forces, nous ne pouvions d'ailleurs que peu.
Quand c'est un lieu commun et non une mystique que l'on se passe les uns aux autres, quand la prétendue mystique (qui dans notre cas était pour une large part de nature politique et à laquelle auraient par conséquent dû correspondre des nécessités impérieuses et exaltantes) envahit, de par l'importance théorique, abstraite, de ses thèmes, le champ des consciences droites, alors elle les fait siennes. Mais comme elle manque en grande partie de réalité, c'est pour leur déchéance et leur efféminement. Comme idée politique, elle manquait de réalité ; comme idéal, elle manquait de valeur.
Ce mythe occupait abusivement les pensées, et les ressources créatrices de l'élite se trouvaient canalisées par une tradition plus ou moins contraignante, mais très étroitement gardée, qui conduisait toujours au même terme. Là, l'esprit trouvait le vide, et l'homme en quête d'inspirations enlevantes débouchait dans un désert. Depuis longtemps, la pensée est comme obsédée par ce lieu commun, d'autant que la pensée, chez nous, est rare et impersonnelle. D'où efflorescence de discours vains, d'associations inutiles, étroitesse des idées et pénurie d'oeuvres réelles, inertie, corruption morale, pauvreté, crainte des mots et des idées, habitude de masquer la vérité, emprisonnement de la jeunesse dans des vues sans ressort de conquête. Il aurait fallu un effort d'imagination et d'analyse pour nous apercevoir que notre idéal, proposé comme mot d'ordre, menaçait d'affadissement toute la pensée de notre peuple.
Il est instructif de voir que les politiciens ont reproduit le patron philosophico-moral que nous tentons d'analyser ici. Ils l'ont fait d'une manière qui ne permet guère de doutes sur les dangers de notre nationalisme ; ils en ont accusé grossièrement certains effets. Gouvernement rétrograde, fermé au progrès social, aux idées nouvelles, antithèse du mouvement révolutionnaire universel moderne, tel est bien le gouvernement Duplessis. Or, ce dernier est aussi d'aveu nationaliste. En lui coïncident ces deux tendances : nationalisme marqué, claironné, adhésion étroite à l'idéal de survivance, et, d'autre part, ineptie rare, mépris autocratique du peuple, absence de sens révolutionnaire et d'intelligence des problèmes [4].
Cette coïncidence n'est pas un effet du hasard. Ce n'est pas par hasard que l'une et l'autre cœxistent dans ce gouvernement, produit typique de notre culture ; elles vont de pair et sont le fruit reconnaissable d'une philosophie dont la désuétude n'a d'égale que sa convenance profonde à l'esprit impersonnel et replié auquel notre peuple s'est conformé pour sa plus grande médiocrité.
(Des nationalistes, il faut naturellement excepter Bourassa, qui fut un homme terrible et qui alla fort au-delà de la pensée de ses compatriotes. Il commandait à tous ce qu'ils devaient penser. Beaucoup se disent aujourd'hui ses disciples, mais à tort, car il représentait avant tout la puissance et l'indépendance d'esprit et de volonté, la revanche de la justice devenue forte - et le triomphe de l'individu sur une culture, ce qui n'est pas précisément commun à ses prétendus disciples.)
Nous n'allons pas au bout de notre volonté. Nous n'allons pas au bout de notre pensée. Quelle conduite adopterons-nous ? Est-ce que le social constituera pour nous une occasion nouvelle de nous révéler inefficaces, timorés et comme arrêtés dans l'expectative optimiste d'un destin politique que nous n'aurions pas forcé ?
Je ferais moins de cas de ces questions s'il ne s'agissait que de notre histoire nationale et si les traits observés ne se reproduisaient encore, parfois, à l'occasion de problèmes qui chez nous s'établissent aujourd'hui sur un plan universel, le plan social contemporain. La transformation sociale en puissance, que nous fait toucher du doigt le problème ouvrier, met en lumière, par contraste, les qualités politiques et culturelles qui nous ont tellement manqué. Une critique de notre psychologie de l'action serait peu importante, si le problème social ne faisait appel à des qualités et à une vigueur dont notre comportement a si souvent démontré chez nous la carence. Elle serait peu importante s'il n'était nécessaire de distinguer l'action ouvrière de tout ce que je m'efforce de marquer ici.
Optimisme et quiétude faussement mystiques, repos intempestivement mystique d'un peuple qui a l'amour du bien, mais à qui un certain matérialisme historique n'a pas enseigné les lois de la puissance dans leur rigueur d'ici-bas et qui attend de l'accomplissement d'une certaine destinée historique ou d'une mission hypothétique le développement de ce qui doit arriver pour son salut.
Il y a chez nous quelque chose de profond à briser, un cercle de famille à dénoncer ; à vaincre, une inhibition de l'enthousiasme, de l'indépendance et de la force ; à combattre, un déclassement de tout l'ordre temporel.
Les historiens, voire prétendus éveilleurs nationaux, ne le remarquent pas, ou du moins, s'ils gémissent de certaines lacunes, leur pensée, intégralement réactionnaire, ne pénètre pas les caractéristiques et les causes du phénomène dont ils se plaignent. C'est cela qui doit servir à les juger, car un examen même sommaire de notre mentalité indique clairement que la première chose à faire chez nous, c'est d'alerter la conscience nationale contre certaines infirmités spirituelles que nos maîtres ne font au contraire parfois qu'empirer. Ces derniers, hypnotisés sur les valeurs à sauver, omettent le principal danger à dénoncer, faute d'en pénétrer le sens. Comment ces maîtres ne perdent-ils pas leur crédit auprès de ceux qui sincèrement recherchent le bien public, voilà qui manifeste une fois de plus l'indigence de la pensée québécoise.
J'ignore si seulement l'on aperçoit, en certains milieux, une des grandes faiblesses de notre culture, défaut qui semble avoir atteint principalement l'élite bien-pensante. Inconscient parce que général, vraiment caractéristique, il contraste avec un relief surprenant quand on compare la mentalité qui le permet à celles qui règnent en France ou aux États-Unis, par exemple. Nous avons volontiers sacrifié la vie... Nous avons substitué à l'inquiétude de l'esprit un souci comme omnivalent de l'orthodoxie. Il existe chez nous une disposition aisément consentante à tenir la vie pour indifférente.
La vie ne semble pas avoir en nous d'exigences ; elle en aurait sans doute, mais de bonne heure nous les avons étouffées. Ayant écarté la vie comme tentation, nous l'avons également écartée comme ferment de l'esprit. Nous nous sommes contentés d'une culture inanimée, pourvu qu'elle fût orthodoxe. En règle avec les préceptes, il ne nous vient pas que notre mode de culture est peut-être insuffisant. Notre possession de la lettre et d'un peu de l'esprit nous paraît équitable. Nous n'avons pas soupçon que peut-être la vie nous échappe. La vie ne nous remord pas même dans notre propre système, pour notre propre salut ; nous n'avons pas même l'inquiétude et l'intelligence de notre propre esprit. Non seulement nous ne sommes pas des proies pour l'erreur, mais nous n'en sommes pas pour la vérité.
D'une manière générale, notre erreur morale a été de tuer le désir...
Nous avons négligé, atténué, non seulement le désir des choses terrestres, mais aussi celui du surnaturel. Notre esprit religieux est de peu de désir. Le vrai désir des choses surnaturelles suppose une capacité, voire un danger, de leur préférer les nourritures terrestres. Or, on ne peut dire que nous bridions, que nous brimions notre désir ; nous nous en retirons complètement. Ou, au contraire, nous abandonnons l'esprit religieux au profit de désirs d'ailleurs communs et quelconques, entretenus par les objets insignifiants autour desquels s'organise la vie américaine moderne.
Faibles de désir, ce travers a une conséquence politique évidente ; c'est que, par une reprojection inopportune, sur le plan politique, de notre volonté, bien intentionnée certes, mais peu dynamique, le patriotisme, la politique, nous sont apparus comme des domaines nouveaux où transporter notre souci silhouettaire d'orthodoxie, notre décalque de justice personnelle et sociale ; et nous avons plaqué une image anodine et réconfortante de notre idéal sur le fond des réalités vivantes, qui n'en ont guère été changées, comme on le sait.
Une telle psychologie explique dans une bonne mesure le fait que nous sommes arriérés en bien des domaines. Elle expliquerait notamment notre peu de goût pour l'action politique véritable.
Il est un autre souci d'orthodoxie : c'est un souci de conformité relatif aux données du « bon sens » ; il découle indirectement et illégitimement de l'honneur où nous tenons la vérité révélée et de l'humilité ou modestie où nous nous tenons nous-mêmes et nos idées personnelles à l'égard d'une norme vraisemblable et commune de vérité. Nous conférons au « bon sens » une valeur et un usage qu'il ne doit sans doute pas avoir, comme le démontrerait à rebours l'exemple de n'importe quel esprit créateur. Le « bon sens » a empiété chez nous sur l'imagination ; la « mesure » a occupé abusivement le terrain propre de l'intuition conquérante et de l'esprit d'emportement. D'esprit analytique et de mentalité placide, nous sommes des contempteurs de l'imagination. Nous ne germons pas de révolutionnaires véritables. D'ailleurs, les projets que nous élaborons sont l'image de l'ordre parfait et peu offensif qui règne dans notre pensée, - qui y règne par décalque d'une vérité à caractère dogmatique. Nous déroulons devant nous l'ordre politique futur comme nous déplions sans difficulté les nappes parfaitement planes de nos pensées orthodoxes. Mais rien de grand ne se réalise, ni même n'est proposé. Nous sommes sans violence. Par une analogie profonde de notre mode de pensée et de notre mode d'action, le futur se réalise, croyons-nous pressentir, par une progression spontanée et suffisamment ordonnée, suffisamment probable ou plausible, assez indépendante de notre volonté et de notre personne, et fondamentalement nécessaire, selon le mode d'existence du bien souverain. Tout cela répond en effet, sur un plan impropre, à un ordre où l'on trouve les idées d'harmonie transcendante et de Providence [5].
Nous avons foi dans le triomphe de la vérité et du bien, mais d'une manière puérile. Au fond, nous sommes optimistes, mais c'est à tort. Pour peu que nous utilisions comme critères, non seulement les dimensions de la grandeur et les mesures de l'imagination, mais les caractères d'une culture forte, nous découvrons chez nous une immobilité décourageante.
Ce portrait psychologique et moral correspond sans doute aux traits du nationalisme québécois. Nous y reconnaissons les figures les plus représentatives de l'école. Probité personnelle, mais modération à tout épreuve, parfaite philosophie formelle ou superficielle, conformisme bien intentionné, docilité exacte, décalque du précepte, où est donc la violence ? Où est la nature ? Même ceux qui agissent n'agissent pas assez ; même ceux qui veulent ne veulent point. Ô passion et autorité personnelle, il faut en appeler à la volonté de ceux qui peuvent vouloir !
Une des choses qui corrompent notre peuple, c'est la déchéance de l'esprit d'action dans l'élite, voire même dans les couches plus profondes du peuple. Et cette déchéance a quelque chose à voir avec une conception incomplète et insatisfaisante de la justice personnelle.
Nous ne construisons pas l'avenir. Ce que nous produisons, c'est une image, d'ailleurs idyllique, de l'avenir.
Dans l'ordre de l'esprit, nous croyons vivre un système philosophique, un système moral et religieux. Ce n'est souvent qu'une illusion, mais, quoi qu'il en soit, nous le croyons vivre. Ce n'est souvent qu'un rêve, mais ce songe se reporte en particulier sur le plan politique, où nous poursuivons cette sorte d'imagination qui consiste à concevoir le règne idéal des choses et à se figurer qu'on le sert. Notre politique n'est pas une politique ; c'est une politique que nous croyons avoir, que nous croyons faire.
Notre politique n'est guère une politique ; c'est plutôt la traduction d'une expérience purement philosophique (et d'une expérience philosophique de troisième ordre). C'est une expérience de pensants, une expérience de bien-pensants. C'est d'ailleurs ce qui donne au mouvement nationaliste sa patience illimitée, si ridicule quand il s'agit de politique : d'une pensée philosophique, on ne s'attend guère à voir se réaliser les termes. La patience nationaliste, dans notre pays, déclasse le mouvement politique qui s'en est laissé caractériser.
Il serait cependant ridicule de prétendre que les nationalistes n'utilisent pas de moyens politiques, qu'ils ne se donnent pas le change par de pseudo-entreprises, voire par des initiatives authentiques ; mais le point à scruter, c'est leur intention profonde, voire inconsciente. Ce qui détermine chez eux le mouvement de pince par quoi l'on enserre un problème pour lui faire violence, est-ce une ardeur politique, ou au contraire, leur psychologie de l'action n'est-elle qu'une bâtarde psychologie de la pensée, et le problème précis auquel ils s'attaquent n'est-il que le problème philosophique en tant que représenté par la réalité politique fournissant une image sur laquelle exercer des intentions métaphysiques ? Il est évident que s'il en est ainsi, l'incidence de leur attaque est différente de celle d'une authentique psychologie d'action.
Encore une fois, doit-on expliquer par là leur platonisme, leurs ridicules démissions ayant pour corollaire l'attente indéfinie des occasions propices, l'inspiration morose de leurs interventions, la volonté peu vengeresse de leurs accents, le peu d'inspiration et d'entreprise qu'ils tirent de la leçon historique de l'anticapitalisme, et du spectacle de la révolution moderne ?
Que le mouvement nationaliste ne se soit pas fait protagoniste et réunisseur impétueux des forces sociales nouvelles, cela indique en effet suffisamment que son inspiration n'était point politique au premier chef. Cela indique aussi qu'elle n'était pas vivante, qu'elle était sans violence de désir. Le mouvement nationaliste s'est avéré sans ampleur et sans gloire, sans autorité et sans destinée, parce qu'il n'obéissait point à la nature des choses.
Il est dommage que l'aile révolutionnaire se soit trouvée représentée chez nous par les nationalistes, car ils étaient et sont encore affectés des infirmités dont je tente ici la description ; et dans la mesure où ils forment tête de pont sur notre avenir, ils sont la puissance diviseuse de ce qu'ils prétendent représenter. Ils représentent l'action sans l'engager, le combat sans le livrer. Ils étiolent l'inspiration proprement politique et laissent la jeunesse intérieurement partagée entre un sens révolutionnaire inemployé et une fidélité plus ou moins languissante à des principes sympathiques certes à toute droiture d'esprit mais liés à trop de facteurs d'impuissance. Combien de jeunes, débouchant dans la vie et cherchant une orientation politique, se sont trouvés dans une impasse parce que le nationalisme était sur leur chemin, les sollicitant et ne les sollicitant pas, voulant et ne voulant pas, révolutionnaire sans l'être. Ils recherchaient le bien politique. L'école nationaliste n'a pas favorisé l'éveil de leur énergie réalisatrice et ils se sont aperçus que, politiquement, elle ne les actuait pas. Elle ne favorisait pas leur sens de la conquête et ne promettait pas le pouvoir. C'est une faute grave, pour un parti politique, que de ne pas viser au pouvoir, et la faute n'est pas moins lourde, pour une école de pensée, que de ne pas promettre l'action.
Les autres partis, au moins, rejetaient aussi les principes. C'était une situation nette, et le sens révolutionnaire ne subissait point chez eux de dégradation. Ils étaient très américains : pragmatiques et, pour leurs fins, très agissants. Ils représentaient certainement une école politique, à défaut de beaucoup d'autres mérites peut-être ; chose en quoi ils montraient une supériorité sur le parti nationaliste.
Nous versons tout naturellement dans l'esprit bourgeois. Il est difficile de ne pas voir que le parti nationaliste est aujourd'hui l'un des aboutissements de la culture bourgeoise. L'esprit non bourgeois arrive aux conceptions révolutionnaires ou hautement réalisatrices. Un certain contentement de conscience, trait nationaliste, est aussi un trait d'esprit bourgeois. Le parti nationaliste est l'aile honnête du parti bourgeois. Il ne s'oppose pas à lui irréductiblement. En bien des cas, le nationaliste s'accommode des valeurs et des institutions de l'ordre bourgeois. Le mouvement nationaliste est remarquablement peu messianique et peu réformateur. Il s'inscrit à l'aise dans une société où tout est à demeure. Il distribue sans doute généreusement la critique et la réprobation, mais n'empêche qu'il est chez lui dans une société conservatrice, parmi laquelle il évolue un peu comme s'exerce la conscience du paroissien moyen.
Le parti nationaliste n'est pas créateur d'institutions. Il est lui-même une institution et, comme tel, il n'est évidemment pas créateur.
L'école nationaliste, malgré les apparences, ne peut, comme elle le fait, parler au nom du peuple et de son histoire, car c'est historiquement qu'elle a failli. Elle est une des causes d'échec ; elle ne peut donc, s'appuyant sur son passé, demeurant fidèle à certaine ligne par laquelle elle prétendait se recommander, jouer au guide du peuple.
Le nationalisme est trop nourri des pseudo-disciplines et des influences qui nous valent aujourd'hui une âme hésitante, négative, un abaissement de nos facultés créatrices et un engourdissement considérable par stagnation philosophique et dépersonnalisation de la pensée, il est trop soumis, dis-je, à ces influences, pour faire autre chose que d'entretenir notre infériorité.
Il existe chez nous une obstruction historique complexe, et sur la route vers l'issue, on trouve l'école nationaliste, élément de cette obstruction. L'instrument de libération prétendu fait obstacle avec le reste. L'outil est imbriqué dans le mur. On conserve encore l'espoir d'utiliser un jour cet instrument, mais c'est une illusion. Il faut lui opposer des forces neuves et d'un esprit tout différent. Quelle est cette assemblée de prudents détenant de leur filiation politique du XIXe siècle une espèce d'autorité en grande partie hors d'usage sur le peuple, une sorte de représentation comme légitime du populaire ? Représentation dont la conséquence est claire : elle paralyse le peuple.
Une forme particulière finit par naître d'une condition toujours la même, la pensée, les moyens et les buts politiques finissent par se modeler sur l'esprit général et les conditions d'ensemble qui nous environnent. L'école nationaliste a la philosophie, les projets et la volonté de ses échecs.
Le prestige de certains chefs et écrivains conservera pour longtemps encore à l'école nationaliste la qualité conférée à ses représentants par le consentement d'une certaine classe, il ne faut pas se faire d'illusion là-dessus ; mais il convient de se le répéter : fixons un oeil dorénavant critique sur ceux qui de tout temps se prévalurent d'une certaine qualité de persona grata ou d'un titre de famille à l'amitié du peuple comme d'une recommandation impérissable.
Les chefs, l'élite, n'existent pas par la consécration des bien-pensants, ni un mouvement ne reçoit de légitimité par consécration immémoriale. Une certaine parenté du peuple et d'un mouvement politique n'existe pas. Le mouvement, on le juge, puis on le déclasse quand il n'est pas à la hauteur. Là où le parti nationaliste reçoit de l'honneur et de la fidélité, c'est là qu'il faut dorénavant lui servir du blâme et de l'ironie. Là où une médiocre fidélité à son égard l'en garantit, là il convient de lui porter un défi sous la forme d'un jugement auquel il ait à se mesurer, ce qui ne lui sera pas facile.
Couper la destinée du parti nationaliste me paraîtrait comme une indispensable opération de salut public, le signe d'une maturité enfin atteinte, le signal d'une nouvelle phase politique et le premier exemple d'une capacité nouvelle d'évolution, le premier exemple d'une facilité nouvelle de prise et d'abandon de positions idéologiques, faculté dont la signification serait chez nous considérable. Prendre parti contre les nationalistes par suite d'une sévérité critique me semblerait le début d'un nouveau stade et le passage à une liberté de jugement à laquelle correspondrait sûrement une nouvelle capacité d'action. Un grand refus de l'ornière nationaliste paraît une des premières conditions de toute acuité d'action dans notre province.
Quand un homme d'action ou un moraliste a constaté que notre peuple est « modéré », il croit avoir beaucoup dit ; mais en réalité, c'est peu. Il a porté, sans le savoir, un jugement sur une culture, et non pas sur un caractère : cela va beaucoup plus loin. Il y a des pensées à exprimer, des décisions à prendre, une responsabilité à assumer, un combat moral à engager, si c'est la culture que l'on remet en question. Il y a même à changer ce caractère que l'on prétendait définir. Notre homme d'action et notre moraliste ne vont pas jusque-là. Par exemple, ils ne vont pas jusqu'à faire une observation que je tiens pour cruciale : la tendance générale de notre pensée est de confirmer notre culture, non pas de la combattre. La légion de ceux qui, étant de la famille, observent la maisonnée d'un oeil par trop ému, les patriotes, font, à notre sujet, de la littérature à l'eau de rose. Même les meilleurs. C'est un fait extraordinaire et profondément significatif, que nous tenions toujours sur nous-mêmes un discours de tout repos, alors que notre culture réclamerait, au contraire, pour recevoir justice, l'action critique la plus intense.
Notre patriotisme est le responsable d'un certain nombre de limitations, d'erreurs et de mauvais calculs, dont les résultats posent à notre génération de très sérieux problèmes de vie, de politique et d'inspiration. Ce n'est pas par hasard que nous le mettons en cause. Les chargés de patriotisme, exécuteurs testamentaires de notre histoire, qui gèrent par droit successoral l'héritage et les valeurs qui feront selon eux notre avenir, ont plus d'un compte à rendre. La seule fidélité est un titre sans valeur, et nous exigeons plus ou autre chose. Monsieur le chanoine Groulx parle d'une « crise de la fidélité française », mais ces mots indiquent bien mal l'état de la question, puisque la crise est pour beaucoup dans les fidèles eux-mêmes, et c'est une crise d'insuffisance, d'ailleurs générale. Nous applaudissons même à la carence de fidélité française si elle peut fournir l'occasion de dénoncer cette crise. Et elle la fournit ; mais ce n'est pas pour accuser en nous l'infidélité, c'est pour démontrer l'évolution de l'histoire et l'insuffisance de notre tradition et de notre pensée classique.
Quant à nous, pour raisonner et pour vouloir, nous ne partons pas du fait français, ni de notre histoire. Nous partons de notre volonté de vivre ; nous partons de l'engagement souhaité dans une oeuvre d'envergure et pleine de promesses. Cet engagement, nous le cherchons. Il ne nous paraît pas que le nationalisme nous ait fourni, depuis quarante ans, en son nom et pour son oeuvre propre, une occasion durable d'engager les forces de notre amour et de notre liberté [6]. Y a-t-il une explication historique à cette lacune ? C'est probable ; mais, précisément, cette explication serait d'un grave augure.
Nous rejetons nombre de faits historico-culturels à quoi ont abouti les motivations et les buts passés de notre action. Je ne sais quel bond historique est demandé de notre temps, particulièrement chez nous ; mais nous tirerions peut-être une indication valable de cette réflexion : les questions, les visées susceptibles de solliciter notre action sont de plus et plus malaisément incluses dans un avenir national qu'il faudrait tendre à réaliser comme la forme propre, comme le cadre naturel, opportun et stimulant de nos oeuvres. Notre histoire s'avance-t-elle donc dans le sens d'une autodestruction ? En d'autres mots, les oeuvres qui doivent nous réclamer sont-elles, à long terme, indépendantes et même hostiles à la direction autochtone de notre histoire ? Sur le plan constitutionnel canadien, par exemple, et sans même aborder de perspectives plus larges, la défense étroite de notre autonomie est-elle une aberration historique, un provincialisme aujourd'hui impensable, et d'ailleurs une défensive atrophiante ? L'anémiante restriction inhérente à toute pensée réactionnaire joue certainement contre nous, et cela, sans que nous disposions de pouvoirs de récupération bien étendus, cas des sociétés classiques puissantes. Quant à ces pouvoirs, ceux que nous possédons de par notre héritage historique sont minés et décomposés par l'influence américaine, qui n'en est qu'au début de son action sur nous. Il y a donc à l'oeuvre, contre nous, deux grands facteurs : réaction autochtone et virulente contamination étrangère. Une collectivité peut-elle résister à ces deux facteurs conjugués ? Or, la ligne traditionnelle de notre conduite historique nous engage strictement dans cette impasse, qui tue l'action.
Les perspectives pour nous, sont peu encourageantes, et le passage, s'il en est un, est étroit et mal marqué. Les conditions d'échange entre les peuples et hémisphères modernes sont écrasantes pour les velléités de destins nationaux. D'autre part, l'esprit protectionniste nous fait jouer à qui perd gagne. S'il y a des possibilités pour nous, et il y en a (de relatives), elles dépendront en bonne partie de la manière dont nous ferons échec à la réaction.
Mes notations sur notre psychologie, si elles sont justes, indiquent un climat réactionnaire total (auquel échappe dans une certaine mesure la lutte sociale). Ce climat est-il l'expression présente, la préfiguration, l'état chimique actuel, d'un avenir qui n'existe pas ? Est-il la manifestation adéquate, le contenu exact et inexpansible, le résultat rigoureux, d'une condition historique sans issue, d'une situation resserrée dans l'étroitesse de ses termes ?
La solution est difficile d'une impasse nationale qui présente à la fois les caractères d'un échec culturel, de l'envahissement par l'étranger, de l'impuissance politique et de l'impossibilité d'accepter franchement, abondamment, les forces historiques qui sont à faire notre époque, l'Amérique, et même le monde [7]. Il s'agit de beaucoup plus que d'une « crise de fidélité française » et d'une question de « relève ». Ces mots, absurdes à force d'être inadéquats, montrent admirablement, s'il est quelque chose, les bornes de notre pensée dès que le national est en cause. Parler de crise de fidélité française, c'est exprimer, en termes fournis par un patron historique fondamentalement révolu, une situation qui, elle, est profondément étrangère aux conditions définies pour nous par les XVIIIe et XIXe siècles. C'est ici encore traiter inadéquatement, à la manière aprioriste et scolastique, un problème national que précisément toute la fidélité serait impuissante à résoudre, et non seulement à résoudre, mais à comprendre. La fidélité, en ce problème, est justement une donnée hors de cause. C'est regrettable pour le sentiment, mais l'histoire se fait avec de la foi et des forces, et non pas avec du sentiment. La foi et les forces seules correspondent à une réalité.
Effectivement, dès que les forces historiques nous ont présenté d'autres buts que ceux de la fidélité, nous nous sommes largement livrés à elle. L'histoire des quarante dernières années est éloquente à cet égard. De paysans, nous sommes devenus industriels et prolétaires, et nous avons adopté le but de cette condition en société capitaliste, la poursuite de l'argent, et l'esprit qui accompagne cette direction des efforts en climat américain. Les témoignages de l'homme d'affaires et du prolétaire sont ici beaucoup plus instructifs que celui des petits comités de patriotes. La fidélité était une ligne de force historique pour le paysan, espèce conservatrice et dont l'action était de s'établir à demeure. Le sentiment coïncidait chez lui avec cette ligne de force. Pour lui, la fidélité n'était pas simplement un sentiment ; c'était une volonté, l'ordre des choses et la direction même de son action. Au contraire, le sujet industriel moderne contemple beaucoup moins les objectifs patriotiques. Ce n'est pas une trahison ; c'est tout simplement que les forces historiques sont autres : il a adopté d'emblée les buts fournis par la culture qui nous envahit. Il se trouve que cette culture est celle des États-Unis et qu'elle est loin d'être en reflux. Ainsi, le moindre individu lancé dans l'ambiance industrielle, commerçante et urbaine, est, par son comportement, meilleur indice de notre destin que toute l'oeuvre du chanoine Groulx. Et le premier ministre actuel, M. Duplessis, nous fait une grande leçon d'histoire contemporaine en livrant à l'étranger pour une chanson les richesses de l'Ungava. La leçon est d'autant plus significative qu'il se confesse patriote.
Remarquons-le bien : ce phénomène de pénétration américaine ici n'est pas simplement l'effet de l'expansion d'une nation sur l'autre ; nous ne sommes pas tant les voisins d'un immense voisin, que les victimes immédiates des puissances d'un nivellement universel, dont l'épicentre est à notre porte. Y pensons-nous ? Ce n'est pas seulement l'action de forces nationales sur d'autres forces nationales sans comparaison plus petites ; c'est l'action des forces assimilatrices modernes universellement à l'oeuvre, au point le plus immédiat et le plus redoutable de leur débordement, et doublées d'un puissant facteur d'impérialisme nationaliste à forme économique.
Devant ce fait sans mesure et qui impressionne certaines consciences politiques de notre province, la cause nationaliste s'avère forcément affectée d'un coefficient d'idéalisme tel qu'il apparaît tout de suite qu'elle ne saurait engager les forces de l'homme, ni déterminer une culture. Cela se voit du reste par l'expérience de tous les jours : tout le monde, à mon sens, délaisse à des degrés divers cette cause, même ceux qui la défendent.
Car somme toute, il faut bien regarder le tableau complet, et l'aspect suivant est peut-être le principal : un peuple à la population clairsemée habite un territoire immense, plein de richesses naturelles, voisin d'une nation en passe de happer le continent entier sous ses machines. Tout sera industrialisé ; les richesses créeront l'industrie ; l'industrie peuplera de fond en comble un sol encore sauvage. Ce n'est pas nous qui ferons le pays, mais la machine et l'étranger. Nous avons un idéal politique national, accordé au rythme de la nature, de l'accroissement naturel de la population, étayé aux défenses classiques de la distance et de l'isolement en terre vierge, et jouissant, en somme, de garanties qui n'ont plus cours. Il est naïf de fixer les yeux sur cet idéal et d'en inspirer sa vie, puisqu'il n'est que la photographie idéologique d'une situation dont les conditions sont en voie de disparaître. Il est antidialectique de regarder d'abord notre existence politique et de raisonner sur ce que des forces et une situation antiques ont pu composer chez nous de consistant. Ce n'est pas ce résultat qui commande à l'Histoire, ni l'idéal que de telles conditions ont favorisé ; ce qui lui commande, ce sont les forces actuelles en jeu, l'industrialisation, nos richesses naturelles, la population qu'elles attireront, l'expansionnisme américain, le nivellement universel progressif, l'importation à hautes doses de cultures étrangères, la contamination forcée de notre langue, la substitution généralisée des valeurs américaines aux nôtres - qui nous envahissent de toutes parts et nous décomposent. Être dialectique, c'est voir ces à-côtés qui sont l'essentiel.
Il me semble que j'ai assez marqué, plus haut, pour mon dessein, le caractère de notre psychologie de l'action. Celle-ci répond sans doute aux conditions qui lui sont faites. Notre position dans l'Histoire n'ouvre, dans les visées nationalistes, sur aucune perspective de conquête, ni même sur la consolidation valable de ce qui existe. Nous entretenons, sur un idéal de survivance, une morale d'inertie, une politique d'étroitesse, une croyance historique périmée et inféconde. Tel est le produit inévitable d'une entreprise historique obstinée et condamnée. Les années 1920-1950 ont certainement marqué un tournant ; et quand nous parlons de Bourassa, n'oublions pas que c'est auparavant qu'il est venu.
Notre position dans la conjoncture présente, le paradoxe de notre credo politique, le caractère précaire de nos moyens historiques, devraient être évidents. Mais nous vivons sur l'équivoque de la « bonne voie ». Notre destin national, notre « mission » historique, notre « avenir de petit peuple », sont cette « bonne voie ». Notre philosophie historique se confond avec elle, de même que notre pensée se confond avec la bonne pensée, et nos chansons avec la bonne chanson.
Pourtant, il est bien clair, à qui veut regarder, que l'ensemble de nos objectifs traditionnels ne suscitent d'élans créateurs que très quelconques. Éducation, gouvernement, philosophie politique, sens temporel, science, culture, presque aucun secteur politique où puissent se manifester une pensée vivante et une démarche historique allègre ne nous trouve animés d'une volonté initiatrice, affranchie et fortement déterminante.
L'action ouvrière commence toutefois de marquer à cet égard une exception. Mais ce passage direct à une forme d'action nouvelle est signe des temps, qui souligne également le passage à un âge historique méconnaissable où il est clair que toutes nos défenses seront gravement interrogées, puis investies. Ce contact forcé avec les réalités industrielles et les problèmes sociaux universels doit être regardé comme la première atteinte d'une époque où nos réalités nationales seront, dans une perspective lointaine, reléguées. Effet révélateur, nous rencontrons, dans ce colletage avec une réalité xénoforme aussi brutale qu'inévitable, le premier essor d'une renaissance de l'action chez nous. Le problème étranger (universel) et menaçant du machinisme nous fait faire d'un bond, à notre corps défendant, et dans une belle ignorance des prophètes de la réaction nationale, le premier effort d'action qui, depuis 1900-1910, ait eu quelque style. Il est significatif que ce qui aujourd'hui actue notre valeur, ce soit précisément la conjoncture dont le développement nous forcera un jour à poser tous les problèmes, sans exception, sur un plan indifférent à notre « survivance ».
[1] Je distinguerai plus loin l'action ouvrière, qui donne des indices d'une renaissance et qui, semble-t-il, existe à partir d'une rupture avec cet état de choses.
[2] Signe de redressement : l'action de la CTCC et du CCT aux dernières élections générales provinciales. Cette action, excellemment menée, s'inscrivait contre toute une période.
[3] L'inertie populaire qui en est résultée a profondément déprimé notre conscience politique ; si bien qu'avant les dernières élections provinciales, nous nous demandions toujours, sans trop nous en rendre compte, si le peuple peut avoir prise sur son destin politique. Trop de problèmes étaient restés sans solution depuis trente ou quarante ans : nous n'avions plus d'intelligence politique ; toute pensée nous paraissait vaine.
[4] Il se caractérise du reste par l'inculture et un chauvinisme idiot, sans parler d'une hypocrisie bigote qui est un scandale de chrétienté.
[5] Est-il besoin d'ajouter, pour ceux que l'apparence la plus lointaine d'hétérodoxie effraie, que ces phrases ne mettent pas en cause l'influence de la religion authentique sur notre mentalité ? Je parle seulement de la corruption de notre mentalité par des déformations de la fidélité religieuse ou par des transpositions illégitimes et dégradées dans le domaine temporel, de dispositions psychologiques qui ne peuvent avoir leurs pleines dimensions, leur usage et leur éclatante vérité que dans leur fonction religieuse.
[6] La lutte sociale universelle, née d'un effort infini d'adaptation aux conditions modernes, et qui englobe pour la bouleverser toute la réalité politique, toute la réalité économique, toutes les relations internationales, et pense enfin les choses à l'échelle du monde, fournit, elle, cela va sans dire, cette occasion. Mais précisément, le local, le national, en regard de cette oeuvre, ont une importance minime, provisoire, relative, surtout dans notre cas, d'avance précaire et voué plus immédiatement que tout autre aux effets historiques démesurés qu'engendrera l'époque. J'avoue ne pas comprendre ceux qui fixent leurs regards sur notre problème national, en présence d'un fait tel que le devenir économique et politique moderne ; d'autant que nous, de la province de Québec, sommes au bord même d'une rupture sans exemple des normes historiques classiques.
[7] Exemples de rejet de ces forces : notre refus de tenter, sur le plan fédéral, un grand mouvement social, disons : avec la CCF, notre refus de l'assurance-santé fédérale et de l'aide fédérale aux universités, etc. nous aimons mieux croupir. Et que peut être une vision anticapitaliste dans le cadre provincial ? L'action révolutionnaire contemporaine, même si, provisoirement, elle ne peut ignorer les forces patriotiques et revendicatives minoritaires courantes, est-elle seulement pensable, à long terme, sans l'inclusion, dans note histoire future, d'un destin économique indistinct de celui des États-Unis et mondial ? Quelle peut être l'efficacité de nos forces historiques anciennes, si telle est la conjoncture ? Y a-t-il un engagement efficace possible dans l'année de la réaction, vers une destinée politique et économique qui garderait (ou mieux : établirait) nos frontières ?
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