“Entre le patrimoine et les micro-processeurs.
Le vertige québécois” (1982)
Un article publié dans la revue Anthropologie et Sociétés, vol. 7, no 3, 1983, pp. 119-131. Québec : département d'anthropologie de l'Université Laval.
- Introduction
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- Schefferville ou les atouts naturels du Québec
- Le double langage
- L'économie comme métaphore
Introduction
Voici donc le dernier en date des discours édifiants qui concerne la libération collective des Québécois : Bâtir le Québec II, Le Virage Technologique. L'impératif de libération collective, constamment réasséné, constamment réinjecté, vient de subir un glissement qui mérite d'être signalé : de politique qu'il était encore récemment, le voilà devenu économique a la faveur d'une crise qui a comme conséquence la plus immédiate la mise en relief spectaculaire et la dramatisation à outrance des activités les plus diverses reliées à l'économie. Ce passage est aussi celui de la recherche inachevée de l'identité et du patrimoine au réalisme brut de la maîtrise des rouages complexes, exigeants de la croissance et du développement. Qu'advient-il, dans ce déplacement, de la scène du social et de ce qui s'y joue habituellement comme représentation ?
Il ne sera pas question dans ce texte de prendre la mesure du diagnostic posé par Le Virage Technologique sur l'état de la situation économique québécoise ; ou même d'évaluer la pertinence et l'adéquation des mesures envisagées afin de remettre l'économie québécoise en selle et d'opérer sa nécessaire transformation technologique comme on l'affirme avec autorité dans les cercles concernés. Le propos de ce texte sera autre : il interroge essentiellement et questionne radicalement l'exercice en tant que tel. On comprendra de plus que ce questionnement ne sera pas réduit à la question - bien plus théologique que théorique - du pourquoi ; on se demandera plutôt à quoi correspond un tel exercice, quels sont les effets du discours de l'économie. Voilà les deux questions qui s'entrecroisent constamment et tissent cette réflexion critique.
Le Virage Technologique circule à propos d'un objet -l'économie - dont la propriété la plus remarquable réside précisément dans sa capacité de condenser et de densifier le réel. Le seul argument effectif dont dispose encore le pouvoir consiste à nous persuader de la gravité exceptionnelle de la situation économique, du caractère réfléchi mais audacieux des objectifs de sa politique économique, de la réalité préoccupante du social. Pour ce faire, il use abondamment du discours de la crise ; on aura en effet compris qu'en ces temps difficiles l'idéal mobilisateur de la croissance ne peut être rescapé que par une intensification dramatique du discours de la crise. Et le discours de la crise actuelle est là qui nous le martèle sans cesse : des secteurs entiers de l'activité économique s'effondrent et se volatilisent, des catégories complètes d'agents sociaux sont rejetées dans la marginalité sociale. En un mot, le dualisme s'installe : l'économie qui fonctionne et ses agents qui travaillent par opposition à une économie qui asphyxie et des travailleurs qui sont marginalisés. Le Virage Technologique s'inscrit dans ce contexte et l'économie du Québec doit suivre. Qu'en est-il de ce réel technologique qui circule si manifestement désormais qu'il se donne comme seule voie d'accès à un avenir qui ne serait pas irrémédiablement condamné ?
Schefferville ou les atouts naturels
du Québec
En fait, je voudrais suggérer que si on parle tant d'économie aujourd'hui, si le discours de l'économie a acquis une telle force de référence, cela constitue peut-être le signe d'une crise d'involution du système économique. De l'économie, on peut penser que tout a été dit, ou presque. Et notamment ceci : dans le cadre d'une histoire le plus souvent matérialiste, le principe de réalité économique a été investi et construit comme principe du mouvement réel des sociétés, comme instance déterminante des transformations et des mutations historiques. L'autonomisation de l'économie et son caractère déterminant ont historiquement correspondu, dans les sociétés que nous connaissons, à la phase expansive du social et de la production ; à partir de ces assises, le mode de production s'est progressivement défini et mis en place.
L'arrêt brutal est venu avec la fin de cette phase expansive. De la forme « mode de production » qu'elle était, l'économie passe progressivement à la forme « code » : ce qui signifie la perte du principe d'équivalence entre le réel économique et les signes qui en assurent la représentation, à savoir la valeur référentielle des signes [1]. Dès lors, le système bascule peu à peu dans l'indétermination relative. Toute réalité, ou ce qui se donne comme telle - description de situation, finalités, référents et objectifs d'une politique économique dans le cas qui nous concerne - risque d'être absorbée par l'hyper-réalité du code et de la simulation : le réel économique tourne peu à peu sur lui-même, seules les images de ce réel circulent et s'échangent. En tant que société, ce sont les modèles qui désormais nous génèrent : le Québec se voit proposer de prendre le virage technologique.
Que le système économique dérape inexorablement et échappe en conséquence à l'emprise de ceux qui sont chargés de son encadrement général ou de son déroulement quotidien, nul ne saurait en douter, et surtout pas dans le contexte actuel. Le choc, l'arrêt brutal de la phase expansive de l'économique et du social a peut-être comme conséquence la plus immédiate cette incapacité de prendre la mesure des transformations qui modifient fondamentalement le mode de production. Tout se passe comme si l'économie devenait le signe d'un objet perdu, ce qui entraîne évidemment la nostalgie de l'objet perdu, i.e. la nostalgie d'une économie politique pure et dure, déterminante, moteur généralisé du progrès de toute société et sur laquelle une prise directe était effective.
On pourra voir une illustration de cette nostalgie dans le discours sur les atouts naturels de l'économie québécoise qui traverse de part en part Le Virage Technologique. À vrai dire, cela constitue une constante, un invariant du discours économique québécois, depuis le moment de son émergence au début du siècle dans ce qu'ont été les premiers balbutiements de la pensée économique dans cette société. À l'époque de la phase expansive de la production du social, la prégnance d'un tel discours sur les atouts naturels a été concrétisée dans quelques hauts faits d'arme dont la valeur symbolique en a fait la figure matricielle des politiques de développement économique : la nationalisation de l'électricité et Hydro-Québec, la Caisse de dépôt et de placement [2]. À cette courte liste, il faut ajouter un cas beaucoup moins probant, Sidbec, pour des raisons qui tiennent au fait qu'il illustre d'une manière on ne peut plus exemplaire la fin abrupte de l'expansion. À cet égard, on ne saurait trop insister sur la puissance symbolique de l'écroulement du secteur de l'acier qui n'est que l'exacte contrepartie de la réussite de l'électricité pour cette société ; on sait par ailleurs que l'exemple québécois n'est pas un cas d'espèce dans le secteur de l'acier. Ceci indique d'une manière décisive le passage à l'indétermination relative du système économique, d'autant que le symbole de l'acier a toujours été extrêmement puissant, lié qu'il était au démarrage de la sphère expansive de la production, celle de l'industrialisation massive [3].
À cela, à cette réalité qui échappe à toute emprise et qui bascule, on oppose inévitablement et tout aussi inexorablement le discours sur les atouts naturels du Québec en commençant par les promesses que recèle l'économie du Québec. Comme si cela allait de soi. Ainsi, dès la présentation, on affirmera :
- L'économie du Québec est en effet riche en promesses, et les malheurs ne sont pas éternels. Il faut dès maintenant, en prévision des jours meilleurs, nous adapter aux nouvelles conditions de la concurrence internationale. (p. 5)
Plus loin, en Introduction générale, on reviendra encore sur ce leitmotiv :
- L'économie du Québec est relativement diversifiée et fortement industrialisée. Immense territoire regorgeant de ressources encore inexplorées et situé à proximité de régions fortement développées et faciles d'accès, le Québec jouit d'un énorme potentiel de développement. (p. 15)
Enfin, dans la 3e partie du document, intitulée à bon escient « Les atouts naturels du Québec », on reviendra à la charge :
- Le Québec est bien pourvu dans le secteur des ressources non seulement à cause de ses activités d'exploitation de la matière première, mais aussi notamment, grâce à l'abondance de son énergie électrique à des prix compétitifs et à ses activités d'affinage et de première transformation... De grands efforts ont été consentis ces dernières années par le Québec pour améliorer la gestion de ses ressources et pour en accroître les effets d'entraînement.
À quoi correspond un tel exercice ? Pareil discours redondant sur les atouts naturels du Québec assure pour une bonne partie la circularité du phénomène crise économique - énoncé de politique de développement. Dans cette société, ce discours est entendu depuis trop longtemps pour qu'on y prenne véritablement garde. La question ne consiste donc pas à établir si ce discours a une quelconque forme d'adéquation avec le réel économique : on n'avait pas terminé le couplet sur les atouts naturels que déjà Schefferville, Gagnon, etc... basculaient dans le néant [4].
L'effet induit par ce discours sur les atouts naturels ne consiste donc pas à conjurer la crise économique. Car le système économique continue à glisser, à déraper sans laisser prise de quelque manière à des décisions et à des réformes plus ou moins audacieuses, lesquelles contribuent, par l'effet de leur seule énonciation, à entretenir le signe d'une réalité économique vouée au développement général de la société québécoise. Le système économique n'en continue pas moins sa lente mais inexorable progression vers une forme d'involution qui échappe presqu'entièrement aux agents et aux instances économiques. Il n'y a plus d'événements économiques proprement dits, ils sont désormais doublés par leurs propres images, i.e. par la mise en spectacle des scénarios les plus réalistes, les plus pragmatiques et les plus dramatiques de la politique économique. Ça fonctionne à l'image et à la puissance générée par le signe : technologie de pointe - biotechnologies et micro-processeurs - méga-projets, PME, concertation, etc... Désormais le réel économique est happé dans une logique de simulation : l'image de la production économique et ce qui l'accompagne - la mise en scène de la circularité des signes économiques - constituent le processus au sein duquel l'indétermination parfois démesurée du social vient dissoudre la réalité économique, le réel de ce que fut déjà l'économie. À cette réalité économique perdue, on substitue les signes et les images de ce réel. Le discours sur les atouts naturels participe de ce processus.
À ce stade-ci de la réflexion, il est peut-être souhaitable d'introduire une précision. Parler de déconnexion entre le réel et les signes qui le représentent, soutenir en conséquence que seuls les signes et les images du réel s'échangent et circulent consiste à disqualifier le principe d'équivalence entre réel et représentation. Remettre en cause ce lieu du signe avec un réel présupposé objectif, c'est affirmer, contre la représentation, la perte totale de référentiel du système et faire basculer tout l'édifice dans l'hyper-réel : toute réalité sociale, privée soit d'une finalité, soit d'une référence, surenchérit sur elle-même jusqu'à devenir une forme vide. Ce qui ne signifie pas qu'il n'y a plus de production et qu'il n'y a que des signes : on continue pourtant à fabriquer des oeufs, de l'acier, du patrimoine et des micro-processeurs ! L'idée de déconnexion apparaît fondamentale à cet égard : il n'y a plus de rapport entre la production et les signes, les deux fonctionnent de façon dissociée. En ce sens, la circulation des signes est sans rapport quelconque avec la production économique effective ; c'est ça qui est radicalement nouveau. Si dans la situation actuelle, il n'y a guère de croissance économique possible, si la machine économique s'est enrayée, on est en droit de constater que la circulation des signes et des images continue de plus belle et s'accélère en quelque sorte : là en revanche, ça se développe considérablement. Ainsi toute la rhétorique gouvernementale sur la technologie - les micro-ordinateurs à l'école, les logiciels spécifiques, les technologies de pointe - consiste précisément à accélérer cette circulation des signes, i.e. à faire le travail qui est habituellement celui de la publicité, mais sans qu'il y ait un support économique correspondant.
On pourra en voir un autre exemple dans la question des grands projets auxquels Le Virage Technologique consacre une attention toute particulière, i.e. ces méga-projets qui commandent des investissements fabuleux et mobilisent d'énormes quantités de ressources de toutes sortes. Ainsi au moment où les plus connus des méga-projets canadiens (Allsands et Cold Lake) s'évanouissaient à la faveur de la crise, le Québec entend se doter d'un Bureau des grands projets destiné à soutenir les secteurs industriels majeurs et à favoriser la maximisation des retombées économiques. Nous sommes ici dans l'espace privilégié de la technocratie de science-fiction. Le gigantisme de l'appareil de production et de gestion en est venu à signifier croissance et développement. Il s'agit de projets qui ne sont déjà plus une réalité, mais une hyper-réalité : le simulacre de ce que furent développement et croissance à l'époque de la production énergétique du social. Mais dès lors qu'on passe à la performativité, seules les images du réel s'échangent et circulent : le simulacre de l'hyper-réalité économique suffit à réactiver l'idéal d'une croissance économique profitable à tous et moteur du progrès général de la société.
Tel est l'effet produit par le discours sur les atouts naturels : réactiver le principe de réalité économique, réinjecter des finalités et du réel économique, réintroduire le rêve d'un développement général de la société par la croissance économique. Alors que de toutes parts, le système économique se rétracte et qu'apparaissent dans cette mouvance de tout autres processus sociaux, marqués par la recherche effrénée d'une performativité accrue d'un système qui n'est déjà plus en expansion.
Le double langage
On conviendra qu'une déclaration de politique économique, comme Le Virage Technologique, peut prendre une forme descriptive, mais revêt le plus souvent une forme prescriptive : si la situation économique y est parfois décrite avec plus ou moins d'exactitude, ces énoncés de politique économique sont davantage orientés vers ce que devrait être l'économie. À ce titre, ils sont truffés d'exhortations, de finalités à atteindre, d'efforts à accomplir, d'actions à mettre en marche. C'est à cet égard d'ailleurs que les perspectives se veulent les plus fondées, les mesures envisagées les plus novatrices et les recommandations les plus stimulantes. Encore une fois, il ne s'agit pas d'évaluer la fonctionnalité des politiques mises de l'avant, non plus que de jauger si les solutions proposées s'avèrent aptes à rencontrer les problèmes soulevés à ce chapitre. Mais je soulève ici la question : comment s'énonce un programme de politique économique ?
On serait peut-être porté à croire que, par rapport à d'autres types de discours, le discours économique tranche par sa clarté, sa rigueur, sa précision, son caractère direct et sans détour. Contrairement au discours politique classique par exemple dont la lourdeur, les atermoiements, les équivoques ne semblent plus faire de doute et qui, lui, possède la propriété étonnante de fonctionner à la simulation : hyper-réalité où ce discours ne s'échange plus contre du réel, mais contre les seules images apparentes de ce réel. La rigueur et la concision du discours économique constituent le signe de sa force et de son prestige ; c'est d'abord cela qui fonde la spécificité de son mode d'existence sociale. Toutefois, cette clarté et cette précision du discours économique n'ont d'effet que dans la mesure où elles s'échangent contre du réel pur et dur : le roc ferme et imperturbable du travail, des besoins, de la production et des forces productives. Cette perspective toutefois est contemporaine d'une production énergétique du social et de l'économie dans sa sphère la plus expansionniste. Par contre, dès le moment où les sociétés commencent à fonctionner à la performativité, de tout autres processus sociaux apparaissent alors ; leurs mises en discours en procèdent et se modifient de façon substantielle.
Or, force nous est de constater que le discours économique, tel qu'il se manifeste du moins dans Le Virage Technologique, se donne à voir sous l'emprise du double langage. Tout se passe comme si cet énoncé de politique économique voulait tout dire, dans toutes les directions, pour toutes catégories de problèmes confondus, interpellant de la sorte l'ensemble des classes et des agents concernés. Double langage que les universitaires connaissent fort bien d'ailleurs puisque, depuis plusieurs années déjà, on leur tient d'une part un discours sur l'excellence, sur la recherche de pointe et sur les chercheurs de très haut niveau ; et d'autre part, un discours sur la démocratisation de l'enseignement supérieur, sur l'accessibilité et sur l'université de masse. Chacun de ces discours ayant ses effets de sens propres ; accréditation et prestige d'un côté, légitimité de l'autre. Double langage bien sûr irréconciliable qui a fonctionné parallèlement à d'insurmontables conflits dans les situations concrètes ; en conséquence la paralysie du fonctionnement du système universitaire accentue son dérapage et son indétermination. Au-delà des prétentions de clarté et de rigueur du discours économique, on peut retracer et établir que le double langage constitue une clef de voûte de ce discours économique.
- Les secteurs traditionnels revêtent toujours une grande importance pour l'économie du Québec. Les programmes d'aide à la modernisation de ces industries se poursuivront. (p. 29)
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- Ils (les pays industrialisés) ne pourront se développer que s'ils tiennent compte des lignes de force qui sous-tendent l'évolution du marché et s'ils s'orientent vers des secteurs moteurs de l'économie... Ils devront finalement intégrer les nouvelles voies de transformation technologique, telles les technologies électroniques ou les biotechnologies, qui non seulement provoqueront leurs propres effets de marché, mais surtout modifieront profondément les modes de production avec tout ce que cela peut impliquer en termes de bouleversement des avantages comparatifs. (p. 30)
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- Cependant le gouvernement du Québec croit que les objectifs de productivité, de compétitivité, de croissance et de développement du secteur privé sont compatibles avec ceux de la justice sociale et de la qualité de vie. Les objectifs sont étroitement liés et en écarter les uns conduit à plus ou moins brève échéance à renoncer à réaliser les autres. (p. 22)
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- L'action gouvernementale porte d'abord sur l'établissement de conditions favorables au développement des entreprises. D'autre part, le gouvernement se doit d'harmoniser les objectifs sociaux, culturels, environnementaux et économiques en tenant compte de la capacité concurrentielle des entreprises. (p. 30)
Ainsi ce langage, double, du discours économique fonctionne à l'harmonisation et à la réhabilitation de l'idéal d'une croissance économique au service de tous : gommer les différences et les conflits, occulter l'irréconciliable et l'insurmontable, formuler des objectifs susceptibles de mobiliser l'ensemble des agents sociaux. Sous le couvert particulièrement attrayant d'une entrée dans l'économie moderne et la technologie de pointe [5], le discours économique glisse imperceptiblement vers la simulation, en jouant continuellement du double langage, i.e. en glissant continuellement de l'un à l'autre : secteurs traditionnels et technologies d'avant-garde, compétitivité et justice sociale, productivité et qualité de vie, etc... À cet égard, la question ne me semble pas résider dans la dénonciation d'un discours ambigu et dans l'affirmation de la nécessité d'une politique économique proposant des choix directs et transparents ; ce qui ne ferait que régénérer et réactiver la nostalgie d'une économie politique comme réalité déterminante. Ce qui est en cause ici, ce qui apparaît à travers ce double langage dans les sociétés industrielles, c'est la perte et la fin de l'autodétermination de l'économie, laquelle verse dans l'indétermination et la simulation. Cela marque la déconnexion du mode de production d'avec ses finalités classiques (progrès, croissance, richesse, adjonction des ressources, etc...). Dès lors, la valeur référentielle du discours économique est anéantie au profit de la seule commutation structurale de la valeur. On assiste ainsi à la dissociation complète du discours économique dans sa forme de double langage d'avec ses contenus et ses référents ; et s'il continue à fonctionner, c'est sous l'impulsion de sa seule forme dont la circulation suffit à assurer de l'économie politique.
Cette situation n'apparaîtra invraisemblable qu'à ceux qui pensent qu'on peut contrer l'aléatoire et l'indétermination àcoups de finalités et de prises de conscience ; qu'à ceux qui croient encore que les immenses appareils d'encadrement et de gestion exercent une quelconque emprise sur les processus effectifs de développement des sociétés ; enfin qu'à ceux qui s'imaginent que la formulation des choix économiques s'échange encore contre du réel. Alors que de toute part, il faut désormais produire n'importe quoi selon la contrainte de performativité à tout prix. Le double langage du discours économique constitue un indice du passage à la performativité généralisée.
L'économie comme métaphore
C'est en considérant certaines des propositions de Marshall Sahlins [6], que j'aborderai cet aspect du Virage Technologique. Dans les sociétés capitalistes avancées qui nous sont familières et que nous avons appris à analyser, l'économie constitue le roc solide et inébranlable des conduites objectives, i.e. le réel ; d'où son caractère déterminant, notamment dans le marxisme. Et sur laquelle viennent inévitablement buter tour à tour le culturel et l'idéologie. Il ne s'agira pas ici de prendre la mesure de la culture moderniste véhiculée par Le Virage Technologique et de la jauger à l'égard d'une supposée objectivité du système économique québécois. Pas davantage d'ailleurs qu'il ne s'agit, par un jeu d'inversion quelconque, de renverser ce postulat désormais classique de l'analyse sociologique. Il s'agit plutôt de déplacer la question, de l'envisager sous un angle différent : ainsi, considérons avec Sahlins que, dans les sociétés actuelles, l'économie devient le lieu fondamental de la production symbolique. Or paradoxalement, tout concourt dans les sociétés capitalistes à évacuer l'ordonnance symbolique du monde et du système matériel, au profit des seules conditions objectives et des considérations utilitaires. Toutefois, il s'agit moins de rétablir cette ordonnance symbolique dans une séquence adéquate d'explication, que de voir en quoi l'économie est elle-même symbolisée et symbolisante.
- Le caractère unique de la société bourgeoise consiste non pas dans le fait que le système économique échappe à la détermination symbolique, mais dans ce que le symbolisme économique est structurellement déterminant. [7]
Qu'est-ce à dire du point de vue du Virage Technologique ? Ceci notamment : le propos qui y est tenu sur l'économie est culturellement médiatisé par un certain nombre de symboles dont on tentera ici d'esquisser à grands traits le fonctionnement et le contour de l'ancrage social. On se penchera donc sur les voies de développement (technologies nouvelles et grands projets), puis sur la mobilisation des agents économiques (I'État et les partenaires sociaux).
On pourrait croire, à première vue, que les considérations tant générales que spécifiques de politique économique qui tissent la trame de la section « les voies de développement » (1ère partie du Virage Technologique) trouvent directement leur source dans les postulats utilitaires de l'intérêt pragmatique, tout entier tendu vers le développement du système économique de la société québécoise. Non pas que cela soit discutable ; l'erreur toutefois consiste à ignorer (et parfois à nier, ce qui est déjà plus discutable) que l'intérêt matériel et utilitaire des agents sociaux dans la production économique soit symboliquement constitué. L'essentiel des modalités de la production, mais aussi ses finalités, sont médiatisées sur le plan symbolique.
Un énoncé de politique économique comme Le Virage Technologique n'y échappe pas, il en procède même complètement. Ainsi toute la rhétorique des nouvelles technologies fonctionne évidemment-on ne s'en étonnera pas sur le modèle des technologies de pointe, essentiellement axées sur l'électronique (informatique, micro-processeur, etc.) et sur les bio-technologies (manipulations de micro-organismes à des fins industrielles). Ces technologies de pointe doivent servir à la reconversion et à la réorientation de l'économie québécoise, actuellement dépendante, périphérique et non suffisamment diversifiée. Ce qui me semble devoir être souligné à cet égard tient à deux éléments. D'abord le plus complexe à saisir et à étayer : cette image de la croissance et de la production économique comme résultat d'une jonction, voire même d'une intégration, entre la recherche scientifique et technique d'une part et d'autre part les applications industrielles des découvertes, y compris leur production et leur commercialisation. Il s'agit là d'une nouvelle configuration opérationnelle, qui remplace progressivement l'ancienne configuration énergétique faite de déterminations, de rapports de force, de tensions, de concurrence et de luttes. On trouve là une matrice programmatique, articulée sur le contrôle cybernétique intégrateur et la génération par les modèles, dont la structure est celle d'un code et dont la symbolique fonctionne au contrôle social : l'idéal d'un ordre social régi par une sorte d'échange cybernétisé. Ce qui apparaît en cause dans un tel processus, c'est le passage de la technologie au statut de médium et de forme d'une nouvelle configuration du social ; ce qui n'implique pas que la technologie cesse d'être considérée par ailleurs comme force productive, mais plutôt que cet aspect soit pris en charge et retravaillé par le précédent.
Le second élément à souligner dans ce discours sur les nouvelles technologies concerne la prégnance de ce qu'il faut bien appeler le modèle japonais. « Les voies du développement » ne sont plus exclusivement, ni même principalement peut-être, américaines. Il s'agit là d'un déplacement notable. Et tant pis pour nos économistes domestiques dont l'imaginaire scientifique a Détroit comme horizon ; parce que Détroit (l'automobile et l'acier) constitue le symbole d'un système économique capitaliste et productiviste, fonctionnant à la finalité, qui verse progressivement dans l'indétermination à la faveur de la crise. Or il faut noter que le modèle japonais n'en est pas un de représentation d'un référentiel lourd et objectif : à savoir l'éclatante percée économique japonaise et la volonté politique de s'engager dans cette voie. En fait, je voudrais avancer que ce modèle indique la transformation d'un processus de développement économique à finalité spécifique (le progrès, une société ouverte et dynamique, etc...) en un processus de contrôle social - éventuellement d'enfermement, dans les termes de Foucault - par la prévision, l'anticipation, la simulation, la matrice et le programme. Le Virage Technologique inscrit la société québécoise dans une telle configuration ; d'où le formidable resserrement des processus de contrôle social. Bien davantage qu'une économie expansionniste, le modèle technologique japonais fonctionne au design programmatique d'un contrôle social qui tend vers l'intégralité.
Le second point sur lequel il convient maintenant de s'arrêter concerne ce que Le Virage Technologique appelle « la mobilisation des agents économiques », principalement l'État et les partenaires sociaux (4e partie du Virage Technologique). On pourrait penser à première vue, et tout concourt dans ce sens d'une certaine manière, que cette proposition d'une mobilisation des agents économiques traduit d'une façon typique l'idéologie sociale-démocrate péquiste de la concertation et du bon ententisme. À plus d'un égard, cette constatation relève du truisme : toute la pratique politique de la sociale-démocratie - et par extension sa politique de développement économique - est toute entière tendue vers la mise en place de conditions optimales pour assurer le développement économique, définies par le dialogue constructif, le consensus et la coordination. Les agents sociaux y sont caractérisés comme des partenaires sociaux dont la collaboration est essentielle puisque l'intérêt commun transcende les intérêts particuliers. Devant un tel discours, une certaine gauche ne voit que récupération, collaboration de classes, et a tôt fait de pousser les hauts cris de la dénonciation. On pourrait lui reprocher d'arrêter là son pouvoir de dénonciation. Car l'essentiel des modalités de concertation relève d'une configuration symbolique dont la prégnance n'est plus à démontrer dans la société québécoise.
En fait, je voudrais avancer que la configuration symbolique de la concertation procède à partir du modèle de la famille : la société québécoise en tant qu'elle est familiale. Ainsi toute la rhétorique sur le dialogue, la collaboration, les concessions, l'intérêt commun fonctionne selon la métaphore de la famille. Or celle-ci ne saurait accepter, ni même reconnaître que la réalisation du développement économique repose soit sur la liberté d'entreprendre et la concurrence (libéralisme), soit sur la planification et la lutte des classes (marxisme). L'activité économique ne saurait être que le résultat de la confiance, de l'effort conjugué, bref de la coordination de tous. À l'exemple des Corses qui ont recyclé leurs vendetta et leurs querelles de clans dans la démocratie et le suffrage universel, les Québécois recyclent leurs rituels familiaux et leur polarisation autour de la paroisse dans la technologie de pointe et l'économie post-industrielle. À cet égard, les différents sommets économiques fonctionnent selon le modèle du conseil de famille. Il apparaît dès lors possible d'entrevoir la rencontre, voire même la réconciliation, du patrimoine et de la technologie au sein du grand conseil de famille québécois. Comme quoi on garantit bien que rien ne changera ; le conseil de famille en effet s'efforcera de mettre à nu les deux protagonistes pour s'offrir le plaisir intellectuel de proposer des habits neufs. Ce faisant il ne met en cause que les habits fautifs - à changer évidemment -tout en préservant le système familial, la mystique fusionnelle.
On souligne la continuité, mais en même temps la discontinuité de cette remarque avec la précédente : continuité en ce sens que la famille est intégratrice et participe de ce fait à l'extension généralisée du contrôle social ; discontinuité parce que la famille est en rupture avec la technologie comme médium et forme d'une nouvelle configuration du social, en ce sens que la famille appartient, à plus d'un point de vue, à la sphère d'une production libératrice du social. Cette mise en scène familiale de l'économie québécoise, axée sur la figure d'autorité de l'État comme pater familias, indique déjà un déplacement par rapport à cette sphère. Elle est le signe que l'économie s'épuise dans cette mise en scène familiale ; au lieu de travailler et de produire effectivement, elle s'arrête à la mise en spectacle des conditions de la production. Ce qui indique bien la crise d'involution du système qui n'est déjà plus en expansion, mais atteint de saturation, voire de rétraction.
La société québécoise serait-elle de nouveau piégée, dès lors qu'elle tente d'inscrire les coordonnées fondamentales de son développement dans l'économie et la technologie ? Qu'en est-il de ces considérations et de ces critiques que d'aucuns ne sauraient taxer de pessimistes ?
Dans un article récent [8], Marcel Fournier se penchait sur les changements qui se sont produits au Québec entre les années 20 et 50 sur le plan intellectuel. Cette période, au cours de laquelle une génération montante d'intellectuels ouvre la voie à ce qui allait devenir la révolution tranquille, Fournier l'appelle l'entrée dans la modernité. Si on accepte l'idée que la croissance et le progrès constituent l'hypothèse fondatrice de la modernité - i.e. l'idée que le social est en expansion énergétique et libératrice -, alors le Virage Technologique participe de cette modernité tant dans ses visées que dans son contenu le plus explicite : le Québec rattrape son raté économique du 19' siècle et la croissance économique constitue toujours le moteur du progrès généralisé de toute la société.
Toutefois, les réflexions qui précèdent soutiennent l'hypothèse que s'il participe de cette modernité de la révolution tranquille, le Virage Technologique ouvre la voie, sur cette même lancée, à l'émergence d'une post-modernité. Bien que nous sachions peu de choses pour l'instant de cette postmodernité [9], on pourra convenir notamment de ceci. Lorsqu'elle atteint un certain point de non-retour, la croissance verse dans l'indétermination, i.e. dans la prolifération et l'excroissance : il s'agit de ce qui continue à se développer et à croître d'une manière incontrôlable sans égard à ses finalités et dans l'agonie de ses propres valeurs référentielles. C'est de la perte de la valeur d'usage dont il est question ici : la machine s'emballe, tourne à vide et fonctionne comme dans un mouvement spiraloïde sans fin ; ça ne s'échange plus contre du réel. La contrainte de performativité généralisée qui s'ensuit trouve son point d'aboutissement dans la saturation des dispositifs actuels qui est celle des appareils d'encadrement, de gestion, de contrôle et d'information, tellement amplifiés qu'ils en deviennent pléthoriques.
Déjà les professionnels de la culture politico-intellectuelle, inscrite dans le Virage Technologique, ont commencé, depuis un bon moment, à s'extasier et à déployer leurs efforts du côté de la « révolution » informatique ainsi que des bouleversements liés à la biotechnologie et de tous-les-lendemains-qui-chantent (ou grincent, selon le cas) qui ne manqueront pas de les accompagner. Qu'on se rappelle qu'en des temps pas trop lointains, le Québec fut aussi convié à prendre le virage de l'audio-visuel en raison d'une société de communication et d'information qui devait se mettre en place à l'époque. Qu'en reste-t-il, sinon les énormes investissements consentis en matériel et en équipement, notamment dans l'appareil scolaire ? Toutefois ces phénomènes ne sont jamais univoques ou isolés, ne fut-ce que parce qu'ils sont répercutés dans l'ensemble social. Or il importe de souligner que l'émergence de la post-modernité coïncide avec la désintégration et la destruction de certaines formes culturelles ainsi que des processus sociaux qui les accompagnent et les produisent tout à la fois. Car même si on est obnubilé par ce qui pointe à l'horizon, ni l'ultimatum de réalisme économique, ni un volontarisme politique déjà en ruine ni la critique sociale, stratégie banale par excellence [10], ne sauraient empêcher que s'amorce une réflexion sur ce qui est en train d'agoniser actuellement sous nos yeux.
[1] Quand il y a encore équivalence entre signe et réalité, i.e. quand le signe possède encore une valeur référentielle, on est renvoyé à une théorie classique de l'idéologie comme système représentatif : l'idéologie reflète, masque ou fausse une réalité qui de toute manière lui est extérieure. Dans ce cas, la théorie est de l'ordre de la vérité et on a affaire à des apparences. Le passage à la forme « code » indique que le signe est désormais sans rapport avec une quelconque réalité : il devient de l'ordre de la simulation parce qu'il est déconnecté d'avec le social historique. « La simulation remet en cause la différence du « vrai » et du « faux » du « réel » et de « l'imaginaire »... La simulation renvoie à une absence et le simulacre ne s'échange plus jamais contre du réel. » (Jean Baudrillard, Simulacres et simulation, Paris, Galilée, 1981, pp. 12 et ss.).
[2] À laquelle liste, il faudrait ajouter ce qui dans le secteur du capitalisme privé a aussi valeur de signe à cet égard.
[3] Une analogie pourrait être faite à ce sujet entre l'acier, la pétrochimie, l'amiante et l'avionnerie (Québécair) lesquelles sont liées à une phase ultérieure de l'expansion de l'économie. Certaines indications qui filtrent ici et là laissent penser que la pétrochimie, l'amiante et l'avionnerie pourraient glisser à leur tour dans l'indétermination, i.e. dans cette déconnexion d'avec le réel économique classique.
[4] On comprendra ici, et il importe de le souligner, ce qui est en cause quand j'associe Schefferville avec le discours sur les atouts naturels du Québec. La décision de la compagnie minière IOC de fermer sa mine à Schefferville aura comme conséquence directe et prévisible l'anéantissement de cette ville du Nord. Que cette décision provoque le désespoir, la souffrance et la révolte des travailleurs et de la population en général, cela est d'autant plus compréhensible que les simulacres de politique économique qui, à cette occasion, se sont ébauchés rapidement, ne sauraient tenir lieu d'alternative.
Ce qui est en cause ici, c'est le discours économique des planificateurs de tout acabit qui s'articule sur cette question des atouts naturels du Québec. Ce dernier n'a de cesse de réintroduire et de réinjecter l'idée d'une croissance économique autochtone ininterrompue, de réactiver le rêve d'un contrôle de la société québécoise sur son développement économique et enfin de régénérer l'idéal de l'entrée dans le groupe sélect des grandes puissances économiques. La reproduction de ce discours fonctionne à la répétition indéfinie, simulacre de politique économique dont l'effet est d'enfermer les interlocuteurs dans la circularité et l'échange des seules images de l'économie. Comme si de la reproduction sans fin du discours sur les atouts naturels, on allait assister au surgissement pur du développement économique. Cela tient pour une bonne part du rituel incantatoire, du rappel nécessaire et obligé, de l'imploration.
[5] On pourra en voir une illustration dans les propos suivants, tirés de l'actualité mass-médiatique : « Poursuivant sa politique vigoureusement orientée résolument vers le virage technologique, le ministre de l'Industrie, du Commerce et du Tourisme, M. Rodrigue Biron a annoncé, hier, l'octroi de garanties financières importantes au « Club de fers à cheval Inc. » de Maniwaki et à la firme « Mon Rêve Navigation Inc. » de Ste-Luce-sur-Mer. La semaine dernière, le « Restaurant du Capitaine Beaulieu » et les « Chandelles Tradition » avaient droit aux faveurs de Québec. La logique et surtout les critères derrière cette manne gouvernementale sont loin d'être évidents ». (Le Devoir, 10 décembre 1982, p. 16)
Virage technologique ? Simulacre ? Il n'y a plus de politique économique, car celle-ci est devenue signe, fonctionnant comme échange généralisé et codé de signes. Il est bien connu que les Québécois sont « les Arabes » de l'électricité comme on l'a maintes fois affirmé dans le cadre de ce débat. Seraient-ils désormais conviés à devenir « les Japonais » du patrimoine ? À ne faire que virer, on reste sur place, même en technologie. Quand le virage aura suffisamment donné le vertige, il restera sans doute un quelconque sociologue pour se passionner du vécu quotidien des agents en cause et s'extasier devant les étais d'âme du Capitaine Beaulieu.
[6] Marshall Sahlins, Au cœur des sociétés, Paris, Gallimard, 1980.
[8] Marcel Fournier, science, culture et société au Québec : l'entrée dans la modernité (à paraître dans les actes du colloque Sciences-Idéologies, Trois-Rivières, automne 1984). [Texte disponible dans Les Classiques des sciences sociales. JMT.]
[9] Jean-François Lyotard, La condition post-moderne, Paris, Minuit, 1980. Alain Touraine, La société post-industrielle, Paris, Denoël, 1969. Jean Baudrillard, Simulacres et simulation, Paris, Galilée, 1981.
[10] La critique est banale parce qu'elle combat, i.e. qu'elle veut régénérer.
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