Marc-Adélard Tremblay (1922 - )
“ITINÉRAIRE SOCIOLOGIQUE.”
Un article publié dans la revue Recherches sociographiques, vol. XV, nos 2-3, mai-août 1974, pp. 269-276. Québec : département de sociologie, Les Presses de l'Université Laval.
J'ai consenti à tracer mon itinéraire en entretenant la conviction qu'à travers ce témoignage se dégageraient des ordres de préoccupations et un style de pratique qui s'expliquent, bien sûr, à partir d'expériences et de conditions personnelles, mais également à la lumière de situations historiques et de cadres institutionnels particuliers. Ces événements permettront de saisir, je l'espère, le climat économique, social et politique dans lequel s'est construit mon cheminement.
Je suis né en 1922 aux Éboulements, un pittoresque village du comté de Charlevoix, perdu dans les espaces illimités des montagnes laurentiennes en bordure de « la mer » où les familles de mes parents cultivaient, depuis plusieurs générations, de petites terres rocailleuses et peu fertiles. Comme plusieurs couples de leur génération, mes parents émigrèrent à Montréal en 1929, en pleine crise économique alors que l'aîné de leur sept enfants était à peine âgé de 12 ans. Mon père était débardeur dans le port de Montréal comme bon nombre des émigrés de son village et de sa région durant les mois d'été et acceptait tout travail manuel durant la période hivernale.
Grâce à un oncle curé dont j'étais aussi le filleul, j'entrepris, chez les Jésuites, des études classiques en lui promettant d'entrer en religion si je me sentais attiré par cette vocation. À sa mort en 1940, alors que j'étais en Versification, j'exprimai le désir de m'orienter soit vers l'agronomie, soit vers la médecine. Des facteurs d'ordre économique m'ayant définitivement écarté des études médicales, aucun de mes confrères ne fut surpris, à la « prise des rubans », en 1944, de me voir épingler le ruban vert. Je comptais acquérir à l'Institut agricole d'Oka la compétence scientifique et technique nécessaire pour œuvrer dans le monde rural. Ces études m'ont rompu aux exigences de la méthode expérimentale ; elles m'ont initié aux sciences biologiques, physiques et chimiques ; elles m'ont donné le goût de l'observation systématique.
Tout au long de mon cours agronomique je me suis préoccupé des conditions de vie de l'agriculteur, de ses attitudes vis-à-vis de son métier, de ses visions de l'avenir, c'est-à-dire de ce qu'on appelait alors les aspects socio-économiques de l'agriculture. À l'été 1948, jeune diplômé universitaire, je m'engage au port de Montréal afin de gagner l'argent nécessaire pour venir à Québec étudier la sociologie rurale à la Faculté des sciences sociales du P. Georges-Henri Lévesque. Je reçois, à la mi-août 1947, une bourse du Conseil des recherches agricoles, récemment institué en 1947, ce qui me confirme dans mes intentions. C'était l'âge d'or du régime duplessiste, au moment où les chefs politiques voyaient d'un mauvais œil cette faculté qui osait contester le régime en place et qui préconisait des engagements décisifs et des mesures sociales modernistes (lire : dangereuses).
Après deux années d'étude et la rédaction d'une thèse empirique sur les fermes familiales des paroisses riveraines du comté de Kamouraska (l'enquête fut effectuée à bicyclette avec mon confrère Régis Lessard), j'obtiens en 1950 une maîtrise en sociologie de Laval. De cette époque, je garde le meilleur des souvenirs, la faculté étant à la fois un lieu de formation scientifique de grande valeur dans les sciences humaines et un milieu de vie où professeurs et étudiants partageaient les mêmes inquiétudes intellectuelles et les mêmes ambitions sociales.
N'ayant à peu près pas étudié la sociologie rurale à Québec, je décide d'entreprendre des études doctorales à l'Université de l'État du Michigan après avoir reçu, au printemps 1950, la promesse du Dr Charles Loomis de recevoir un assistanat de recherche dès ma première année d'inscription : c'était une condition essentielle pour l'étudiant marié que j'étais.
Un accident historique de grande importance allait toutefois orienter ma carrière vers l'anthropologie culturelle. Les études sur l'épidémiologie des maladies mentales d'Alexander H. Leighton, dans le comté de Stirling, en Nouvelle-Écosse, auxquelles j'ai participé dès l'obtention de mon diplôme en sociologie à l'été 1950, m'amenèrent à l'automne 1950 à m'inscrire comme étudiant de 2e cycle au Département de sociologie et d'anthropologie de l'Université Cornell en vue d'obtenir le doctorat. Je vivrai à Ithaca, New-York, jusqu'en octobre 1956, alors que je deviens professeur auxiliaire au Département de sociologie de l'Université Laval dirigé à l'époque par le professeur Jean-Charles Falardeau.
Dès mon arrivée à Cornell, je n'abandonnai pas complètement mes intérêts premiers puisque j'ajoutai à mon programme principal en anthropologie, un programme secondaire en sociologie quantitative, sous la responsabilité du Dr Edward Suchman, et un autre en sociologie rurale sous la direction du Dr Robert PoIson. Pour les six semestres de résidence requis par les exigences de la scolarité, on m'accorda une équivalence de trois semestres.
À l'été 1950, j'avais étudié en Nouvelle-Écosse l'impact de la mécanisation dans l'industrie forestière sur un village de l'arrière-pays. J'y retournai à l'été 1951 pour recueillir cette fois les matériaux nécessaires à la rédaction d'une thèse de doctorat sur le processus et les dynamismes d'anglicisation des Acadiens vivant dans un centre semi-urbain de culture mixte. Mes études sur le terrain dureront jusqu'à la fin de janvier 1952. Je retournerai à Cornell pour le semestre du printemps afin de continuer ma scolarité.
Tout jeune anthropologue de cette époque devait aller travailler « sur le terrain » chez les Indiens Navahos du Nouveau-Mexique : c'était le rite de passage auquel je fus soumis puisqu'en juillet 1952 je me retrouve, avec ma femme Jacqueline et ma fille Geneviève, chez les Navahos de Fruitland. J'y resterai jusqu'au début de décembre pour étudier l'adaptation des Indiens transplantés dont l'économie pastorale traditionnelle venait d'être transformée en une économie agricole (agriculture d'irrigation) à la suite de la mise en application d'un programme de redressement économique des réserves indiennes mis de l'avant par le Bureau américain des Affaires indiennes. Ne connaissant pas la langue Navaho, ayant à parcourir de longues distances pour rencontrer des informateurs, cette expérience transculturelle m'apprit l'importance de la débrouillardise et celle de l'observation directe et systématique dans l'étude des faits sociaux. Lorsqu'à la tombée du jour je n'avais point d'entrevue à retranscrire, je pouvais, à tout le moins, dans mon journal de bord, reconstituer les divers événements de la journée, parler des individus rencontrés, décrire l'ensemble des situations que j'avais vécues. Il m'a fallu utiliser plusieurs interprètes pour mener à terme mes recherches sur l'acculturation indienne. J'ai même conduit, avec John Collier fils, une expérience sur l'utilisation de la photographie en tant que technique de cueillette d'informations spécialisées. Cette expérience se situait dans le prolongement d'une expérimentation semblable effectuée en Nouvelle-Écosse.
C'est à la suite de ce séjour que je publiai dans America Indigena, « Navaho Housing in Transition » où j'utilise l'évolution dans les modèles architecturaux pour construire une échelle d'acculturation. Dès décembre de la même année, je me rends à l'Anse-des-Lavallée pour étudier en profondeur un village acadien prospère et socialement bien intégré, dans le cadre des études sur l'épidémiologie des maladies mentales de Leighton. La monographie de village qui en découlera mettra l'accent sur les facteurs historiques, le caractère cohésif des modèles et des systèmes familiaux et parentaux, la puissance des sentiments collectifs dans le processus de la survivance acadienne. Je retournerai à Cornell en février 1953 pour terminer ma scolarité doctorale. L'été suivant sera consacré à la rédaction de deux rapports de recherche.
À l'automne 1953, j'accède à la direction de l'équipe anthropologique de la Stirling County Study avec le statut d'associé de recherche. Les neuf mois qui suivirent furent consacrés à l'élaboration d'un modèle d'analyse, à la confection de dossiers analytiques, à la rédaction d'une thèse de doctorat portant sur l'acculturation des Acadiens de Portsmouth.
À l'été 1954 je retourne dans le comté de Stirling pour vivre, cette fois, à Bristol jusqu'en septembre 1955. Ce séjour permettra d'effectuer la synthèse de chacun des dossiers sociologiques de l'équipe (une douzaine au total) et de rédiger la première version de People of Cove and Woodlot : communities from the viewpoint of Social Psychiatry. J'assumerai la direction de l'équipe anthropologique jusqu'à mon arrivée à l'Université Laval, en octobre 1956.
L'expérience acquise à Cornell par le biais de ma participation aux travaux sur la santé mentale dans le comté de Stirling fut déterminante à plus d'un titre. Le caractère novateur de cette entreprise interdisciplinaire, le programme de publication des résultats auxquels elle a donné lieu de même que les diverses initiatives et interventions qui s'ensuivirent représentent des éléments d'une extraordinaire richesse. J'avais appris non seulement à travailler en équipe, mais aussi à rédiger des rapports de recherche et à aider les populations locales démunies en m'inspirant des principes et des techniques de l'anthropologie « appliquée » naissante, (entendre : l'anthropologie d'intervention).
À mon arrivée à Laval, en octobre 1956, je fus frappé par la chaleur de l'accueil de mes collègues du Département de sociologie, par le climat de liberté académique qui régnait dans les unités pédagogiques et par l'amitié que me témoignèrent les professeurs des autres départements. Je me retrouvais dans une famille, certes moins cosmopolite dans sa composition, mais qui était animée par les mêmes ambitions de recherche et d'action.
J'eus l'heureuse fortune d'entrer dans un département qui comptait à peine plus d'étudiants que de professeurs et de pouvoir ainsi dispenser des enseignements spécialisés à des groupes restreints d'étudiants (de cinq à dix). Cette situation privilégiée allait me permettre, au début de ma carrière universitaire québécoise, de publier mes travaux de recherche sur les Acadiens et d'amorcer des travaux empiriques sur le Québec. J'assumai, toutefois, l'enseignement de la méthodologie au niveau des deux années de propédeutique. Cette expérience me conduira à la publication, en 1968, après une douzaine d'années d'enseignement, de mon Initiation à la recherche dans les sciences humaines.
Dès le printemps et l'été 1957, je participe avec le doyen Jean-Marie Martin et Yves Dubé aux études sur les conditions économiques et sociales des différentes localités de la région du Bas-Saint-Laurent pour le compte du Conseil économique de la région. À la même époque, je collabore avec Claude Morin à une étude sur l'évaluation des ressources communautaires du comté de Portneuf pour le Conseil des Oeuvres du diocèse de Québec. À l'automne de la même année et à l'hiver de 1958, je poursuis, à la demande de l'Association des compagnies forestières du Québec, avec une équipe composée d'Émile Gosselin (qui la dirige), Gérald Fortin et Charles Lemelin, une étude pluridisciplinaire sur l'instabilité du travailleur forestier. Cette étude d'une occupation traditionnelle en voie de transformation rapide nécessite l'élaboration d'un cadre conceptuel qui la replaçait dans les contextes économiques et sociologiques de la société globale, de l'industrie forestière et des milieux agricoles proprement dits - tenant compte à la fois de moteurs exogènes et des dynamismes internes de changement comme des motivations et des aspirations des travailleurs eux-mêmes.
Quelques-uns des résultats de ces travaux parurent dans le premier numéro de Recherches sociographiques (1960). La création de cette revue, il faut bien le dire, représenta à l'époque un puissant stimulant pour la recherche et contribua à créer une très forte solidarité (organique) entre tous les jeunes chercheurs que nous étions. Vers la même époque, je serai également associé aux études de Jean-Marie Martin et de James Hodgson sur les conditions du logement à Québec, pour le compte de la Commission d'enquête sur le logement de la ville de Québec dont le rapport parut en 1962.
La simple énumération des travaux de recherche auxquels je participai, dès mon arrivée au Quartier Latin, met en relief l'importance accordée à la recherche empirique à la faculté dans le cadre du Centre de recherches sociales, créé en 1944 et réaménagé en 1955 par suite d'une subvention de la Fondation Carnegie pour étudier le Québec contemporain.
L'année 1958 marque un tournant décisif dans ma carrière universitaire. En plus des travaux empiriques auxquels j'ai fait déjà allusion, j'entreprends à l'été, en collaboration avec Gérald Fortin, une enquête provinciale sur les conditions de vie, les besoins et les aspirations des familles salariées du Québec ; je donne mon premier cours d'introduction à l'anthropologie culturelle au Département de sociologie, échelonné sur deux trimestres, et j'obtiens ma permanence à Laval en décembre par l'agrégation.
La Fédération des Caisses populaires du Québec, en collaboration avec l'Assurance-vie Desjardins, verseront près de $100,000 répartis sur une période de cinq ans pour permettre l'étude des familles salariées québécoises, rurales et urbaines, basée sur un échantillon stratifié de 1,500 unités familiales choisies dans toutes les régions géographiques de la province et se situant à divers niveaux de l'échelle socio-économique. Fortin et moi devions publier, à la suite de cette enquête familiale qui s'inspirait à la fois des études européennes et américaines sur les comportements de consommation, Les comportements économiques des familles salariées du Québec qui obtint un si beau succès de librairie.
Durant l'année académique 1960-61, le Département de sociologie se transforme en Département de sociologie et d'anthropologie, ce qui m'amena à orienter mes enseignements en fonction des intérêts ethnologiques des étudiants et à entreprendre des travaux empiriques d'observation dans les perspectives et selon les techniques traditionnelles de l'anthropologie culturelle. Il fallait construire une nouvelle tradition au Département et l'appuyer sur de solides assises empiriques : je serai appuyé dans cet effort par l'africaniste Albert Doutreloux. Tout en poursuivant l'étude sur les familles salariées, je continue à l'été 1961 des travaux d'observation sur le transfert culturel qui me permettront de rédiger quelque temps plus tard un article théorique sur cette question. Ces travaux sur l'acculturation m'amèneront à m'intéresser aux fonctions de la famille dans la survivance acadienne. Grâce àdes subventions du Musée national d'Ottawa, j'amorce à l'été 1962 une enquête ethnologique sur la famille acadienne qui se prolongera jusqu'à la fin de l'été 1964 et qui permettra, avec la collaboration de Marc Laplante, la publication de Famille et Parenté en Acadie : évolution des structures et des relations familiales et parentales à l'Anse-des-Lavallée. Je vivrai durant deux étés consécutifs sur le terrain et m'inspirerai, dans cette étude des statuts de parenté dans un village occidental, des cadres théoriques, des modes d'observation et des techniques d'analyse de l'anthropologie sociale anglaise. En plus d'illustrer la fonction primordiale de la famille acadienne dans la survivance et l'éveil du nationalisme pan-acadien, j'effectuerai la démonstration, à l'aide de chartes généalogiques, du fait que les quelque cent dix familles du village descendent d'un ancêtre commun qui, paraît-il, avait échappé à la déportation de 1755. Ces études intensives en Acadie, depuis la première mission scientifique de 1950 jusqu'à celle de 1964, auront nécessité l'équivalent de trente-six mois d'observation sur le terrain et l'utilisation d'un grand nombre d'informateurs-clés, les outils de travail par excellence de l'anthropologue.
Dès l'année académique 1962-1963, j'ai offert un enseignement sur la sociologie de la désintégration sociale (qui deviendra « anthropologie de la santé » au moment de la scission du département) qui était suivi par des étudiants venant de divers départements (sociologie et anthropologie, psychiatrie, service social, etc.) et qui s'inspirait des études interdisciplinaires en cours sur les désordres psychiatriques (celles, entre autres, de Leighton dans Stirling, de Thomas Rennie et Léo Srole à Manhattan et de Redlich et Hollingstead à New-Have). Toutes ces études visaient à analyser l'importance des facteurs sociaux dans l'éclosion et l'évolution des déséquilibres émotifs.
La nécessité de fonder ces enseignements sur des recherches poursuivies dans le contexte québécois m'amena à solliciter et àobtenir, de l'Association pour la santé mentale (section de Québec), une subvention pour amorcer une étude sur la réhabilitation et la réinsertion sociale des patients psychiatriques de l'hôpital Saint-Michel-Archange - étude qui s'échelonnera sur la période 1963-1966 avec la collaboration de Marc Fortier, Raymond Côté, Gérald et Micheline Fournier. Ces travaux firent l'objet de trois thèses de maîtrise en sociologie médicale.
À la même époque, pour les raisons que j'évoquais plus tôt, je m'associai aux travaux du Comité d'étude et d'information sur l'alcoolisme (qui s'intégra plus tard à l'Office de la prévention et du traitement de l'alcoolisme et des autres toxicomanies -OPTAT) qui entreprendra des travaux sur l'épidémiologie de l'alcoolisme, l'idéologie des mouvements anti-alcooliques, les grands thèmes de la publicité des boissons alcooliques, les contextes thérapeutiques, les déterminants sociaux de l'alcoolisme, les aspects cliniques de l'alcoolisme, etc. Je m'intéressais également à la déviance, à la criminalité et à la rééducation des délinquants adultes par le biais d'une participation active au Conseil d'administration du Service de réadaptation sociale. Plusieurs étudiants en sociologie, en anthropologie et en service social ont effectué des stages de recherche durant l'été pour l'un ou l'autre de ces organismes. Je ne saurais ni en évaluer le nombre exact ni dresser l'inventaire de leurs recherches. Quelques noms des « ouvriers de la première heure » s'ajoutent à ceux que j'ai déjà mentionnés : ceux de Lucien Laforest, Jean-Marc Bernard et Jean-Claude Delorme. Par la suite, Michaël Draper, Jean Routier et Gilles Bouchard présenteront des thèses de maîtrise dans le secteur naissant de la sociologie médicale en se basant sur leurs expériences d'observation et d'entrevue dans les hôpitaux psychiatriques du Québec. Je me souviens encore des consultations et des démarches qu'il fallut entreprendre pour pénétrer dans l'enceinte « sacro-sainte » de l'un d'eux. On se contenta de la porte arrière qui s'ouvrit peu à peu sur tous les foyers importants de décision et sur l'ensemble du système social.
En janvier 1964, j'accepte de devenir l'associé de Harry B. Hawthorn de l'Université de la Colombie britannique dans le but d'entreprendre une enquête pluridisciplinaire de grande envergure (la plus importante jusqu'à maintenant) sur « l'adaptation » des collectivités indiennes à la société canadienne pour le compte du gouvernement canadien. J'y vois une occasion quasi miraculeuse d'étudier plusieurs réserves indiennes du pays et d'observer de près les diverses tentatives d'intervention des agences externes sur les communautés indigènes. Aux expériences de première main du Nouveau-Mexique (Fruitland) et de la Nouvelle-Écosse (Bristol et des communautés marginales) s'ajouterait celle des réserves indiennes du Canada car, depuis la création de l'option « anthropologie » au département, je suis responsable d'un cours d'anthropologie appliquée lequel justifiera, nominalement du moins, la chaire dont je deviendrai le titulaire en décembre 1963. Plusieurs chercheurs chevronnés firent partie de l'équipe qui centra ses travaux sur la situation économique des réserves, l'éducation des Indiens, le partage des juridictions et les possibilités d'un transfert de responsabilités du gouvernement fédéral aux provinces et le processus d'autodétermination à la lumière du leadership autochtone. Les rapports de recherche, Étude sur les Indiens contemporains du Canada, publiés en deux tomes, donnèrent lieu à de nombreuses recommandations qui parurent aux dirigeants d'alors audacieuses dans leur portée. Plusieurs de celles-ci sont en voie de réalisation quelque cinq ou six ans plus tard.
L'option anthropologique du Département de sociologie s'appuyait sur trois aires culturelles privilégiées : le Québec et le Canada d'expression française, l'Afrique noire francophone et l'Amérique latine, sans oublier notre intérêt primordial pour les Amérindiens (Indiens et Inuits). Ces grandes orientations du département se sont traduites à la fois dans des programmes d'étude et dans des projets de recherche. Le Québec était à la fois un objet privilégié de recherche tant du côté des sociologues que de celui des ethnologues. C'est ainsi que j'en suis venu à offrir un cours sur l'ethnologie du Canada français et à développer un véritable programme de recherche (et de formation ethnologique) sur le Québec. Dès l'été 1965, grâce àdes subventions du Centre d'études nordiques et du Conseil des arts du Canada, Paul Charest, Yvan Breton et moi-même devions entreprendre une étude sur l'archipel de Saint-Augustin, sur la Basse-Côte-Nord du Saint-Laurent, qui devait conduire à la publication, aux Presses de l'Université Laval, du livre Les changements socio-culturels à Saint-Augustin. Cette première étude s'insérait dans un programme de recherches visant à constituer un dossier ethnologique complet de la Côte-Nord du Saint-Laurent. Dans sa conception première, ce programme de recherche fut explicité dans des articles qui parurent dans Recherches sociographiques (VII, I. 81-87 et XI, 1-2, un numéro double consacré entièrement à l'ethnographie de la Basse-Côte-Nord). En septembre prochain, l'équipe de recherche, maintenant dirigée par Paul Charest et moi-même, entrera dans sa dixième année d'activité, aura formé plus de trente chercheurs, aura permis la présentation d'une dizaine de thèses de maîtrise et de près d'une centaine de volumineux rapports de recherche. La réalisation de l'ensemble de ces travaux aura nécessité près de $400,000 en subventions spéciales de recherche. Les résultats de cinq de ces études ethnologiques furent publiés dans Communautés et culture que Gérard Gold et moi-même venons de réaliser en 1973. Je prépare, en collaboration avec quelques membres de l'équipe (Paul Charest, André Lepage, Denis Blondin et Geneviève Ledoux), une synthèse ethnologique sur la Basse-Côte-Nord qui devrait paraître en 1975.
Au terme de cette récapitulation autobiographique, je prends conscience de son caractère sélectif. J'ai, sans contredit, tracé mon itinéraire de recherche dans ses grandes lignes sans accorder la même importance aux aspects pédagogiques de ma carrière universitaire. J'ai négligé, volontairement, de traiter de questions administratives ou de parler de mes engagements dans l'action sociale, soit au Conseil des Oeuvres, au Service de réadaptation sociale, à la Coopérative d'habitation du Québec métropolitain ou encore à l'Association canadienne pour la santé mentale, à l'Association des Services de réhabilitation sociale et, tout récemment, à la Fédération cycliste du Québec. Pour compléter ce tour d'horizon il me faudrait encore définir ma participation aux associations professionnelles et aux organismes de recherche.
Comme tous les collègues de ma génération, j'ai participé à la création d'une tradition nouvelle au Québec dont les ramifications prennent une ampleur et une profondeur qui étaient impossibles à imaginer il y a à peine une décennie. Le rêve utopique des pionniers est devenu imperceptiblement un fait de réalité. L'ensemble des témoignages sociologiques qui se déploient sous nos yeux en révèle l'étonnante complexité.
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