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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Une édition électronique réalisée à partir de l'article d'Yvan Simonis, “Retour aux pratiques: postmodernité, institution et apparences”. Un texte publié dans le livre sous la direction de Mikhaël ELBAZ, Andrée Fortin et Guy Laforest, LES FRONTIÈRES DE L'IDENTITÉ. Modernité et postmodernité au Québec, pp. 239-253. Québec: Les Presses de l’Université Laval; Paris: L'Harmattan, 1996, 384 pp. [Autorisation accordée par la direction des Presses de l'Université Laval le 2 novembre 2010 de diffuser cet article dans Les Classiques des sciences sociales.]

YVAN SIMONIS
Université Laval

Retour aux pratiques: postmodernité,
institution et apparences
”.

Un texte publié dans le livre sous la direction de Mikhaël ELBAZ, Andrée Fortin et Guy Laforest, LES FRONTIÈRES DE L'IDENTITÉ. Modernité et postmodernité au Québec, pp. 239-253. Québec: Les Presses de l’Université Laval; Paris: L'Harmattan, 1996, 384 pp.

La modernité ambiguë
Qu'en est-il de l’institution ?
Le retour des apparences
Pour conclure
Références

[239]

Le stimulant ouvrage de Jacques LeRider, Modernité viennoise et crises de l'identité (1990), a la vertu de rappeler à nos états d'âme aux frontières de la modernité et de la postmodernité qu'ils ont eu des ancêtres à Vienne au tournant du XIXe et du XXe siècle (voir aussi Latraverse et Moser, 1988). « Le caractère de notre époque, écrivait Hofmannsthal en 1906, est l'ambiguïté et l'indétermination. Elle ne peut s'appuyer que sur des bases en glissement, sans perdre conscience que tout glisse là où les générations antérieures croyaient avoir des bases solides » (cité par LeRider, 1990 : 32). Laissé à lui-même dans une vie aux référents perdus, que reste-t-il à l'homme sinon un individualisme réduit à une subjectivité protéiforme ? L'émancipation que lui promettait la modernité « éclairée » avait conduit l'individu à mettre en question les traditions, elle aboutit, semble-t-il, au désarroi des esprits « éclairés ». Comme l'a écrit Wittgenstein : « [...] on peut dire que les jeunes gens, de nos jours, se trouvent brusquement placés dans une situation où l'entendement normal ne suffit plus face aux exigences singulières de la vie. Tout est devenu si embrouillé que, pour en venir à bout, il faudrait un entendement exceptionnel. Car il ne suffit plus de pouvoir jouer le jeu comme il le faut ; sans relâche la question se pose : faut-il vraiment jouer ce jeu-là et quel est le bon jeu ? » (cité par LeRider, 1990 : 34). LeRider évoque Les Somnambules, trilogie romanesque de Hermann Broch, publiée au début des années 1930, illustration du désarroi des individus désorientés par le vide laissé par l'effondrement des traditions et tentés par le cynisme, l'engagement dérisoire ou le pessimisme intellectuel. On dirait que naît alors la figure de l'individu sans repères « ouvert à toutes les combinaisons, à toutes les séductions, en formation permanente, le [240] type même du nouvel individualisme de l'ère du vide » (LeRider, 1990 : 355) Les critiques du postmodernisme d'aujourd'hui ne s'entendent-ils pas pour le présenter en termes très analogues ?

Le Harper’s de novembre 1994 (numéro 1734) publie un essai de Christopher Lasch, sociologue et critique américain bien connu, extrait de son œuvre posthume The Revolt of the Elites and the Betrayal of Democracy (paru en 1995). Lasch craint les conséquences de la coupure grandissante qu'il observe entre les élites et le peuple. Les États, plaide-t-il, se retrouvent coincés entre deux dynamiques contradictoires : la globalisation des marchés et la fragmentation accélérée des sociétés sous la forme en particulier des conflits ethniques. De plus en plus associées au marché mondial les élites, dit-il, développent rapidement leurs rapports entre elles, oubliant ainsi progressivement leurs liens et le sens de leurs obligations traditionnelles à l'égard des sociétés où elles se sont développées. Il faut donc craindre, d'accord en cela avec Reich (1993) dont il critique par ailleurs l'indulgence à leur égard, que ces élites ignorent leurs responsabilités dans les communautés nationales. Leurs projets d'être riches et informées, d'accéder aux formations privées les plus avancées, aux marchés internationaux du savoir et de la fortune, entretiennent cette coupure avec leurs sociétés respectives que les États redoutent. L'un des scénarios de l'ère du vide ouverte à toutes les combinaisons est en train de se développer avec cynisme. Pendant ce temps, le peuple se fragmente en endossant les imaginaires disponibles, religieux, ethniques, racistes pour préparer la guerre de tous contre tous.

Simultanément, Peter F. Drucker, hypermoderniste et bien connu lui aussi, propose des solutions dans The Atlantic Monthly du même mois de novembre 1994 (numéro 5) dans un long article intitulé « The Age of Social Transformation ». Nous sommes passés, rappelle-t-il, de l'agriculture à l'industrie et les politiques sociales visèrent au premier chef les travailleurs des industries. Cette période se termine à notre époque et la centralité des ouvriers des industries de production est progressivement remplacée par ce que Drucker appelait déjà en 1959 les « knowledge workers ». Le « knowledge worker » fait partie des groupes qui contrôlent les savoirs et leurs applications, il est le produit d'une société de plus en plus dépendante des progrès des connaissances applicables. La politique sociale des gouvernements doit, prétend Drucker, s'orienter autrement dans une « knowledge society ». Le déplacement est important. Les contraintes de l'économie mondiale ultra compétitive exigeront des « knowledge workers » de plus en plus polyvalents, « [...] the essence of a knowledge society is mobility in terms of where one lives, mobility in terms of what one does, mobility en terms of one's affiliations. People have no longer roots. » Les communautés naturelles disparaissent, les contextes mondiaux et le développement des connaissances applicables imposent le leadership des « knowledge workers ». Pour éviter l'éclatement des sociétés, reconnaît Drucker, il faudra concevoir de nouvelles politiques sociales aptes à recréer les communautés humaines nécessaires. C'est l'école permanente qui deviendra le centre de [241] nouvelles communautés, c'est là déjà que se nouent devant nous les rapports de la connaissance, des valeurs éclatées du pluralisme, des pouvoirs politiques et des managements habiles à passer des connaissances à leurs applications dans un contexte économique mondial où la concurrence est féroce. Les sociétés nouvelles sont en train de se construire autour des « knowledge workers ».

Jacques LeRider, Christopher Lasch et Peter F. Drucker sont d'accord, on le voit, sur quelques points : les référents traditionnels se perdent et les communautés sont déconstruites. « Le témoignage le plus important et le plus pénible du monde moderne, celui qui rassemble peut-être tous les autres témoignages que cette époque se trouve chargée d'assumer, en vertu d'on ne sait quel décret ou de quelle nécessité, est le témoignage de la dissolution, de la dislocation ou de la conflagration de la communauté », comme le dit si bien Jean-Luc Nancy (1990 : 11). Sur le « que faire ? », les positions restent toutefois souvent irréconciliables et les débats sont virulents.

En appliquant la déconstruction critique aux utopies mêmes de la modernité, le postmodernisme célèbre peut-être la fin de la figure occidentale moderne de l'Histoire. « The problem may be not how to get into history but how to get out of it » (Whyte, 1987 : 168). En dénonçant les « grands récits » des vérités totalisantes, le postmodernisme est immédiatement associé au chaos entraîné par la perte des référents. Nous l'accusons de trop de maux, il a pourtant quelques vertus. Nous aimerions par quelques propos plaider l'idée que le postmodernisme n'est pas l'éclatement redouté, qu'il est, au contraire, un retour aux pratiques et aux responsabilités. Le postmodernisme accompagne la fin des utopies et s'accommode bien des projets provisoires d'humains moins gourmands. Il est sensible aux hybrides, ces réalités complexes où se pratique l'art de la coprésence. Retour aux pratiques dans des contextes quotidiens, retour des bricolages et sens du composite. Mais retour également du subjectif, du ressenti, puisque le quotidien le laisse s'exprimer, retour des humains. L'Histoire ne compte plus lorsque ces mythes s'effondrent, la notion de synchronie n'a plus le prestige qu'elle avait, mais le passage d'une génération à la suivante redevient un lieu de réflexion essentiel. L’intelligence et les risques de la postmodernité, la réhumanisation à laquelle ils ouvrent par la fin de tout espoir de « gérer » les humains, beaucoup s'en inquiètent et appellent de leurs vœux le diagnostic crédible qui leur garantirait que la maladie est provisoire et l'organisme du malade sain. Loin de cette tendance, nous pensons que le postmodernisme est un symptôme de santé, un déplacement peut-être salutaire vers les apparences malgré de nombreuses ambiguïtés dont la principale reste à notre avis liée à l'oubli du thème fondamental de l'institution.


LA MODERNITÉ AMBIGUË

L'Occident vit encore les conséquences de la révolution copernicienne. Les représentations greffées sur les croyances cosmologiques qui plaçaient la terre au centre de la création et Dieu au ciel étaient depuis si longtemps en place, [242] l'amarrage de ces représentations était si fermement fixé au quai de cette cosmologie que les ruptures concernées par la disparition des anciennes conceptions du monde prirent du temps avant d'entraîner des réajustements innombrables de l'ordre et des légitimités portés par les discours. Les représentations de l'ordre du monde devaient être revues, mais sous le couvert des déplacements radicaux, tout se passa comme si l'ordre ancien se reproduisait malgré tout au sein même de la modernité. La Terre était au centre et tout tournait autour d'elle, on plaça le sujet et sa conscience au centre et tout se mit à tourner autour de lui. Un paradoxe étonnant s'en suivit, le modèle cosmologique précédent se maintenait sous le couvert de déplacements qui semblaient s'en éloigner. L’ordre du monde et des sociétés était néanmoins compromis. Au-delà des résistances s'est d'abord dessinée la prise en main de l'avenir de la société humaine par le sujet rationnel mis au centre. Il fallait s'engager dans la critique tous azimuts de l'ordre ancien, récupérer et réinterpréter ce qu'on pouvait, déconstruire et se lancer dans un avenir construit qui ferait le bonheur de tous. Progressivement, sur quelques siècles, les sociétés occidentales se réorganiseront vaille que vaille autour des discours nouveaux des intellectuels (Bauman, 1987) qui produisaient activement les légitimités nécessaires en misant sur les progrès techniques et des « je » entrepreneurs qui crurent à des rapports humains fondés sur la raison, comme s'il n'y s'agissait que de contrats.

Ce projet a échoué et l'acharnement à le maintenir ou à le restaurer conduit à notre époque. Malgré les signes avertisseurs, l'adhésion que nous accordions aux projets modernistes ne s'est démentie qu'il y a peu. Marxistes et capitalistes divergeaient sur les moyens, mais, modernistes tous les deux, ils croyaient avec nous à un avenir meilleur. Ils avalisaient ensemble les déconstructions-destructions de toutes les formes sociales qui ne connaissaient pas la modernité et l'imposaient partout. Les croyances individualistes ou communautaristes qu'ils véhiculaient se faisaient la lutte pour engager leurs fidèles par des chemins différents à construire les sociétés futures qui feraient le bonheur de leurs commettants.

Sur le plan des fictions politiques, la riche fiction démocratique l'a, semble-t-il, emporté. Il ne faut donc pas s'étonner de l'individualisme et de la démultiplication des demandes individuelles de droits nouveaux. L'individualisme conduisit inévitablement à la religion des droits que chacun réclame pour soi. Les États qui acceptent le principe de leur limitation par le Droit, de leur légitimité par le recours à des élections démocratiques ont tous progressivement accepté le mécanisme clé d'un vote par citoyen majeur en droit, ils fondent sur les individus la légitimité même des gouvernements fiduciaires de l'État. La croyance dans les droits universels de la personne est bien établie et produit ses conséquences pratiques.

L’homo economicus « à l'anglaise » triomphait également, il encourageait, au nom même de la croissance économique et des richesses qu'on en attendait, l'autonomie des individus. L’idéologie du capitalisme libéral à l'anglaise a [243] toujours plaidé – ce fut même un de ses arguments majeurs contre la poursuite de l'esclavagisme – que l'économie se porterait mieux de pouvoir compter sur des hommes libres capables d'initiatives économiques personnelles.

Les revendications de droits nouveaux signifient le triomphe de la raison démocratique, « religion désormais obligée », comme le dit Legendre. Ces acquis ont des côtés troublants. L’adoption de la rationalité des droits par l'individu – et donc des innombrables déductions possibles qu'elle permet – me paraît plus le triomphe de cette rationalité que le triomphe de l'individu. Jouant son identité et les légitimités qu'il réclame sur cette rationalité, l'individu n'est-il pas là bel et bien approprié par le triple raisonnement du droit, de l'État et de l'économie et ne s'est-il pas mis en position de soumission aux raisonnements utopiques les plus démagogiques, les moins individualisants et les plus totalitaires ? La réduction de l'individu à la raison instrumentale confondue avec la raison du Droit a de graves conséquences. La liberté individuelle fut d'abord conçue comme le passage de l'allégeance aux contrats librement consentis, mais on peut se demander si le contrat suffit à rendre compte de la société et mérite même de conserver son statut de valeur fondamentale. Pour ce qui est de l'individualisme, l'État démocratique se retrouve en tout cas dans la situation humiliante de celui qui ne peut suivre le train des attentes qu'il a développées. Il est incapable de produire les raisons aptes à répondre aux demandes rationnelles individualisées.

L’individualisme semble rester seul sur les décombres de la modernité dont les croyances s'effritent de toutes parts. Lorsque les « je » triomphent, lorsque la référence du « je » s'impose au centre des dispositifs sociaux de la légitimité, lorsque ces « je » sont leurrés puis phagocytés par les utopies, on ne s'étonnera pas que les individus croient imposer leur volonté de puissance à un monde objectif. Mais la situation se retourne contre eux et ce paradoxe tourne à la contradiction, ce qu'ils pensaient ouvrir à l'humanisme ouvre à la terreur. « Dans le monde de l'objectivité, il n'y a pas de place pour le sujet dont la subjectivité n'a ni valeur ni sens » (Levin, 1988 : 4). Les postmodernistes ne se privent pas d'appliquer la déconstruction aux projets modernistes marxistes ou capitalistes. En effet, seules les utopies modernistes, objet même des croyances mobilisatrices, n'avaient pas été soumises au fer rouge de la critique moderniste. Les postmodernistes, désormais, s'en chargent, la déconstruction culturelle triomphe, aucune société nouvelle n'est apparemment construite. « Nous nous retrouvons devant un immense chantier de traces et de résidus, non devant l'organisation globale du monde en schèmes rationnels et techniques » (Vattimo, 1988 : 159).

Où en sommes-nous ? En arrivons-nous au nihilisme que certains célèbrent comme Néron l'incendie de Rome ? En tout cas, le barrage offert aux ruptures des représentations cosmologiques ne tient plus et l'individu ne peut être conçu comme le centre que la modernité souhaitait. L’affrontement est féroce entre modernistes confiants dans l'avenir industriel, économique et démocratique de la planète et postmodernistes conscients et convaincus de la [244] mort prochaine de la formation discursive qui porte le sujet moderniste, le « je » entrepreneur qui de l'extérieur était sûr de régenter le monde en chantier. Beaucoup éprouvent à l'égard des discours et des pratiques postmodernes l'étonnement des voyageurs rencontrant au XVIe siècle des tribus qui leur paraissaient chaotiques, inconséquentes, amorales ou pire encore. D'autres refusent d'y voir les traces de l'émergence de quoi que ce soit. Ces postmodernes sont fous, peu s'en faut ! Ces « désorganistes » nous jouent des « déconcertos », pour pasticher les expressions d'un ami psychanalyste. Les plus polis n'y verraient que du « vieux vin idéologique dans de nouvelles bouteilles terminologiques » (cité par Burgin, 1986 : 163). La situation n'est peut-être pas aussi grave de conséquences que l'effondrement de la cosmologie à l'époque de Galilée, mais si la formation discursive (à la Foucault) de la modernité est mise en cause, on ne peut en sous-estimer les effets. La confusion, les ambiguïtés du débat, la crise et son ironie sont partout. Car le « je » cartésien si précieux et si central à la modernité se dégrade, selon certains, en subjectivité postmoderne qui réclame pour elle l'intérêt de tout ce qu'elle ressent et pose en argument la fluidité de ses impressions. De nombreux auteurs, modernistes en général d'obédience disons postmarxiste, éprouvent un plaisir évident à associer le postmodernisme à l'exacerbation d'une société de consommation capitaliste marquée par les images qui a réussi à soumettre les signes au marché et court le grave danger de n'avoir plus d'autres fins (voir, par exemple, Baudrillard, 1992). Le postmodernisme serait le symptôme de l'adaptation à ce type de marché, il serait une maladie produite par le marché des biens symboliques qui a enfoui le rapport politique dans un inconscient explosif (critique à la Jameson dès 1981, voir aussi 1984 et 1992). Cette critique suffit-elle ?

Le postmodernisme n'a pas la naïveté d'inventer ce qu'il rappelle, mais il lui paraît impossible sans s'en prendre à la modernité de laisser vivre ce que celle-ci massacre, ici pas d'aménagement possible. Il faut désapprendre quelque chose pour que la pertinence postmoderniste soit aperçue. De quoi s'agit-il ? À quoi de nous le postmodernisme renvoie-t-il ? Les grands discours de la modernité ont trop souvent espéré fonder des sociétés rationalisées que leurs utopies décrivaient déjà, ils ont défendu des cohérences si englobantes, des sens si généraux qu'ils ont franchi la limite, qui leur a permis à la fois des cohérences et des rapports de plus en plus imaginaires et inadéquats aux êtres humains. Les explications tous azimuts, par les sciences naturelles, sociales ou de l'homme ont réussi à convaincre les gestionnaires et les managers qu'il était après tout légitime de rêver encore à un tout organisable. La modernité en est arrivée à cet échec par ce franchissement des limites – à l'intérieur desquelles pourtant la modernité garderait sa pertinence – et les prétentions qui s'en suivent à jouer le rôle de la vérité ont à la longue perverti les chances de la modernité qui tourne à l'usurpation de ses avatars gestionnaires. Latour (1992) a défendu l'idée d'une modernité revue et corrigée, d'un retour aux « hybrides » d'où tout part et repart, bassin des multiples où prennent forme projets et représentations. Que la modernité ait erré, personne ne le niera, mais de là à la [245] condamner en bloc, le risque est trop grand, plaide en somme Latour (avec bien d'autres). La postmodernité devrait comprendre ses origines dans la modernité, elle est toujours redevable des « hybrides » qui se mettent en place à partir du XVIe siècle, poursuit-il. Le débat n'est pas clos, les postmodernistes sont sensibles aux « hybrides [1] ». On ne peut s'empêcher de penser ici aux vieux débats de toujours sur les rapports des « parties » et du « tout ». Pressée d'aller au tout, la modernité a sous-estimé les parties, le tout toujours imaginaire – aussi nécessaire soit-il – dépendrait-il des parties qui le renouvellent et non l'inverse [2]

D'un point de vue moderniste, on peut comprendre que le postmodernisme soit traité de chaotique et d'éclaté. On remarquera d'ailleurs que sur ce point, les conservateurs et les progressistes sont d'accord, les uns le disaient déjà de la modernité depuis longtemps, les autres les rejoignent à présent. Les critiques, en général de gauche, ont dénoncé les rapports du postmodernisme et du capitalisme avancé à l'américaine qui réduit aux conditions du marché les signes eux-mêmes au risque du sens lui-même compromis par la mise en cause des conditions nécessaires à la représentation de la réalité et à la distinction entre les deux. Ces affrontements font penser aux désarrois des périodes de transition si bien aperçus par Feyerabend (1979), riches de pathologies où les jugements de folie circulent entre les camps, l'un déconstruit et l'autre dont la figure est encore vacillante.


QU'EN EST-IL DE L’INSTITUTION ?

Qu'en est-il de l'institution dans cette affaire ? En effet, le postmodernisme n'est pas une pensée de l'institution qui, pourtant, se maintient en deçà de ces changements. Il est, me semble-t-il, crucial de l'apercevoir et de l'inclure aux débats. En évoquant l'institution, nous ne renvoyons directement ni à l'État, ni aux corporations au sens anglais, ni aux corps constitués, ni même aux personnes morales qui y cherchent leurs modèles. Les anthropologues savent que les sociétés sans État sont aussi humaines que celles avec État, même démocratique. Les institutions dont nous parlons précèdent l'État et le fondent, à lui d'en être le garant. Nous nous plaçons ici dans la droite ligne des travaux de Pierre Legendre (1974, 1976, 1982, 1983, 1985, 1988, 1992, 1994), juriste français dont l'œuvre est aux confins de l'histoire, du droit et de la psychanalyse. Prenons un raccourci par les commentaires du juge Garapon (1992) pour faire sentir à quel endroit se placer d'abord quand on parle d'institution. Le juge rappelle opportunément la distinction que faisaient les Grecs entre la « dikè » et la « thémis ». La « dikè » visait la justice du « juste partage », lieu des contrats et des médiations où le juge est en position d'arbitre, arbitre qui tranche, opte et pratique souvent les compromis que supposent les liens entre les parties en désaccord. Puis il y a la « thémis », la justice des « justes places », il n'y a pas ici de médiation possible, il y a un ordre des places, hiérarchiquement supérieur au « juste partage » qu'il cadre et rend possible. Il n'y a pas de juste [246] partage possible dans l'ordre des places. Pas de médiation, par exemple, dans les cas d'inceste, là il faut trancher, rétablir les justes places, ne permettre aucune confusion, aucun compromis. Ici, pas de « juste partage ».

La justice de la « thémis » introduit pour nous à l'institution. Pourquoi faut-il un ordre des places ? Pourquoi cet ordre des places a-t-il besoin de gardiens, les gardiens de cette institution ? Mais que gardent-ils ? Que nous assurent-ils ? Ils sont à la frontière de ce qui fait fondement et permet l'humanisation, le bien commun par excellence auquel l'accès direct est strictement interdit. « La société doit être fondée à parler, c'est-à-dire un discours qui soit celui de la société comme telle et non celui d'individus particuliers. Établir ce sujet de fiction, c'est le but premier des montages institutionnels » (Legendre, 1988 : 141). Il s'agit bien d'un sujet de fiction, la société qui n'est pas réductible à la parole de tel ou tel individu, parle à partir d'une scène, elle parle « au nom de », au nom d'un Sujet Monumental comme le nomme Legendre. Cette scène se donne en Référence Absolue et pour cela, fondatrice et constamment célébrée, à laquelle la parole de la société nous réfère. L’ordre institutionnel fait « comme si » il en découlait et veille à empêcher tout accès direct à ce trucage-montage qui assure un Tiers aussi énigmatique que nécessaire, nous allons y revenir. Qu'est-ce que « la société qui parle » (ibid. : 143) ? Il y a dans la perspective de Legendre un trucage (le sujet de fiction) toujours présent pour établir les liens essentiels entre la parole, le pouvoir et les normes que le Droit s'empresse de représenter. Ce trucage-montage, qui travaille l'ordre du discours, fait fonction de bien commun qui n'est pas, on le voit, composé des biens produits par tous répartis vaille que vaille par l'État entre tous. Le bien commun dont nous parlons reste commun précisément parce qu'il n'est pas partageable, il ne se transmet que grâce à son caractère indivis, chacun y a accès et cet accès doit être garanti. Fondé par ce qui nous capte en nous échappant et après quoi nous courons : Dieu, les dieux, le Roi, la démocratie, la science, la famille, etc. (les options ne sont pas toutes les mêmes), l'ordre des places est lié à l'adhésif de la croyance à des fondements indivis. Ce qui nous fonde a les caractéristiques d'une Référence Absolue qui sera célébrée. Nous touchons au dispositif, au sens d'un « ordre des places », de l'institution dont les gardiens défendent l'accès pour qu'elle joue son rôle de fondement. Les croyances liées légitimeront les tabous et les peines imposées à ceux qui transgressent l'ordre des places touchant, par exemple, l'inceste et le meurtre. Voilà le minimum qu'assure l'institution que supposent chez nous les tranchants des options portées par le droit civil. L’institution est un bien commun à condition que le montage qu'elle suppose ait valeur d'énigme irréductible. On peut donc s'attendre à être déjoué, y compris par des leurres. D'où la place irréductible des mythes. Quel que soit le Référent mis en position d'absolu, le pouvoir s'en sert pour produire du normatif et du légitime, par un forçage, un choix qui fait norme, qui classe et dit. S'emparer du pouvoir des mots là où il y a enjeu quant au Référent est le lieu central du pouvoir et de sa capacité de légiférer. C'est de là que le pouvoir s'adresse à des humains captivés par l'attrait d'accéder au [247] Référent. Le dispositif structurant du rapport à la Référence et l'énigme de ce dispositif réussissent à instituer la vie en portant l'homme par des paroles qui le déménagent vers une logique du Tiers, un forçage qui assure l'impossibilité de tout rapport direct à la Référence Absolue. Ce qui fonde la parole doit rester imparlable. « L’enjeu de représentation, c'est cela : ce qui fonde la parole et que celle-ci ne saurait dire, si ce n'est par son accompagnement mythologique, lequel est un incessant travail social des montages, de trucs de discours qui cassent ce que nous nommons réalité » (ibid. : 157). Que ne dit-on pas et ne fait-on pas au nom de la Science, de la Démocratie, de Dieu, des Textes Sacrés, du Peuple ou de l'Homme ! L'enjeu est de savoir si n'importe quel Référent Absolu fait l'affaire pour être humanisant. L'enjeu est de taille, puisque c'est à ce Référent que se rapportent l'herméneutique sociale, l'interprétation, les jugements. On peut se demander si un des courants centraux de la modernité sous sa figure, « Management-Sciences du comportement », ne conserve pas l'espoir déshumanisant « d'en finir avec la perplexité » (ibid. : 131 ; voir également 63-103) par incompréhension de ce qui doit rester caché, inatteignable. Qui dit « énigme », en effet, ne dit pas « rébus ». Autant le rébus trouve sa solution par le raisonnement et l'astuce, autant l'énigme suppose une obscurité qui impose l'interprétation. On n'est pas ici dans le domaine de l'efficiency, on est du côté de l'art et du mythe, de ce qui nous mystifie. À ces lieux les postmodernistes ne renvoient pas et, pourtant, nous en dépendons tous. Mais les modernistes en parlent-ils plus ? Et les plus croyants des Managers savent-ils ce que veut dire célébrer la gloire de la Gestion comme modèle du Gouvernement des humains ?


LE RETOUR DES APPARENCES

Dans Contre la méthode (1979), Feyerabend a étudié l'art et les écrits de la Grèce archaïque à l'époque d'Homère et comparé la Grèce d'Homère et celle de la Cité. Pour la première, les apparences ne sont pas trompeuses, pour l'autre, il fallait s'en méfier. Pour la première, cette distinction ne pouvait avoir de sens, puisqu'elle repose avant tout sur le travail de l'abstraction que la philosophie grecque développera beaucoup plus tard. Dans la perspective d'Homère, telle que la décrit Feyerabend, « la connaissance complète d'un objet tient à l'énumération complète de ses éléments et particularités. Or, l'homme ne peut avoir de connaissance complète. Il y a trop de choses, trop d'événements, trop de situations (Iliade, 2, 488), et il ne peut être proche que d'un petit nombre d'entre eux (Iliade, 2, 485). Mais bien que l'homme ne puisse pas tout savoir, il peut avoir une somme appréciable de connaissances. Plus son expérience est large, plus grand le nombre de ses aventures, des choses qu'il a vues, entendues, lues, et plus grand est son savoir » (Feyerabend, 1979 : 293). Une situation, une personne est définie par une suite de « marqueurs » et l'on ne s'y soucie guère de faire le discours intégrant de ces « marqueurs » différents tant il est évident qu'ils ne peuvent être compris par le rapport entre [248] eux. Ne sommes-nous pas en train de décrire la pensée sauvage telle qu'en parle Lévi-Strauss [3] ? ou, mieux encore pour notre sujet, ne décrivons-nous pas les rapports à autrui et aux choses auxquels les discours postmodernistes renvoient ? On peut se demander si les jeunes (et bien des moins jeunes) de notre temps ne ressemblent pas à ces Grecs de l'époque d'Homère. Les apparences pour eux sont la réalité telle qu'elle se présente et qu'ils repèrent ainsi sans l'aborder par l'abstraction à laquelle ils sont réticents. On ne passe pas des apparences à ce qu'elles cacheraient, on circule d'apparences en apparences. Les langues d'un grand nombre de populations sans écriture construisent leurs concepts par l'énumération, le montage d'une série de marqueurs entre concepts et percepts. Feyerabend a soin de souligner que l'approche par les apparences – car il n'y a qu'elles – ce qui advient et se produit – forme une vision du monde propre, incommensurable avec celle de la Cité grecque et sa philosophie. Il ne s'agit pas d'une approche imparfaite, incomplète, dont nous sommes sortis, il s'agit plutôt d'une vision autre, appropriée à d'autres types de réalités et elles ne sont pas interchangeables. Ces marqueurs associés forment des rapports de coprésence, il aura sans doute fallu une « archaeology of the morning » pour nous les faire percevoir à nouveau. Ces marqueurs, traces de la mémoire de l'expérience, ne sont pas des matières premières de ce qui ne serait acceptable que mieux travaillé et cohérent. Non, la cohérence peut être aussi grande sans être du même type. Cette cosmologie si étrangère à l'Occident depuis la Cité grecque, toujours rejetée à ses frontières, ne retrouve-t-elle pas aujourd'hui sa pertinence, adéquate à la fois aux mondes déconstruits dans lesquels nous vivons et aux images omniprésentes qui nous entourent ? Les phénomènes de transition et les perspectives des options différentes les unes sur les autres sont le lieu des incompréhensions et des pathologies comme l'illustre si éloquemment Feyerabend (voir son chapitre 17).

Les caractéristiques de la pensée homérique, comme celles de la pensée sauvage telle qu'en parle Lévi-Strauss (1962), ne ressemblent-elles pas à celles qui marquent de plus en plus le type d'appropriation des environnements sociaux actuels et les expressions artistiques et écrites qui leur correspondent dans les villes multitraditionnelles d'aujourd'hui ? Le monde y est abordé par une suite de notations évocatrices et je suis ce qui m'arrive et me traverse, comme un montage-clip, par exemple, sensible aux coprésences, si proche des ensembles parataxiques chers à Feyerabend. Ce n'est pas si bête.

 « Le simulacre est une copie dont il n'y a pas d'original » se plaignait Baudrillard, reprenant une phrase du Platon de la Cité que la période homérique énervait. La société américaine vivrait de plus en plus de simulacres, grave danger qui nous attend tous sur le marché des images. Nous serions enfermés dans le tissu continu des apparences que nous prendrions même pour la réalité. Dans cette « imagistic irreality », l'opposition image/réalité n'est avancée que pour mieux dissimuler qu'on peut les prendre l'une pour l'autre. Cette critique qui rencontre tant de succès n'est pas satisfaisante, car elle n'a de sens que dans une perspective réaliste de la plus belle eau moderniste. Dire du simulacre [249] qu'il n'est même pas la représentation d'un original dans la réalité et le condamner sur cet argument est insuffisant. « This chain of questioning assumes a world divisible into real facts and representation of real facts, as if the means of representation were a mere instrument and not a source of experience. "A whole mythology is deposited in our language", noted Wittgenstein, including, we might note, the mythology of the real and of language as transparent » (Taussig, 1986 : 35).

Les critiques dénoncent les simulacres dans lesquels des gens inconscients se vautreraient, manipulés et de plus en plus subtilement normés par des pouvoirs qui jouent avec eux. Attention à ces interprétations ! Si on appliquait, par exemple, les critiques de Baudrillard aux représentations religieuses, cela conviendrait-il ? À quelles réalités ces représentations renvoient-elles ? Nous avons disposé de Jupiter et consorts, on nous a dit qu'ils n'existaient pas, cela signifierait-il donc que les discours de cette époque véhiculaient des simulacres, puisqu'ils ne représentaient ni Jupiter ni consorts ? Il faut la position très « réaliste » de la modernité pour traiter les représentations de simulacres quand on n'aperçoit plus les réalités qu'elles représentent. On sait assez comment le registre des représentations se permet les leurres et les transformations interprétantes. D'ailleurs, entre l'artiste qui sur une toile ou sur un mur à deux dimensions peint en trompe-l'œil pour obtenir un effet de perspective à trois dimensions et ainsi nous faire croire aux vertus du réalisme et celui qui sur une toile ou ce mur ne peint pas pour obtenir un effet de trompe-l'oeil et garde ces figures en deux dimensions, lequel pratique le leurre du simulacre ? Ou de quels simulacres différents s'agit-il ? La réponse n'est pas évidente, sauf à ignorer que celle que l'on propose est ancrée dans une perspective ou dans une autre. Les simulacres ne nous apprendraient donc pas seulement le triomphe du marché ? Sommes-nous à la veille d'un déplacement dans la formation discursive occidentale en train de produire de nouvelles figures de la « subjectivité » comme l'espérait Foucault ? Si c'est le cas, ne redécouvrons-nous pas, par le contexte des images, des formes d'art et de discours analogues à ceux de la Grèce antique qui n'auraient sans doute pas résisté aux critiques de Baudrillard ? Je préfère pour ma part réfléchir avec Taussig (1986 et 1993) sur une mimésis et une altérité subversives du « réalisme » trop court de la modernité. La notion de « first contact » entre colonisateurs et colonisés, entre conquérants et conquis, l'écart que cette notion suppose, convenait à la polarisation des rapports entre Nous et les Autres, à celle si chère aux sciences mécaniques qui nous opposait à la Nature, à la polarisation du sujet et de l'objet qui nous a si bien convaincus de réduire la représentation à des ressemblances contrôlées par des réalités dont elles dépendaient. Ces polarisations ne sont plus possibles. Nous sommes dans des situations de « second contact », « era of borderland where "us" and "them" lose their polarity and swim in and out of focus » (Taussig, 1993 : 246). Cette longue période de « second contact » qui commence le lendemain du « first contact » est marquée par les entrelacs des appropriations des uns par les autres, par les images des uns et des autres, partielles, [250] orientées, excessives, démultipliées, en pièces et morceaux. Dans cette affaire [4] les acteurs sont inscrits les uns par les autres et ils seraient coupés les uns des autres s'ils ne s'y redéfinissaient pas. Il ne peut plus être question ici de bonne copie réaliste des uns par les autres. Ici « [...] the masks of appearance do more than suffice. They are an absolute necessity » (ibid. : 254). Si les apparences sont condamnées au nom de ce qu'elles cachent, elles ne peuvent prétendre à rien sinon par erreur, elles ne sont plus que des leurres. Les apparences, le mimétisme de la représentation n'ont pas à se soumettre aux « réalités » qu'elles supposent, elles sont plutôt le lieu de la liberté toujours active et produite pour, comme le dit Taussig, « live reality as really made-up » (1993 : 255) [5].

Feyerabend ne décrivait-il pas, on le jurerait, la jeunesse actuelle des grandes villes nord-américaines en évoquant l'homme archaïque ? « Il manque à l'homme archaïque l'unité "physique" ; son "corps" consiste en une multitude de parties différentes : membres, surfaces, jointures ; et il lui manque l'unité "mentale" : son "esprit" est composé de nombreux événements, qui ne sont pas tous "mentaux" au sens où nous l'entendons mais qui habitent le corps-marionnette en tant que constituants additionnels ; ou qui y sont apportés du dehors. Et ces événements ne sont pas façonnés par l'individu ; ce sont des arrangements complexes de différents éléments au nombre desquels le corps-marionnette est compté à la place qui lui revient » (1979 : 273). La connaissance qui circule dans ce monde « ne s'obtient pas en essayant de saisir une essence derrière ce que les sens rapportent, mais 1. en plaçant l'observateur dans la bonne position par rapport à l'objet (processus, agrégat), et en le disposant correctement dans le réseau complexe qui constitue le monde, et 2. en cumulant les éléments observés dans ces circonstances » (ibid. : 276). Qu'il est difficile au sujet moderniste de comprendre cela ? On remarquera en tout cas que l'insertion dans la réalité que suppose l'approche de la pensée sauvage n'est pas réductible à l'insertion sociale que suppose le « je » moderniste qui tient des discours d'auteur de l'Histoire et supporte mal ce qu'il juge « chaos » dans le cas postmoderniste. Nous voilà dans un monde où se retrouvent coprésentes des insertions sociales variées et irréductibles les unes aux autres. Elles ont l'avantage de nous indiquer des types différents de réalités, elles ont elles-mêmes à accepter leur coprésence les unes aux autres.


POUR CONCLURE

Ce trop bref essai a défendu l'idée que l'art de la coprésence, et donc des paradoxes, et le contexte omniprésent des images mériteraient un examen approfondi que le détour par le postmodernisme semble favoriser. Une pensée de l'institution permettrait à la fois de mettre en cause la dérive de la modernité vers la gestion généralisée et de rappeler au postmodernisme que le retour vers l'être humain qu'il promeut suppose qu'il aperçoive le travail des options institutionnelles qui le portent et des scènes qu'elles nous assurent.

[251]

Il est singulier d'observer pour le moment la coprésence de la demande de droits réclamée par un « je » qui tient à être reconnu comme argument suffisant et la claire conscience de la fluidité subjective du « sujet » postmoderniste sensible au bouillon d'impressions qu'il porte et qu'il avance aussi en argument. Ces deux consciences sont-elles les mêmes, de temps en temps l'une, de temps en temps l'autre, ou encore l'une semblant offrir à l'autre sa liberté, mais toutes deux complices pour entretenir quelques aveuglements de notre temps ? Nous pensons que cet aveuglement joue le rôle d'un refuge paradoxal et provisoire, associé à la cruelle expérience qu'évoque Jean-Luc Nancy : « Il y a chez les hommes et les femmes de ce temps, une manière plutôt souveraine de perdre pied sans angoisse, et de marcher sur les eaux de la noyade du sens. Une manière de savoir précisément, que la souveraineté n'est rien, qu'elle est ce rien dans lequel le sens, toujours, s'excède. Ce qui résiste à tout, et peut-être toujours, ce n'est pas un médiocre instinct d'espèce ou de survie, c'est ce sens-là » (1993 : 11).

[252]

RÉFÉRENCES

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Fin du texte


Notice biographique

[370]

DANIEL SALÉE

Daniel Salée est présentement directeur adjoint de l'École des affaires publiques et communautaires de l'Université Concordia. Il est coauteur de Entre l'ordre et la liberté : colonialisme, pouvoir et la transition vers le capitalisme dans le Québec du 19e siècle (1995) et de The Quebec Democracy : Structures, Processes and Policies (1993). Il a aussi codirigé Artful Practices : The Political Economy of Everyday Life (1994) et The Legacy of Karl Polanyi : Market, [371] State and Society at the End of the 20th Century (1991). Ses travaux récents l'ont amené à s'intéresser à la dynamique des rapports politiques entre groupes ethniques et à la question autochtone au Québec.



[1] Il convient de suivre ici de près les travaux de D.J. Haraway (par exemple, 1991) et ses développements sur les technosciences, lieu où la subversion de la polarité réaliste de la représentation est si active. Voir également les propos de G. Hottois : « La science contemporaine n'est pas un ensemble de propositions [...] elle est un ensemble de machines sophistiquées plus ou moins polyvalentes et interconnectables, permettant avec assurance de faire et de produire un très grand nombre de choses et avec prudence ou audace de poursuivre l'exploration active de ce qui est possible, faisable, opérable, indéfiniment » (Hottois, 1994 : 15 1). Cette technoscience n'est pas intéressée dans ses pratiques à la vérité ou à l'universalité, mais au possible. Elle fait « dans l'artifice, dans les réalités virtuelles, dans les fictions technophysiques réelles. [...] Il ne s'agit évidemment pas de "réalisme" au sens philosophique du terme. La "technoscience" serait, en ce sens, plutôt irréaliste ou surréaliste » (ibid. : 150).

[2] Voir à ce sujet les succulents débats du Moyen Âge si clairement traités par l'historienne américaine C. Walker Bynum (1991).

[3] Feyerabend avait d'ailleurs attiré l'attention sur les analogies entre les sociétés grecques de l'époque d'Homère et celles sans écriture que les anthropologues ont étudiées. On lira également l'importance fondatrice de l'oralité dans les stimulants travaux de F. Dupont (1976 et 1991).

[4] Voir les remarques de Howell (1993) dans sa conférence au congrès d'anthropologie d'Oxford (1993) et le livre de Julia Blackburn (1979).

[5] « Il faut [...] sortir de la conception étroitement cognitive de la représentation, plutôt que de se demander comment le discours imite la réalité, étudier ce que nous appelons le discours préréférentiel. Serons-nous encore longtemps victimes de la mystification du récit et du temps ? Continuerons-nous longtemps à croire que les cosmogonies remontent nécessairement à la nuit des origines ? » (Dupont, 1976 : 187).



Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le samedi 8 janvier 2011 15:14
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur de sociologie retraité du Cégep de Chicoutimi.
 



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