Michel Seymour
Philosophe, professeur de philosophie, Université de Montréal
“Hausse des droits de scolarité.
John Rawls contre la conception entrepreneuriale
de l’université. Le débat actuel va bien au-delà
de l’accessibilité et du caractère.”
Un article publié dans le journal, LE DEVOIR, Montréal, édition du samedi 26 mai 2012, page B6 Le devoir de philo.
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Photo : Pedro Ruiz - Le Devoir
Michel Seymour: «Non seulement Rawls affirme-t-il qu’une éducation universellement accessible peut avoir un effet favorable à l’égalité des chances, il va plus loin en soutenant qu’il ne peut y avoir d’égalité des chances sans une éducation universellement accessible.»
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Deux fois par mois, Le Devoir lance à des passionnés de philosophie, d’histoire et d’histoire des idées le défi de décrypter une question d’actualité à partir des thèses d’un penseur marquant.
Selon le philosophe américain John Rawls (1921-2002), la justice distributive requiert que les avantages soient attachés à des positions sociales auxquelles tous peuvent parvenir s’ils ont les talents requis. Chaque personne qui a un talent et qui veut le développer doit être en mesure de le faire.
C’est le principe de la juste égalité des chances (equality of fair opportunity). Il ne s’agit pas seulement d’assurer une égalité de droit, garantie par la loi, mais de parvenir à institutionnaliser une égalité de fait : le système scolaire doit effectivement permettre à un enfant issu d’une classe défavorisée d’accéder à une carrière adaptée à son talent.
Dans son maître livre Théorie de la justice, John Rawls écrit qu’« une juste égalité des chances […] signifie que le gouvernement […] essaie de procurer des chances égales d’éducation et de culture à ceux qui ont des dons et des motivations semblables, soit en subventionnant des écoles privées, soit en créant un système scolaire public ».
Il faut préciser que, selon Rawls, le système d’éducation incarne le principe d’égalité des chances. Non seulement affirme-t-il qu’une éducation universellement accessible peut avoir un effet favorable à l’égalité des chances, il va plus loin en soutenant qu’il ne peut y avoir d’égalité des chances sans une éducation universellement accessible.
D’ailleurs, remarquons que le principe d’accessibilité universelle est tellement partagé dans notre société que même ceux se disant favorables à la hausse des droits de scolarité tentent de montrer que celle-ci ne nuirait pas à son application.
La pointe de l’iceberg
Ce débat sur l’accessibilité n’est pourtant que la pointe de l’iceberg. Il en cache un autre, encore plus important, qui concerne la conception même de l’université, un débat qui dépasse la question de savoir si celle-ci doit être publique ou privée.
En réalité, comme l’indique Rawls cité plus haut, l’université peut incarner l’idéal de l’égalité des chances tout en étant une institution privée. Elle serait alors semblable à un organisme sans but lucratif financièrement appuyé en partie par l’État, par des mécènes et par un fonds de souscription.
Quelle est donc, dans une perspective rawlsienne, la bonne conception de l’université ? Si le système d’éducation incarne le principe de l’égalité des chances, l’université doit alors être considérée comme une institution servant la cause du bien commun.
Il s’agit, autrement dit, d’un bien mis au service de la collectivité dans son ensemble. Elle doit en ce sens ressembler à une institution publique et ne pas se modeler sur l’entreprise privée. Elle doit honorer sa vocation éducative offerte à tous.
On a donc, d’une part, une conception selon laquelle l’université constitue une institution ayant une vocation éducative, servant l’intérêt collectif et incarnant le principe de l’égalité des chances entendu au sens de Rawls ; et, d’autre part, une conception entrepreneuriale concevant l’éducation comme un produit de luxe réservé à ceux qui sont engagés, en tant que consommateurs de ce produit, dans la poursuite de leurs intérêts personnels de carrière.
Comme l’a bien plaidé le philosophe de l’éducation Denis Meuret en 1999, le rawlsien se méfiera du modèle selon lequel les individus s’endettent pour acheter des services éducatifs sur le marché, services qu’ils rembourseront grâce à leur rémunération future.
Un rouage de l’économie du savoir
Malheureusement, depuis qu’elle s’est muée en un rouage essentiel de ce qu’il est convenu d’appeler « l’économie du savoir », l’université se trouve poussée à évoluer vers une conception entrepreneuriale. C’est un phénomène mondial qui donne lieu à des prises de conscience critiques de plus en plus nombreuses. Nous ne sommes pas les seuls, au Québec, à vivre ces tensions.
Soulignons, avant d’aller plus loin, qu’il ne faut pas confondre le principe de l’égalité des chances avec l’« égalitarisme » en matière de justice distributive. S’il souscrit à l’égalité des chances, Rawls rejette l’égalitarisme en ces matières au profit du principe de différence (difference principle). Celui-ci autorise par exemple les différences de position sociale et de rémunération, pourvu qu’elles servent à améliorer le sort des plus démunis.
La pensée de Rawls peut alimenter nos réflexions critiques à l’égard des modèles de l’université mis en avant par le gouvernement Charest. Mais peut-on confirmer l’hypothèse selon laquelle les universités québécoises ressemblent de plus en plus à des entreprises privées ? Selon moi, cette orientation est malheureusement bel et bien réelle.
1. Les universités sont de plus en plus souvent gérées par des personnes n’ayant pas fait une carrière de chercheur. À l’Université de Montréal, par exemple, cinq des six membres du comité exécutif sont des gestionnaires qui n’ont pas touché à la recherche.
2. Les salaires des dirigeants universitaires québécois ressemblent de plus en plus à ceux des dirigeants d’entreprise. À l’Université Concordia, on est même allé jusqu’à accorder des primes de départ qui frisaient l’indécence.
3. On entend souvent dire de la part de certains recteurs que les membres du corps enseignant ne sont que des « employés ». Sous prétexte de refuser la cogestion, on est prêt à aller totalement à l’encontre du principe de collégialité. Et pourtant, puisque les professeurs-chercheurs, les chargés de cours et les étudiants constituent la véritable force créative de l’université, cela commanderait une gestion collégiale.
Pour donner un exemple qui ne correspond pas nécessairement à mes préférences en matière musicale, c’est René Angélil qui dirige la carrière de Céline Dion. Mais Céline n’est pas l’employée de René Angélil ! Ce dernier n’a d’autre choix que de faire une gestion collégiale.
Malheureusement, comme l’indiquait le projet de loi 38 du gouvernement libéral sur la gouvernance des universités (déposé en 2009, mais toujours au feuilleton, maintenant sous le numéro 44), on envisageait de concentrer les pouvoirs dans les conseils d’administration universitaires et de faire en sorte que les deux tiers de leurs membres proviennent de l’extérieur de l’université.
4. Les effectifs étudiants apparaissent de plus en plus comme une « clientèle » à attirer. Les développements immobiliers effectués sur le territoire des universités « concurrentes », au cours des dix dernières années, visaient à s’arracher ladite « clientèle » étudiante, un peu comme le font les entreprises qui cherchent à se concurrencer pour occuper une plus grande part du marché. L’Université de Montréal s’est installée à Laval, l’Université de Sherbrooke a construit un campus à Longueuil, tandis que l’Université du Québec à Trois-Rivières souhaite s’implanter à Drummondville.
Près de la moitié de la « clientèle » (temps plein) de l’Université du Québec à Rimouski étudie au campus de Lévis, tandis que près du quart des étudiants de l’Université du Québec en Outaouais se trouvent à Saint-Jérôme, indiquent les plus récentes données de la Conférence des recteurs et des principaux des universités du Québec (CREPUQ).
En outre, les universités dépensent des millions en publicité pour se mettre en valeur auprès de la « clientèle » étudiante.
5. Le principe de la péréquation interfacultaire, qui permet de faire fonctionner des unités non rentables avec les revenus des unités plus rentables, est de plus en plus souvent remis en question. Il a été mis en cause à l’Université de Sherbrooke autour des années 2000. On a aussi voulu le remettre en question en 2007-2008 à l’Université de Montréal.
En vertu de la nouvelle politique que l’UdeM cherchait à implanter, chaque unité devait viser l’équilibre budgétaire sur une période de cinq ans et celles qui n’y parviendraient pas allaient devoir démontrer comment elles feraient pour y parvenir.
6. L’ouverture d’un poste à l’Université de Montréal doit être accompagnée d’un « plan d’affaires » (cela ne s’invente pas !) qui montre la rentabilité de cette stratégie d’embauche.
7. Aux yeux du recteur de l’Université de Montréal, l’université sert à produire des diplômés qui pourront, grâce à leur diplôme, décrocher des postes dans une entreprise. Il peut s’agir d’une entreprise privée ou d’une entreprise publique, mais la raison d’être de l’université est d’abord et avant tout de produire des travailleurs pour les entreprises.
Cette idée est l’expression même d’une université fonctionnellement engagée exclusivement dans l’économie du savoir. C’est dans cet esprit que les universités se sont associées au Plan Nord.
8. Sur quinze pavillons portant le nom d’une personne à l’UdeM, sept ont reçu celui d’un donateur issu du milieu des affaires plutôt que d’un scientifique célèbre. Les doctorats honoris causa sont de plus en plus souvent décernés à ceux qui ont réussi dans une entreprise.
Ainsi, à l’Université de Montréal, on a décerné des doctorats honoris causa aux deux fils Desmarais, puis au beau-père de l’un d’entre eux, le très honorable Jean Chrétien, ainsi qu’à Mme Desmarais, épouse de Paul Desmarais. Mais on repousse du même coup la suggestion de décerner un doctorat honoris causa à une personne comme Luc Brisson, chercheur québécois qui oeuvre depuis des dizaines d’années au CNRS et qui est l’un des plus grands experts mondiaux de l’oeuvre de Platon.
9. La recherche libre constitue une part sans cesse décroissante au sein des organismes subventionnaires. Des chaires industrielles sont créées. Les chercheurs doivent rester discrets dans leurs critiques s’ils ne veulent pas faire l’objet d’une poursuite-bâillon. Les chercheurs et les centres de recherche sont naturellement enclins à s’autocensurer par rapport aux organismes qui les financent car, comme chacun le sait, « on ne mord pas la main qui nous nourrit ».
Ainsi en est-il du Munk Center, grand centre d’études internationales de l’Université de Toronto financé en grande partie par Peter Munk, président de Barrick Gold. Les chercheurs se bousculent-ils au portillon pour formuler quelque critique que ce soit à l’endroit de l’entreprise minière ?
10. On remarque de plus en plus la présence d’entreprises dans les conseils d’administration des universités. Ainsi, Power Corporation est présente dans l’administration de l’Université de Montréal. Hélène Desmarais est présidente du conseil d’administration de HEC et siège à celui du CHUM. Deux membres sur six au sein du comité exécutif de l’Université de Montréal siègent au conseil d’administration de Power Corporation.
C’est dans ce contexte que la hausse des droits de scolarité doit être comprise. L’éducation supérieure est souvent conçue comme un produit de luxe qui permet à la clientèle qui achète du savoir de se dénicher ensuite un poste dans une entreprise. Les étudiants doivent donc payer pour ce produit en raison des avantages personnels qu’ils pourront en retirer.
Comme on le voit, et cela est en partie dû à la contribution de Rawls, le débat qui est le nôtre va bien au-delà de l’accessibilité et du caractère privé ou public du système d’éducation universitaire. Il concerne la conception même de l’université.
La hausse vertigineuse des droits de scolarité préconisée par le gouvernement libéral actuel est étrangère à l’idée de l’université comprise comme un bien public contribuant à incarner le principe de l’égalité des chances; elle est plutôt le résultat d’une conception entrepreneuriale qu’il faut dénoncer non seulement le 22 de chaque mois, mais tous les jours de l’année.
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