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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Une édition électronique réalisée à partir de l'article de Bernard Saladin d’Anglure, “Présentation et débats. Médiations chamaniques. Sexe et genre.” Un article publié dans la revue Anthropologie et Sociétés, vol. 22, no 2, 1998, pp. 5-23. Numéro intitulé: Médiations chamaniques. Sexe et genre. Québec : Département d'anthropologie de l'Université Laval. [Autorisation formelle de l’auteur accordée le 14 août 2007 de diffuser cet article dans Les Classiques des sciences sociales.]

Bernard Saladin D’Anglure 

Présentation et débats. Médiations chamaniques.
Sexe et genre
”. 

Un article publié dans la revue Anthropologie et Sociétés, vol. 22, no 2, 1998, pp. 5-23. Numéro intitulé : Médiations chamaniques. Sexe et genre. Québec: Département d'anthropologie de l'Université Laval.
 

Déconstruction d'un concept, construction d'un thème de recherche
 
Trajectoires individuelles et liaisons transversales d'un collectif d'auteurs
 
Chasse et masculinité, au cœur de l'alliance chamanique avec les esprits
 
La parenté mystique des chamanes, au regard de l'ethnographie amazonienne
 
Chamanisme au féminin (femmes-chamanes) et féminisme sur le terrain
 
L'alliance au féminin (épouses d'esprits), possession ou chamanisme ?
 
Références

 

 Déconstruction d'un concept,
construction d'un thème de recherche

 

Ce numéro résulte d'une convergence d'intérêts pour le chamanisme chez les deux responsables de sa réalisation. Bien que nos motivations, nos sensibilités et nos parcours scientifiques aient été bien différents, nous avons conçu ensemble ce projet à l'occasion d'un séminaire de maîtrise, « Anthropologie et chamanisme », codirigé à l'Université Laval, en 1995. Très vite nous avons pris conscience du flou qui entourait le concept de chamanisme, en raison de sa vogue et de son usage incontrôlé, tant dans le grand public, avide d'expériences psychédéliques, d'irrationalisme et de néo-chamanisme [1], que chez les peuples autochtones qui ont perdu leur tradition chamaniste, et tentent de la réinventer en se construisant une identité ethnique [2] pour s'émanciper des États qui les dominent. Nous nous sommes donc entendus pour éviter toute réification de cet objet d'étude [3] et pour le considérer en tant que système de relations [4], d'où le choix du titre : « médiations chamaniques ». Considérant néanmoins l'ampleur d'un tel sujet, nous avons choisi de l'aborder sous un angle plus restreint, « sexe et genre », qui se prête bien à une réflexion comparatiste interrégionale, autant sur les plans ontologique, qu'épistémologique ou méthodologique [5]. 

Cet angle correspond à un axe de recherche important au Département d'anthropologie de l'Université Laval, mais il constitue aussi, en ce qui concerne le chamanisme, une zone d'ombre dans les connaissances. C'est bien le constat que fait Atkinson (1992 : 319), lorsqu'elle écrit qu'il reste beaucoup à faire pour reconsidérer les relations existant entre genre et pouvoir chamanique. Ce fait est paradoxal quand on considère que le chamanisme a donné lieu, depuis le début des années 1980, à un très grand nombre de publications anthropologiques [6] (parmi lesquelles on relève d'importants ouvrages et plusieurs numéros thématiques de revues en langue française) [7]. Atkinson (1992 : 318) remarque également que la question du genre, dans le chamanisme, nous conduit au travestisme. Pourtant Langdon (Langdon et Baer 1992) souligne qu'il est plus avantageux d'étudier la sexualité, l'ambivalence entre les sexes et les caractéristiques androgynes de l'idéologie chamanique et des rituels, à propos de l'Amérique du Sud, que le travestisme. Il doit être possible de concilier ces deux affirmations en donnant au travestissement chamanique un sens plus symbolique, comme nous y encourage l'étude sur les Inuit poursuivie à Laval, ainsi que certaines des contributions qui suivent. Si Atkinson insiste bien sur la question du genre, elle passe sous silence la sexualité, encore trop souvent confondue avec la première, l'une oblitérant l'autre, ou l'inverse, dans les descriptions ethnographiques. Nous y reviendrons plus loin. 

Nous espérons, à travers ce numéro, susciter discussions et débats pour sortir le chamanisme de certaines ornières théoriques et méthodologiques et pour explorer de nouvelles approches de ce type de médiations, et pourquoi pas, des médiations religieuses en général, comme plusieurs contributions le suggèrent.

 

Trajectoires individuelles
et liaisons transversales d'un collectif d'auteurs

 

Afin d'introduire les auteurs, je retracerai l'historique et la logique des liens qui se sont développés avec eux, et aussi les différences résultant de leurs trajectoires, de leurs traditions scientifiques, ou de leurs aires de recherches, en commençant par les deux responsables du projet. Le lecteur y trouvera quelques éléments démontrant l'intérêt croissant pour le chamanisme au cours des quinze dernières années dans diverses régions du monde. 

Avant de porter son attention sur le chamanisme et les rites de couvade chez les Galibi de Guyane française, Jean-Jacques Chalifoux s'était intéressé à la possession rituelle, à l'occasion de ses recherches doctorales au Nigéria ; sa formation en anthropologie biologique l'avait par ailleurs sensibilisé à la question de la transe et des « états modifiés de conscience » qui suscitait de nombreuses recherches en anthropologie psychologique et en ethno-psychiatrie chez les Américains du Nord. La vogue des psychotropes en Occident depuis les années 1970 avait entraîné un regain d'intérêt pour le chamanisme. Mais on s'intéressait surtout à la personnalité du chamane, à ses fonctions thérapeutiques, à son utilisation d'hallucinogènes, pendant que, sur la question de la transe et des distinctions entre possession et chamanisme, de Heusch (1971) et Lewis (1971) défendaient des positions contradictoires. L'expérience ethnographique de la possession rituelle africaine, ajoutée à un dramatique accident sur le terrain amazonien qui faillit lui coûter la vie, fut pour Chalifoux comme un parcours initiatique, un passage, lui donnant accès au savoir de son vieil informateur-chamane et à la symbolique des rites de passage. La couvade en constitue un des aspects les plus spectaculaires, qui n'a cessé d'intriguer les anthropologues depuis les débuts de leur discipline. Cet état « liminal » - pour reprendre le terme popularisé par van Gennep et Turner - dans le développement du cycle de vie individuel, ou du cycle de la famille, est propice à l'inversion, au travestissement, au chevauchement des frontières ; on est bien ici dans une problématique sexe/genre. Chalifoux cependant, s'inspirant de Menget (1979) et de Rivière (1974), refuse de n'y voir qu'un rite de passage, mais plutôt un système qui englobe les rites de passage et les représentations entourant la construction/reconstruction de la personne, également mise en jeu dans les rituels chamaniques [8]. 

Mon intérêt pour le chamanisme a suivi d'autres voies ; il s'est développé progressivement, dans le cadre de recherches chez les Inuit canadiens, depuis 1960. Elles m'ont conduit dans le sillage de Rasmussen [9], chez les Iglulingmiut (Territoires du Nord-Ouest), où j'ai pu travailler avec plusieurs de ses informateurs, anciens chamanes, ou avec leurs proches. C'est en étudiant la construction du sexe social (genre), dans le contexte du travestissement des enfants - pratique courante chez les Inuit, en rapport avec l'anthroponymie et avec les déséquilibres du sex ratio familial - que j'ai découvert l'existence d'un travestissement chamanique (visible ou symbolique), relié à la théorie de l'âme, de la personne, des esprits et à la cosmologie. Cette découverte soulevait beaucoup plus de problèmes qu'elle n'en résolvait, d'autant plus qu'il y avait autrefois chez les Inuit un pourcentage non négligeable de femmes-chamanes sur lesquelles on connaît peu de choses, car les premiers ethnographes ne leur ont pas porté suffisamment d'attention (Saladin d'Anglure 1986, 1988 ; Oosten 1986). 

La question du travestisme renvoyait par ailleurs aux débats théoriques du début du siècle. Frazer (1926 [1907]) y voyait une des clés de la médiation religieuse et l'expliquait par le rêve et la possession. Sternberg (1925), allant plus loin, le faisait découler de l'élection sexuelle par un esprit et de la possession résultant du mariage avec cet esprit. Leurs thèses ont été, malheureusement, occultées par l'évolutionnisme dominant à cette époque, qui voyait dans le travestisme un reliquat du matriarcat originel [10]. Cette explication évolutionniste, que l'on ose à peine évoquer actuellement, tellement elle relève de la mythologie scientifique, n'en a pas moins connu une incroyable fortune en imprégnant le marxisme, le freudisme et la science comparée des religions. Eliade (1968) l'appuya de tout son crédit dans son ouvrage capital sur le chamanisme ; ce faisant il a prolongé indûment le discrédit dans lequel étaient tombés les écrits de Frazer et Sternberg. 

Face à cette impasse théorique et au fait que le chamanisme avait pratiquement disparu chez les Inuit, du moins dans sa forme rituelle et publique, et il ne me restait d'autre choix que d'étendre mes recherches vers d'autres régions du monde pour rencontrer des chamanes encore en activité et tenter de répondre aux interrogations premières sur les rapports de sexe et de genre dans la médiation chamanique. Mon hypothèse était que la différenciation des sexes servait à penser toutes les autres différenciations et que le chevauchement de cette frontière par le chamane lui permettait de chevaucher toutes les frontières. On pouvait penser alors que le travestisme chamanique résultait de l'alliance avec un esprit de l'autre sexe, comme l'avait proposé Sternberg (1925), et symbolisait la médiation. 

Deux régions semblaient particulièrement propices pour cette recherche : la Sibérie, considérée comme le berceau du chamanisme, notamment par Eliade (1968), et où le travestissement chamanique avait été rapporté comme une pratique courante par les premiers ethnographes ; l'Amérique du Sud, aussi, où de nombreux chamanes étaient toujours en activité, dans des groupes dont l'organisation sociale n'était pas très éloignée de celle des Inuit. Françoise Morin, spécialiste des Shipibo d'Amazonie péruvienne, et professeure associée à l'Université Laval, accepta de relever ce défi avec moi. Je préparai donc un projet de recherche comparative sur le chamanisme, avec elle, en 1990, après un premier voyage en Sibérie. 

Cette même année, je rencontrai à un colloque sur les religions arctiques à Helsinki, ma collègue Roberte Hamayon, spécialiste reconnue du chamanisme mongol et sibérien, sur lequel elle venait de publier une somme magistrale, remettant elle aussi à l'honneur la thèse de Sternberg en la développant théoriquement. Tous deux avions été, dans les années 1960, étudiants au doctorat, sous la direction d'Evelyne Lot-Falck, à l'École Pratique des Hautes Études (Ve section, Sciences religieuses). Après le décès de Madame Lot-Falck [11], elle fut élue titulaire de sa chaire sur les « religions comparées des peuples arctiques » et m'associa à son enseignement, en 1980-1981, comme professeur invité. 

À Helsinki se trouvaient plusieurs des meilleurs spécialistes européens des religions arctiques, tels Hultkranz, Siikala, Pentikäinen et Hoppál, pour n'en citer que quelques-uns. Ce dernier jouait un rôle très actif depuis plusieurs années pour promouvoir la recherche sur le chamanisme [12] ; il nous proposa, à Hamayon et moi-même, de participer à la création d'une « Société internationale pour la recherche sur le chamanisme », dont le congrès de fondation devait avoir lieu l'année suivante à Seoul. 

Nous nous retrouvâmes donc tous à Seoul, ainsi que Chalifoux, pour cette rencontre importante, en marge de laquelle nous eûmes la chance d'être introduits au chamanisme coréen, par l'entremise d'Alexandre Guillemoz, spécialiste français de ce chamanisme. Ce dernier nous présenta à sa « mère » chamane et nous servit d'interprète, ainsi que Laurel Kendall, spécialiste américaine notoire, pendant les rituels exécutés devant nous. 

En 1992, j'ai participé avec Françoise Morin au colloque « Shamanism as Religion », à Yakoutsk, en Sibérie, ce qui nous permit de préparer une recherche sur le terrain l'année suivante, dans le nord de la Yakoutie. Ce terrain nous mena chez un groupe d'éleveurs de rennes youkaguires et tchouktches ; des entrevues intensives nous confirmèrent l'usage généralisé du travestissement chez les anciens chamanes de ces deux ethnies et surtout l'absence de connotation sexuelle dans ce travestissement, contrairement aux interprétations faites à partir des données des premiers ethnographes qui décrivaient leur rencontre dans cette région avec quelques chamanes homosexuels travestis ; on avait assurément confondu genre et orientation sexuelle. 

Mais les effets de la répression stalinienne contre le chamanisme étaient encore trop profonds et la situation socio-économique du pays trop instable, pour que nous puissions approfondir les thèmes qui nous intéressaient [13]. 

À l'occasion d'un autre congrès, sur les religions autochtones, organisé par Marie-Françoise Guédon à l'Université d'Ottawa, je rencontrai Ana Mariella Bacigalupo, une étudiante chilienne qui achevait sa thèse de doctorat sur le chamanisme mapuche, à l’Université de Californie à Los Angeles. Elle avait une grande expérience du terrain et s'apprêtait à y repartir, et nous décidâmes de garder le contact. Son sujet m'intéressait et m'intriguait en même temps, depuis qu'Alfred Métraux, que j'avais eu comme professeur à Paris, l'avait décrit en associant lui aussi travestisme et homosexualité à propos des hommes-chamanes. 

C'est aussi le travestisme rituel masculin, assorti à une homosexualité présumée, et relié à la possession rituelle, qui retint mon attention, lorsqu'au cours d'un voyage en Birmanie, je rencontrai Bénédicte Brac de la Perrière, chercheure au CNRS, qui venait de publier une thèse de doctorat sur un culte de possession birman. Ses descriptions me rappelaient celles de mon collègue Louis-Jacques Dorais, à propos d'autres rituels de possession accompagnés de travestisme et observés à Montréal chez des réfugiés vietnamiens, Tous ces rituels présentaient par ailleurs de nombreux points communs avec les rituels chamaniques coréens, et soulevaient de ce fait de nombreuses interrogations quant à la pertinence de leurs distinctions et à leur définition respective. 

Après nos expériences limitées en Sibérie, nous avions reporté nos efforts, Françoise Morin et moi-même, sur l'Amazonie péruvienne, en effectuant deux missions chez les Shipibo, en 1994 et 1997. Entre temps, Roberte Hamayon m'avait à nouveau invité, ainsi que Chalifoux, à participer à son séminaire sur le chamanisme, à Paris. J'y fis la connaissance d'Isabelle Daillant, alors étudiante au doctorat, à l'Université de Paris X. Elle avait fait un long terrain chez les Chimane de Bolivie, autre peuple amazonien où le chamanisme est encore pratiqué. A sa soutenance de thèse, sur l'organisation sociale et spatiale des Chimane, en 1994, je fus frappé par ses observations très intéressantes sur la multiplication des relations de parenté chez les Chimane, du fait du mariage des chamanes avec des femmes-esprits. Elle avait réussi à pénétrer l'univers, peu connu et peu décrit, des relations de parenté entre les esprits et les humains. Ce sont des données similaires, mais recueillies dans un tout autre contexte, qu'allaient nous dévoiler, quelques mois plus tard, nos informateurs-chamanes shipibo. 

Rien, par contre, dans ses observations, sur le travestisme chamanique. Même constatation pour nous chez les Shipibo, si ce n'est dans d'autres registres que le vêtement, comme celui de l'olfaction (l’usage de parfums végétaux) ou de la voix (suraiguë), pour plaire au conjoint mystique, ou lorsque ce dernier chante par la bouche du chamane [14]. Cette différence avec le chamanisme sibérien, ou inuit (du moins ce que l'on en connaît par les premiers ethnographes) nous encouragea à concentrer nos recherches sur le mariage mystique et l'alliance avec les esprits, rejoignant par là Hamayon (1990) qui en avait démontré la pertinence pour la Sibérie. L'avantage que nous avions, en Amazonie, était d'avoir accès directement aux idées et aux connaissances des chamanes, de pouvoir confronter théories et interprétations conjecturales de textes anciens au vécu empirique et aux représentations des groupes étudiés. C'est dans l'expérience ethnographique que nous avons ainsi découvert, en 1994 et en 1997 - comme Daillant l'avait fait chez les Chimane - que la filiation mystique jouait un rôle pour le moins aussi important que l'alliance de mariage dans la médiation chamanique ; le travestissement n'étant plus qu'un signe parmi d'autres de cette médiation. 

Fort de cette nouvelle expérience, je retournai sur le terrain inuit (1994, 1997) et y trouvai de nouvelles données contemporaines, ou dans des fonds d'archives inexplorés, tant sur le mariage et la filiation mystique que sur les rapports avec les esprits... 

Voilà écrite de façon succincte la petite histoire de ce numéro, du point de vue d'un de ses initiateurs. 

En ce qui concerne le choix des différents contributeurs, nous voulions, Chalifoux et moi-même, faire appel autant à des chercheures et chercheurs confirmés, de renommée internationale, spécialisés dans l'étude du chamanisme (comme Hamayon pour la Sibérie et Kendall pour la Corée du Sud), qu'à une nouvelle génération d'anthropologues, formés récemment à l'anthropologie et ayant à leur actif une solide expérience de terrain, incluant la connaissance des langues locales (Brac de la Perrière, sur les rites de possession birmans, Bacigalupo, sur le chamanisme mapuche, Daillant sur le chamanisme chimane d'Amazonie bolivienne, ou Crépeau [15] sur le chamanisme achuar d'Amazonie péruvienne [voir Crépeau 1988]). 

Les trois contributions de l'Université Laval (Chalifoux, Dorais et Nguyên, Saladin d'Anglure et Morin) émanent de chercheurs confirmes, mais qui sont venus plus tardivement à l'étude du chamanisme ou de la possession rituelle ; chacune apporte un regard original sur le thème.

 

Chasse et masculinité,
au cœur de l'alliance chamanique
avec les esprits

 

La contribution de Roberte Hamayon, avec laquelle commence ce numéro, aurait pu à elle seule servir d'introduction et de conclusion, tant elle est documentée, tant elle soulève de questions et tant elle stimule la réflexion, non seulement sur le chamanisme et sur la possession mais sur la médiation religieuse en général. On est redevable à cette auteure d'avoir poussé le plus loin la réflexion théorique a propos du chamanisme sibérien, en reformulant le modèle de Sternberg dans une perspective plus large, celle d'un système d'échange entre humains et esprits-maîtres du gibier. 

Déjà en 1981, Hamayon, qui dispense un enseignement sur le chamanisme depuis plus de vingt-cinq ans à l'École Pratique des Hautes Études (Ve Section), s'était engagée dans une approche sociologique du chamanisme, en s'attachant plus à la fonction qu'à l'individu, dans son introduction à Voyages chamaniques deux dans L'Ethnographie (Hamayon 1982), intitulée « Des chamanes au chamanisme ». Il s'agissait pour elle de sortir de l'essentialisme qui dominait alors et centrait l'attention sur la personne du chamane. 

Ses travaux plus récents (1990, 1995) et sa présente contribution ont beaucoup plus d'ambition. Elle adopte une perspective structuraliste, dans laquelle les relations sont plus importantes que les positions. Elle distingue tout d'abord le chamanisme des sociétés d'éleveurs, régi par la filiation, où le chamane est investi par un esprit clanique hérité de ses ancêtres chamanes, du chamanisme des sociétés de chasseurs, fondé sur l'alliance ; alliance conçue comme un système reproductible de relations d'« échange de force vitale » avec les esprits. Le mariage mystique en est la formalisation. Cette notion d'échange de force vitale n'est pas sans rappeler celle d'« échange d'énergie vitale » entre humains et gibier, formulée par Reichel-Dolmatoff (1973 : 252-262) dans son analyse des relations établies par les Desana d'Amazonie colombienne avec les esprits-maîtres du gibier. 

Mais Hamayon va plus loin, car elle pense que dans les sociétés de chasseurs, en prise directe sur la nature, l'idéologie de la prédation réserve à l'homme-chamane le privilège de s'allier aux esprits (féminins). La société tout entière s'identifie à lui en tant que « mari » d'esprit ; les esprits-maîtres du gibier, comme le gibier lui-même, se trouvant par rapport à lui dans une position d'« épouse ». Le preneur de gibier est alors l'équivalent symbolique du preneur de femme. Et la théorie de l'alliance, basée sur l'échange des femmes, dans l'approche structuraliste de la parenté, est utilisée de façon métaphorique comme modèle de l'alliance religieuse. 

Mais qui dit échange dit retour ; l'esprit fournit du gibier aux chasseurs par l'intermédiaire du chamane, et en contrepartie, ce dernier accepte de s'animaliser, de se faire dévorer symboliquement par les esprits, à l'occasion des grands rituels saisonniers de renouveau ; la mort de certains humains fait également partie du tribut payé aux esprits. La démonstration est brillante et convaincante ; sans doute faudrait-il, comme nous y encourage Hamayon, la mettre à l'épreuve de l'ethnographie des autres sociétés de chasseurs à tradition chamaniste. 

Là où son modèle est plus conjectural, c'est quand elle analyse la logique du chamanisme au féminin (les femmes-chamanes), celle du travestissement chamanique (hommes ou femmes travestis), et celle de l'alliance au féminin, c'est-à-dire quand la société et le médiateur religieux qui la représente se mettent dans une position d'« épouse » par rapport à l'esprit ou au Dieu. 

Pour ce qui est des femmes-chamanes et du travestissement, les sources ethnographiques (à propos des cas sibériens qu'elle discute) ne parlent pas du « genre », c'est-à-dire de la construction des catégories sociales de sexe. C'est une problématique récente mais non moins préalable à toute discussion sur les rôles de genres et a fortiori sur le travestissement. La question est de savoir s'il est encore possible de l'appliquer à un chamanisme sibérien pour le moins évanescent. L'anthropologie française, qui marque le pas dans les études sur le genre par rapport à l'anthropologie anglo-saxonne, semble néanmoins vouloir la rattraper [16]. 

En ce qui concerne l'alliance au féminin (femmes épouses de dieux), qui apparemment caractériserait essentiellement les cultes de possession rituelle, et les religions qualifiées d'« abrahamiques », la même réserve pourrait être faite ; l'idée n'en est pas moins très stimulante et surtout susceptible d'aider à reconsidérer le clivage possession/chamanisme sous un autre angle et de façon plus féconde que par le passé [17]. 

 

La parenté mystique des chamanes,
au regard de l'ethnographie amazonienne

 

La contribution d'Isabelle Daillant apporte au débat sur le chamanisme, engagé par Hamayon, un nouvel éclairage : celui d'une spécialiste de la parenté amazonienne, notamment des systèmes cognatiques dravidiens ; elle a en effet découvert, au cours de son enquête de terrain sur la parenté, qu'il existait chez les Chimane d'Amazonie bolivienne un système de parenté mystique. Ce système est la réplique exacte de celui qui est en œuvre dans la vie courante et ils s'articulent l'un à l'autre. D'un point de vue structuraliste, il relève des structures élémentaires, avec une règle d'alliance fondée sur l'échange restreint et une bipartition (dravidienne) des parents en alliés et en consanguins. La bipartition s'applique, dans les deux systèmes, à toute la société, (humaine et mystique) et non pas seulement à des groupes locaux. Cette découverte est d'autant plus intéressante que les Chimane ont une longue histoire de contacts nombreux avec la société bolivienne et que le chamanisme y a subi les assauts répétés de la part de diverses congrégations missionnaires chrétiennes depuis plusieurs dizaines d'années. Il ne s'agit donc pas d'un groupe marginal, nouvellement pacifié, replié sur ses traditions et isolé au fond de la forêt amazonienne. 

Ces alliés mystiques, appelés « gens de dedans », sont des esprits anthropomorphes, invisibles pour le commun des mortels. Seuls peuvent les voir les chamanes, avec qui ils entretiennent des relations d'alliance (comme conjoints), de consanguinité (comme enfants) et de pouvoir mystique (comme esprits auxiliaires). La parenté n'est donc plus une métaphore pour conceptualiser les relations humains/gibier, comme dans le modèle sibérien d'Hamayon, mais un véritable système qui implique toute la société humaine avec ses parents-esprits. 

Les « gens de dedans », ainsi que leurs homologues shipibo (les chaíconibo [les véritables alliés]), shuar (les tsunki) ou inuit (les ijirait), sont « comme des humains », mais ils les surpassent en tout, en taille, en force, en rapidité, en habileté à la chasse, tous sont aussi des dispensateurs de savoir et de pouvoir chamanique ; ils renvoient à une ethnicité primordiale et constituent une sorte d'humanité modèle et pacifique. 

En ce qui concerne le gibier, les « gens de dedans » sont un peu comme des fondés de pouvoir des grands esprits-maîtres qui le contrôlent et ils en sont de ce fait les gardiens. Les espèces sauvages sont à leur égard dans un rapport de domesticité, croyance largement répandue en Amazonie (Shipibo, Yagua, Achuar, Shuar, etc.). Mais à la différence d'autres groupes amazoniens et des groupes sibériens décrits par Hamayon, Daillant constate chez les Chimane une discontinuité ontologique entre le gibier et les esprits qui l'offrent. Ce fait a pour conséquence que les Chimane n'ont pas à donner leur être (force vitale) en échange, mais leur avoir, sous forme de bière de mais (chícha). Cette distinction très importante introduit une intéressante variante au modèle sibérien, et je pense qu'elle pourrait s'appliquer aussi à l'exemple inuit, du moins en ce qui concerne le caribou (gibier terrestre). Elle gagnerait certainement à être explorée systématiquement dans les autres sociétés chamanistes où prédomine une idéologie de la prédation (chasse et pêche). 

Daillant nous montre par ailleurs que si les « gens de dedans » sont des parents, ils sont aussi des « autres gens », classés selon leur genre de façon dualiste ; les hommes sont à la fois dessus et à l'extérieur et les femmes, dessous et à l'intérieur. Ce classement se retrouve dans les relations interethniques où ce sont les hommes-chamanes qui épousent des « femmes-esprits de dedans » et les femmes chimane qui épousent des hommes boliviens de l'extérieur. Ces différences donnent lieu à d'intéressantes réflexions théoriques. On aurait aimé en savoir un peu plus sur le chamanisme, sur le nombre des chamanes, sur le rôle spécifique des femmes dans les rituels chamaniques, sur les sentiments, les émotions, associés aux relations chamanes/esprits, sur les catégories sociales de sexe et la sexualité chez les Chimane. L'auteure aura d'autres occasions pour satisfaire notre curiosité et, rappelons-le, son intérêt premier était la parenté et l'organisation sociale.

 

Chamanisme au féminin (femmes-chamanes)
et féminisme sur le terrain

 

Sous ce titre, emprunté en partie à Hamayon (dans ce numéro), je présenterai les contributions de deux auteures qui ont en commun d'avoir été formées et d'exercer leurs activités dans le cadre de l'anthropologie américaine. La première, Ana Mariella Bacigalupo, d'origine chilienne, travaille dans un centre d'étude des religions, à Harvard. Elle fait des recherches depuis dix ans sur le chamanisme mapuche en Araucanie chilienne. La seconde, Laurel Kendall, est conservatrice de la section Asie à l'American Museum of Natural History de New York, elle étudie le chamanisme sud-coréen depuis vingt ans et a publié plusieurs ouvrages qui font autorité sur le sujet. 

Leur approche du chamanisme se distingue nettement des autres contributions, en raison de l'influence qu'on y décèle de deux grands courants intellectuels, florissants actuellement aux États-Unis, le féminisme (dans le champ d'étude des religions) et le postmodernisme (dans celui de la sexualité). Elles apportent un regard différent de celui de leurs collègues français, plus classique et structuraliste, ou plus engagé (Mathieu 1998). Quant aux contributeurs québécois, ils semblent se situer entre ces deux univers intellectuels, qu'ils côtoient par la communauté de langue ou de frontière. 

Si la sensibilité féministe est commune aux deux auteures, Bacigalupo se réclame du « féminisme critique » qui, au sein de l'anthropologie des religions, vise à redonner la parole aux femmes autochtones et à réévaluer leurs rôles et leurs pouvoirs dans les médiations religieuses. Son article est sans doute, avec celui de Dorais et Nguyên, un de ceux qui nous présente de la façon la plus holiste la société étudiée. Il pourrait, sur ce point, aisément s'inscrire dans la ligne de certains travaux structuralistes, notamment ceux qui s'inspirent de Louis Dumont. L'auteure, quant à elle, revendique une approche phénoménologique de la religion, fondée sur l'expérience de terrain et l'étude des contextes. Elle cherche à rééquilibrer la perception du chamanisme et spécialement du rôle des femmes-chamanes, dévalorisé par la société chilienne. 

Sa préoccupation majeure consiste à prouver que si l'on prend en compte la cosmologie, les rituels et la symbolique des objets et des classifications, on voit apparaître une véritable idéologie de la complémentarité entre les genres. Dans la pratique sociale existent néanmoins des zones de prestige pour chaque genre, la chefferie et l'art oratoire pour les hommes, la pratique de guérisseuse, de chamane et d'accoucheuse pour les femmes ; mais en dépit d'une règle de filiation patrilinéaire et de résidence patrilocale, il n'y a pas, selon l'auteure, de domination masculine. Avant la sédentarisation dans les réserves et l'adoption de l'agriculture, les Mapuche ont d'abord été des chasseurs-horticulteurs, puis après la colonisation espagnole, ils devinrent éleveurs et adoptèrent le cheval. Les hommes faisaient la guerre et la chasse. Les hommes-chamanes, comme certains berdaches [18] d'Amérique du Nord, ont toujours été travestis et pratiquent des activités féminines ; autrefois ils étaient aussi responsables des augures militaires et des rituels célébrés en l'honneur des ancêtres du patrilignage. Ces rituels ont aujourd'hui perdu une grande partie de leur importance. Les rites de fécondité conduits par les femmes-chamanes sont devenus prédominants. Ainsi, il y a eu passage progressif du chamanisme masculin, caractérisé par le travestissement et dominé par les esprits de la chasse et de la guerre (soleil, éclairs), à un chamanisme féminin (90%), beaucoup plus tourné vers les esprits androgynes ou féminins de la fertilité (lune, étoiles). 

Cette approche historique est assez convaincante. Mais l'auteure, préoccupée par la question du statut et du rôle des femmes-chamanes, discute peu du travestissement et de l'androgynie qui sont pourtant au cœur de la cosmologie et des rituels qu'elle nous décrit. Elle nous dit que « les hommes s'assimilent aux femmes en se travestissant et par une éventuelle homosexualité, alors que les femmes affichent un équilibre entre masculinité et féminité, tout en conservant leur habillement et leur identité sexuelle ». Cette affirmation a le mérite de soulever de nombreuses questions, d'une grande importance pour le thème de ce numéro ; elles rejoignent les questions posées par Hamayon, mais, en l'état des connaissances, il semble difficile d'y répondre. Cela nous renvoie toujours à la critique des sources anciennes. On sait que les auteurs anciens ont très souvent confondu travestissement et homosexualité. Par ailleurs, s'il faut comprendre le terme « éventuelle » (utilisé par Bacigalupo), par « quelques fois », alors l'homosexualité s'ajoute au travestissement mais ne l'explique pas, ni n'en découle, et le problème reste posé. 

Le même flou entre genre et orientation sexuelle semble exister pour le travestissement des chamanes tchouktches de Sibérie et pour celui des chamanes qualifiés de berdaches en Amérique du Nord, dont on nous dit dans la littérature que certains étaient homosexuels, mais pas tous [19]... Enfin, le fait pour les femmes-chamanes mapuche d'afficher un équilibre entre masculinité et féminité n'est-il pas une forme de travestissement ? Il fait penser lui aussi aux faits sibériens. En fait Bacigalupo a très bien compris que chez les Mapuche la médiation chamanique chevauche la frontière des genres et se situe en quelque sorte dans une position intermédiaire entre les deux genres [20], ce que nous avons proposé d'appeler un troisième sexe social ou troisième genre [21] (Saladin d'Anglure 1986), qui se situe à un niveau hiérarchiquement supérieur et englobe les deux autres, pour reprendre la terminologie de Dumont. 

Le chamanisme sud-coréen, étudié par Kendall, partage avec le chamanisme mapuche le fait d'être actuellement majoritairement féminin, alors qu'il était masculin historiquement [22], présume-t-on. Il semble que les hommes l'aient peu à peu délaissé, en raison du prestige plus élevé associé aux grandes religions venues de l'extérieur, comme le bouddhisme ou les divers christianismes. Mais là s'arrête la comparaison, car la Corée du Sud est un grand État moderne, avec certes des zones rurales traditionnelles, mais aussi plusieurs mégapoles industrielles, et le chamanisme y est une pratique marginale, même s'il est pratiqué partout dans les campagnes et, sous une forme légèrement différente, partout aussi dans les villes. Bien qu'elle s'inscrive dans une approche féministe, Kendall adopte une perspective différente de celle de Bacigalupo. Ce qui l'intéresse, c'est de réfléchir sur l'interprétation des rituels chamaniques féminins (décrits dans ses publications) faite par des lecteurs occidentaux qui en ignorent totalement le contexte. En particulier lorsqu'ils voient de l'érotisme dans les danses et rites chamaniques, ou quand ils assimilent les femmes-chamanes aux danseuses itinérantes et aux courtisanes... 

La question n'est pas simple, car quelques rares ethnographes locaux ont décrit ces danses et rituels de possession en termes d'érotisme et de sexualité, ils ont mis de l'avant certains témoignages de femmes-chamanes parlant de rêves érotiques où elles avaient des relations sexuelles avec leur esprit... Certains ont voulu y voir une réaction contre la répression sexuelle présente dans la société coréenne... 

Kendall procède méthodiquement, en analysant tout d'abord ce que disent les chamanes avec lesquelles elle a travaillé, notamment sur la nature de leur relation avec les esprits mâles qui les possèdent et sur leurs relations maritales dans la vie courante. Elle s'attache aussi à comprendre comment la société coréenne perçoit les femmes-chamanes et leurs pratiques ; elle scrute les comportements de leurs clients pendant les rituels. Elle s'intéresse, enfin, au discours occidental sur le corps et la sexualité des femmes et fait appel à la critique foucaldienne sur ce thème, ainsi qu'à l'œuvre de Bakhtine sur la fête carnavalesque. 

L'auteure admet qu'il y a parfois des gestes ambigus de la part d'un client envers la femme-chamane ou de cette dernière envers son client ; elle reconnaît avoir assisté à des danses rituelles à caractère phallique, dans lesquelles la femme-chamane s'affublait d'un phallus démesuré, surtout dans les campagnes et avant que les missionnaires chrétiens ne manifestent très vivement leur désapprobation... Mais quelle est la part de la théâtralité et la part de réel dans tous ces gestes, dans tous ces rites, d'autant plus qu'ils surviennent habituellement lorsque la chamane est possédée par un esprit ? On devine que Kendall penche pour l'explication théâtrale. Elle croit que la question sexuelle a été posée à propos de la possession rituelle coréenne parce que les chamanes sont en majorité des femmes. 

Il est généralement admis que tout rituel comporte une part de théâtralité, et on ne peut que donner raison à Kendall sur ce point. Il faut aussi admirer la rigueur avec laquelle elle traque la subjectivité « générique » (de genre), ou culturelle, refuse la facilité d'une explication psychologique ou fonctionnaliste des comportements ritualisés, s'attache à la contextualisation du texte ethnographique et dénonce son utilisation sans réserve. C'est sans doute la seule contribution de ce numéro qui pousse aussi loin la critique postmoderne. Elle a l'avantage de pouvoir l'appuyer sur des recherches de longue durée et des retours fréquents sur le terrain. 

Mais on est tenté de jeter un regard comparatiste sur les sociétés où le chamanisme est en majorité masculin comme celles qu'étudie Hamayon. On découvre alors qu'il y existe des rituels collectifs de renouveau, en Sibérie notamment, où l'accouplement est très nettement représenté sous des formes assez semblables à celles que décrit Kendall. Il en va de même chez les Inuit (Saladin d'Anglure 1989) où un chamane s'affuble d'un phallus énorme et organise un échange généralisé des conjoints entre les couples participants. Si l'on ajoute à ce fait que les chamanes inuit font souvent payer leurs interventions sous forme de prestations sexuelles, alors on ne peut exclure que la sexualité ait pu jouer, par le passé, un rôle plus important dans la médiation chamanique ou même religieuse en général (Bishop 1997 et Perrin 1992, 1995), sans oublier la sexualité onirique (Saladin d'Anglure et Morin, dans ce numéro). Et que penser du mariage des chamanes avec leur esprit électif ? Ou de l'inversion des rôles de genre qui semble leur être imposée, selon Choi (1989 : 286) ?
 

L'alliance au féminin (épouses d'esprits),
possession ou chamanisme ?

 

C'est sous ce titre, qui renvoie lui aussi au texte d'Hamayon, que je présenterai les deux dernières contributions, celle de Brac de la Perrière et celle de Dorais et Nguyên. Elles concernent des cultures voisines, birmane et vietnamienne, qui sont situées à la périphérie de la Chine. Toutes deux ont été soumises à l'influence du bouddhisme, qui constitue la religion dominante, et comportent des rites de possession, comme on en trouve dans toute l'Asie du Sud-Est et dans la Chine du Sud. Ces rites de possession pourraient, selon certains auteurs, s'enraciner dans un passé préhistorique, prébouddhique et prétaoïste. Ils mettent en jeu des femmes et des hommes. Brac de la Perrière adopte le point de vue théorique d'Hamayon, en reconnaissant dans les rituels birmans un exemple d'alliance au féminin avec des officiantes, épouses d'esprits masculins ; ce type d'alliance caractériserait la possession et la distinguerait du chamanisme où prédomine l'alliance au masculin. Dorais et Nguyên, tout en reconnaissant une forme de possession rituelle dans le culte vietnamien des génies, pensent pouvoir, au contraire, y déceler un héritage chamanique. 

L'article de Brac de la Perrière traite du culte des 37 esprits ou naq, qu'une royauté bouddhique birmane a formalisé en un culte royal, soumis au bouddhisme, il y a dix siècles, à partir de cultes plus anciens voués aux esprits locaux. À ces esprits furent ajoutés ceux de héros victimes de « malemort » ; ils cherchent de ce fait à s'incarner dans des humains qu'ils choisissent en les contraignant ou en les séduisant. Seuls certains naq peuvent épouser des humains. Quand l'esprit séducteur a été identifié, un rituel de mariage est célébré pour marquer son alliance avec l'être choisi et possédé, qui devient ainsi naguedo (épouse de naq), spécialiste du culte. Les autres naq seront, pour les humains qu'ils choisissent, des frères aînés ou des mères. Ainsi mariage et filiation sont au cœur de l'alliance avec ces esprits. 

Mais ce système d'alliance est plus complexe encore, et c'est tout le mérite de l'auteure d'avoir réussi à en éclairer les facettes : tout d'abord les « épouses de naq » (naguedo) sont parfois des hommes. Ensuite certains naq sont des esprits féminins, des natthe'mi (naq fille), parmi lesquels un d'entre eux seulement peut choisir et épouser des hommes, qui de ce fait se féminisent. Si le ou la naguedo ne peut épouser qu'un seul naq, il (ou elle) peut en incarner beaucoup d'autres, alternativement, au cours des rituels. C'est ce que l'on a l'habitude d'appeler la possession multiple. D'une façon générale, les hommes qui deviennent spécialistes du culte, et ils représentent près des deux-tiers de l'ensemble étudié par l'auteure, sont considérés comme efféminés, qu'ils épousent un esprit masculin ou féminin. Souvent ils se travestissent, en dehors du culte, et ont la réputation d'être homosexuels. Certains vivent en couple avec un homme plus jeune, d'autres vivent dans leur famille, nous dit l'auteure. Mais en dépit d'un essai de quantification des diverses situations, la question du genre des naguedo et de leur orientation sexuelle reste problématique. 

Il s'agit là d'un des aspects les plus délicats des enquêtes ethnographiques modernes. Les observateurs anciens confondaient systématiquement travestissement et homosexualité, projetant, en ce domaine, leur idéologie occidentale marquée par le judéo-christianisme. Les chercheurs modernes, de même que les sociétés qu'ils étudient, sont marqués par la nouvelle éthique des droits de la personne et de la protection de la vie privée. L'anthropologie est actuellement très désarmée en la matière, d'autant plus que, sous l'impulsion de certains mouvements minoritaires (gais, travestis, transsexuels, lesbiennes, etc.), une anthropologie « transgénérique » du désir s'est développée en Amérique du Nord et qu'elle a tendance à monopoliser le discours sur ces thèmes (Mathieu 1998, Herdt 1995). La tâche de Brac de la Perrière n'est pas facile, si l'on prend en compte que les naguedo, sur qui porte son enquête, comprennent soixante femmes et cent hommes. 

Sa remarque sur le fait que les esprits sont toujours dans une position hiérarchique supérieure à celle des possédés est intéressante, d'autant plus que cette hiérarchisation reflète celle de la société birmane, où le roi est supérieur à tous, comme les esprits le sont par rapport aux humains et les hommes par rapport aux femmes, le tout en conformité avec l'idéologie bouddhiste. Parmi les autres thèmes qu'elle développe, j'en ai retenu quelques-uns qui renvoient aux autres contributions ou à d'autres sociétés : ainsi, le fait que certaines naguedo racontent les visites nocturnes de leur naq-époux fait penser aux rêves érotiques amazoniens ou sibériens ; le maternage auquel on soumet la nouvelle naguedo après son investiture, comme si elle était un nouveau-né, me fait penser au chamane inuit qui, après avoir été investi, reçoit l'ordre d'aller téter sa mère. Mariage mystique, mort/renaissance, possession par les esprits, travestissement, que d'aspects communs au chamanisme et au culte de possession. Pour progresser à propos de leur distinction, il faudra d'autres ethnographies de la qualité de celle-ci, notamment en Asie du Sud-Est, région trop longtemps négligée par l'anthropologie des religions (Condominas 1976). 

Avec la contribution de Dorais et Nguyên, nous avons aussi affaire à un culte de possession d'Asie du Sud-Est, mais transposé dans un contexte canadien, en pleine ville de Montréal. Cet exemple est d'autant plus intéressant que le même culte, cette fois transposé en France, a donné lieu à d'importantes recherches dans les années 1970 (Simon et Simon-Barouh 1970, 1973). Ce culte vietnamien diffère du culte birman présenté plus haut, en ce qu'il a été moins marqué par le pouvoir politique et qu'il a gardé un caractère et un enracinement plus populaires. Les esprits importants sont ici les Saintes Mères des Quatre Palais. Ces quatre Saintes Mères contrôlent respectivement le milieu aquatique, le milieu montagneux, le milieu céleste et le milieu terrestre ; chaque milieu correspond à une région distincte du Viêt-nam. Il s'agit donc d'esprits féminins qui trônent au dessus des autres esprits et renvoient à une ancienne cosmologie, où milieu aquatique et milieu montagneux constituaient une bipartition [23] première. Un certain nombre de génies, masculins et féminins, sont sous la dépendance des Saintes Mères. Ce culte coexiste avec ceux des trois grandes philosophies religieuses reconnues au Viêt-nam, le taoïsme, le confucianisme et le bouddhisme. 

Il est cependant pour ce pays le seul culte où les médiums (ou officiants) sont presque exclusivement des femmes. Un de ses aspects originaux est la présence de gardiens des temples, responsables du culte et des rituels qui s'y déroulent. Ces gardiens sont souvent des hommes (cô dông, « demoiselle dông »), mais peuvent aussi être des femmes (câu dông « jeunes gens dông »), et ils sont toujours travestis, car leur charisme, ou pouvoir de provoquer la transe chez le médium, est inversé par rapport à leur sexe biologique. Un gardien possède un charisme féminin et adopte une allure féminine, une gardienne possède un charisme masculin et adopte une allure masculine. Cette parfaite symétrie et la théorie indigène qui lui sert de support sont des plus intéressantes, car elles nous éclairent sur la pratique du travestissement religieux. Il arrive parfois aussi qu'un homme soit médium et possédé exclusivement par un génie masculin agressif (le général Trân Hung Dao). Ce dernier, agissant à travers lui, pourra chasser les mauvais esprits, rappeler l'âme des malades et rendre fertiles les femmes stériles... 

Les auteurs montrent bien la grande diversité des relations avec les esprits ; leur inventaire précis leur permet d'en faire apparaître les grands traits. Ils n'hésitent pas à comparer certaines de ces relations avec celles qui unissent le chamane àses esprits auxiliaires. En particulier, lorsqu'un médium est possédé par un esprit qui, par son intermédiaire, soigne ou exorcise... Ils parlent de chamanisme par médium interposé. On est surpris cependant de ne pas entendre parler de mariages mystiques. La raison en est peut-être la difficulté d'enquêter sur le thème auprès de gens déjà très urbanisés et vivant au cœur de notre monde occidental. 

Bien des questions restent donc ouvertes après ce rapide survol de divers types de médiations religieuses, dans des régions du monde parfois fort éloignées. L'alliance de mariage semble en être un des traits les plus communs, en ce qui concerne la relation humains/esprits, qu'elle soit explicitement consacrée par un rituel ou qu'elle sous-tende implicitement le choix qu'effectue un esprit d'un humain de l'autre sexe. Qu'en est-il lorsque cette relation s'opère dans le même sexe ? Y aurait-il là l'explication des cas d'« homosexualité » chamanique (ou mediumnique) ? D'autres liens existent aussi qui relèvent quant à eux de la filiation ou de la relation chasseur/gibier. Et parmi les esprits, bien des distinctions restent à faire pour comprendre la nature des relations qui les impliquent. C'est de toute façon un vaste champ que celui qui fait l'objet de ce numéro : le sexe et le genre dans les médiations chamaniques ; espérons que ces divers articles susciteront de nouveaux débats, ouvriront de nouvelles voies et contribueront à relancer, sur des bases scientifiquement bien établies, l'étude comparatiste du chamanisme en anthropologie.

 

Références

 

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Bernard Saladin d'Anglure
Département d'anthropologie
Université Laval
Sainte-Foy Québec
GIK 7P4


[1] Cet intérêt a commencé à la fin des années 1960, il coïncide avec la montée de l'environnementalisme, de l'écologisme, le retour aux médecines « alternatives », le développement des sectes et de l'usage des psychotropes ; il a été alimenté par les écrits de Castaneda et de Harner avec son école californienne de chamanisme.

[2] On note un retour au chamanisme chez certains groupes traditionnalistes amérindiens du nord. Il connaît aussi des développements urbains chez les métis de plusieurs grandes villes d'Amérique du Sud. Chez les Inuit du Nunavut, les étudiants d'Arctic College ont réclamé un cours sur le chamanisme... On observe aussi chez certains peuples de tradition chamaniste, mais depuis longtemps assujettis aux « grandes religions », une tendance à revendiquer le chamanisme comme une composante de leur identité nationale. Ce phénomène a été observé en Sakha-Yakoutie, en Corée du Sud, et même, à une moindre échelle, en Finlande et en Hongrie, etc.

[3] Il a par le passé été l'objet d'une sérieuse remise en cause ; Geertz (1966) y voyait « une de ces catégories desséchées et insipides au moyen de laquelle les ethnographes de la religion dévitalisent leurs données » (cité par Atkinson 1992 : 307).

[4] Nous sommes de ce point de vue proches de l'anthropologie sociale française dont les travaux sur le chamanisme ont été influencés par le structuralisme lévi-straussien, comme Hamayon (1982, 1990), Chaumeil (1983), Perrin (1992, 1995), pour n'en citer que quelques-uns.

[5] Le comparatisme est encore assez mal vu par l'anthropologie contemporaine, après les excès des premiers anthropologues, aux XIXe et XXe siècles. Boas en a par la suite tracé très étroitement les limites, et le postmodernisme en a discrédité les prétentions, même si la comparaison a toujours constitué la pierre angulaire de la démarche anthropologique. On assiste néanmoins, depuis peu, à un retour au comparatisme, qu'il s'agisse de comparaisons régionales (voir le volume 21, 2-3, 1997 de cette revue, sur ce thème, sous la direction de Blaisel et Muller) ou de comparaisons interrégionales, thème du symposium international : Amazonia and Melancsia : Gender and Anthropological Comparison, qui s'est tenu en Espagne en 1996 (Gregor et Tuzin 1998).

[6] Sur environ deux cent quarante titres de langue anglaise, recensés par Atkinson (1992), vingt ont été publiés avant 1970, quarante entre 1970 et 1979, cent quarante-cinq entre 1980 et 1989 et trente-cinq pour les deux années précédant la recension. La progression est donc géométrique et semble se maintenir.

[7] Pour citer quelques ouvrages, mentionnons : Chaumeil (1983), Loude et Lièvre (1990), Hamayon (1990), Perrin (1992, 1995), Hultkranz (1995) ; et pour les revues : ASEMI (1973), L'Ethnographie (1977, 1982), Recherches amérindiennes au Québec (1988), Diogène (1992), Études mongoles et sibériennes (1975, 1995), Études/Inuit/Studies (1997).

[8] Cette approche n'est pas sans rappeler celle de Devisch (1986) dans son analyse du devin-médium chez les Yaka du Zaïre.

[9] Il est considéré à juste titre, depuis soixante ans, comme la meilleure référence sur le chamanisme inuit. Ses entretiens en langue inuit avec les derniers chamanes alors en activité (1921-1924) font figure de classiques pour les historiens des religions. Il dirigea la fameuse Ve Expédition de Thulé qui marqua le début de ses travaux chez les Iglulingmiut (Rasmussen 1929) et il les poursuivit jusqu'en Alaska.

[10] Thèse défendue par Bachofen, qui a également été invoquée pour expliquer la couvade (voir Chalifoux dans ce numéro).

[11] Un volume d'hommages lui a été consacré en 1977 dans la revue L'Ethnographie sous le titre Voyages chamaniques.

[12] Voir Hoppál et Diószegi (1978), Hoppál et von Sadovszky (1989), Hoppál et Pentikäinen (1992), Hoppál et Howard (1993), Hoppál et Kim (1995).

[13] Une collègue russe Elena Bat'yanova (1990), chercheure à l'Académie des Sciences de Moscou, que nous avons rencontrée en 1990, a fait des observations intéressantes sur la question du genre et du travestisme chez les Tchouktches de Tchoukotka ; elle partage nos hypothèses sur la nécessité d'étudier la question du genre. Nous espérons pouvoir un jour poursuivre ces premières recherches.

[14] Voir plus loin, à ce sujet, la note 38 de notre article.

[15] Il avait été prévu une contribution de Robert Crépeau sur le chamanisme achuar ; il est un des rares Québécois à s'être spécialisé dans l'étude du chamanisme amazonien, mais la perte de ses fichiers informatiques sur le terrain l'a empêché de faire face aux échéances prévues.

[16] Voir le dossier consacré à l'anthropologie des sexes, sous la direction de Mathieu dans Gradhiva (1998).

[17] Lors du quatrième congrès de l'« International Association for Shamanistic Research », organisé par Hamayon à Chantilly (France) du 1er au 5 septembre 1997, sous l'égide de l'École Pratique des Hautes Études (Ve Section, Sciences religieuses), une table ronde fut consacrée à la question du chamanisme et de la possession. Autour d'Hamayon étaient réunis I. Lewis, L. de Heusch, G. Rouget et O. de Sardan. L'impression générale qui prévalut chez les auditeurs, après avoir entendu ces seniors de l'anthropologie des religions, fut que l'on n'avait pas beaucoup progressé depuis la parution de leurs œuvres, vingt-cinq ans auparavant et qu'il serait nécessaire de reconsidérer ces thèmes à partir de leurs ressemblances, plus que de leurs différences.

[18] Voir à ce sujet l'ouvrage très stimulant de Williams (1986).

[19] Voir la note précédente.

[20] Elle cite l'exemple d'un homme-chamane qui change de genre à chaque changement de lune. Nous avons obtenu (de C. Weinstein) une information similaire à propos d'un Tchouktche qui vivait dans les années 1940.

[21] Voir aussi le récent ouvrage collectif dirigé par Herdt (1994) sous le titre Third Sex, Third Gender, mais qui se place dans une tout autre perspective que la nôtre (symbolique), et vise à fonder une anthropologie du désir, où l'homosexualité aurait sa place.

[22] Le pourcentage des hommes-chamanes en Corée, tout en étant minoritaire, est beaucoup plus élevé que celui des Mapuche.

[23] Nous avons retrouvé, chez les Shipibo-Conibo d'Amazonie péruvienne, la même bipartition cosmologique avec les chaíconibo de l'eau (esprits subaquatiques) et les chaíconibo de la montagne, ou de la forêt, qui sont les principaux auxiliaires des chamanes. Cette bipartition fait également partie de la cosmologie sibérienne.



Retour au texte de l'auteur: Bernard Saladin d'Anglure, anthropologue, Université Laval Dernière mise à jour de cette page le dimanche 2 mars 2008 13:25
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur de sociologie au Cégep de Chicoutimi.
 



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