Bernard Saladin d’Anglure et Françoise Morin
Respectivement anthropologue, Université Laval
et sociologue, Université de Toulouse-le-Mirail
“Mariage mystique et pouvoir chamanique chez les Shipibo
d'Amazonie péruvienne et les Inuit du Nunavut canadien”.
Un article publié dans la revue Anthropologie et Sociétés, vol. 22, no 2, 1998, pp. 49-74. Numéro intitulé : Médiations chamaniques. Sexe et genre. Québec : Département d'anthropologie de l'Université Laval.
- Résumé / Abstract
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- Introduction
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- Rêves érotiques et relations sexuelles avec les esprits
- Élection chamanique et mariage « mystique »
- Alliés invisibles et filiation mystique
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- Références bibliographiques
RÉSUMÉ/ABSTRACT
Mariage mystique et pouvoir chamanique chez les Shipibo
d'Amazonie péruvienne et les Inuit du Nunavut canadien
Les auteurs adoptent une approche ethnographique néo-comparatiste pour étudier les médiations chamaniques chez deux peuples autochtones des Amériques. Ils s'intéressent tout d'abord à la sexualité onirique entre les esprits et les humains, puis aux relations de parenté (alliance et filiation) des chamanes avec leurs esprits auxiliaires. Ces relations sont une source de pouvoir, soit qu'elles déterminent de nouveaux destins chamaniques, soit qu'elles consacrent la fin de l'apprentissage et le pouvoir de médiation des grands chamanes avec les esprits. Le travestissement, perceptible aux sens ou symbolique, et l'androgynie expriment la capacité des chamanes à chevaucher toutes les frontières.
Mots-clés : Saladin d'Anglure, Morin, chamanisme, sexe, genre, travestissement, androgynie, rêve, mariage mystique, Amazonie, Shipibo, Arctique, Inuit
Mystical Marriages and Shamanistic Powers among the Shipibo
of Amazonia (Peru) and the Inuit from Nunavut (Canada)
The authors adopt a neo-comparatist ethnographic approach to study cases of shamanistic mediation in two aboriginal peoples of the Americas. They first look into dream sexuality between spirits and humans, and then into the kinship (by marriage and descent) of shamans with their helping spirits. These relationships are a source of power. They may engender future shamans or they may sanction the end of the learning period and consecrate the mediating power of great shamans with the spirits. Shamans can cut across all boundaries through androgyny and through transvestism, be it symbolic or concrete (i.e., its outward signs can be seen, heard or smelled).
Key words : Saladin d'Anglure, Morin, shamanism, sex, gender, transvestism, androgyny, dreams, mystical marriage, Amazonia, Shipibo, Arctic, Inuit
Introduction
Cet article présente les résultats de recherches sur le terrain effectuées par les deux auteurs entre 1993 et 1997 [1]. Il explore certains aspects mal connus du chamanisme, comme le mariage des chamanes avec des esprits, phénomène souvent mentionné dans la littérature, notamment pour la Sibérie [2], mais rarement analysé de façon exhaustive [3].
Ils espèrent, par ce travail ethnographique, contribuer à l'effort collectif de ceux et celles qui ont entrepris, depuis le milieu des années 1980, de renouveler l'anthropologie sociale du chamanisme, en dépit des remises en cause du concept même de chamanisme [4].
Leur apport se situe à plusieurs niveaux :
- - Celui de l'ethnographie, par leur insistance sur la collecte de nouvelles données, de la bouche des chamanes encore en activité ou de leurs proches.
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- - Celui de la méthodologie, par leur mise en oeuvre d'un néocomparatisme ethnographique impliquant l'étude de plusieurs sociétés par les mêmes chercheurs, sur un thème circonscrit ; cette approche va à contre-courant des pratiques ethnographiques dominantes qui privilégient l'étude monographique d'une communauté ou d'une ethnie.
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- - Celui de la théorie, par leur utilisation des acquis de plusieurs écoles de pensée anthropologiques, comme le structuralisme, les études du « genre » (Gender Studies), l'anthropologie du rêve et du corps, les études sur l'ethnicité ou la critique « postmoderne ».
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- - Celui de l'ethnohistoire, enfin, par leur réexamen des sources anciennes et la découverte de documents inédits en langue vernaculaire.
Le thème du mariage mystique des chamanes avec les esprits s'est imposé, aux auteurs au cours d'une mission sur le terrain chez les Shipibo-Conibo d'Amazonie péruvienne, au printemps 1994. Ils procédaient alors à une enquête auprès de chamanes de ce groupe sur la construction du genre, la socialisation des enfants et le travestissement. Les Shipibo-Conibo [5], qui appartiennent au groupe linguistique Pano [6], comptent actuellement une centaine de chamanes (onánya) - presque exclusivement des hommes, dont une dizaine sont considérés comme de grands chamanes (meráya) -, dans une population de près de vingt-cinq mille individus. Les onánya soignent avec l'aide des esprits des plantes, notamment ceux du tabac et de l'ayahuasca ; les meráya ont recours à l'assistance d'esprits supérieurs et peuvent voyager dans les autres mondes ; mentionnons enfin également les yobé qui contrôlent la technique des dards magiques à des fins offensives ou défensives [7].
On relève des noms de femmes-chamanes dans les généalogies, aux générations antérieures, mais elles étaient toujours minoritaires et accédaient difficilement au rang de meráya. Aux femmes, par contre, était réservée la fonction d'exciseuse (shébiana biai aínbo), qu'elles combinaient souvent avec celle d'accoucheuse (báque bihai) et, pour celles qui avaient une bonne connaissance des plantes médicinales, avec celle de guérisseuse (ráomis). On compte encore actuellement des accoucheuses et des guérisseuses dans la plupart des communautés.
Rêves érotiques
et relations sexuelles avec les esprits
C'est lors d'une entrevue avec un meráya, grand chamane shipibo, à propos du destin chamanique, que notre attention a été attirée sur le rêve comme lieu privilégié de communications avec les esprits. Nous avions en tête l'importance du rêve, chez les Inuit, dans la détermination du nom des nouveau-nés et le rôle que jouait l'accoucheuse à cette occasion. Quand les parents inuit d'un enfant à naître rêvent en effet d'un défunt ou d'un esprit, il faut donner au nouveau-né le nom de celui-ci, car c'est le signe de son désir de vivre dans cette famille. Si la naissance était difficile, on faisait appel à une chamane-accoucheuse qui pouvait proposer d'autres noms, notamment celui d'un de ses esprits auxiliaires. Nous avons donc posé des questions dans ce sens au chamane shipibo, Questembetsa, sans prévoir qu'elles allaient susciter des réponses d'une portée beaucoup plus grande ; voici la transcription du dialogue [8] :
- - Peut-on dire que le chamane est en quelque sorte fabriqué à la naissance par l'accoucheuse ?
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- - Non, c'était plutôt un chamane de la famille qui déterminait son destin ; il pouvait voir très vite si l'enfant s'intéressait à ses activités et il essayait de lui transmettre ses connaissances dès son plus jeune âge ; cela pouvait commencer deux ou trois jours après la naissance. Le chamane effectuait des rituels dans cette intention ; il prélevait ainsi un peu du lait de la mère et y mélangeait des graines de camalonga avant de le faire absorber par l'enfant, pour renforcer sa vitalité. La camalonga est un hallucinogène [...].
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- - Est-ce que les rêves faits par les parents, ou par la mère quand elle est enceinte, ou par le chamane, peuvent jouer un rôle [dans le destin chamanique de l'enfant] ?
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- - Oui, la mère peut avoir ce que l'on appelle des rêves érotiques, elle rêve qu'elle a des relations sexuelles avec un esprit et elle tombe enceinte [...], ces enfants-là étaient prédestinés pour le chamanisme. Cela pouvait se produire avec les esprits invisibles dénommés chaíconibo [les véritables « beaux-frères »]. C'est le chamane qui avait le pouvoir de déterminer à quel esprit appartenait cet enfant, qui était son père, en quelque sorte [...]. C'est le chamane qui déterminait qu'une femme avait eu des relations sexuelles avec des esprits invisibles, car il était lui-même en rapport avec eux [...], [...] il pouvait savoir le sexe du foetus, le comportement et le destin qu'il aurait
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- Connaissez-vous des chamanes qui ont été conçus de cette façon-là ?
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- Oui, mon propre père est le fils d'un chaíconi de la forêt et, dès sa naissance, il fut pris en charge par un autre chamane. Enfant, il captait tout, il devinait, il comprenait tout ; lui-même s'est préparé et a expérimenté tout seul un certain nombre de choses ; mais c'est un chamane [meráya] qui lui a montré le chemin, qui l'a orienté, lui a servi de guide. C'était son oncle maternel [...].
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- - Est-ce que cela donnait une catégorie de chamanes plus forts quand on était né ainsi ?
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- - Oui, des chamanes de haut rang, des meráya
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- - Vous nous avez dit antérieurement qu'il fallait acquérir des connaissances de cinq mondes différents pour devenir chamane ; quels sont les principaux esprits de chacun d'eux ?
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- - Dans le monde des arbres, chaque espèce a son esprit ; dans le monde subaquatique, c'est pareil, ce sont les esprits des serpents, des cháiconibo de l'eau, de l'anaconda, du dauphin [...]. Quand une femme rêve d'un dauphin [coshóshca], elle peut avoir un enfant avec l'esprit du dauphin, mais ce sera un enfant anormal, contrairement à l'enfant conçu avec un esprit cháiconi, qui, lui, sera normal. En général les rapports sexuels que l'on a avec les esprits des animaux donnent des enfants anormaux qui auront soit un bec de lièvre, ou une malformation, un membre en moins Ces enfants anormaux ne vivaient pas longtemps.
De ce témoignage ressort tout d'abord la valeur du « rêve érotique » comme indice de relations sexuelles entre humains et esprits. Il met particulièrement en valeur l'expérience des femmes dans ce domaine, avec comme résultat leur conception et leur mise au monde d'enfants d'esprits (ininbaque) au destin singulier.
On reconnaissait l'origine de ces enfants à leurs stigmates physiques et à leur non-viabilité [9], quand ils avaient un esprit animal comme père présumé, ou à leurs dons exceptionnels, signes d'un destin chamanique, quand on leur prêtait comme père un esprit de type humain [10], notamment un cháiconi [11].
Les faits évoqués prennent sens si on les examine à la lumière de plusieurs théories indigènes qui se combinent ici et se renforcent l'une l'autre. Une première concerne le rêve, en particulier sous sa forme érotique. Pour les Shipibo-Conibo, comme pour la plupart des peuples non occidentaux, le vécu du rêve est une partie importante de la réalité. C'est dans l'état de rêve que l'âme peut quitter le corps de l'humain avec qui elle est associée et vivre toutes sortes d'expériences notamment avec des esprits ; c'est dans cet état aussi que les esprits peuvent venir visiter l'humain et établir une communication avec lui.
Dans cette conception, le rêve érotique s'explique par une sexualité onirique avec des esprits, comme en témoignent les sensations psychosomatiques qui l'accompagnent. Hommes et femmes peuvent avoir de tels rêves et se réveiller troublés après avoir atteint l'acmé du plaisir.
Une seconde théorie vise à expliquer les malformations somatiques et l'issue fatale qui en résulte souvent. Une troisième théorie, moins explicite dans cette entrevue, mais présente dans plusieurs autres témoignages, concerne la tentation d'une sexualité zoophile, en particulier pour les chasseurs. Elle s'enracine non seulement dans la mythologie qui évoque de telles unions avec des animaux métamorphosés en humains, mais aussi dans des pratiques marginales attestées et rendues possibles par l'intimité du chasseur avec son gibier et par leur compatibilité anatomique [12]. Il faut dire que dans les représentations shipibo-conibo, humains et animaux ne sont pas fondamentalement différents. Ils sont tous dotés d'âmes ; de nombreux animaux sont d'anciens humains, nous disent les mythes, et ils peuvent tous prendre forme humaine. Mais la zoophilie a des conséquences néfastes, tant pour ceux qui abusent de leur gibier [13], que pour ceux qui l'expérimentent en rêve. Les hommes risquent de s'animaliser et d'être attirés à tout jamais dans le monde animal, forestier ou subaquatique ; les femmes risquent de procréer des handicapés ou des monstres. Mais pour que ces théories soient invoquées avec toute leur force afin d'expliquer l'insolite et l'infortune, il faut encore passer par la clairvoyance et l'interprétation des chamanes qui, par d'autres voies, peuvent entrer en communication avec l'invisible, avec les esprits.
Avec les rêves érotiques impliquant des esprits cháiconibo, l'issue est très différente, puisqu'ils se traduisent par la procréation d'enfants au destin chamanique. Nous entrons là de plain-pied dans les champs du religieux que nous développerons plus loin. La distinction effectuée par notre informateur chamane entre les esprits des animaux et ceux des humains invisibles (cháiconibo) nous frappa d'autant plus que nous l'avions déjà rencontrée chez les Inuit d'Igloolik, mais cette fois-ci à propos des esprits auxiliaires des chamanes.
Selon une vieille informatrice inuit, fille et épouse de chamanes, les esprits auxiliaires animaux étaient considérés comme puissants, mais dangereux et souvent agressifs ; ils servaient surtout à tuer. Par contre les esprits auxiliaires de type humain (inurajait) étaient, eux, secourables, et ils tombaient facilement amoureux des humains, en particulier de ceux qui étaient dans l'affliction. Voici ce qu'écrit Burch (1971) à propos de la distinction entre esprits-animaux et esprits de type humain ; il est un des très rares auteurs qui se soit intéressé à ce thème chez les Inuit du nord de l'Alaska :
- Théoriquement, chaque animal empirique peut avoir une contrepartie géante non empirique [...]. Ces créatures sont toutes regardées comme très dangereuses et elles sont évitées [...]. [Il évoque ensuite les esprits de type humain.] Le terme générique pour de telles créatures est yziraq. Un type particulier est appelé nuliayuq. C'est une femme y qui épouse un mari humain normal. Le terme réfère aussi à une femme yziraq qui copule avec des hommes tout en restant invisible pour eux. Souvent cela se produit durant le sommeil de l'homme ; il pense qu'il a un rêve et il se réveille seulement lorsqu'il parvient à l'orgasme. À ce moment-là, la femme disparaît [...].
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- Burch 1971 : 154-155, notre traduction
La même croyance prévaut chez les Inuit de l'Arctique canadien où nous avons relevé les cas de plusieurs hommes ou femmes qui non seulement avaient la réputation d'avoir entretenu des relations amoureuses avec des esprits invisibles, mais en avaient eu une descendance invisible ; le rêve érotique étant là aussi évoqué comme preuve de ces relations.
Dans la région d'Igloolik, ces esprits sont désignés par le même terme que dans le Nord alaskien : ijiraq (l'invisible) (Rasmussen 1929 ; Saladin d'Anglure 1983). Dans le Québec arctique, l'esprit mâle (incube) est appelé uirsaq et l'esprit femelle (succube) nuliaqsaq (Mitiarjuk Nappaaluk 1997 ; Fletcher et Kirmayer 1997 ; Saladin d'Anglure 1997a) [14]. Au Groenland de l'Est, on les désigne sous le nom de uizerq (Gessain 1975 ; Victor et Robert-Lamblin 1993), sortes d'esprits androgynes qui tuent leurs victimes après les avoir possédées sexuellement.
Si le rêve est devenu, depuis quelques années, l'objet d'un nouvel intérêt de la part des anthropologues, comme en témoigne le nombre des publications qui lui sont consacrées, il n'en reste pas moins pour beaucoup un objet fantasmatique, une réalité imaginaire et inachevée, même si on accepte généralement d'y voir la marque du vécu, des désirs et de la culture du rêveur. La nouvelle anthropologie du rêve en a bien souligné les dimensions cognitives, narratives, sociales et esthétiques et a donné lieu à plusieurs fines analyses [15] ; mais des zones d'ombre subsistent encore, notamment en ce qui a trait aux rapports entretenus par le rêve avec la sexualité, pour lesquels prédomine toujours de façon latente une interprétation freudienne, et avec la religion, pour lesquels le christianisme manifeste de nos jours une attitude très réservée [16].
On comprendra donc pourquoi le rêve érotique n'a pas reçu l'attention qu'il mérite de la part des chercheurs qui se sont intéressés récemment aux relations existant entre rêve et chamanisme. Ainsi, Perrin (1992, 1994), qui a consacré plusieurs publications à ces relations, n'en traite pas explicitement. S'il montre fort bien les liens étroits existant, chez les Guajiro qu'il a étudiés, entre sexualité et chamanisme, il ne fait qu'évoquer (1992 : 132) « l'existence d'anecdotes [...] supposant que les chamanes, réputés chastes, hommes ou femmes, "font l'amour avec leurs esprits" ». Il parle de relations sexuelles imaginées, plutôt que de rêves érotiques ; il est vrai que, pour les Guajiro, « la mort d'un chamane est souvent considérée comme l'effet d'un acte sexuel, jusque-là repoussé, avec l'un de ses esprits » (ibid. : 133).
L'ethnographie ne manque pourtant pas de descriptions de rêves érotiques à incidence religieuse ou cosmologique. Reichel-Dolmatoff (1968) est l'un de ceux qui en a le mieux montré la portée chez les Desana d'Amazonie :
- Il existe une relation érotique entre les hommes et les animaux. Ce contact s'établit à travers des rêves, des cauchemars et des visions, ou simplement à travers les rêveries de l'imagination. Dans ces cas l'animal devient objet sexuel, succube volontaire qui, ayant été fécondé par l'homme, multiplie à son tour l'espèce animale. Toutefois la relation entre l'homme et l'animal peut prendre une forme inverse : l'animal peut se manifester dans des visions et des rêves en tant qu'esprit incube et dans ce cas, l'énergie investie non seulement est perdue pour le monde animal, mais encore elle peut être fatale pour la victime involontaire. La relation entre l'homme et son gibier est marquée par une forte composante érotique [...]. Lorsqu'une partie de chasse se prolonge [...], les animaux se manifestent alors dans les rêves des hommes et, sous forme de jeunes filles aguichantes, ils les séduisent De retour dans leur maloca ces hommes tombent malades et meurent [...].
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- Reichel-Dolmatoff 1968 : 254
Comme les Shipibo-Conibo, les Desana attribuent une issue néfaste à la relation onirique entre un humain et un esprit animal, avec cette différence que le succube animal tire profit de cette relation pour multiplier son espèce. Hamayon (1990) cite des exemples d'expériences sexuelles oniriques vécues par les chasseurs sibériens (avec l'esprit de leur gibier) et par les hommes-chamanes (avec la fille de l'esprit-maître des animaux) ; elle n'y voit cependant qu'une sexualité potentielle et imaginaire et, dans le sillage de Reichel-Dolmatoff, s'intéresse surtout à l'échange d'énergie vitale résultant de telles alliances.
D'une façon générale, il nous semble qu'Hamayon (1990) minimise le rôle des femmes, en ce qui concerne le chamanisme chez les peuples de chasseurs, notamment lorsqu'elle oppose les pouvoirs supérieurs des hommes-chamanes - résultant de leur alliance spirituelle avec des femmes-esprits (contrôlant les animaux) - aux pouvoirs inférieurs des femmes-chamanes - privées de ce type d'alliance par leur exclusion de la chasse. Nous avons montré ailleurs (Saladin d'Anglure 1986, 1988, 1992) à propos des Inuit canadiens comment cette invisibilité des femmes-chamanes résultait souvent d'un androcentrisme latent chez les premiers ethnographes et de leur méconnaissance des catégories sociales de sexe (ou genre) dans les sociétés étudiées. Un certain nombre de femmes avaient en effet accès à la chasse, et c'est parmi elles que l'on observait souvent les vocations chamaniques. Dans son analyse au demeurant brillante du chamanisme sibérien, cette auteure ne semble pas non plus accorder à la procréation humaine imputée aux esprits une importance suffisante ; voici ce qu'elle écrit à ce sujet :
- Il est enfin une autre limite qui, elle, touche également l'homme et la femme chamane : l'alliance surnaturelle est d'ordinaire stérile [...], les rares cas où un chamane est dit avoir un enfant dans la surnature s'interprètent comme des prolongements de la métaphore de l'alliance, sans que soit donné à l'enfant imaginaire de rôle dans les représentations ni dans les rituels [...]. Mais il arrive que le fils, que met au monde hors mariage une femme ordinaire, soit dit engendré par un esprit [...] ; cela peut, chez les Exirit-Bulagat, lui valoir de fonder une nouvelle lignée, et d'accéder à la fonction de chamane, en se réclamant de l'esprit de sa mère morte [...].
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- Hamayon 1990 : 450-451 et note p. 773
Dans sa perspective, tout axée sur l'alliance, elle occulte en grande partie la filiation « mystique » et le privilège qu'ont certaines femmes de pouvoir procréer, avec l'aide d'esprits, des enfants prédestinés au chamanisme. On retrouve pourtant chez d'autres peuples sibériens celle croyance que des femmes peuvent concevoir en rêve, avec un esprit, un futur chamane ; croyance très proche du témoignage shipibo cité plus haut. Un exemple en a été recueilli par Popov (1936), durant les années 1930, de la bouche du grand chamane nganasan, Dyukhade, dans le Nord-Ouest sibérien :
- Je suis devenu chamane avant même de percevoir la lumière du jour. Avant de tomber enceinte, ma mère rêva qu'elle épousait l'Esprit de la Variole. En se réveillant, elle déclara à sa famille que son enfant serait chamane grâce à cet esprit [...].
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- Popov 1936, cité dans Vitebsky 1995 : 58
Si le rêve, accessible à tout un chacun, ouvre la voie aux esprits pour communiquer avec les humains - notamment le rêve érotique dont nous avons souligné les dimensions cosmologiques (rapports ambigus avec les espèces animales) et religieuses (procréation de futurs chamanes) -, il est d'autres voies pour rencontrer les esprits. Ces voies, parfois dérivées du rêve, demandent un apprentissage particulier et relèvent plus spécifiquement du chamanisme. Les chamanes (onánya et meráya) shipibo-conibo utilisent certaines plantes pour rêver et entrer en communication avec les esprits [17]. Cet apprentissage débouche normalement sur le mariage « mystique » du chamane avec l'esprit qui l'a choisi. C'est, comme l'écrit avec justesse Hamayon (1990 : 436) à propos de la Sibérie, « comme si tous pouvaient "aimer" dans la surnature, mais certains seulement, "s'y marier" ».
Élection chamanique
et mariage « mystique »
L'élection chamanique, chez nombre de peuples sibériens, commence par un mariage « mystique » comme l'ont bien montré Sternberg (1925) puis Hamayon (1990). Chez les Shipibo-Conibo, ce type de mariage serait plutôt l'aboutissement d'un long processus de préparation et d'apprentissage. Il caractérise en effet l'accès au rang de meráya (grand chamane). Mais si beaucoup aspirent à atteindre ce niveau, rares sont ceux qui y parviennent et, surtout, qui s'y maintiennent [18].
Il existe presque autant de cas de figures de vocation chamanique que d'histoires de vie de chamanes shipibo. Nous avons évoqué plus haut le cas des enfants prédestinés au chamanisme et soumis dès leur naissance à des rituels pour développer les qualités nécessaires à leur fonction future. Pour beaucoup d'autres, c'est à l'âge de cinq ou sept ans que débute la formation, souvent dans la moustiquaire d'un aïeul, d'un père ou d'un oncle chamane. Pour d'autres, enfin, c'est à l'âge adulte. Tel fut le cas du meráya dont nous avons présenté le témoignage, et que nous avons interrogé sur ce point :
- - Dans votre famille y avait-il beaucoup de chamanes ?
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- - Oui, presque tous étaient chamanes. Quand j'étais enfant, je n'avais pas l'idée de devenir chamane. J'étais un enfant unique et tranquille ; mais je rêvais beaucoup, je devinais où étaient les animaux, où on pouvait trouver le plus de poissons qui allaient venir nous visiter [...]. C'est à l'âge de vingt-quatre ans que l'idée m'est venue d'être chamane. Je suis alors parti en quête de connaissances sur la médecine traditionnelle. Je me suis formé tout seul, sans guide [...].
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- - Comment peut-on se former tout seul ?
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- - Pendant un certain temps, j'ai été rendre visite à six chamanes shipibo, dans différentes régions, pour apprendre les règles auxquelles il fallait que je me soumette. J'ai vécu auprès d'eux un certain temps. C'étaient tous des meráya. J'ai essayé de faire une synthèse des connaissances qui m'ont été transmises, car chacun avait son originalité. L'un avait une bonne connaissance des plantes, un autre du monde de l'eau, un autre du monde du feu, un autre du monde de la terre et enfin de l'espace [...]. Certains étaient des amis, d'autres des gens apparentés, des proches, cela facilitait mon apprentissage [...]. Je ne prenais pas d'ayahuasca avec eux [...]. Cela a duré deux ans, je restais dans chaque communauté pendant deux ou trois mois [...]. Ensuite seulement, j'ai pris de l'ayahuasca [19], tout seul [...]. J'ai demandé à Isco Nihua, un chamane, de me préparer de l'ayahuasca jaune [20], car je ne savais pas moi-même le préparer. J'en ai pris une première fois, mais rien ne s'est passé. J'ai donc pensé que l'esprit [yoshín] de l'ayahuasca ne m'aimait pas [...]. Après quatre jours, j'en ai repris, alors commença la transe [níshicon paeni] [...] puis, j'en ai repris, alors vinrent les visions. J'ai entendu une voix masculine qui me disait : « Que cherches-tu avec l'ayahuasca ? ». J'ai répondu que je voulais apprendre. La voix m'a alors demandé :
- « Quel domaine ? Veux-tu faire de bonnes ou de mauvaises choses ? » [21]. J'ai répondu que je voulais faire de bonnes choses, rechercher la paix, aider les gens [...]. Cette voix m'expliqua ce que je devais faire et ne pas faire, manger et ne pas manger, boire et ne pas boire, tout cela en shipibo. Quand j'ai à nouveau pris de l'ayahuasca, mes visions devinrent plus claires, j'étais accepté par les esprits [yo-shín] [22]. Ils ont commencé à nettoyer la partie spirituelle, puis la partie psychologique, puis tout mon corps, parce qu'il était contaminé par le monde matériel. Après ils m'ont indiqué la direction à prendre [...]. Ils m'ont remis un vêtement spirituel [tári] et tous les attributs nécessaires [invisibles] [23] [...].
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- - Après cette phase de purification comment avez-vous réalisé votre premier voyage chamanique ?
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- - Ce fut d'abord un voyage psychologique, pour m'entraîner. La conscience prend alors d'autres rythmes. Je suis entré en communication avec des chamarres défunts de ma famille ; je les ai appelés pour les questionner sur un certain nombre de choses [...]. Ensuite, j'ai effectué un voyage plus spirituel, sans prendre d'ayahuasca, vers le monde de l'eau où j'ai eu un contact avec les jene chaíconibo [les chaíconibo subaquatiques], les esprits invisibles et bienveillants de l'eau, qui se différencient des boas et anacondas, esprits inconscients, et aussi des dauphins, esprits malveillants Je n'ai utilisé pour cela que du tabac et une décoction de marosa [24].
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- - Pourriez-vous nous donner des détails sur votre rencontre avec les jene chaícombo ?
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- - J'étais dans ma pirogue sur un lac, lorsqu'une pirogue s'approcha avec deux jeunes filles à bord, habillées comme des femmes shipibo et parfumées avec du huáste (piri piri, [25]). Elles m'abordèrent et me dirent qu'elles vivaient sous l'eau et venaient me chercher, [...] que je ne devais pas avoir peur. Elles me firent passer dans leur pirogue. Elles avaient leur pipe et l'une des jeunes filles souffla sur moi la fumée du tabac. Alors ce fut comme si la pirogue coulait, s'enfonçait dans l'eau. Ce fut comme si nous étions entrés dans une immense hutte. On ne ressentait rien, on ne pouvait pas respirer, l'atmosphère était froide, [...] il n'y avait pas de soleil, [...] c'était comme un jour de pluie avec beaucoup de nuages, [...] nous avons croisé un chemin qui conduisait à un village, où nous nous sommes rendus. On me reçut dans une des huttes ; trois personnes s'approchèrent qui me dirent désirer établir un contact avec moi. Elles affirmèrent ne faire de mal à personne et ne me vouloir que du bien. Elles m'invitèrent à manger ; c'était le milieu de l'après-midi, mais le temps m'avait paru très court
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- Je pus observer ce qu'il y avait alentour. Les huttes étaient de grands boas, les embarcations aussi, les animaux avaient la forme de poissons, les sièges, dans les huttes, étaient des tortues d'eau [...]. Les deux jeunes filles chaíconibo souhaitaient avoir des relations plus étroites avec moi, mais pour cela il me fallait faire un autre apprentissage. Il s'agissait en fait d'une relation d'amitié [...]. Lorsqu'elles me ramenèrent et que je me réveillais, il était onze heures du matin le lendemain le temps était beaucoup plus court sous l'eau qu'ici.
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- - Avez-vous un esprit protecteur de l'autre sexe ?
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- - Oui, c'est une chaíconi de l'espace [26].
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- - Est-il possible d'avoir une relation affective avec son esprit protecteur ?
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- - Oui, même une relation amoureuse. Il y a plusieurs meráya qui ont des enfants spirituels avec leurs femmes-esprits.
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- - Comment avez-vous établi un tel lien ?
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- - Alors que mon apprentissage comme onánya était déjà bien avancé, j'ai quitté ma famille et suis parti seul, très loin de tous. Durant quatre mois, je ne consommai que des fruits et du liquide. Quinze jours après le début de ce genre de vie, un jeune homme m'apparut ; il avait tout à fait l'apparence d'un shipibo, avec sa pirogue et ses flèches à poissons. Je le revis plusieurs fois, avant qu'il me raconte d'où il venait, qui il était et ce qu'il attendait de moi. Il désirait que nous devenions amis. Peu à peu je me suis habitué à sa présence. Un jour il vint, accompagné par sa sœur. Il me dit qu'ils ne faisaient que se promener, et ce jour-là je la vis à peine, car ils repartirent rapidement. Ils revinrent plusieurs fois tous les deux et, un jour, ils m'offrirent à boire quelque chose de particulier. Après plusieurs rencontres avec la sœur, ils me firent comprendre que je leur plaisais, qu'ils m'appréciaient, et comme ils me plaisaient eux aussi, le frère me dit qu'il souhaitait que j'épouse sa sœur. J'acceptai. Afin de me préparer à ce mariage, ils m'apportèrent des plantes huátse [piri-piri] et autres feuilles très aromatiques qui servirent à me baigner. C'est ainsi qu'il faut nettoyer son corps pour s'approcher des esprits. Sans ce nettoyage, on ne peut pas y parvenir, car notre corps est comme contaminé par toutes sortes de choses. Alors il alla parler à ses parents et ils convinrent entre eux que je pourrais épouser la jeune fille. Les deux parents, le père et la mère, vinrent ensuite me voir et me demandèrent si je voulais l'épouser, si elle m'aimait Nous arrivâmes à un accord et ils m'emmenèrent dans leur village [...].
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- - Cette expérience, vous ne l'avez faite qu'une seule fois ou avec chaque esprit ?
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- - Je ne l'ai faite qu'une fois, on ne la fait qu'une fois. Mais si on poursuit sa recherche avec d'autres mondes, on peut aussi se marier avec d'autres esprits. Après le premier mariage spirituel, le père de la femme-esprit prépare le chamane à avoir des contacts avec d'autres esprits, pour qu'il acquière des connaissances plus étendues. En dehors des chaíconibo, il existe d'autres esprits pour lesquels existe une autre formation, si on veut les rencontrer. Ce n'est qu'ensuite que le chamane peut vraiment sortir librement avec la fille, peut avoir des relations sexuelles avec elle, peut acquérir de nouvelles connaissances en rapport avec la pêche, la chasse, la maison, l'ordre social, le respect de l'écologie [...]. Cela peut durer trois mois [...]. Là-bas, c'est exactement comme dans notre monde, c'est comme si j'avais une seconde famille, dans laquelle je suis époux, beau-frère, gendre, avec cette différence que je pouvais écouter de très loin, voir de très loin, recevoir des communications de très loin. Je pouvais comprendre ce que chantait un oiseau, son langage, de même que celui des chiens quand ils aboient. Ce n'étaient pas des visions, les chaíconibo sont des personnes vivantes, réelles, des humains véritables, qui utilisent des plantes pour se rendre invisibles quand ils le désirent [...].
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- - Un meráya puissant peut donc avoir plusieurs épouses mystiques ?
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- - Oui, mais il faut faire attention, car entre esprits, il existe des jalousies. Il peut y avoir une rivalité. C'est pour cela que c'est à mon beau-père spirituel que revient le soin de m'ouvrir à d'autres mondes, de me choisir d'autres femmes spirituelles, afin d'éviter les conflits [...]. Il est important pour les grands chamanes d'avoir au moins une femme spirituelle, car comme dans la vie ordinaire, elle le soigne, le guide, le protège.
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- - Quelles sont les relations entre votre femme spirituelle et votre femme humaine ?
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- - Il y a de la jalousie, surtout chez ma femme spirituelle, car elle voit tout, à la différence de ma femme humaine. Cette dernière est en train de suivre une formation chamanique, donc je lui raconte la relation que j'ai avec ma femme spirituelle et je lui ai dit qu'elle allait elle-même avoir une relation avec un mari spirituel, et donc qu'il y aurait équilibre.
Cette longue entrevue illustre bien le changement de mode de communication avec les esprits qu'entraîne l'expérience chamanique. On passe en effet du rêve fortuit, accessible à tous [27], au rêve induit [28], propre au chamane (à l'aide de plantes et d'hallucinogènes), à la transe, au chant à registre suraigu, au bain de plantes aromatiques ; toutes actions qui ont en commun de plaire aux cháiconibo, de les attirer, de développer ou de réactiver leurs relations avec les humains. Elles constituent une sorte de préalable pour ceux des esprits qui souhaitent exprimer leur amour envers les chamanes, leur envie d'établir une alliance matrimoniale avec eux. Il semble évident que cette alliance prend son sens le plus large dans une perspective cosmologique de circulation de flux vital impliquant les humains, les plantes, les animaux et les forces cosmiques, comme ont essayé de le montrer Reichel-Dolmatoff (1968) ou Descola (1996) pour l'Amazonie, Hamayon (1990) pour la Sibérie, Fienup-Riordan (1994) ou Oosten (1995) pour les Inuit ; mais ramener le mariage mystique des chamanes à une métaphore et le chamanisme à une position ou à un construit artificiel, comme certains ont cru pouvoir le faire (Atkinson 1992), est par trop réducteur et nous prive de tout un pan de la vie sociale et religieuse des sociétés autochtones où le chamanisme prévaut.
La quête du savoir de l'apprenti chamane (Questembetsa) a été progressive et son mariage mystique en est comme le couronnement. C'est parce qu'il s'est imposé de longues périodes successives de jeûne, de régime et d'abstinence sexuelle qu'il a progressivement été agréé par des esprits de plus en plus puissants, à commencer par ceux d'ancêtres chamanes, puis par ceux de l'ayahuasca (esprits-maîtres de quelques espèces de plantes et d'animaux) qui l'ont intronisé comme onánya ; avec les chaíconibo de l'eau, esprits supérieurs, il effectue son premier voyage chamanique sans l'aide d'ayahuasca, dans le monde subaquatique, un des plus importants dans cet écosystème de basses-terres. Il s'agit là d'esprits de type humain qui le font passer dans leur monde invisible en le fumigeant avec du tabac. Ce sont les premiers esprits de l'autre sexe qui s'intéressent à lui et lui témoignent de l'intérêt. Elles deviennent des esprits auxiliaires, mais a un premier degré seulement, celui de l'amitié [29]. Il s'en tiendra là pour le moment, tout en faisant appel à leur aide en cas de besoin.
Ces esprits subaquatiques apparaissent sous divers noms dans les croyances de nombreux peuples amazoniens et plusieurs auteurs en ont décrit de façon succincte les relations amoureuses qu'ils cherchent à développer avec les humains. Chaumeil (1983 : 174-176) évoque brièvement les « gens de l'eau » des Yagua qui ont des tortues comme tabourets et des poissons comme mais, mais c'est avec une femme-sirène que Bardal, un héros mythique, contracte une relation maritale. En contrepartie, il recevra de sa femme-sirène des poissons en abondance.
Pour les Achuar équatoriens, Taylor (1993 : 437-439) et Descola (1986 : 154, 346-348) nous fournissent quelques informations éparses et anecdotiques d'un grand intérêt sur les tsunki, esprits subaquatiques anthropomorphes :
- [L]e héros d'un récit de ce genre dira avoir rencontré une femme tsunki très belle qui, au cours d'un rêve, l'a séduit, l'a fort honnêtement présenté à son père puis, avec la bénédiction de ce dernier, l'a pris pour époux. Il racontera alors sa double vie, en rêve, la nuit, avec son conjoint et ses alliés tsunki, le jour avec ses proches réels ; jusqu'au moment où, à la suite d'un accès de jalousie de l'une ou l'autre épouse, les tsunki lui ont fermé l'accès à leur monde. Or une expérience de cet ordre est le commencement obligé d'un apprentissage chamanique, car ces esprits aquatiques sont la source ultime des pouvoirs qui permettent de guérir ou d'infliger des maladies [...].
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- Taylor 1993 : 437-438
Descola (1986 : 346) ajoute de son côté : « Les rapports des hommes aux Tsunki est en particulier dénué de préoccupations utilitaristes immédiates et il revêt le plus souvent la forme d'une alliance de mariage ». Sans doute une revue exhaustive de la littérature ethnographique sur les basses terres amazoniennes ferait-elle ressortir bien d'autres exemples de ce genre, avec toujours la même symbolique des tabourets - tortues d'eau comme bancs ; caïmans noirs comme embarcations, etc. - et un rapport étroit avec le pouvoir chamanique.
L'alliance matrimoniale avec des esprits subaquatiques, telle que la décrivent Taylor, Descola et Chaumeil, nous a aussi été mentionnée pour quelques chamanes shipibo-conibo ; la majorité d'entre eux cependant ont été choisis comme conjoint par des cháiconibo de la forêt (ou de l'espace), comme c'est le cas en particulier des grands chamanes (meráya). Dans la description que nous a faite plus haut Questembetsa, les modalités d'une telle alliance suivent le modèle de la vie courante ; avec cette différence néanmoins que, dans le récit du chamane, c'est le frère de la jeune fille cháiconi qui choisit son futur beau-frère shipibo. Il lui présente ensuite sa sœur, puis l'introduit chez leurs parents.
Dans la réalité pratique, c'est le prétendant à la main d'une jeune fille qui doit faire valoir ses qualités de chasseur et de pêcheur, en offrant à sa famille les meilleurs gibiers et poissons. Chez les Shipibo-Conibo, la règle de résidence est matri-uxorilocale (Morin 1998), et la règle de filiation, cognatique avec inflexion patrilinéaire. En dépit de cette différence, il ne fait aucun doute, du point de vue shipibo, qu'il s'agit bien d'une alliance ; et cela d'autant plus que le terme cháiconibo est construit sur le radical chái- qui signifie « beau-frère » pour un homme ; -coni signifiant « véritable » ; et -bo, « humains, gens » ; soit : les véritables beaux-frères.
Le caractère problématique de l'alliance avec une femme-esprit a été bien souligné par Erikson (1987 : 113), en raison du fait que dans l'alliance mystique, il n'y a pas de réciprocité ou de contrepartie, les alliés-esprits fournissant et l'épouse et le gibier, alors que dans l'alliance shipibo courante, il y a souvent échange simple de sœurs (Morin 1998) et toujours don d'une fille avec, comme contrepartie, la force de travail et le gibier du gendre [30]. Daillant (dans ce numéro) propose une solution à cet apparent paradoxe, en arguant du fait que la femme humaine du chamane fabrique le masato (la bière de manioc) dont les esprits sont très friands, et qui leur est offert lors de grandes fêtes rituelles. Les cháiconibo ont également la réputation, chez les Shipibo-Conibo, d'être de grands buveurs de masato. On prétend qu'ils s'introduisent incognito dans toutes les grandes fêtes nocturnes pour en boire avec les humains, et qu'ils disparaissent au petit matin sans le moindre signe d'ébriété. Nous proposerons plus loin une autre solution à la question de la réciprocité.
Contrairement aux Achuar décrits plus haut par Descola, la finalité utilitariste du mariage mystique shipibo est très nettement soulignée par tous nos informateurs. L'épouse mystique devient le principal esprit auxiliaire du chamane et gère ses relations avec le monde spirituel. C'est le beau-père chaíconi qui décide de l'avenir de son gendre chamane, qui le prépare à nouer des liens avec d'autres mondes, et même qui choisit pour lui d'autres épouses mystiques. À compter du moment où il contracte une telle alliance, le chamane ne manque plus jamais de poissons ni de gibier. C'est son épouse qui le guide dans les soins aux patients, qui lui indique les remèdes à utiliser ; qui l'aide à résoudre les problèmes qu'on lui soumet. C'est elle qui fournit des motifs pour la décoration des céramiques, qui le prévient des dangers le menaçant et qui l'aide, enfin, à triompher de ses ennemis.
On manque de données comparables pour les plus proches voisins des Shipibo-Conibo, mais on en trouve dans la littérature ethnographique pour d'autres groupes amazoniens. Celles qui concernent le mariage mystique des chamanes chez les Chimane de Bolivie, étudiés par Daillant (ce numéro), sont d'une étonnante similitude. Chez les Huachipaire et les Zapiteri du Sud-Ouest péruvien, étudiés par Califano (1988), le mariage mystique s'effectue non pas avec des esprits de type humain, mais avec des esprits animaux qui se métamorphosent en femmes, pour vivre avec le chamane une conjugalité parallèle à celle qu'il connaît chez les humains. Il peut ainsi acquérir plusieurs épouses animales, dans les différentes espèces de la forêt, comme celle du tigre, du singe, du tapir, de cervidés, etc. et avec chacune, avoir des enfants. Il a aussi la capacité de se transformer lui-même en animal. L'épouse de l'espèce qu'il se prépare à chasser le guide et lui assure des prises faciles et nombreuses. Ce cas de figure, que l'on trouve dans d'autres régions d'Amérique du Sud (Crépeau 1997), s'apparente aux exemples sibériens analysés par Hamayon (1990).
Malgré les différences relevées dans les exemples ci-dessus à propos des relations chamanes/esprits auxiliaires, la référence à l'alliance de mariage et à la conjugalité y apparaît comme une constante dans des régions aussi distantes que l'Amérique du Sud et la Sibérie. C'est ce que Sternberg avait découvert dans les années 1920, mais qu'il ne réussit pas à faire admettre à ses collègues russes. On croyait que la femme-esprit, protectrice du chamane, et le travestissement de ce dernier n'étaient qu'un reliquat du matriarcat [31]. C'est l'interprétation qu'en fera aussi Eliade (1968), dans son essai célèbre sur le chamanisme, ce qui eut comme effet de détourner l'intérêt pour le mariage mystique. Eliade était en effet persuadé que l'essence du chamanisme résidait dans la symbolique de la mort et de la résurrection [32]. Sans doute est-ce pour cette raison que les ethnographes de l'aire Inuit n'ont jamais été intéressés par la question du mariage mystique. La majeure partie de l'ethnographie classique à propos des Inuit, muette sur ce thème, a été en effet réalisée avant la publication des travaux de Sternberg, et le reste l'a été après celle de l'essai d'Eliade. Il nous a donc semblé intéressant de réexaminer le cas des Inuit, qui partagent avec les peuples Sibériens une longue adaptation au milieu arctique, et avec les peuples amazoniens, nombre de traditions et de représentations panaméricaines.
Alliés invisibles et filiation mystique
Un terme générique désigne chez les Inuit les esprits invisibles, de type humain, que nous avons évoqués au début de cet article, c'est le terme ijiraq (pluriel : ijirait ou ijiqqat), connu depuis le Nord alaskien jusqu'à la péninsule du Québec-Labrador, dont le sens renvoie à l'invisibilité. En fait, cette invisibilité appelle certains commentaires. Elle est en effet commandée par les esprits eux-mêmes qui seraient visibles à tous, s'ils ne possédaient la faculté de se soustraire à la perception des humains. Nous avons vu plus haut, à propos des Shipibo-Conibo, comment les chaíconibo pouvaient se rendre invisibles grâce à des herbes a pouvoir magique, comment aussi ils pouvaient faire profiter de ce pouvoir particulier certains humains choisis par eux-mêmes. Ajoutons aussi qu'il arrive que des humains voient ces esprits, mais c'est toujours fortuitement ; et lorsqu'ils commencent à s'interroger sur ces « Shipibo » qu'ils ne reconnaissent pas, alors ces derniers se soustraient à leur regard.
Les Inuit ont la même croyance ; mais ils pensent également que ces esprits possèdent d'autres moyens de se soustraire à la vue des humains, soit en provoquant un épais brouillard, soit en provoquant la cécité, ce qui se traduit par une invisibilité de fait. Leur action peut également avoir un effet sur la mémoire, en effaçant momentanément tout souvenir d'une rencontre ou d'une interaction avec eux, dans la mémoire des humains, ce qui est également une forme d'invisibilité. Ces interactions à effets fluctuants dans la conscience humaine ne sont pas sans rappeler les relations entre l'activité onirique, la mémoire et la conscience.
- Amarualik, le premier mari chamane de notre vieille informatrice inuit, Iqallijuq, avait ainsi été approché par deux femmes ijirait invisibles, alors que désemparé par le décès de sa première épouse, il était parti seul, à l'intérieur des terres, loin de son campement, loin de la zone surchargée de traces de pas, propre aux aires habitées, et où les esprits n'aiment pas s'aventurer. Ces femmes, séduisantes, se montrèrent à lui et s'employèrent à le consoler de sa peine. Elles l'emmenèrent loin dans les montagnes de l'île de Baffin, dans leur campement, regorgeant de viande et de graisse de caribou (les mets les plus prisés des Inuit). La chasse était facile pour les ijirait, car ils sont dotés d'une rapidité et d'une force surhumaines et peuvent en faire profiter les humains qu'ils choisissent. Là, elles en firent leur époux et il mena une vie heureuse, sans penser aux siens.
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- Un jour cependant, il se souvint que ses parents l'attendaient avec le produit de sa chasse estivale ; il voulut donc retourner chez les siens pour leur rapporter les peaux des caribous qu'il avait tués. Ses épouses « invisibles » le laissèrent partir en lui faisant promettre de revenir le plus vite possible. Mais voilà que de retour chez les siens, il ne se souvenait plus de rien et fut incapable de donner le moindre détail sur sa longue absence, si ce n'est qu'il rapportait un butin de chasse exceptionnel... Par la suite, chaque fois qu'il partait chasser dans les terres, sa famille ijirait se manifestait à lui et le reprenait pour un certain temps. Les choses se gâtèrent néanmoins le jour où, profitant d'un de ses retours parmi eux, ses parents décidèrent de le remarier avec une femme inuit de leur choix (notre informatrice). Les femmes-esprits du chamane n'acceptèrent pas la chose et commencèrent à le tourmenter jour et nuit, allant même jusqu'à le relancer sous la tente où il dormait avec sa femme humaine. Quand cette dernière, intriguée par les bruits de voix et les phénomènes étranges qu'elle percevait, le questionna à ce sujet, il prétendit qu'il n'y avait rien du tout et que c'était le fruit de son imagination.
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- Puis il tomba gravement malade et mourut. Mais peu auparavant, la mémoire lui revint ; il avoua tout à sa femme, précisant qu'elle n'avait pas été elle-même tourmentée par ces esprits en raison de son baptême catholique. Quelques années plus tard, celle-ci eut un fils avec un nouveau mari ; il reçut le nom d'Amarualik [33], celui du chamane défunt, comme le veut la coutume. Lorsque l'enfant eut atteint l'âge adulte, on le mana a une jeune fille inuit, et voilà qu'il rêva que deux très belles jeunes femmes venaient le visiter et lui témoignaient des marques de grande tendresse. C'étaient les épouses ijirait de son homonyme qui le confondaient avec lui. Il refusa leurs avances mais elles se vengèrent sur sa famille, provoquant des maladies chez ses enfants. La même chose se reproduisit chaque fois qu'elles revinrent le visiter en songe et qu'il les repoussa...
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- Un autre chamane, après la mort de ses parents, contracta lui aussi une alliance avec une femme ijiraq qui dès lors lui assura un grand succès à la chasse aux caribous. Puis il se maria avec une femme inuit et se convertit au catholicisme. Un jour qu'il était à l'intérieur des terres, chassant le caribou, il fut rejoint par des ijirait qui lui dirent de venir vivre avec eux. Il les supplia de le laisser retourner dire au revoir à sa femme et aux siens et promit de les rejoindre ensuite. Ils acquiescèrent. Rentré chez lui, il tomba malade, et informa les siens qu'il allait, après sa mort, partir vivre chez les ijirait, car il avait contracté une alliance avec l'une d'elles. À la fin du monde, il irait rejoindre sa famille inuit au ciel.
De nombreux cas de ce genre nous ont été racontés dans la région d'Igloolik. Dans un village voisin de l'île de Baffin, à Clyde River, un homme âgé que nous avons rencontré au cours de l'hiver 1998 raconte avoir été marié à une femme invisible, une tartiaksuk, et en avoir eu une fille :
- Son grand père chamane avait lui aussi été marié à une femme-esprit de cette sorte. Ce sont des esprits de type humain qui peuvent, comme les ijirait se rendre invisibles à volonté. Ils habitent à l'intérieur des falaises rocheuses qui bordent la mer. Ces esprits étaient devenus chrétiens, comme les Inuit, ils avaient les mêmes types de lieux de culte qu'eux, chassaient le même gibier. Mais on ne peut normalement pas les voir et ils ne laissent pas de traces dans la neige. Il dut se séparer de sa famille-esprit à la demande des tartiaksuit eux-mêmes, de peur, disait-il, qu'on l'accuse d'être un mauvais chrétien, dans sa paroisse inuit. Et voilà que sa femme humaine et sa fille humaine prirent les traits de sa femme et de sa fille esprits qu'il ne revit plus jamais.
Aux îles Belcher, plus au sud, dans la baie d'Hudson, on raconte qu'une femme, Quqsulaat, à qui l'on prêtait des pouvoirs chamaniques, disparut un jour du camp où ses compagnons l'avaient abandonnée en compagnie d'une autre femme. On eut des nouvelles d'elle très longtemps après, par un nommé Qarvik qui donna à notre informateur, Akuliaq [34], les détails suivants :
- Il marchait tout seul dans la toundra lorsqu'il rencontra un homme qu'il n'avait jamais vu auparavant. Il l'accosta et ils marchèrent quelque temps ensemble. Comme Qarvik commençait à sympathiser avec lui, il voulut l'accompagner jusqu'à son campement, ce que l'autre accepta. Une entrée s'ouvrit alors dans le rocher, juste devant eux. Ils entrèrent dans le porche où se trouvaient quatre chiens. À l'intérieur de l'habitation qui ressemblait beaucoup à une maison de Blancs, il vit une vieille femme, l'épouse de l'étranger, leur fils et leur fille, deux jeunes gens. L'étranger invita Qarvik à demeurer plusieurs jours dans sa demeure. La vieille femme suivait avec beaucoup d'attention les récits de Qarvik. Elle lui avoua avoir vécu chez les Inuit, autrefois. Elle avait l'air très vieille et marchait difficilement. L'étranger s'isola alors avec son épouse et quand ils réapparurent, elle était redevenue une jeune femme. Son mari l'avait dévorée et lui avait ainsi redonné sa jeunesse. Le soir, ils allèrent se coucher et la fille de son hôte vint rejoindre Qarvik sous sa couverture et coucha avec lui, sans que personne n'y fasse objection. L'étranger était un tuurngaq [35], sa femme était Quqsulaat. Le lendemain soir, il parla longuement avec son invité. Les tuurngait étaient autrefois aussi nombreux que les Inuit ; mais il ne restait plus que sa famille sur l'île et celle de son frère sur le continent. Le lendemain matin, Qarvik voulut rentrer chez lui, pensant que sa famille s'inquiétait de son absence. Le fils du tuurngaq le fit sortir, mais à peine fut-il sorti que toute trace d'habitation avait disparu, l'entrée s'était refermée toute seule... Après deux semaines Passées chez les siens, Qarvik repartit à la chasse à l'intérieur des terres et, sans qu'il sache comment, il se retrouva devant l'entrée de la maison du tuurngaq. Aussitôt que la fille de ce dernier l'aperçut, elle le pria de venir dans sa chambre et de coucher avec lui... il ne put lui résister. Il passa ainsi deux semaines dans la famille du tuurngaq. Il eut alors peur de ne plus pouvoir retourner chez lui et demanda à partir, en dépit des objections de la jeune fille.
La grand-mère de notre informateur avait très bien connu Quqsulaat ; elle était son ancienne compagne d'infortune ; souvent elles avaient chassé ensemble. Après que Quqsulaat eut épousé un tuurngaq, elle continua pendant longtemps àl'approvisionner en gibier.
Il ressort de ces divers exemples inuit que les mariages avec les esprits de type humain ne sont pas rares chez les Inuit et qu'ils ont perduré, en dépit de la christianisation [36], qu'il s'agisse d'ijirait, de tarriaksuit ou de tuurngait [37]. Ce phénomène semble avoir échappé aux ethnographes classiques et mériterait des recherches exhaustives. Nous avons néanmoins trouvé dans les archives manuscrites de S. Frederiksen la mention d'un chamane de la baie d'Hudson, Ijikki, qui avait pris pour épouse son esprit auxiliaire, nommé Akkaqut. Hommes et femmes chamanes pouvaient contracter de telles alliances et surtout avoir une descendance avec leurs conjoints-esprits. Ce qui correspond bien aux situations amazoniennes que nous avons rencontrées chez les Shipibo et que Daillant décrit pour les Chimane. Hamayon, par contre, croit ces alliances stériles pour ce qui est de la Sibérie.
Si ces alliances étaient fréquentes, elles étaient aussi fragiles et problématiques, en raison des exigences des esprits envers leurs conjoints humains. Parfois la mort de l'humain était la condition de la pérennité de son lien conjugal avec son conjoint-esprit, comme nous l'avons vu dans plusieurs exemples, qu'il s'agisse de mort au sens humain du terme ou de dévoration suivie de régénérescence décrite dans l'histoire de Quqsulaat. Les conjoints-esprits étaient fréquemment jaloux des conjoints humains. Parfois c'étaient les conjoints humains qui jalousaient les esprits...
Si nous revenons au cas des Shipibo-Conibo, cette fragilité de l'alliance mystique est un leitmotiv qui revient fréquemment dans les entrevues avec les chamanes. Une femme guérisseuse (raómis) fut un jour sollicitée par un cháiconi qui voulait l'épouser. Elle entretint quelque temps une relation affective avec lui, mais elle ne sut pas garder le secret, et son compagnon la quitta.
Mais les conditions les plus difficiles pour entretenir une relation maritale avec un conjoint-esprit tiennent au régime alimentaire sévère, à l'abstinence sexuelle rigoureuse et aux règles d'éthique auxquelles sont astreints les membres de la famille du chamane. Ainsi Isco Nihue, un meráya-yobé de Pahoyan, avait atteint un haut degré de pouvoir après son mariage avec une cháiconi. Elle l'assistait dans ses cures, le protégeait contre les attaques des autres yobé, lui procurait gibier et poisson en abondance, et cela jusqu'au jour où, revenant chez lui à la suite d'un long jeûne, il surprit un de ses cousins au lit avec sa femme. Il eut beau laver cet affront par un duel au huéshati (couteau fait d'une lame en bec de toucan), la souillure morale était telle que l'épouse cháiconi quitta le chamane pour toujours. Ils avaient eu ensemble deux enfants, un fils et une fille qui, après le départ de leur mère, continuèrent d'apporter leur assistance à leur père, devenant ses esprits auxiliaires. Taylor (1993) écrit que chez les Achuar, les récits d'alliance avec les esprits tsunki proviennent toujours de chamanes qui ont perdu leur femme-esprit, car on ne peut parler de cette relation sans la compromettre.
Il apparaît donc que si le mariage mystique est fragile et instable pour les diverses raisons énumérées plus haut, la filiation mystique, elle, est beaucoup plus stable et assure au chamane le soutien spirituel dont il a besoin pour pratiquer son art. Cela nous ramène à l'autre forme de filiation mystique, dont nous avons parlé au début de cet article, c'est-à-dire la procréation par des femmes humaines d'enfants prédestinés au chamanisme, à la suite de rêves érotiques impliquant un esprit. N'aurait-on pas avec ces deux modes de filiation et d'alliance les éléments d'un système de parenté chamanique, où les hommes-chamanes s'allient aux esprits pour procréer des esprits auxiliaires, et où les hommes-esprits s'allient aux femmes humaines pour procréer de futurs chamanes ? Les paradoxes que croyaient rencontrer Hamayon (1990) et Erikson (1987) trouveraient peut-être là leur explication.
À cette parenté chamanique qui allie les humains aux esprits, il faudrait ajouter un autre lien, au moins aussi important et trop souvent négligé par les ethnographes, le lien homonymique. Ce lien est très fort chez les Inuit où un nom d'esprit était parfois choisi pour un nouveau-né et constituait une présomption de destin chamanique (angakkuksaqtuq). Quand cet enfant atteignait l'âge adulte, et qu'il s'engageait dans l'apprentissage chamanique, son esprit homonyme devenait son esprit auxiliaire (Saladin d'Anglure 1997) et on lui trouvait un nouveau nom. Ou bien encore, lorsqu'un jeune enfant souffrait de maladie grave, un chamane pouvait lui donner le nom d'un de ses esprits auxiliaires pour le protéger. Ce nom d'esprit pouvait lui aussi le conduire sur la voie du chamanisme, comme d'ailleurs le fait de recevoir le nom d'un chamane.
Dans toutes les sociétés chamanistes que nous avons visitées, certains pouvoirs chamaniques se transmettaient avec le nom du chamane ou avec les noms de ses esprits auxiliaires. Il en est ainsi non seulement chez les Inuit, mais aussi chez les Shipibo. Chez les Youkaguires de Sibérie nous avons rencontré un vieil homme qui avait reçu à la naissance le nom d'un chamane ; ce dernier avait par la suite commencé à l'initier au chamanisme et lui avait offert un tambour. La mort du chamane et l'avènement du communisme avaient alors interrompu le processus.
Lorsque le genre (ou sexe social) de celui qui portait le nom (l'éponyme), ou le genre de l'esprit auxiliaire était différent du genre de celui qui le recevait, des travestissements de toutes sortes pouvaient être imposés à l'enfant ou au chamane. Travestissement de la coiffure, du vêtement, des termes de parenté, des outils et tâches, de la voix (chant à registre suraigu), ce qui a incité Czaplicka (1914) à parler d'un « autre sexe » des chamanes sibériens, concept que nous avons repris et développé sous l'appellation de « troisième sexe » à propos des Inuit (Saladin d'Anglure 1986, 1988, 1992). Mais nombre de chercheurs sont encore réticents quand il s'agit d'introduire une problématique du genre et du travestissement dans l'étude du chamanisme ; ils préfèrent s'en tenir au registre de la sexualité où dominent les modèles inspirés par les sciences psychologiques. C'est ainsi qu'à partir de quelques cas très marginaux de chamanes tchouktches ou inuit (de Sibérie), travestis et homosexuels (ou bisexuels) décrits par Bogoras (1904), on a cru pouvoir faire de l'homosexualité une caractéristique de ce chamanisme (Malaurie 1992), alors que la grande majorité des chamanes du Nord-Est sibérien est travestie (à des degrés divers) et hétérosexuelle [38].
Il nous faut revenir un instant sur la sexualité mystique, avec laquelle nous avions commencé cet article en reparlant d'une catégorie d'incubes et de succubes, évoquée par quelques Inuit d'Ammassalik (Groenland de l'Est). Il s'agit de l'uizerq (ou uirsaq dans le Québec arctique). Selon Gessain (1975), cet esprit hermaphrodite se féminise avec un partenaire mâle et se masculinise avec une partenaire femelle ; une relation sexuelle avec lui est mortelle quand il s'agit d'un humain ordinaire. Par contre, s'il s'agit d'un ou d'une chamane, elle est source d'une grande puissance. À l'inverse de la situation où le chamane se travestissait pour s'adapter à son esprit auxiliaire ou à son conjoint mystique, c'est ici l'esprit qui s'adapte au sexe/genre du chamane pour s'accoupler avec lui. On est ici proche de la croyance chrétienne en la possession diabolique, où l'on prêtait au diable le même hermaphrodisme et la même capacité.
Si les relations esprits/humains, ont une incidence dans le champ de la parenté (alliance et filiation), elles en ont aussi dans celui de l'anthroponymie, de la sexualité, et dans l'expression du genre. Ce qui donne à leur étude une complexité et une difficulté que n'ont pas soupçonnées les premiers ethnographes (voir dans ce numéro l'article exemplaire de Daillant). Pour illustrer cette complexité, citons un court exemple emprunté à notre ethnographie chez les Shipibo-Conibo : dans le village de Pahoyan, nous avons rencontré une fillette qui portait le nom de Nete rama, nom d'apparence shipibo comme nous en rencontrions beaucoup dans les généalogies. Le hasard a voulu qu'un frère de la fillette travaille pour nous et que, à l'occasion d'une conversation sur les cháiconibo, il nous indique que sa sœur portait un nom cháiconi, celui d'une tante spirituelle, la fille de son grand-père chamane et d'une cháiconi. Quelque temps avant la naissance de la fillette, son père avait reçu en rêve la visite d'une cháiconi qu'il ne connaissait pas ; elle s'adressa à lui par son nom shipibo et, devant sa surprise, lui dit qu'elle était sa demi-sœur. Les chamanes interrogés prirent ce rêve pour un signe et il fut décidé de donner le nom de la soeur-esprit à la fillette qui venait de naître... Tout cela nous ramène au rêve par lequel nous avions commencé notre exploration des rapports avec les esprits et qui constitue un lieu incontournable pour quiconque s'intéresse aux rapports chamanes/esprits.
Pour conclure cet article, qui soulève sans doute plus de questions qu'il n'en résout, nous voudrions mentionner un autre point de convergence entre nos données inuit et shipibo. Il s'agit de l'importance des esprits de type humain dans les mythes d'origine des humains. Chez les Inuit, les ijirait sont censés descendre de la même femme inuit que les Inuit eux-mêmes, comme c'est le cas aussi des Indiens et des Blancs. Ils constituent une branche de l'humanité qui peut se rendre invisible et jouit de capacités (force physique, rapidité, invisibilité, etc.) permettant de se passer de la technologie des outils et des armes ; ils constituent en quelque sorte une humanité rêvée. Les cháiconibo, quant à eux, sont les descendants d'une tribu shipibo qui resta fidèle aux préceptes de l'Inca, à l'aube de l'histoire. En récompense, l'Inca leur fit cadeau de la plante qui rend invisible. Ces cháiconibo sont décrits comme ayant les plus beaux vêtements traditionnels, avec les plus beaux dessins, les plus belles peintures corporelles ; on dit qu'ils parlent le langage le plus pur, attrapent aisément le meilleur gibier et poisson, ne se mettent jamais en colère... (Illius 1987 ; Gebhart-Sayer 1987 ; Bertrand-Ricoveri 1994 ; Morin 1998). Bref une humanité idéale qui sert de repère dans des temps si troublés par les contacts de civilisation. Dans les deux cas, ces esprits invisibles sont conçus comme une humanité primordiale où l'ethnicité va puiser ses fondements et le chamanisme ses pouvoirs [39]. Loin d'être perçus comme des parents métaphoriques par les sociétés qui s'y réfèrent, ils sont décrits comme faisant partie de la réalité autochtone, de l'environnement spirituel et humain, inséparables de l'environnement naturel. Ils sont au cœur de ce que l'on pourrait appeler l'idéologie animiste des sociétés étudiées, en dépouillant ce concept des attributs évolutionnistes que les pionniers de l'anthropologie ont cru devoir lui donner (Descola 1996 ; Tylor 1876-1878).
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Bernard Saladin d'Anglure
Département d'anthropologie
Université Laval
Sainte-Foy
Québec GIK 7P4
Françoise Morin
Département de sociologie
Université de Toulouse-le Mirail
5, allées Antonio-Marchado
31058 Toulouse Cedex
France
[1] Une mission d'un mois (1993) en Yakoutie septentrionnale (Fédération de Russie) au sein d'une population mixte (Youkaguires, Tchouktches, Évènes) d'éleveurs de rennes ; deux missions de deux mois (1994 et 1997) chez les Shipibo-Conibo d'Amazonie péruivienne ; et deux missions d'un mois (1994 et 1997) chez les Inuit d'Igloolik (Nunavut, Canada). Ces missions étaient financées par le Conseil de Recherches en Sciences Humaines du Canada. F. Morin a bénéficié aussi d'une subvention du Legs Lelong (CNRS, France) en 1997. Une partie des données présentées ici ont fait l'objet de communications au Colloque La voix du chamane (Paris 1994), au Séminaire américaniste (Université Paris X-Collège de France-CNRS 1996), au Colloque Nord-Laval (Université Laval 1996), et au 4e Congrès de l'International Society for Shamanistic Research (Chantilly, France, 1997).
[2] Bogoras (1904-1914), Czaplicka (1914), Eliade (1968).
[3] Après Sternberg (1925), Roberte Hamayon (1990) est une des rares à en avoir fait un thème central dans son étude sur le chamanisme sibérien.
[4] Voir à ce propos la récente mise au point d'Atkinson (1992).
[5] On devrait dire en fait les Shipibo-Conibo-Shetebo, car les riverains pano de l'Ucayali, communément désignés sous le nom de Shipibo, descendent en fait d'intermariages entre ces trois sous-groupes, très proches linguistiquement. Traditionnellement, ils habitaient respectivement le Moyen-Ucayali, le Haut-Ucayali et le Bas-Ucayali (Morin 1998).
[6] Une bibliographie sur les Pano a récemment été publiée (Erikson et al., 1994).
[7] Sur le chamanisme shipibo-conibo, voir Arevalo (1985), les thèses de doctorat d'Illius (1987), Gebhart-Sayer (1987) et Cardenas Timoteo (1989) ; la thèse de doctorat de Bertrand-Ricoveri (1994) apporte un bon complément sur la mythologie et la cosmologie ; citons enfin le travail de synthèse de Morin (1998).
[8] Les entretiens avec Questembetsa se sont déroulés en espagnol, langue qu'il parlait avec facilité ; pour les autres chamanes, nous avons utilisé un interprète local qui, après chaque entretien, procédait à une transcription littérale en shipibo et à une traduction juxtalinéaire en espagnol. Nous comptons, dans un futur proche, retravailler avec Questembetsa, en shipibo cette fois, sur les mêmes thèmes, afin d'avoir des textes en langue vernaculaire, comparables aux autres.
[9] Si la plupart des enfants nés avec de telles marques mouraient jeunes, certains survivaient et pouvaient connaître, eux aussi, un destin chamanique. Au cours de l'été 1997, nous avons rencontré, dans la communauté shipibo de Pahoyan, un chamane (onánya) né avec une excroissance sur le visage. Les chamanes consultés avaient alors affirmé que cette marque résultait des relations sexuelles oniriques que sa mère avait entretenues avec un esprit animal subaquatique. L'enfant fut par la suite opéré avec succès à l'Hôpital amazonique de Pucallpa ; il fut formé au chamanisme par un meráya-yobé réputé et passe pour tenir le grand pouvoir qu'on lui prête de son père-esprit, en l'occurrence un homme-sirène.
[10] C'est le cas du père de notre informateur. Un de ses fils, par contre, a pour père présumé l'esprit de Jupiter.
[11] On dit un cháiconi et des cháiconibo.
[12] Il y aurait lieu d'effectuer une enquête spécifique sur la zoophilie empirique chez les Shipibo-Conibo. On nous a mentionné cette pratique avec le dauphin de rivière, réputé pour sa lubricité. Cet animal est craint, mais on ne le considère pas comme un gibier. Le singe est aussi considéré comme un animal lubrique. Selon les mythes, il aurait initié les humains à la sexualité. Mais tous les animaux sauvages ne le seraient-ils pas dans la pensée des peuples indigènes ? (Voir Reichel-Dolmatoff [1968] pour les Desana d'Amazonie et Hamayon [1990] pour la Sibérie.) Et qu'en est-il des animaux domestiques ou élevés en captivité ?
[13] Chez les Inuit d'Igloolik où les chasseurs abusant sexuellement de leur gibier n'étaient pas rares (Rasmussen 1929), il incombait aux chamanes de faire avouer les coupables. Si ces derniers refusaient de reconnaître les faits, ils encouraient la mort, par vengeance des esprits des animaux outragés (Saladin d'Anglure 1980).
[14] Ces esprits y sont décrits comme le reflet exact d'un être que l'on aime mais qui est inaccessible ; ils obsèdent leurs victimes qui s'isolent et développent des Comportements étranges. Ces cas s'apparentent à une possession que l'on demandait autrefois aux chamanes d'identifier et de soigner ; l'aveu était le meilleur remède pour s'en débarrasser. Certaines églises chrétiennes proposent aujourd'hui des exorcismes à cette même fin.
[15] Voir à ce sujet l'intéressant numéro d'Anthropologie et Sociétés, intitulé Rêver la culture (1994) sous la direction de S. Poirier ; voir aussi Tedlock (1991) et la revue Dreaming qu'elle dirige, et aussi l'ouvrage collectif dirigé par Perrin (1990).
[16] Cette attitude est paradoxale, car tant la Bible que les traditions religieuses populaires abondent d'exemples de rêves à signification religieuse ; elle remonte, selon Le Goff (1985), au Moyen Âge, alors que le christianisme devenait la religion officielle dominante en Europe. Quant au contenu religieux du rêve érotique, il relève traditionnellement en Occident de la démonologie depuis que la théologie a opté pour le modèle angélique. On n'y voyait donc plus qu'une intervention diabolique, sous forme d'incubes et de succubes (Saladin d'Anglure 1985). Combien de victimes de l'Inquisition n'ont pas été envoyées au bûcher pour commerce sexuel avec le diable ?
[17] Ces plantes dont Arevalo (1985 : 5) dresse une liste de près de vingt espèces, étaient ajoutées à l'ayahuasca jaune et au chacruna ; voir plus loin les notes 19 et 20. Chaumeil (1983) voit dans le rêve induit par hallucinogène une des composantes essentielles du chamanisme yagua.
[18] Au dire de plusieurs onánya, l'importance du jeûne et de l'abstinence sexuelle pour atteindre le niveau de meráya explique certainement la raréfaction actuelle de ces derniers. La mondialisation de l'information et du commerce a rompu l'isolement des petites communautés autochtones et introduit toutes sortes de tentations et distractions peu propices à l'ascèse chamanique. La scolarisation a par ailleurs suscité de nouvelles aspirations chez les jeunes et les vocations chamaniques se font rares même pour les onánya.
[19] Ce terme d'origine quechua désigne communément une décoction constituée du mélange de plusieurs plantes avec une plante de base, le banisteriopsis sp. (l'ayahuasca véritable, níshicon ou ónicon en shipibo), à laquelle on ajoute du chacruna, psychotria viridis (cáhua en shipibo) (Arevalo 1985 ; Morin 1998).
[20] Il s'agit ici de la variété jaune de banisteriopsis, panshín óni en shipibo (elle se distingue des variétés blanche et marron foncé).
[21] Selon l'informateur, la bonne voie était celle de l'onánya qui utilise le pouvoir magique des plantes pour soigner les malades ; la mauvaise voie était celle du yobé spécialisé dans l'usage et l'extraction des dards magiques (Arevalo 1985 : 7).
[22] À l'ayahuasca jaune (panshín óni), sont associés des esprits-maîtres animaux comme le boa, la sauterelle et l'oiseau chicua. Le chant de ce dernier, à travers ses variantes, annonce la bonne ou la mauvaise fortune (Arevalo 1985 : 2).
[23] Ces attributs sont habituellement : la couronne de lumière (máiti), le collier de poitrine (páoti), le bouquet d'herbes parfumées (móe), la pierre magique (incánto), la pipe à tabac (shinítapon), l'arc, les flèches et les épines magiques (canóti, pía, et huanín), la sarbacane (tépi) et la flûte (réhue) (Arevalo 1985 ; Gebhart-Sayer 1987).
[24] Pfaffia iresinoides (Tournon et al., 1986 : 116). Cette plante fait partie des plantes chamaniques onanyati rao et merayati rao utilisées par l'onánya pour apprendre à soigner, en ce qui concerne les premières, et par le meráya pour obtenir des pouvoirs spéciaux comme se rendre invisible, se métamorphoser en animal, etc., pour ce qui est des secondes (Tournon et al. 1986 : 112).
[25] Terme générique pour l'espèce cyperus dont notre informateur connaît une trentaine de variétés utilisées à des fins curatives ou hallucinogènes (Arevalo 1994 ; Chaumeil 1983).
[26] Questembetsa utilise indifféremment l'expression : del espacio ou del monte, à leur sujet. Ces chaíconibo se distinguent en fait de leurs homologues subaquatiques. Ils vivent à l'air libre, dans la forêt, au bord de lacs ou de lagunes. On en retrouve également dans le monde céleste, proche de celui des grands esprits cosmiques.
[27] Une anthropologie du rêve chez les Shipibo-Conibo serait à faire. On y retrouverait certainement les intéressantes distinctions observées par Descola (1986 : 326-330 ; 1989 ; 1993 : 122-139) et Taylor (1993) chez les Achuar de l'Équateur, avec des rêves présages, bons ou mauvais, dont l'interprétation, très structurale, utilise métaphores, inversions, etc. et des rêves à intelligibilité directe et littérale, impliquant les voyages des âmes. Les rêves dont nous avons discuté jusqu'à présent appartiennent plutôt à ce deuxième type.
[28] Chaumeil (1983 : 115) relève chez les Yagua une affinité entre rêve et transe chamanique ; dans les deux cas, il s'agit d'un voyage de l'âme.
[29] Dans un article récent, Descola (1996 : 65) distingue trois modes de rapports entre humains et animaux : la séduction, la coercition magique et l'amitié. Nous pensons que ces trois modes peuvent coexister au sein d'une même société et que les traits qui les caractérisent se retrouvent aussi dans les rapports humains/esprits.
[30] Quand le gendre donne satisfaction à sa belle-famille, celle-ci peut lui offrir une ou deux autres de leurs filles en mariage. La polygynie sororale était une pratique courante chez les Shipibo ; elle se pratique encore dans les familles les plus traditionnelles.
[31] Cette interprétation évolutionniste dominera les sciences humaines du milieu du XIXe au milieu du XXe siècle. Elle influencera autant le marxisme que le freudisme.
[32] C'est aussi la perspective qu'adopte Blaisel (1993) dans son étude comparative sur l'initiation chamanique chez les Inuit, faite à partir des premières ethnographies. Loin de nous l'idée que ce thème ne soit pas essentiel dans le chamanisme inuit, mais il ne prend son véritable sens qu'en regard de l'alliance mystique avec les esprits.
[33] C'est de lui que nous tenons cette partie du récit.
[34] Akuliaq est mort à Inukjuak, au début des années 1970, âgé de plus de quatre-vingts ans ; il nous écrivit cette histoire en écriture syllabique dans un cahier que nous lui avions remis pour qu'il y relate son histoire de vie.
[35] Nom que l'on donne un peu partout dans l'Arctique inuit aux esprits auxiliaires des chamanes (tuurngait au pluriel).
[36] À part l'exemple de l'Inuk de Clyde River qui dut quitter sa famille-esprit en raison de son appartenance à l'Église anglicane, nous avons relevé à la fin des années 1980 le cas d'un habitant d'Igloolik, anglican pratiquant qui, peu avant sa mort, avoua aux siens, à leur grande surprise, qu'il avait contracté une alliance avec les ijirait chez qui il allait vivre jusqu'à la fin du monde. Thème que nous avions déjà entendu dans ces termes pour la fin des années 1940. On pense à Igloolik que de nombreux Inuit, principalement des chamanes, vivent ainsi parmi les ijirait, avec leur famille spirituelle.
[37] Ces trois catégories d'esprits se distinguent par certains traits et partagent un certain nombre de caractéristiques. Tous sont des inurajait, des esprits de type humain ; tous ont la capacité de se rendre invisibles et dans ce sens ils sont des ijirait, ou des tarriaksuit ; tous sont aussi des tuurngait, c'est-à-dire qu'ils peuvent devenir les esprits protecteurs des chamanes et leurs conjoints. Les références à ces esprits varient selon les régions. À Igloolik on parle surtout des ijirait, sur la côte montagneuse de Baffin, des tarriaksuit, et sur la côte Est de la baie d'Hudson, ainsi qu'aux Îles Belcher, des tuurngait. Tous sont censés habiter des maisons qui par certains traits ressemblent à celles des Blancs (voir Daillant dans ce numéro pour une remarque similaire à propos des « gens de l'intérieur » chez les Chimane) ; tous habitent aussi dans des endroits inaccessibles, comme près des glaciers de Baffin pour les premiers et l'intérieur de falaises ou de collines rocheuses pour les deux autres.
[38] La même remarque pourrait s'appliquer aux études faites sur les « berdaches » amérindiens. Dans le cas des chamanes amazoniens, aucune étude, à notre connaissance, ne traite du genre des chamanes. En ce qui concerne les Shipibo-Conibo, la seule forme de travestissement que nous avons pu observer lors des séances chamaniques est d'ordre vocal. Lorsque l'épouse mystique du chamane chante par sa bouche, ses chants sont alors exprimés dans un registre suraigu, avec une voix de fausset. Chez les Yagua, Chaumeil (1983) signale un type de chant chamanique hyperaigu, à forte connotation féminine, qui relèverait de la langue des esprits. Nous avons observé aussi que plusieurs chamanes étaient soit fils uniques, soit les aînés de leur fratrie, soit appartenaient à des fratries à dominante masculine ; or, les Shipibo-Conibo désirent avoir des filles plutôt que des garçons, car pour eux avoir une fille signifie avoir à terme une force de travail masculine pour les aider, en raison de la matri-uxorilocalité qui prévaut. Souvent les chamanes ne respectent pas cette règle, pratiquent la patri-virilocalité et ont une vie conjugale plus mouvementée que la moyenne des hommes, avec de nombreuses épouses et de fréquentes séparations... Peut-être sont-ils là dans une situation plus féminine que celle des autres hommes et que cette caractéristique prend sens en raison de leurs relations privilégiées avec les esprits (voir Hamayon dans ce numéro) ?
[39] Ce thème est sans doute récurrent chez d'autres groupes amazoniens, notamment chez les Shuar de l'Équateur qui voient dans les tsunki les descendants d'une humanité ancienne possédant le pouvoir chamanique (Pelizzaro 1980). Par ailleurs les Chimane étudiés par Daillant (ce numéro) excellent en tout, comme les cháiconibo, et comme les ijirait, ils sont plus grands, plus forts, meilleurs chasseurs, puissants chamanes, etc.
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