Introduction
Cet article présente les résultats de recherches sur le terrain effectuées par les deux auteurs entre 1993 et 1997 [1]. Il explore certains aspects mal connus du chamanisme, comme le mariage des chamanes avec des esprits, phénomène souvent mentionné dans la littérature, notamment pour la Sibérie [2], mais rarement analysé de façon exhaustive [3].
Ils espèrent, par ce travail ethnographique, contribuer à l'effort collectif de ceux et celles qui ont entrepris, depuis le milieu des années 1980, de renouveler l'anthropologie sociale du chamanisme, en dépit des remises en cause du concept même de chamanisme [4].
Leur apport se situe à plusieurs niveaux :
- - Celui de l'ethnographie, par leur insistance sur la collecte de nouvelles données, de la bouche des chamanes encore en activité ou de leurs proches.
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- - Celui de la méthodologie, par leur mise en oeuvre d'un néocomparatisme ethnographique impliquant l'étude de plusieurs sociétés par les mêmes chercheurs, sur un thème circonscrit ; cette approche va à contre-courant des pratiques ethnographiques dominantes qui privilégient l'étude monographique d'une communauté ou d'une ethnie.
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- - Celui de la théorie, par leur utilisation des acquis de plusieurs écoles de pensée anthropologiques, comme le structuralisme, les études du « genre » (Gender Studies), l'anthropologie du rêve et du corps, les études sur l'ethnicité ou la critique « postmoderne ».
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- - Celui de l'ethnohistoire, enfin, par leur réexamen des sources anciennes et la découverte de documents inédits en langue vernaculaire.
Le thème du mariage mystique des chamanes avec les esprits s'est imposé, aux auteurs au cours d'une mission sur le terrain chez les Shipibo-Conibo d'Amazonie péruvienne, au printemps 1994. Ils procédaient alors à une enquête auprès de chamanes de ce groupe sur la construction du genre, la socialisation des enfants et le travestissement. Les Shipibo-Conibo [5], qui appartiennent au groupe linguistique Pano [6], comptent actuellement une centaine de chamanes (onánya) - presque exclusivement des hommes, dont une dizaine sont considérés comme de grands chamanes (meráya) -, dans une population de près de vingt-cinq mille individus. Les onánya soignent avec l'aide des esprits des plantes, notamment ceux du tabac et de l'ayahuasca ; les meráya ont recours à l'assistance d'esprits supérieurs et peuvent voyager dans les autres mondes ; mentionnons enfin également les yobé qui contrôlent la technique des dards magiques à des fins offensives ou défensives [7].
On relève des noms de femmes-chamanes dans les généalogies, aux générations antérieures, mais elles étaient toujours minoritaires et accédaient difficilement au rang de meráya. Aux femmes, par contre, était réservée la fonction d'exciseuse (shébiana biai aínbo), qu'elles combinaient souvent avec celle d'accoucheuse (báque bihai) et, pour celles qui avaient une bonne connaissance des plantes médicinales, avec celle de guérisseuse (ráomis). On compte encore actuellement des accoucheuses et des guérisseuses dans la plupart des communautés.
[1] Une mission d'un mois (1993) en Yakoutie septentrionnale (Fédération de Russie) au sein d'une population mixte (Youkaguires, Tchouktches, Évènes) d'éleveurs de rennes ; deux missions de deux mois (1994 et 1997) chez les Shipibo-Conibo d'Amazonie péruivienne ; et deux missions d'un mois (1994 et 1997) chez les Inuit d'Igloolik (Nunavut, Canada). Ces missions étaient financées par le Conseil de Recherches en Sciences Humaines du Canada. F. Morin a bénéficié aussi d'une subvention du Legs Lelong (CNRS, France) en 1997. Une partie des données présentées ici ont fait l'objet de communications au Colloque La voix du chamane (Paris 1994), au Séminaire américaniste (Université Paris X-Collège de France-CNRS 1996), au Colloque Nord-Laval (Université Laval 1996), et au 4e Congrès de l'International Society for Shamanistic Research (Chantilly, France, 1997).
[2] Bogoras (1904-1914), Czaplicka (1914), Eliade (1968).
[3] Après Sternberg (1925), Roberte Hamayon (1990) est une des rares à en avoir fait un thème central dans son étude sur le chamanisme sibérien.
[4] Voir à ce propos la récente mise au point d'Atkinson (1992).
[5] On devrait dire en fait les Shipibo-Conibo-Shetebo, car les riverains pano de l'Ucayali, communément désignés sous le nom de Shipibo, descendent en fait d'intermariages entre ces trois sous-groupes, très proches linguistiquement. Traditionnellement, ils habitaient respectivement le Moyen-Ucayali, le Haut-Ucayali et le Bas-Ucayali (Morin 1998).
[6] Une bibliographie sur les Pano a récemment été publiée (Erikson et al., 1994).
[7] Sur le chamanisme shipibo-conibo, voir Arevalo (1985), les thèses de doctorat d'Illius (1987), Gebhart-Sayer (1987) et Cardenas Timoteo (1989) ; la thèse de doctorat de Bertrand-Ricoveri (1994) apporte un bon complément sur la mythologie et la cosmologie ; citons enfin le travail de synthèse de Morin (1998).
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