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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Norbert Rouland et Jean Benoist, VOYAGES AUX CONFINS DU DROIT. ENTRETIENS. (2012)
Ouverture


Une édition électronique réalisée à partir du livre de Norbert Rouland et Jean Benoist, VOYAGES AUX CONFINS DU DROIT. ENTRETIENS. Aix-en-Provence: Les Presses universitaires d’Aix-Marseille, 2012, 266 pp. Collection: Inter-normes. [Avec l’accord de leur éditeur, Les Presses universitaires d’Aix-Marseille, les auteurs, Jean Benoist et Norbert Rouland, nous ont accordé le 3 octobre 2013 leur autorisation de diffuser ce livre dans Les Classiques des sciences sociales.]

[9]

VOYAGES AUX CONFINS DU DROIT.
ENTRETIENS.

Ouverture

Jean Benoist — Dans les pages qui vont suivre, Norbert Rouland, vous serez à la fois un auteur, par ce que vous direz, et un partenaire, pour celui qui dialogue avec vous. Vous vous exprimerez et je serai là comme un extracteur de ce que je pressens en vous, mais qu'on ne peut jamais exprimer entièrement tout seul. Vous serez aussi pour moi un enjeu singulier dans ma quête de l’intrication des idées et de la vie de celui qui les porte. Et je le ferai au nom d’un certain parallélisme de nos deux cheminements intellectuels. Nous sommes tous deux entrés dans le monde universitaire par des études dans des disciplines très anciennes et bien organisées, vous le droit, moi la médecine. Ce sont celles qui ont toujours produit des notables, celles qui se sont toujours rattachées à une orthodoxie intellectuelle et à un assez grand conformisme social. Et, l’un comme l’autre mais par des détours différents, nous nous sommes évadés de ces cadres, que nous vivions comme des pesanteurs, pour aller ailleurs, sans toutefois jamais abandonner nos enracinements initiaux.

Notre rencontre, et ce qui fait l’armature de ce livre, c’est donc ce voyage hors des frontières convenues. C’est parce que, comme vous l’avez bien dit dans le titre d’un de vos livres, vous avez exploré « les confins du droit » que mon attention s’est portée vers vous ; et c’est parce que j’ai tenté d’explorer ceux de la médecine que j’ai souhaité connaître vos excursions au delà du droit.

La raison d’être de ce livre se trouve donc dans votre itinéraire, et dans ce que vous en rapportez. Itinéraire dans le droit et hors du droit. C’est le droit tout entier que cela éclaire, car, en le décentrant, vous montrez mieux que tant d’autres sa vie, sa dynamique, et l’ampleur des champs où il continue de se faire.

D’autant plus que vous n’êtes pas un marginal du droit. Vous êtes juriste et Professeur dans une grande Faculté de droit. Voila une image qui, depuis la fin du Moyen Âge, est incarnée par des œuvres solennelles, des visages parfois très froids, parfois plus souriants, mais toujours d'une grande dignité. Les professeurs de droit collent à l'institution ; ils sont des compagnons ou des conseillers de tous ceux qui ont le pouvoir, ou bien ils accèdent eux-mêmes, à des pouvoirs. Ils sont des hommes de la conformité, et cela retentit sur leur pensée, même lorsqu’ils prônent des changements.

Mais vous, justement, vous n'êtes pas, intérieurement, un homme de ces normes, Vous êtes attiré non par des périphéries à corriger, comme l’est un criminologue, mais par des façons autres de fonctionner. Vous [10] utilisez votre formation, votre moulage intérieur juridique, pour saisir les normes des autres et pour dégager la façon dont ces normes s'organisent. En agissant ainsi vous vous glissez subrepticement en dehors du rôle social de professeur de droit, dans une Faculté (Aix-en-Provence) qui a vu en six siècles une succession de grands notables.

Norbert Rouland — C'est bien volontiers que je me livre à votre investigation. Mais avant de vous répondre, je voudrais dire comment ce livre est né. Il part de chez vous, de cette maison de campagne si paisible de Haute-Provence où vous aimez à la fois travailler et méditer. En 2006, j’y partageai avec vous un repas et vous m'aviez remis un de vos derniers ouvrages, écrit quand vous aviez soixante et dix ans : « Entre les corps et les dieux », un dialogue avec un autre universitaire qui retraçait les itinéraires variés de votre carrière. De retour chez moi, malgré l'heure tardive, j'ai commencé à en lire les premières pages et je me suis dit tout de suite que c'était ce genre d'ouvrage qu'il était temps de faire. Bien que je n'en aie aucune expérience, puisque je n'avais écrit jusque-là que des monographies. Il fallait aussi que cet ouvrage soit sous forme dialoguée, donc plus spontanée, ce qui aurait aussi l'avantage de me pousser, si besoin était, dans mes retranchements. Ou, plus simplement, de mettre en lumière des questions que je ne m'étais jamais posé distinctement.

Jean — D’autant plus que, quand on travaille sur un sujet intellectuel, nous avons à nous poser la question : « Faut-il ou non faire abstraction de la personne qui elle-même travaille sur ce sujet pour pouvoir comprendre ce sujet ? ». Pour être plus clair, l'anthropologie juridique face au droit est-elle un objet intellectuel qui a émergé dans des circonstances sociales, historiques, ou est-elle aussi un lieu vis-à-vis duquel certains individus se sentent plus d'affinités que d'autres, évidemment par ce qu'ils perçoivent cette émergence, mais aussi parce qu'ils la trouvent en harmonie avec leur position face au droit d'une part, face au monde d'autre part.

Il faut alors retracer non seulement la biographie intellectuelle d’un individu, mais son existence, sa jeunesse, son milieu et aussi l’ensemble de ses intérêts non seulement intellectuels, mais esthétiques et même sportifs, gastronomiques, tout ce qui fait sa gourmandise du monde. Et cela fera aussi l’objet d’une partie de nos entretiens.

Norbert — Mon aventure personnelle me semble bien expliquer combien la construction affective d'un individu, et notamment ses lacunes, peuvent expliquer ses orientations intellectuelles et le profil de sa carrière. Je pense que si mon enfance s'était déroulée dans des conditions de stabilité non pas sociale (elle y était), mais affective différente, j'aurais peut-être glissé relativement facilement du côté des juristes adorateurs du droit constituant ! Mais, je le répète, au niveau social, je me sentais en [11] sécurité, peut-être d'ailleurs plus que de raison. Par ma lignée paternelle, je descends effectivement de juristes au Parlement de Provence. Mais en fouillant plus loin on trouve des professions plus modestes : chirurgien, et aubergiste ! Nous avons également parmi nos biens de famille un très beau tableau qui représente un homme en perruque, qui appuie sa main gauche sur une pile de livres, l'autre main tenant un crâne de mort vue de derrière (une vanité, ou une allusion à son métier ?). Ce tableau a été probablement peint par le fils de Pierre Puget et représente un de mes ancêtres sans que nous sachions son identité, si ce n'est qu'il appartenait très probablement à la famille des Mareschal. Comme un des chirurgiens de Louis XIV s'appelait aussi Mareschal, l'assimilation avait été faite immédiatement ! Malheureusement, en faisant mes premières armes en histoire du droit, j'avais détruit ce qui n'était qu'une légende familiale. Le chirurgien en question n'était qu'un modeste praticien aixois, qui avait quand même eu le mérite d'acquérir une Bastide au XVIIe siècle, La Mareschale, dont ma famille a été expropriée dans les années 1970 pour assurer le relogement des rapatriés d'Algérie. J'avais eu le temps d'y réviser mes examens de droit, mollement allongé sur un sofa, entouré de meubles du XVIIIe siècle, dont une chaise à porteur. Cet enracinement, cette certitude de venir de quelque part ont certainement contribué à me donner une certaine facilité à soutenir mes idées, même quand les vents étaient contraires. En somme, une certaine conscience identitaire sociale a presque toujours empêché que le doute soit en moi destructeur. Elle lui a permis de se sublimer dans la création et dans la recherche de la diversité créative. Un peu trop d'identité sociale, et je serais devenu un snob puant. Un peu trop de doute, et je n'aurais jamais rien fait.

À cet équilibre quasi miraculeux, rajoutons quand même la volonté de travail et une organisation très méthodique. Je crois que le fond de ma nature était d'une grande paresse, mais l'éducation parentale et celle des Jésuites ont complètement inversé l'ordre de la nature !

Jean — Donc un professeur de droit d’une part, avec cette austérité, cette façon de croire à la force d’une norme, et donc de distancier sa personne de ses propos ou de ses actes.

Norbert — C’est au fond ce qui me dérange dans la version traditionnelle du droit : l’expression d’une norme, même si celle-ci peut avoir des degrés d’impérativité variable. Je suis beaucoup plus à l’aise dans les territoires mouvants du pluralisme juridique…

Jean — Territoires où s’épanouit en fait ce personnage très différent d’un professeur de droit, malgré les apparences, qu’est Norbert Rouland ; on sent chez vous outre la curiosité une sensibilité -je ne dirais pas à fleur de peau, parce que vos traits sont assez immobiles, mais plutôt à fleur d’âme- et vous cherchez grâce à cette sensibilité à exprimer ce qu’une [12] retenue naturelle ou liée à votre éducation vous empêche d’exprimer éventuellement sous forme de gestes, de cris…

Mais y a-t-il vraiment une contradiction ? Ce que vous faites, je veux dire tout ce qui n’est pas strictement du droit, vient cependant de quelqu’un qui est dans le droit, qui en vit, qui le vit. Mais vous semblez refuser ce qui est le plus central, la plus classique. Vous êtes un homme de lisières. Rappelez-vous combien les écologistes attachent d’attention aux lisières. Dans ces zones qui ne sont ni étang ni pré, ni plage ni terre, on rencontre à la fois les êtres de l’eau et les êtres de la terre, qui font des innovations imprévisibles ailleurs. C’est dans tout cela qu’il serait bon de pénétrer, tout ce qui fait certainement votre cohérence sous l’apparence d’une certaine incohérence.

Ce qui nous intéresse ici, c’est la cohérence réelle, qui fait que seul un être de lisière peut voir germer en lui diverses pensées, faire divers choix qui, ailleurs, sont incompatibles. Il y a cela en vous quand vous liez au droit, l’art, la musique, vos interrogations sur la femme, bref tout un ensemble de centres d’intérêt et de réflexions qui peuvent paraître étranges dans un amphithéâtre de la faculté de droit.

Mais le juriste en vous est l’opérateur nécessaire : c’est le squelette qui vous soutient, tandis que l’être est ailleurs. Il explore ces lisières où vous vous sentez bien.

Norbert — Pour en revenir à la définition que vous donnez de moi : un homme des lisières, je voudrais la comparer à ce qu'on appelait le forban. Dans le vocabulaire médiéval, le forban était celui qui se tenait dans un espace au-delà des normes conventionnelles, espace en général géographique dans laquelle il était a priori inatteignable. Ces espaces étaient en général nommés marches : des zones indistinctes où passaient les limites de suzerainetés diverses. Mais le forban n’était pas du tout bien vu pour autant ! D’ailleurs, dans notre langue, ce terme évoque plutôt le scélérat que le bon père de famille. Parce que justement il a choisi de vivre en dehors, ou à côté des normes.

Dans votre présentation, vous me dépeignez bien et en même temps vous m’aidez à mieux me comprendre. Il est vrai qu’au plus loin où ma mémoire puisse remonter, j’ai été tiraillé entre les exigences d’une extrême sécurité, le besoin d’une protection qui justement souffrait quelque part d’une béance énorme, et, sans doute en contrecoup, la tentation de l’ailleurs, d’un ailleurs où ce manque disparaîtrait. Bref, c’est quand même le mal être qui m’a conduit aux lisières…je ne me sentais jamais complètement bien là où j’étais, si ce n’est dans des moments assez fugaces, ou au contraire possédant des apparences de l’éternité : l’état amoureux, l’amitié profonde, l’amour pour un enfant, l’émotion esthétique. Mais comme vous le savez, à part l’amitié et, surtout, l’amour parental (qui me paraît vraiment être la forme la plus authentique d’amour), tout cela ne dure guère ! J’ajoute même que parmi les satisfactions les plus fugaces, j’ai toujours éprouvé celles que l’on [13] pourrait rattacher à la gloire, au succès. Sur le moment, ça titille, mais on est vraiment loin de l’orgasme, si ce n’est dans la brièveté !

Je suis passé par des choix m’orientant vers des disciplines de plus en plus marginales : histoire du droit, ethnologie juridique, droit des peuples autochtones, avant d’en venir dernièrement à un sujet que je reconnais plus large : les femmes. Peut-être parce qu’il me semblait contenir en lui le plus de mystères, d’occasions de chasser sur les lisières… Et peut-être aussi parce que la béance originelle de la relation à ma mère se faisait plus forte, à l’approche de ce qu’il faut bien appeler le terme ? Pour prendre une comparaison ichtyologique, je me fais penser à ces saumons qui vers la fin de leur vie remontent obstinément la rivière jusqu’au point où ils sont nés…

Je reconnais bien volontiers que tout ceci donne à ma démarche un caractère labyrinthique et peu lisible du premier coup d’œil. Car en plus, je n’ai jamais appliqué à ma stratégie un « plan de carrière ». Je me borne à suivre le conseil que je donne à mes étudiants : « Suivez votre désir, et donnez-vous les moyens de l’atteindre ». Bref, vous aurez compris que je fais mien le jugement de Hegel sur les passions : pour lui, rien de grand ne s’est jamais accompli sans passion. Mais je reconnais bien volontiers que la passion a un prix, qui peut être parfois très élevé et que tout le monde n’est pas nécessairement capable d’acquitter : l’opprobre, l’incompréhension ; la solitude, non pas la solitude tranquille du chercheur, mais celle, vertigineuse, qui peut vous faire croire que vous êtes seul au monde, totalement abandonné. Ce sont les risques des lisières… Et dans ces marécages, plusieurs se sont engloutis. Car je crois que l’homme des lisières, à la différence du chevalier qui parcourt son fief, n’est nullement habité par le sentiment d’une force invincible. Au contraire, il se sent faible et c’est sa faiblesse qui constitue de loin le plus grand des dangers qu’il doit affronter. Comme le disait Knud Rasmussen, un des plus grands explorateurs de l’Arctique du début du XXe siècle : « Le plus grand des dangers, c’est la peur du danger ».

Alors, si l’angoisse est tellement présente, pourquoi ne pas revenir dans des territoires mieux quadrillés, là où enfin règne la sécurité ou tout au moins la protection ? Pour moi, je vous réponds sans aucune hésitation : à cause du manque, de cette fameuse béance originelle. Je sais qu’elle ne se comblera pas d’un pouce dans ces territoires balisés. Vous me direz que je ne suis pas sûr non plus de parvenir à la cicatrisation dans les lisières. Et en effet, je crois qu’il n’y a pas d’espoir d’effacer complètement des manques qui viennent de si loin. Mais en revanche, on peut espérer les atténuer et pour moi, sans trop savoir vous dire pourquoi, je suis persuadé que cette atténuation ne peut être que la résultante d’intersections, de même qu’au fond la pureté de la couleur blanche n’est que l’effet de la combinaison de couleurs différentes. C’est au fond ce qui me dérange dans la version traditionnelle du droit : l’expression d’une norme, même si celle-ci peut avoir des degrés [14] d’impérativité variable. Je suis beaucoup plus à l’aise dans les territoires mouvants du pluralisme juridique…

Jean — Si on arrive à se permettre certains écarts par rapport à la position attendue, à la norme respectable, ne serait-ce pas parce que -je vais être cruel pour certains- on se respecte suffisamment soi-même pour ne pas avoir trop besoin d'être respecté par les autres ? On refuse le respect standardisé.

 Celui qui doute de lui-même, parce qu'il n'a jamais eu de très bons résultats scolaires, parce qu'il a été éduqué dans une certaine humiliation sociale, parce qu'il est culturellement marginal (par sa qualité d'immigrant, par ses appartenances ethniques, voire même tout simplement par son sexe), est-ce que celui-là peut se permettre, en étant dans le système, d'en sortir librement, ou au contraire est-ce qu'il n'a pas besoin du système pour le consolider, le conforter sur lui-même et face aux autres ? Et je me demande si ces gens qui s'incorporent à l'uniforme, ces gens dont la glotte paraît intrinsèquement cousue à la cravate, qui ne conçoivent que le droit chemin, la pensée conforme, ne sont pas dans ce cas. Alors que des personnes qui, comme vous, ont la chance -ou la malchance- d'être l'homme occidental bien né et bien élevé, qui a suivi des études dans des collèges relativement élitistes (les Jésuites, envers lesquels vous continuez à manifester votre admiration), qui n'ont jamais eu de vrai problème, ni économique, ni identitaire, etc., sont les plus aptes à ces dérives : ils savent bien que le jour où ils arrêteront de faire des écarts, le balancier reviendra au centre, quoi qu'il arrive. D’autres, au contraire, craignent que, s'ils s'écartent, toute la balance tombe, les réduisant à rien.

Je me demande si l'anthropologie juridique, comme l'anthropologie en général, qui a surtout été faite à ses débuts par des aristocrates ne l'oublions pas, n’est pas conditionnée par cette forme de liberté que permet la non nécessité de conquérir une image.

Norbert — Vous touchez un point essentiel.

Tout d'abord, je vais raisonner a contrario. Au sujet des adversaires de mes idées, je dois bien relever qu'ils étaient assez souvent d'origine modeste. Je peux donc comprendre que le titre de professeur de droit, conquis souvent de haute lutte (c'est-à-dire après plusieurs essais infructueux) ait été pour eux une sorte de forteresse les empêchant de douter par rapport à cette modestie de leurs origines, et qu’ils s’accrochent au profil le plus orthodoxe de leur métier. Mais moi, je préfère le flou du droit à un droit trop net, comme le dessin d’une pyramide. En tout cas, c’est ainsi que je m’explique la tentation des ailleurs…

Jean — Oui, mais il y a plusieurs sortes d’ailleurs.

L’ailleurs peut se situer au bout d’une errance. Or, vous avez tout, sauf l’air d’un errant ! On peut aussi se rendre ailleurs par une sorte de [15] voyage circulaire, quitte à ce qu’il soit organisé par une agence de voyages : on va explorer un lieu tout en gardant son domicile, et l’escapade terminée, on retrouve ce domicile. Vous n’avez jamais quitté vraiment le domicile du droit, pas d’ailleurs pour des raisons de poste ou de revenus, mais tout simplement parce qu’il est constitutif de votre identité et de votre pensée. Je me souviens de ma déception quand je voulais vous incorporer dans une équipe d’anthropologues... Vous avez décliné mon offre parce que vous avez eu l’impression que vous vous seriez senti beaucoup trop dépaysé dans ce nouvel espace. Car là, je ne vous demandais pas de circuler autour de votre maison, mais carrément de changer de maison… Donc, vous êtes un mélange de sédentarité et de nomadisme. Cela me semble vous caractériser très fort. Vous me faites penser à ces fourmis qui sortent de la fourmilière pour aller explorer un territoire, exploiter ses ressources ; puis revenir à la fourmilière et repartir ensuite vers un autre territoire, en d’incessantes boucles.

Norbert —  C’est tout à fait ça ! Il y a en moi à la fois une attirance vers le grand large et la peur de lever l’ancre : donc, je trouve des compromis boiteux en essayant de me satisfaire de demi-mesures. Mais au risque de me répéter, je suis persuadé que l’origine de cette tension est de nature psychologique et trouve sa source dans un passé très archaïque, qui a dû débuter vers mon huitième mois, quand l’enfant est bien obligé de se rendre compte qu’il ne représente pas pour sa mère la totalité du monde. Je crois que j’ai raté mon entrée dans le principe de réalité… il y a donc, il y aura toujours en moi ces aspirations contradictoires d’une part à la quiétude du nid, à l’impossible certitude d’être aimé et d’autre part l’exaltation que l’on trouve à couper les amarres, à partir vers des cieux que l’on imagine plus beaux.

D’autre part, pour essayer de vous expliquer ce pourquoi j’ai quand même toujours voulu rester dans la maison du droit, c’est que j’avais fait le pari -certainement trop ambitieux- de convertir mes collègues à ce qui me plaisait, de le faire de l’intérieur, sous peine de me couper de toute légitimité par rapport à eux. Les résultats ont été mitigés. J’ai fait des adeptes, rencontré des gens passionnants ; j’en ai aussi laissé beaucoup indifférents.

Et puis a aussi joué une question d’époque. De ce point de vue, je suis mal tombé. L’essentiel de ma carrière s’est déroulé dans les trente années qui ont suivi mai 68. À la faculté de droit d’Aix-en-Provence, ces trente ans se sont confondus avec le règne d’une classe dominante qui éprouvait la plus grande aversion pour les idées que je professais. Les appuis institutionnels et personnels, je les ai donc trouvés ailleurs, chez des personnalités qui étaient aussi de grands juristes : Jean Carbonnier (pour moi, le Montesquieu du XXe siècle), Mireille Delmas-Marty (aujourd’hui Professeur au Collège de France), Georges Vedel (de l’Académie française), Stéphane Rials (actuellement Membre de l’Institut Universitaire de France), et d’autres encore, qui, pourtant, ne [16] partageaient pas nécessairement mes idées, mais les respectaient, ce que je n’ai pas nécessairement trouvé dans la classe dirigeante d’Aix-en-Provence. Certains pays étaient aussi beaucoup plus réceptifs à ma démarche : je pense tout particulièrement au Québec et à nombre de ses enseignants et chercheurs : Andrée Lajoie, Guy Rocher, Alain Bissonnette, Violaine Lemay…

 Heureusement, aujourd’hui les choses sont différentes : une équipe de jeunes dirigeants a pris la relève à Aix-en-Provence avec de tout autres idées et la réforme des masters permet une beaucoup plus grande diversification des savoirs. Je regrette seulement pour moi que cette révolution tranquille ne soit pas survenue une vingtaine d’années plus tôt : j’aurais pu faire davantage…

Ce que je vais évoquer de ma carrière et la grande prudence qui en ressort, me la fait comparer à la vôtre, qui me semble avoir été beaucoup plus hardie. Vous avez séjourné plus longtemps que moi dans des pays lointains ; vous n’êtes pas resté dans les lisières, vous les avez franchies ! Est-ce que je me trompe ? 

Jean — Vous ne vous trompez pas tout à fait. Je dois toutefois nuancer la comparaison entre nos cheminements. Leurs points de départ ne sont pas identiques : la médecine n’était pas mon milieu initial. Vous, vous êtes presque né dans le droit. Moi, si je suis devenu médecin, c’est, très clairement, très explicitement, en me disant : « C’est la base indispensable pour toutes les sciences humaines ». Comment parler de l’homme quand on ne connaît pas d’abord ce dont il est fait, comment son corps fonctionne ? De plus, le médecin est un acteur, avant d’être un penseur. Il est appelé à soigner des hommes, parfois à les voir mourir ; bref, à exercer des responsabilités. Alors que l’universitaire, l’intellectuel, n’est nullement formé à des responsabilités très concrètes. À la limite, il peut dire n’importe quoi, il y a toujours des gens pour adhérer aux bêtises qu’il profère. Et un autre dira la bêtise contraire, et il y aura aussi des gens qui le suivront ! Tandis que si un médecin ou un chirurgien se trompe et qu’on s’en aperçoive, à ce moment-là, les conséquences sont immédiates, d’abord sur son malade, ensuite sur lui. Le médecin est appelé à exercer de véritables responsabilités, et souvent dans l’urgence.

Mai, au delà de tout cela, ce qui fait la cohérence de ma démarche, c’est une démarche philosophique. Elle essaye de concilier l’exigence rigoureuse, impitoyable que nous impose la science, la science qui est sourde à nos aspirations, et le besoin de transcendance que nous avons tous en nous : nous n’acceptons pas le non-sens, nous n’acceptons pas « le silence éternel de la divinité ». Et en même temps, j’ai toujours refusé le sens construit à la manière d’un badigeon sur les murs, qui remplace le ciel en peignant les murs en bleu. J’ai toujours essayé de suivre ce chemin très difficile.

[17]

De plus, il n’était nécessaire d’avoir une profession qui me permette de gagner ma vie. Je me disais : « Au pire, je planterai ma plaque de médecin ». Peut-être n’avez-vous jamais eu cette inquiétude, ne vous êtes-vous jamais dits : « Je serai avocat ». En tout cas, je n’ai pas l’impression que cela était du tout dans votre perspective. Je pense que vous êtes beaucoup plus intellectuel que moi et que la motivation intellectuelle a été pour vous beaucoup plus immédiate.

Norbert — Non, c’était beaucoup plus simple ! Mon père était avocat et ma mère commissaire-priseur (d’ailleurs, j’ai passé le diplôme d’avocat, uniquement pour faire plaisir à mon père). Je savais donc que si jamais la voie universitaire ne marchait pas, j’avais quand même des bouées de sauvetage. Mais cela aurait été une immense déception pour moi. Je constate chaque jour un peu plus que je ne suis vraiment pas fait pour les métiers de la pratique du droit.

Lors de mon divorce, j'ai compris combien était redoutable la machine judiciaire. Par sa lenteur, elle peut broyer nos espérances, transformer notre passé en égout. Nous ne disons rien de cette réalité à nos étudiants, c'est un tort !… D'autant plus qu'en matière de divorce, ils sont statistiquement la moitié à avoir enduré le divorce de leurs parents. Les sociologues les appellent : « Les enfants du divorce ». À juste titre, puisque ma génération, qui avait vingt ans en mai 68, a été la première à ouvrir largement le flux des divorces.

De plus, la représentation par un avocat étant la plupart du temps obligatoire, celui-ci, certes, nous défend. Mais c'est au prix d'une dépossession totale de notre cause, de notre vie, durant les audiences. Car nous devons rester silencieux devant le juge, et surtout face à l'avocat de la partie adverse qui souvent nous révolte par la manière forcément partisane dont il retrace notre vie, nous causant des blessures que la vie ne refermera pas. D'autant plus qu'il est protégé par une immunité pratiquement totale pour les propos qu'il tient, ce qui est compréhensible sur le plan rationnel. Sinon, la fonction de l'avocat serait trop entravée. Il fait son métier, c'est tout. Mais il peut même mentir. Une avocate m'a dit un jour à ce sujet : « Nous appelons ça une adaptation de la réalité à l'institution judiciaire ! ». Mais tout cela est très difficile quand on se trouve en face de lui. L'avocat de mon ex épouse ne manquait pas de présenter les choses d'une façon contraire à la réalité, face à des magistrats (dans mon trajet, qui a duré plusieurs années, du tribunal de grande instance à la Cour d'appel, j'ai été jugé par quatre femmes et un homme) impassibles, interrompant rarement l'avocat, et lui faisant comprendre par signes qu'il devait se hâter. Je serrais les lèvres et me disais : « Comediante, tragediante ! », comme le pape à Napoléon…

 J'en tire aussi l'enseignement que les professeurs de droit n'enseignent pas assez le droit des preuves. Car vous ne pouvez rien avancer qui ne soit étayé par des témoignages, qu’il vous faut trouver. L’adage le dit bien : la preuve est la rançon du droit. Nous ne sommes pas aux États-Unis [18] où l'avocat part souvent en chasse lui-même. En France, divorcer peut devenir une occupation à plein temps, ce qui empoisonne votre vie déjà malmenée par le divorce lui-même, qu'il faut expliquer à ses enfants, ses amis, sa famille : on doit trouver le mot juste et parfois la lassitude nous envahit. D'autant plus que la partie adverse, fait souvent traîner les débats en longueur. L'attente élargit dans votre vie l'empreinte du malheur…

Jean — Vous avez donc eu une expérience de la pratique du droit, même si elle a été négative !

Norbert — Oui, et en même temps je déplore qu’en matière familiale, le droit soit bien souvent le signe du malheur. Il faut dire que les juristes et sociologues s’occupent beaucoup du divorce, alors qu’il vaudrait mieux, tout en continuant à légitimement s’inquiéter des dysfonctionnements du couple conjugal et de la famille, davantage se pencher sur les raisons qui peuvent leur permettre de s’entendre et de durer. Après tout, même si cela ne signifie pas toujours la félicité, environ 60 % des couples mariés en France, ne divorcent pas… Il faudrait évidemment aller y voir de plus près. Faire la part de l’habitude certainement, de l’intérêt supposé des enfants fréquemment, de la lâcheté ou du découragement parfois. Mais aussi de la fidélité à un engagement, malgré les fluctuations du désir, l’apprentissage du quotidien, la tentation du doute ; du pardon et de l’autocritique ; de l’acceptation à deux des incertitudes de notre temps. De l’amitié enfin, qui se joint aux joies du corps et aux élans du cœur.

En bref de ce qui construit l’amour et lui permet de durer.

Mais revenons à vos propos. En vous écoutant, je comprends combien nos itinéraires sont différents. Vous êtes parti du corps pour accéder à l’être, alors que je n’ai nullement choisi le droit comme voie d’accès aux sciences sociales. Et d’ailleurs, comme je vous l’ai déjà dit, je n’ai pas choisi le droit du tout ! Mais il est vrai que je me suis assez vite aperçu grâce au charisme de certains professeurs que le droit pouvait être une voie d’accès royale à ce qui m’intéressait vraiment : les sciences de l’homme, même si la plupart du temps elles étaient méprisées par les juristes qui leur reprochaient leur imprécision. En fait, moi qui ai fait à la fois l’expérience du droit positif et de l’anthropologie, je suis assuré que les sciences sociales sont d’un degré de complexité beaucoup plus grand que le droit ! Et c’est probablement cette complexité que le juriste pressent et qu’il redoute. J’ai toujours beaucoup reproché aux enseignements classiques du droit que nous recevions de laisser entendre que la règle se justifiait par elle-même, de nous montrer l’iceberg dont elle n’était que la pointe. Mais, il y avait des disciplines qualifiées d’un mot qui en disait long, « auxiliaires » : l’histoire du droit, la science politique, la science administrative, etc. C’est-à-dire non plus le droit dans les livres, mais le droit en action, confronté avec la matière humaine, comme le bistouri [19] qui s’enfonce dans les chairs. Evidemment, c’est moins propre, plus compliqué…En fait, ce sont ces matières qui auraient dû être qualifiées de fondamentales. C’est pourquoi les juristes « classiques » ont beaucoup de mal à accepter des théories novatrices du droit, telles que le pluralisme juridique ou plus simplement le fait qu’il puisse y avoir un droit flou.

Permettez-moi une anecdote. À une époque, j’ai fait beaucoup de randonnées à cheval, ce qui libère l’esprit. Dans notre petit groupe, il y avait une jeune professeur de mathématiques, très jolie : une longue brune aux yeux clairs. Je me souviens qu’une fois, au campement du soir, elle nous a dit : « L’ennui, avec les mathématiques, c’est qu’elles donnent l’impression que le monde est logique ! ».On comprend d’autant mieux que les plus grands mathématiciens -dont Einstein- aient eu beaucoup de mal à recevoir les théories des physiciens quantiques. Eh bien, je pense que l’anthropologie juridique est un peu au droit ce que la physique quantique est à la physique classique… J'aimerais que notre livre puisse en donner quelques exemples. Mais à qui bénéficieront-ils ? Car on ne connaît que très rarement les lecteurs de nos livres…

Jean —  Un livre, c'est toujours une bouteille à la mer. On l'écrit, il vous quitte tout de suite pour tomber entre les mains de lecteurs que la plupart du temps, vous ne connaîtrez jamais. Mais quand même, vous devez bien penser à des destinataires privilégiés, puisque dans ces dialogues que nous menons actuellement vous livrez beaucoup de vous sur le plan personnel.

Norbert — Bien sûr. Cependant, sous une forme beaucoup plus voilée et difficile à déchiffrer, il y avait déjà pas mal de moi dans des œuvres plus conventionnelles : mes romans historiques, et même mes ouvrages universitaires ! Mais en ce moment, c'est vrai, je vais avec vous plus loin dans cette entreprise de décryptage. Et il est également vrai que je le fais en pensant très particulièrement à certaines personnes.

Jean — C'est-à-dire ? Pour qui, ce livre ?

Norbert — Sans hésitation, pour mes enfants. J'ai deux fils : François, 25 ans, qui vient de terminer son Master d'études notariales dans notre Faculté ; Gauthier, 23 ans, étudiant dans un Institut de management public de notre Université. Mes enfants n’habitent plus chez moi, pour diverses raisons. Et de toute façon, c'est le moment où un jeune commence à prendre son autonomie, son envol. Moi aussi, à dix huit ans, je me suis détaché de mes parents, au moins physiquement. Ce qui m'intéressait, c'était la vie avec les copains, sans oublier, évidemment, la nécessité, profondément inscrite en moi par mon éducation, de la réussite dans les études. Le départ des enfants peut être vécu normalement par les parents, sans souci excessif ; ou à l'extrême inverse, [20] constituer un véritable arrachement, un épouvantable deuil à mener à son terme. Dans mon cas, c'est malheureusement la seconde hypothèse qui se réalise. Pendant une vingtaine d'années, j'ai énormément investi dans mes enfants et il me coûte de les voir s'envoler, même si je sais bien que c'est inéluctable. Je me demande souvent ce qui se passe dans le cerveau de la mère ourse qui abandonne ses petits sur la banquise, ou dans celui de l'oiseau qui pousse à coups de bec ses oisillons hors du nid. Peut-être rien. Peut-être l'instinct parle t'il seul. Mais les humains ne sont pas faits ainsi. À l'instinct se mêlent toujours les sentiments, parfois pour le contrecarrer. Donc, j'ai l'impression que mes enfants s'en vont sans jamais avoir découvert une partie de leur père. C'est celle-ci que je voudrais leur donner la possibilité de connaître, une sorte de viatique, dont ils feront ce qu'ils voudront.

Les enfants ont toujours de leurs parents une image tronquée, incomplète. Il est certain que ceux-ci ne doivent pas tout connaître de leurs parents, notamment du couple que ceux-ci ont formé. Mais il y a des choses importantes, parfaitement révélables, qui peuvent peut-être leur servir de point d'appui. Mon père est mort depuis 27 ans et combien je regrette, pratiquement chaque jour, de ne pas avoir davantage parlé avec lui ! Alors, tant que je suis encore là, je voudrais donner cette possibilité à mes enfants non seulement de me connaître un peu mieux par ce dialogue, mais aussi, s'ils le désirent, de me poser des questions. Donc, je suis très net : en parlant avec vous, je pense d'abord à mes enfants. Mais je destine également ce livre à mes amis et à mes étudiants.

En tout cas, la bouteille est lancée.

Mais elle ne l'est pas que pour eux : pour mes proches, aussi. Vous me permettrez de me référer à nouveau à une de vos propres réflexions, qui m'a énormément marqué. Vous m'avez en effet comparé très aimablement à un jardin caché par de hautes falaises… Vous et moi nous sommes côtoyés pendant une vingtaine d'années dans une même université, mais au fond, nos relations n'ont pris un caractère intime que récemment, à l'occasion d'événements très difficiles que j'ai eu à vivre sur le plan familial. Eh bien, ce qu'il y a derrière les falaises, j'aimerais pouvoir le montrer à ceux pour lesquels j'ai de l'affection et de l'estime, sans attendre encore une vingtaine d'années, d'autant plus que le compte à rebours avance de plus en plus, et que nous ne connaissons, suivant l'Ecriture, ni le jour, ni l'heure !

Et puis je pense aussi à mes étudiants, pour lesquels je voudrais ne pas être seulement ce professeur de droit typique, assez désincarné, dont nous parlerons. À cet égard, un des plus merveilleux cadeaux qu'on m'ait faits, c'est un petit livre d'or que les étudiants de la première promotion du Master que j'ai créé sur le droit et les arts m'ont rédigé à la fin de l'année universitaire : ils me disent tous leur affection et me remercient pour cette dernière année de leur vie universitaire, qui, disent-ils, a été [21] merveilleuse. J'en ai été et demeure profondément ému. En voici quelques extraits :

« Difficile tâche de commencer ce livre d'or... Pour ma part, les choses les plus simples sont souvent les plus belles ! Alors, tout simplement, je souhaite vous remercier pour cette année. Une année tout à fait enrichissante, humainement, culturellement parlant. Un grand MERCI pour tout ce que cette formation a pu apporter. Cela m'a permis de terminer ce cycle estudiantin en beauté. Que le meilleur soit à venir pour votre projet. Culturellement votre.

- Au lieu de m'inspirer, l'émotion m’inhibe. Je tenais tout de même à vous dire... Jamais je n'aurais imaginé mettre un terme à ma vie étudiante d'une façon si particulière. Cette année a été riche en tout : amitiés, découvertes... Et surtout des enseignements « magiques » ! Merci d'avoir été un aussi bon père pour ce premier « bébé »... Une année inoubliable... J'espère, à très bientôt.

- Je réitère mes remerciements pour votre initiative de créer un diplôme pluridisciplinaire qui nous sorte enfin de la spécialisation universitaire, tout en permettant un enrichissement humain important. Il est vrai qu'appartenir à une promotion pionnière reste toujours quelque chose de particulier et amène un état d'esprit différent et unique.

- La passion, les femmes, la musique de chambre, un voyage et un spectacle dans les jardins de l'Atelier Cézanne... Que d'émotion et d'intensité en une année ! ! Je crois que votre pari est gagné... Merci encore pour cette année, et qu'il y en ait beaucoup d'autres comme celle-là.

Et plus récemment, en mai 2011, une étudiante (anonyme) de première année a laissé à mon intention ce petit mot sur la chaire : « Merci pour votre enthousiasme, nous avons particulièrement aimé la partie sur l’évolution du droit des femmes (…). Bonne continuation et gardez votre approche « douce »du droit ».

Au-delà des compétences techniques que ces étudiants ont pu acquérir, je crois que leur reconnaissance venait de ce que je m'étais montré à eux sur un plan humain. Notamment pour les étudiants de Master à travers mon enseignement sur le droit et les passions- dont l'amour- enseignement qui a d'ailleurs donné lieu à la parution de mon dernier livre : Du droit aux passions.

Pour en revenir à une réalité plus triviale, je me souviens de la manière dont l'avocat de mon ex-épouse avait présenté ce document : le fait que les signataires en soient en grande majorité des filles montrait bien ma lubricité… L'explication en est toute autre : dans les formations à caractère culturel, le pourcentage des femmes peut atteindre jusqu'à 90% des participants, ce qui a toujours été le cas de mon Master. C'est un trait culturel qui n'a rien à voir avec la personnalité de l'enseignant.

[22]

Jean — Ces cours illustrent bien une idée que vous aimez, et qui est au coeur de l’anthropologie du droit : « Les mœurs sont plus fortes que le droit ». Est une affirmation de juriste ?

Norbert — En tout cas, je ne me souviens pas de l’avoir entendu prononcer une seule fois au cours de mes études. C’est pourquoi j’ai tendance à répéter cette phrase de plus en plus souvent à mes étudiants. Car contrairement à ce que l’on pense, le droit n’est pas nécessairement contraignant : il peut être incitatif, indiquer une direction et même offrir plusieurs choix possibles (confère la pluralité des régimes matrimoniaux, les options du testateur en matière successorale, le modelage des relations contractuelles par les parties, dont le code civil dit qu’elles tiennent lieu de loi aux parties). Dans mes souvenirs d'étudiant, je n'en ai aucun qui insiste sur la pratique par rapport aux normes, si ce n'est de façon inattendue celui de mon vieux professeur de droit romain, Jean Macqueron, qui montrait un enthousiasme de jeune homme quand il nous expliquait les contrats rédigés sur des tablettes datant de l’Antiquité.

Il est vrai que tous les professeurs de droit ne s'avancent pas masqués : ce sont souvent les plus passionnants. Ceux qui s’engagent pour ou contre une nouvelle mesure législative, un retournement de jurisprudence. Ceux aussi qui montrent la réalité derrière la norme. Par exemple, le fait que le choix d’une procédure de divorce dépend largement de la catégorie socioprofessionnelle des conjoints. Le divorce pour faute, qui regroupe encore un bon tiers des divorces, mais que le législateur voudrait éliminer, est ainsi choisi par les personnes appartenant aux rangs les plus bas de la hiérarchie sociale, ainsi que par les milieux ruraux.

Cette insistance sur les pratiques est davantage le fait des anthropologues du droit. Le juriste classique, au moins en France (les anglophones se fient davantage au juge qu’au législateur), se focalise sur la norme. L’anthropologue du droit accorde davantage d’importance aux pratiques, à la manière dont les sujets de droit (et pas seulement les juges ou les notaires) se servent des normes et au besoin les écartent, quand cela est possible. L’insistance sur les pratiques montre tout simplement que les règles deviennent ce que les hommes en font, en négligeant quelquefois les observations du clergé des juristes (la robe noire du professeur de droit est un rappel de ses origines ecclésiastiques), de la loi et de ses multiples bouches. On comprend donc que le juriste classique insiste davantage sur la norme que sur sa pratique. Enfin, l’anthropologue du droit accorde beaucoup d’importance aux représentations : à la manière dont les idées générales évoluent dans une société, aux transformations des images sociales. Alors qu’auparavant la femme au foyer était présentée comme un modèle, protégée de sa faiblesse congénitale par le tutorat de son mari, on parle aujourd’hui d’elle de manière assez triviale, quelquefois comme un « légume ». Quant aux homosexuels, ils [23] reviennent de loin ! Il y a une vingtaine d’années, une institution comme le PACS était inenvisageable. De telles modifications révèlent des changements très profonds dans nos mentalités sur la distinction entre le féminin et le masculin. La majeure partie des réformes de notre droit de la famille depuis presque un demi-siècle en est la conséquence. Une fois de plus, les mœurs commandent au droit…

Le droit, ce n’est pas du cristal, mais plutôt de la mosaïque.

[24]



Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le samedi 19 octobre 2013 16:14
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur de sociologie retraité du Cégep de Chicoutimi.
 



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