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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Une édition électronique réalisée à partir de l'article de Norbert Rouland, “La justice chez les peuples autochtones.” Un article publié dans l'ouvrage sous la direction d’Odina Benoist, Justice et diversité culturelle, pp. 173-178. Aix-en-Provence: Les Presses universitaires d’Aix-Marseille, 2016. 212 pp. Collection: Inter-Normes. [L’auteur nous a accordé, conjointement avec la directrice de la publication, Mme Odina Benoist, le 16 janvier 2017, l’autorisation de diffuser en accès libre à tous ce texte dans Les Classiques des sciences sociales.]

[173]

Norbert Rouland *

Professeur, Faculté de Droit et de science politique
Aix-Marseille Université

La justice chez les peuples autochtones”.

Un article publié dans l'ouvrage sous la direction d’Odina Benoist, Justice et diversité culturelle, pp. 173-178. Aix-en-Provence : Les Presses universitaires d’Aix-Marseille, 2016. 212 pp. Collection : Inter-Normes.

Constatons d'abord que la justice semble absente des paradis de l'âge d'or et de ceux du futur.

Le poète Ovide affirme ainsi :

« L'âge d'or naquit le premier, qui, sans répression, sans lois, pratiquait de lui-même la bonne foi et la vertu. On ignorait les châtiments et la crainte ; des écrits menaçant ne se lisaient point sur le bronze [1] affiché en public ; la foule suppliante ne tremblait pas en présence de son juge ; un redresseur de torts était inutile à sa sécurité [2]. »

À l'autre bout de l'histoire, Lénine décrivait ainsi la future société communiste :

« Les hommes s'habitueront graduellement à respecter les règles élémentaires de la vie en société [...], à les respecter sans violence, sans contrainte, sans soumission, sans cet appareil spécial de coercition qui a nom : l'État [3]. »

Encore plus loin dans l'avenir, Saint Jean affirme dans l'Apocalypse, en décrivant la Jérusalem céleste :

« Voici la demeure de Dieu avec les hommes [...]. Il essuiera toute larme de leurs yeux : de mort, il n'y en aura plus ; de pleur, de cri et de peine, il n'y en aura plus, car l'Ancien Monde s'en est allé [4]. »

[174]

Plus de lois, plus de juges, plus de police : donc, plus d'institution judiciaire.

Mais que se passe-t-il dans ce bas monde ? Et plus précisément, parmi certaines populations autochtones : les sociétés élémentaires, a priori les plus différentes des nôtres r

Observons tout d'abord que l'existence ou l'inexistence de ce que nous appelons l'État semble jouer un rôle primordial dans la diversité des modes de règlement des conflits [5].

Dans toutes les sociétés, un certain nombre de règles ont pour but d'assurer la prévisibilité des comportements. Dans les sociétés sans État, où règne un ordre dit négocié, la base normative de cette régularité n'est pas clairement conceptualisée en droits et obligations, ni spécifiée en termes d'une catégorie dite « juridique ». L'application des sanctions obéit à un principe de flexibilité. Des infractions similaires n'entraînent pas nécessairement les mêmes réactions. On cherche avant tout à rétablir l'harmonie. L'intervention d'un tiers dans le règlement des conflits requiert en général la collaboration des parties. Les normes de référence sont constituées par des modèles de comportement dont on peut certes trouver aussi des exemples dans les sociétés étatiques (le « bon père de famille », cher à notre droit civil), mais ils sont en nombre beaucoup plus réduit. Car avec l'État et l'introduction souvent concomitante de l'écriture, les logiques changent, on passe à un ordre davantage imposé. Les groupes sociaux se différencient et entretiennent des formes de coopération plus complexes, les inégalités socio-économiques deviennent plus marquées. La densité des normes s'accentue. Les anciens modes de résolution des conflits ne disparaissent pas nécessairement, mais deviennent secondaires par rapport à d'autres. L'harmonie s'efface devant la nécessité de dire le droit (vere dicere : verdict), c'est-à-dire de déterminer qui a tort ou raison, en utilisant des règles supposées générales et impersonnelles, inscrites dans des textes législatifs (la loi l'emporte sur la coutume) et des jurisprudences. Leur interprétation devient une science, réservée à une certaine catégorie d'individus : les juristes. Le juge détient les pouvoirs d'imposer une décision aux parties, même s'il peut aussi choisir d'intervenir en tant [175] que conciliateur, avec leur accord. L'organisation judiciaire acquiert une dimension verticale, avec la possibilité de l'appel des décisions devant une juridiction ou une autorité supérieure (alors que dans les sociétés non-étatiques, le plaignant peut souvent choisir entre plusieurs institutions de règlement des conflits, mais ne peut faire appel). Signalons enfin une confusion à ne pas commettre : celle qui restreindrait la notion de sociétés étatiques aux seules sociétés modernes et occidentales. L'État a existé ailleurs qu'en Occident, et depuis longtemps. On s'en aperçoit d'ailleurs quand on examine l'influence que l'État semble jouer dans l'arsenal des peines dont une société se dote (naturellement, l'exemple des rapports entre l'État et la peine n'est qu'un aspect du problème vaste de la définition du droit, laquelle dépend largement de l'investiture qu'opère l'État du juridique en se donnant le pouvoir d'en tracer les contours).

En allant plus avant, on peut distinguer entre les modes juridictionnels et les modes non juridictionnels de règlement des conflits [6].

Les modes non juridictionnels reposent sur un débat entre un certain nombre de protagonistes, entre lesquels le conflit est réglé sans qu'intervienne un juge. On peut les subdiviser en deux catégories.

La première catégorie comprend les situations dans lesquelles les parties résolvent elles-mêmes leur litige. On parlera alors de négociations bilatérales. Elle est fréquente dans les communautés très cohérentes, celle où les relations internes individuelles sont développées. À des degrés divers, la négociation existe dans toutes les sociétés, soit que la société globale présente cette caractéristique, soit qu'on les retrouve au niveau d'un ou plusieurs de ses sous-groupes.

La seconde catégorie comprend les situations dans lesquelles l'intervention d'une tierce partie dans le débat est nécessaire pour que le conflit ait une chance de se régler ainsi. Cette intervention est plus fréquente dans les sociétés d'une certaine importance démographique, et dans les cas où les parties n'entretiennent pas de relations, ou sont déjà dans un état de conflit trop avancé pour que la négociation bilatérale soit possible. La forme minimale est celle de la médiation : le médiateur aide les parties à trouver une solution, plus qu'il ne leur en impose. En revanche, dans l'arbitrage, c'est l'arbitre qui forme lui-même une solution, qu'il propose aux parties, en essayant de les convaincre de son bien-fondé, car les parties ne peuvent être contraintes de donner suite à cette solution.

Les modes juridictionnels sont ceux où la tierce partie intervient comme juge d'un litige. Sa décision — le jugement — s'impose aux parties, avec d'autant plus de force que dans les sociétés traditionnelles l'appel est rarement possible. La référence aux normes devient fondamentale. [176] Il serait erroné d'associer l'existence des normes aux modes juridictionnels, et leur inexistence aux modes non juridictionnels : le droit ne se limite pas au jugement, tandis que la négociation, la médiation et l'arbitrage seraient le domaine du fait. La véritable différence tient plutôt à la manière dont les normes sont utilisées par les parties. Dans le jugement, elles s'imposent plus aux parties que dans les modes non juridictionnels, où celles-ci disposent d'une plus grande liberté pour choisir de les appliquer, de s'en écarter ou de les modifier. Les modes juridictionnels sont répandus dans les sociétés modernes, mais on les trouve également dans certaines sociétés traditionnelles où le pouvoir politique est différencié. Le pouvoir politique intervient alors dans le domaine de la justice, suivant le mode juridictionnel. Les représentants du pouvoir politique (le Procureur de la République dans le système français) interviennent dans le conflit, les juges nommés par l'État prennent des décisions qu'ils peuvent imposer aux parties.

L'État tend aussi à limiter l'exercice de la vengeance dite privée, puis à s'attribuer le monopole des règlements officiels des conflits. Au Moyen Age, le pouvoir royal, imitant d'ailleurs l'Église, commence à limiter la guerre féodale dans le temps et l'espace, puis transforme le droit de guerre en droit royal. La plupart des juristes pensent que l'intervention de l'État serait donc nécessairement bénéfique, en évitant la violence qui serait liée aux modes privés de règlement des conflits. Pourtant, la corrélation n'est pas certaine. Dans des articles datant déjà d'un demi-siècle [7], les anthropologues K.F. et C.S. Otterbein ont souligné l'absence de corrélation entre l'augmentation de la centralisation du pouvoir et la valorisation des modes pacifiques de règlement des conflits. Il faut donc chercher ailleurs. Dans le mode d'organisation familiale : sans qu'on sache exactement pourquoi, il apparaît que le recours à la vengeance est plus fréquent dans les sociétés où dominent le principe de résidence masculine et la polygynie. Le type d'organisation socio-économique est également déterminant. En général, les sociétés de chasseurs-cueilleurs nomades ou semi nomades privilégient les modes pacifiques de règlement des conflits, à l'inverse des sociétés d'agriculteurs sédentaires (on sait que l'apparition de la guerre est relativement récente dans l'histoire de l'humanité et correspond à l'époque néolithique, qui est aussi celle de l'invention de l'agriculture et de la sédentarisation des sociétés humaines).

À titre d'exemple, attardons-nous sur le cas des sociétés Inuit [8].

[177]

Celles-ci connaissaient plusieurs modes de règlement des conflits. Le cas qui nous intéresse est celui des compétitions de chants. À l'occasion de certains comportements (adultère), la communauté se rassemblait. Devant elle, les protagonistes s'affrontaient : chacun à leur tour, dans une forme codifiée, ils entonnaient des chants en essayant de ridiculiser leur adversaire, de lui faire honte. Ces chants étaient accompagnés par des battements de tambour. Les chants ne visaient pas nécessairement l'objet du litige : le vainqueur n'était pas forcément la partie dans son droit, mais le meilleur chanteur (dans nos propres sociétés, un bon avocat ne dit pas nécessairement la vérité). Comme l'a bien remarqué l'anthropologue du droit Henri Lévy-Bruhl au sujet plus général du règlement des conflits dans les sociétés traditionnelles :

« ... Les observateurs paraissent d'accord pour déclarer que les procès ordinaires n'ont pas pour but principal d'appliquer une sanction, mais de réparer les déséquilibres sociaux qui peuvent se produire à cette occasion, car tout procès suppose qu'une règle coutumière est violée ou contestée [...], sans doute notre système judiciaire doit-il apparaître à beaucoup de peuples primitifs comme trop rigoureux. Cela s'explique fort bien, à mon sens, par le souci très puissant d'éviter à tout prix une rupture ou une diminution de la cohésion sociale, tandis que cette préoccupation étant moins vive dans les États modernes, plus fortement structurés, ils peuvent exiger de leurs membres une plus stricte obéissance aux règles qu'ils prescrivent [9]. »

La sanction appartenait à la communauté, qui manifestait son approbation ou sa désapprobation.

Les compétitions de chants présentaient l'avantage d'être économes en vies humaines. Ceci paraît confirmé par la répartition géographique des modes de conflit dans les sociétés Inuit [10]. On voit clairement que les duels de chants sont plus fréquents dans les zones où les conditions économiques étaient très dures (Groenland), et beaucoup moins ailleurs, même si d'autres facteurs interviennent certainement dans cette répartition. Dans l'est du Groenland, elles ont disparu au début du XXe siècle. Dans Les Noces de Paloo, un film réalisé par le grand ethnologue groenlandais Knud Rasmussen dans la première partie du XXe siècle, on peut assister à la reconstitution d'une de ces compétitions.

De manière plus générale, pendant la période coloniale dans les pays d'Afrique Noire, l'acculturation judiciaire s'est traduite par un dualisme juridictionnel [11]. Au dualisme entre le droit coutumier et le droit moderne [178] répondait un dualisme juridictionnel. Les justices autochtones étaient compétentes en matière de droit coutumier, les juridictions de droit commun appliquant le droit moderne. En fait, ce dualisme était moins respectueux des droits anciens qu'il n'y paraissait. D'une part, les juridictions autochtones étaient des créations du colonisateur, ou résultaient de l'octroi par les autorités coloniales de pouvoirs aux chefs traditionnels. À l'heure actuelle, sur la base de l'article 75 de la Constitution de 1958, les Kanaks de Nouvelle-Calédonie peuvent opter pour un statut personnel [12].

Ce mode de règlement des conflits nous paraît très exotique. De la même manière, les conceptions de la justice dans nos sociétés modernes et les sociétés traditionnelles paraissent diverger sur bien des points. Dans les sociétés traditionnelles, il était impensable qu'un conflit soit résolu par quelqu'un qui ne connaîtrait pas les parties. Au contraire, dans nos sociétés, le juge qui connaîtrait l'une des parties ne peut intervenir dans leur conflit. D'ailleurs, une image traditionnelle de la Justice la représente comme une femme portant un bandeau sur les yeux.

Cependant, il serait trop rapide d'opposer l'ordre imposé des sociétés étatiques, et l'ordre négocié des sociétés non-étatiques. En effet, les sociétés modernes connaissent bien une pluralité de modes de règlement des conflits, juridictionnels mais aussi non juridictionnels. En Amérique du Nord, on a privilégié les alternative dispute resolutions. Aux États-Unis, on a pu imposer des formes de sanctions faisant appel au sentiment de honte : un mari qui avait commis l'adultère s'en excusait sur une chaîne de télévision locale, le voleur d'un article dans un supermarché pouvait être condamné à s'exhiber devant le supermarché avec une pancarte exprimant son regret de son vol (une sorte de pilori moderne). Pour les infractions les moins graves, le juge peut prononcer des peines de condamnations à des travaux d'intérêt général, qui sont moins des châtiments que des peines réparatrices. La médiation est en pleine expansion [13], notamment dans les conflits familiaux. De même, la justice peut aussi intervenir essentiellement dans un but de restauration de l'harmonie : c'était auparavant le nom significatif du juge de paix ; on peut aussi penser aux juges de proximité actuels.

Une fois de plus, ceci semble démontrer que regarder au loin est aussi une manière d'apprendre sur nous-mêmes [14].



* Ancien membre  de  l'Institut Universitaire  de  France, Professeur à Aix-Marseille Université, LID2MS.

[1] Allusion à la Loi des XII tables, gravée sur du bronze et exposée au public, marquant la fin du conflit entre la plèbe et le patriciat, au début de la République romaine : le droit serait désormais connu de tous.

[2] Ovide, Métamorphoses, I, 89-83.

[4] Jean, Apocalypse, XXI, 3-4. Curieusement, les descriptions du paradis par Jésus et les Andaman (population du Golfe du Bengale) se rejoignent :

« Les enfants de ce monde ci prennent femmes ou maris ; mais ceux qui auront été jugés dignes de prendre part à l'autre monde et à la résurrection d'entre les morts ne prennent ni femmes, ni maris ; aussi bien ne peuvent-ils non plus mourir, car ils sont pareils aux anges », Évangile selon saint Luc, 20,34-37.

« La vie future sera la répétition de la vie terrestre, sauf que tout le monde restera jeune, la maladie et la mort seront inconnus, et nul ne se mariera ni ne sera donné en mariage. »

(Andaman).

Il semble donc que devront disparaître non seulement la justice, mais aussi tout le droit des successions, du mariage et celui de la filiation.

[5] Cf. N. Rouland, Introduction historique au droit, Paris, PUF, 1998, 26.

[6] Ibid., 313.

[7] Cf. K.F. et C.S. Otterbein, « An eye for an eye, A tooth for a tooth. À cross cultural study of feuding » American Anthropologist, 67, 1965, 1470-1482 ; K.F. OTTERBEIN, « Internai war : a cross cultural study », American Anthropologist, 10-12, 1968, 277-289.

[8] Cf. N. Rouland, « Les modes juridiques de solution des conflits chez les Inuit », Études Inuit. Vol. 3, Hors série, 1979.

[9] H. LÉVY-BRUHL., « L'Ethnologie juridique », dans J. Poirier (die), Ethnologie Générale, Pans, Gallimard, 1968, p. 1162.

[10] CF. H. Konig, « Der Rechtsbruch und sein Ausgleich bei der Eskimo », Anthropos, XX, 1925, p. 77.

[11] Cf. N. Rouland, Anthropologie Juridique, Paris, PUF, 1988, p. 383.

[12] Cf. Valérie Parisot, Les confits internes de lois, Paris, Iris Editions, 2013, Vol. 2, p. 98-103.

[13] Cf., par exemple, le dossier sur la médiation dans : Revue juridique, politique et économique de Nouvelle-Calédonie, numéro 22, 2013/2, p. 80-123.

[14] Cf. les développements consacrés au règlement des conflits dans les sociétés traditionnelles par : Jared Diamond, Le monde jusque hier. Ce que nous apprennent les sociétés traditionnelles, Paris, Gallimard, 2013, p. 99-206. Au sujet du sort que nous réservons aux personnes âgées, l'auteur fait part de l'indignation d'un Fidjien devant nos institutions de maisons de retraite : « Vous rejetez vos vieux et vos parents ! » (ibid., p. 248). En Polynésie, elles sont encore inexistantes à l'heure actuelle.



Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le vendredi 3 mars 2017 6:42
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur associé, Université du Québec à Chicoutimi.
 



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