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Introduction
Malheur à l'homme seul, nous préviennent les sociétés traditionnelles. Bien des populations qu'étudient les anthropologues sont communautaristes. Les droits des groupes y prédominent sur ceux de leurs membres, auxquels ils assurent leur protection. Celle-ci n'est pas un leurre : chez les Inuit, le même terme désigne l'ostracisme et le suicide ; l'orphelin et le célibataire sont des êtres amoindris et situés au bas de la hiérarchie sociale. À l'inverse, la Révolution française proclama la déchéance juridique des groupes et valorisa l'individu. Elle entreprit de le vêtir de droits pour le préserver des atteintes de l'État. Mais celui-ci disposait d'une arme acérée : la loi, utilisée contre les pluralismes statutaires et coutumiers. Le rêve de Siéyès en témoigne : « Je me figure la loi au centre d'un globe immense ; tous les citoyens, sans exception, sont à la même distance et n'y occupent que des places égales. » [1] Devant la loi, les coutumes devaient fléchir et la jurisprudence s'effacer.
Nous vivons aujourd'hui la fin de ces mythes juridiques modernes. Le rôle de l'État est réévalué, sinon contesté ; la prolifération maligne des lois (plus d'un millier par an et autant de décrets) épuise leur autorité ; on s'aperçoit que la coutume anime des relations que notre culture a choisi de privilégier (vie économique et droit des affaires). Enfin, au fardeau inaccepté de l'isolement répondent la montée de la vie associative, les affirmations [4] identitaires et l'influence croissante des groupes dans la vie sociale et juridique. Mais il est une autre solitude, inaugurée par la modernité. Celle à laquelle nous a livrés la négation d'un monde surnaturel. Le Code civil ignore la religion ; un siècle plus tard, Planiol a cette phrase terrible : « Les morts ne sont plus des personnes ; ils ne sont plus rien » [2], condamnation confirmée par notre droit positif [3]. Sommes-nous résolus à cette finitude ? La quête de transcendance, la remontée du religieux (en des formes parfois aberrantes), la vogue actuelle de la cosmologie portent à croire que si l'homme est condamné à donner lui-même un sens à son existence, il incline, par aveuglement ou clairvoyance, à le trouver dans la conjonction du sensible et de l'invisible. À leur manière, les mythologies de peuples que séparent le temps et l'espace nous le disent. Pour les Mayas, l'humanité fut d'abord créée à partir de la boue. Mais ces premiers hommes étaient incapables de nommer les dieux et de les adorer : la pluie tomba et les dissout. Les Grecs nous apprennent qu'à l'âge d'airain, les hommes, gratifiés du feu par Prométhée, en vinrent à mépriser les dieux. Irrité par leur attitude, Zeus les fit périr dans le déluge. Nous devons nous réconcilier avec nous-mêmes et avec les puissances qui animent le monde, qu'elles soient, selon nos croyances, matérielles ou spirituelles. Ainsi s'aboliront les cercles glacés de nos solitudes.
Les leçons des sociétés traditionnelles, et tout particulièrement leur vision des phénomènes juridiques, peuvent nous y aider. Primitives, elles le paraissent moins que jamais ; sous-développées, elles ne le sont que mesurées à l'aide de critères choisis par nous, et dont nous commençons à nous déprendre. La plupart [5] de ces sociétés n'ont pas valorisé les rapports économiques. Elles ont préféré spéculer sur l'organisation sociale, et rechercher les voies de la transcendance à des niveaux que nous avons parfois le plus grand mal à atteindre.
La cosmogonie des Dogon n'a rien à envier à celle des Grecs ; les Aborigènes d'Australie ont élaboré des systèmes parentaux d'une complexité telle que nous devons utiliser les ordinateurs pour en saisir toutes les potentialités ; l'organisation politique des Mayas était très en avance sur celle des États européens qui les colonisèrent. Bien d'autres sociétés ont mis en œuvre des conceptions d'un droit moins orienté vers la répression que la prévention et la conciliation, notions que nous explorons aujourd'hui.
Ne cédons pas pour autant au mythe du Bon Sauvage. Bien des sociétés non occidentales ne sont ni douces ni égalitaires, et sacrifient aisément la vie des individus à la survie des groupes. La modernité a fait reculer la mort et nous a délivrés, pour la plupart, du froid, de la faim et même souvent de la douleur physique. Cependant, a-t-elle davantage épargné les vies humaines que les sociétés « sauvages » ? L'ampleur des guerres, le coût humain des révolutions industrielles incitent au scepticisme. Quant à l'esclavage, il n'appartient exclusivement ni au lointain passé des Droits antiques, ni à la « barbarie » des soi-disant primitifs. En 1824, à l'époque où Ampère et Faraday étudient l'électricité et où Niepce fixe les images de la chambre noire, un magistrat peut encore, devant la Cour de cassation, qualifier ainsi la main-d'œuvre employée dans nos colonies : « L'esclave est une propriété dont on dispose à son gré [...] cette propriété est mobilière, toutes les fois que l'esclave n'est pas attaché à la culture, mais [...] dans ce dernier cas, il devient immeuble par destination ; [...] il ne jouit d'aucun droit civil ; [...] ne possède rien qui n'appartienne à son maître [6] ; [...] ne peut se marier sans le consentement de celui-ci ; [...] sa postérité naît comme lui dans l'esclavage. » [4]
L'anthropologie juridique a été nourrie par les expériences des sociétés traditionnelles. Leurs valeurs ne sont nullement infantiles ou inférieures par rapport aux nôtres, au point que nous semblons, plus ou moins inconsciemment, les redécouvrir. C'est dire que l'anthropologie juridique ne borne point son champ à l'étude des sociétés lointaines ou « exotiques ». Elle se veut aussi réflexion sur notre propre Droit. Elle part du principe qu'une connaissance conjointe des systèmes juridiques traditionnels et modernes est indispensable à la constitution d'une authentique science du Droit. Ce petit livre voudrait ouvrir quelques pistes dans cette direction. C'est pourquoi, tout en accordant à la doctrine anglophone la part déterminante qui lui revient, nous avons souvent mis l'accent sur les théories des auteurs français contemporains. Non point, on voudra bien nous en créditer, par ignorance [5] ou par ethnocentrisme, mais en raison du rôle joué par ceux-ci (notamment M. Alliot et E. Le Roy) dans le tournant historique et épistémologique qui conduit à soumettre nos propres Droits à l'analyse anthropologique.
[1] Siéyès, Qu'est-ce que le Tiers État ?, rééd. PUF, 1982, 44.
[2] Planiol, Traité élémentaire de droit civil, I. Pichon, 1904, n° 371, p. 145.
[3] Cf. la thèse de P. Berchon, La condition juridique des morts, Thèse Droit, Bordeaux I, 1984, 768 p.
[4] Req., 1er décembre 1824, Jur. gén., 1re éd., p. 674.
[5] On trouvera dans notre Anthropologie juridique (Paris, PUF, 1988, 496 p.), de plus amples développements (notamment quant à la méthodologie de l'anthropologie juridique (p. 163-182), que les dimensions restreintes de cet ouvrage ne nous ont pas permis d'étudier ici), et de nombreuses bibliographies thématiques et raisonnées.
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