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Conduire l’action publique.
Des objectifs aux résultats.
Introduction
POURQUOI EST-IL INDISPENSABLE
DE PASSER À UNE GESTION
AXÉE SUR LES RÉSULTATS ?
Alors qu'il était secrétaire d'État aux risques majeurs, Haroun Tazieff, père d'une doctrine française de gestion des secours et des risques majeurs qui fait mondialement référence, voulut améliorer l'efficacité de la lutte contre les feux de forêt dans le sud de la France. Son analyse était qu'un feu de forêt, au-delà d'une masse critique qui pouvait être rapidement atteinte dans des conditions favorables, devenait une catastrophe naturelle qu'il était aussi impossible de combattre qu'une éruption volcanique ou un tremblement de terre.
Il en bâtit donc une doctrine d'utilisation des moyens de lutte contre l'incendie, qui reposait sur l'utilisation précoce des canadairs afin d'écraser les feux de forêt dès leur départ.
Las ! Il n'avait pas pris en compte une autre catastrophe, non pas naturelle mais administrative : le contrôle financier. Pour lui, l'indicateur était le coût de l'heure de vol de canadair qui est très élevé. Son unique souci était de le réduire, donc d'empêcher les canadairs de décoller, autant que faire se pouvait : ils ne devaient donc intervenir [10] que sur les gros incendies, là où précisément Tazieff disait que ça ne servait plus à rien.
Tandis que l'un raisonnait par les impacts, l'autre raisonnait, ou plutôt appliquait une doctrine et une réglementation administratives, fondées sur le contrôle des ressources.
Quelques milliers d'hectares de forêt réduits en cendres plus tard, Haroun Tazieff, qui était quand même ministre mais surtout pas de nature à se laisser invalider par une bureaucratie, parvint à faire décoller à temps ses canadairs.
On fit le bilan après quelques campagnes de lutte contre les feux de forêt : les canadairs décollant plus tôt venaient rapidement à bout des incendies et, finalement, ils effectuèrent moins d'heures de rotation. Non seulement on dépensa moins, mais surtout moins d'hectares de forêt furent réduits en cendres.
Le contrôleur financier ne faisait qu'appliquer les principes comptables en vigueur dans l'administration, et il est inutile, ici comme ailleurs, de manifester un masochisme national et de battre sa coulpe.
Si l'on reste dans une logique de pilotage par les moyens, on ne pilote rien : faute de pouvoir mesurer les impacts, la seule voie possible d'améliorer l'efficacité d'une politique est le « toujours plus » qui conduit à une efficacité décroissante et à la constitution de Frankenstein bureaucratiques.
« Coûts croissants et rendements décroissants », telle est l'impasse dans laquelle buttent les politiques publiques. Généralement, la pression du consensus social et la difficulté inhérente au pouvoir politique à prendre le leadership nécessaire à une refonte de l'administration font qu'on s'accommode de la situation. Quels que soient les pays, c'est quand la pression des dépenses publiques a atteint un niveau insupportable que se met en place une démarche de pilotage par la valeur.
Dans le cas de la France, les dépenses publiques n'ont cessé de croître en quantité et en inefficacité depuis 1974, et ce quel que soit le gouvernement en place, alors que la taille des gouvernements et leur mission sont restées globalement les mêmes dans tous les pays de l'OCDE.
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Emploi et dépenses publiques en France de 1973 à 2000, projection 2007.
Parmi les grands pays développés qui forment le G7, c'est en France que la part de dépenses publiques dans le PIB (Produit Intérieur Brut) est la plus élevée (51,4 % en 2000, contre 39,2 % en moyenne pour les six autres pays). Par ailleurs la France est, avec l'Italie, le pays où la part de l'emploi dans la population totale est la plus faible. Dans l'Europe des 12, de 1973 à 1998, elle est celui où la croissance de la productivité du travail est la plus forte, en raison d'un choix pour une politique intensive du travail (peu travaillent, mais ils travaillent beaucoup) contre une politique extensive d'accès à l'emploi, comme aux États-Unis. [12] Une telle situation reflète une mauvaise gestion de l'économie française sous tous les gouvernements successifs.
Les deux dérives, croissance des dépenses publiques et réduction de la population au travail, s'alimentent mutuellement. Dans le premier sens, une faible part de l'emploi dans la population totale se traduit mécaniquement par une part excessive des dépenses publiques dans le PIB. En effet, le PIB est le fruit de l'activité d'une fraction de la population, celle qui précisément a un emploi. En revanche, les dépenses publiques sont destinées à l'ensemble de la population, et une large partie d'entre elles va à la population non employée, qu'il s'agisse des plus jeunes (dépenses d'éducation et de formation) ou des plus vieux (dépenses de retraite et de santé). Dès lors que le financement des dépenses publiques repose sur l'activité d'une fraction réduite de la population, il est logique que leur poids dans le PIB soit excessif.
Le mécanisme fonctionne aussi en sens inverse. Lorsque le poids des dépenses publiques dans le PIB devient trop élevé, l'activité économique tend à être étouffée. Tantôt l'État s'efforce d'équilibrer les finances publiques en augmentant les prélèvements obligatoires, qui ne sont pas producteurs de valeur pour les acteurs économiques, tantôt il subit un déficit qui l'oblige à s'endetter pour financer ses investissements, mais aussi ses dépenses courantes. On obtient alors le même résultat en raison de la montée des taux d'intérêt à long terme.
La France a d'abord été affectée, de 1974 à 1985, par les conséquences des deux chocs pétroliers de 1973 et de 1979. Depuis 1985, elle a subi les effets négatifs de la mondialisation et de la marche forcée vers l'euro.
De 1974 à 1980, la forte hausse des dépenses publiques ne s'est pas accompagnée d'une relance de la croissance, et la part de l'emploi dans la population totale a commencé à décliner, mouvement qui s'est accentué de 1981 à 1985.
Le contre-choc pétrolier de 1986 a donné un ballon d'oxygène jusqu'en 1989. Par la suite, la situation s'est de nouveau dégradée, pour atteindre le fond du gouffre en 1993 (maximum de dépenses et minimum d'emploi). Si la baisse de la part des dépenses n'a reculé que très modestement jusque 1997, on n'a constaté aucune augmentation de l'emploi.
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La baisse du franc, prolongée par celle de l'euro, a constitué un nouveau ballon d'oxygène : de 1995 à 2001, cette dévaluation de facto atteint 33 % par rapport au dollar. Ce mouvement s'est traduit par un redémarrage de la croissance à partir de 1998, donc par une remontée de l'emploi jusqu'en 2000, avant que la politique d'argent cher de la Banque centrale européenne ne provoque une rechute en 2001.
Cependant, aucune réforme structurelle da été entreprise. La part des dépenses publiques dans le PIB n'a donc reculé que de 1,4 point de 1997 à 2000, alors que le seul effet mécanique de l'augmentation de l'emploi aurait dû la faire baisser de 2,3 points.
Tout au plus s'est‑on attaqué au thermomètre, faute de savoir faire tomber la fièvre : tous les gouvernements ont pratiqué le « traitement social ».
Ils ont retiré du marché du travail, donc des statistiques officielles, une fraction importante des jeunes (moins de 25 ans) et la majeure partie des seniors (plus de 54 ans, mis massivement en préretraite). Pour ces tranches d'âge, les taux d'activité français sont aujourd'hui très largement en dessous de ceux des autres pays de l'Union européenne. À population égale, la Grande-Bretagne compte 28 millions d'emplois contre seulement 24 millions en France. Au total, peu travaillent pour nourrir beaucoup, avec une productivité élevée, ce qui n'est pas une solution satisfaisante puisqu'elle génère des dispositifs publics d'assistance coûteux, et par définition non pertinents.
Une politique non malthusienne de l'emploi engendrerait mécaniquement une baisse proportionnelle de la part des dépenses publiques dans le PIB.
Peut-on aller plus loin ? Il faut bien voir qu'une baisse du niveau absolu des dépenses publiques est très hasardeuse. Les expériences antérieures montrent que les réductions hâtives de dépenses s'attaquent soit aux équipements civils et militaires, ce qui pénalise l'avenir, soit à la protection sociale, ce qui est destructeur de consensus social, donc négatif pour la croissance.
En tout état de cause, sans capacité d'évaluer l'efficacité d'une politique publique, tout arbitrage ne peut être qu'aléatoire, pis encore, pris sous l'emprise d'options idéologiques qui privilégient les solutions [14] hâtives et simplistes (par exemple diminuer les traitements des fonctionnaires) qui sont contre-productives.
Un regard sur l'état de l'art du management des organisations inciterait plutôt à combiner mesures incitatives (responsabilisation des cadres et accélération des carrières) et efforts de productivité, afin de réduire les effectifs en profitant de la fenêtre démographique qui s'ouvre dans les années à venir avec les départs en retraites de 50 % des fonctionnaires ce que vient de faire le Canada. Les non-remplacements des départs dans les fonctions improductives ou obsolètes, l'allègement des tâches par une simplification drastique de la réglementation, la reconfiguration des processus, l'utilisation des méthodes modernes de gestion pour optimiser le rapport coût/valeur permettront d'atteindre cet objectif, sans drame social et sans rodomontades guerrières contre les fonctionnaires, qui ne sont pas responsables de cette situation, fruit des décisions et non-décisions passées des dirigeants.
On rejoint ici toutes les exigences qui découlent d'une redéfinition du rôle de l'État républicain, exerçant une mission de stratège et de maîtrise d'ouvrage plus que de gestion. Cela ne peut se faire qu'avec l'appui des fonctionnaires, dont c'est le devoir puisque l'article 7 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen, qui est le fondement de notre ordre constitutionnel, dispose :
- Article 14 Les citoyens ont le droit de constater, par eux-mêmes ou par leurs représentants, la nécessité de la contribution publique, de la consentir librement, d'en suivre l'emploi, et d'en déterminer la quotité, l'assiette, le recouvrement et la durée.
- Article 15 La société a le droit de demander compte à tout agent public de son administration.
- Le principe d'une gestion axée sur les résultats et son corolaire, l'évaluation des performances, s'inscrit donc dans la parfaite tradition républicaine et est une obligation constitutionnelle. La Déclaration des droits a même disposé une autre dimension : il ne doit pas y avoir de capture du service public par les fonctionnaires qui le gèrent. Le principe y est disposé pour la force publique :
- Article 12 La garantie des droits de l'homme et du citoyen nécessite une force publique : cette force publique est instituée pour l'avantage [15] de tous et non pour l'utilité particulière de ceux auxquels elle est confiée.
Il est bien sûr essentiel que ceux auxquels est confié le monopole de l'exercice de la violence légitime le fassent au profit de la collectivité et non pour le leur. Le constituant de 1789 ne pouvait prévoir que l'État se doterait d'autres services publics tout aussi puissants, comme les chemins de fer ou l'électricité, qui devraient pareillement être protégés contre le risque de capture.
Cette situation n'est pas spécifique à la France. Tous les pays industrialisés ont connu des situations identiques et chacun, avec sa culture et sa méthode, dans des cadres institutionnels nationaux qui déterminent des schémas d'apprentissage et des systèmes décisionnels différents, entreprend une révolution de sa gestion publique en passant d'un système basé sur les ressources à un pilotage basé sur les résultats.
Un certain nombre de problèmes et de méthodologies sont toutefois récurrents, nous les passerons en revue dans ce livre.
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