[455]
François ROCHER
Professeur titulaire, Directeur de l’École d’études politiques
Université d’Ottawa
“Le Québec dans les Amériques :
de l’ALE à la ZLEA.”
Un texte publié dans l’ouvrage sous la direction d’Alain-G. Gagnon, Québec : État et société. Tome II, cinquième partie: “La territorialité, la mondialisation et les relations internationales”, chapitre 20, pp. 455-479. Montréal : Les Éditions Québec/Amérique, 1994, 2003, 588 pp. Collection : DÉBATS.
Le Québec ne peut faire abstraction de son destin continental. Celui-ci est multiforme. Il renvoie bien sûr aux relations économiques et commerciales le liant à ses partenaires, soit les autres provinces canadiennes et les États-Unis, mais aussi aux dimensions politiques qui influencent la nature et la profondeur de ces relations. La question qui se pose est de savoir dans quelle mesure le Québec a su assumer son intégration continentale à la lumière des enjeux qui se posent pour l'avenir. En effet, si le Québec doit entretenir, par la force des choses, des rapports privilégiés avec ses partenaires continentaux, il l'a fait de manière diversifiée selon les époques. Ainsi, le régime fédéral et la dynamique politique interne du Québec ont balisé la façon dont le Québec a historiquement appréhendé son insertion continentale. N'acceptant plus de manière résignée les contraintes imposées par cette réalité, le Québec a récemment cherché à en revoir les paramètres.
La prise en compte des enjeux québécois de la réalité continentale soulève quatre questions qui font l'objet du présent chapitre. D'abord, quelle est l'ampleur de l'intégration continentale du Québec ? Cette interrogation renvoie à la structure des rapports économiques qui lient le Québec et ses partenaires continentaux. En filigrane, il s'agit non seulement d'évaluer l'importance des relations commerciales, mais surtout de prendre la mesure des contraintes qu'elles induisent. Deuxièmement, quelles dimensions structurelles conditionnent l'intégration du Québec à l'économie continentale ? En d'autres termes, le développement économique du Québec se caractérise par un phénomène de double dépendance, d'une part à l'égard du Canada et, d'autre part, à l'égard du marché américain, dont on ne peut minimiser l'importance. Ce phénomène pose des limites aux choix politiques qui se sont historiquement offerts au Québec. Troisièmement, de quelle façon les différents gouvernements provinciaux québécois, depuis notamment la fin de la Deuxième Guerre mondiale, ont-ils géré politiquement l'approfondissement des rapports continentaux et [456] intégré cette réalité dans leurs stratégies de développement économique ? Les réponses à ces questions sont multiples et parfois contradictoires. Finalement, comment peut-on évaluer, sous l'angle des rapports sociopolitiques, l'adhésion du Québec à la stratégie fédérale ayant conduit à l'adoption de l'Accord de libre-échange canado-américain ?
VUE D'ENSEMBLE
DES ÉCHANGES COMMERCIAUX
DU QUÉBEC
Tout comme celle du Canada, l'économie québécoise est fondamentalement ouverte. En partie à cause de l'exceptionnelle performance de l'économie américaine, le total des exportations du Québec a augmenté de 70 % entre 1992 et 1998 pour atteindre 107 milliards de dollars. Ses exportations internationales ont fait un bond de 13,3 % par année, plaçant le Québec dans le peloton de tête à l'échelle canadienne, alors que les exportations interprovinciales n'ont crû que de 3,6 % au cours de la même période. Alors que les échanges commerciaux représentaient 40 % du produit intérieur brut québécois en 1992, cette proportion est passée à 55 % en 1998 [1]. Les échanges commerciaux, tant avec les autres provinces qu'avec l'étranger, accaparent une part importante du produit intérieur brut québécois. Ce ratio est l'un des plus élevés au sein des pays qui connaissent une économie de marché. Parler du Québec dans les Amériques ne peut se limiter à prendre en compte les seuls rapports Québec-États-Unis. Nous devons aussi, sinon davantage, considérer les liens économiques qui l'unissent au marché canadien, liens qui orientent la façon dont il peut entrevoir son avenir économique. Il s'agira ici d'établir l'ampleur de l'intégration de l'économie québécoise à l'ensemble économique américain et d'en démontrer les forces et les faiblesses. Ces dernières conditionnent largement les contraintes auxquelles doit faire face le Québec à la fois dans les rapports qu'il entretient avec les autres pays des Amériques, mais aussi avec le reste du Canada.
Au cours des dernières décennies, les échanges commerciaux ont évolué dans un contexte global marqué, d'une part, par la mondialisation des économies nationales et, d'autre part, par de rapides changements technologiques qui imposent à ces dernières la nécessité d'améliorer leur position concurrentielle. Le Québec ne peut se dissocier de ce processus et sa proximité géographique avec les États-Unis fait en sorte que, à l'instar du Canada, sa marge de manœuvre est réduite. La valeur des exportations internationales du Québec pour l'année 1998 s'élevait à environ 69 milliards de dollars, ce qui représente [457] une augmentation fulgurante en moins d'une décennie puisque celles-ci s'élevaient à 26 milliards de dollars en 1991. Toutefois, la part du Québec dans les exportations internationales du Canada est moins élevée qu'auparavant. Ainsi, alors qu'en 1968 les exportations internationales du Québec correspondaient à 22,5 % des exportations canadiennes, cette proportion n'était plus que de 18,9 % en 1997. De la même manière, les exportations du Québec vers les États-Unis ne représentaient plus que 16 % des exportations canadiennes vers ce pays, comparativement à 27 % en 1965. C'est dire que si l'économie québécoise est relativement ouverte sa situation est vulnérable.
Plusieurs éléments doivent être considérés pour obtenir une image exacte des échanges commerciaux du Québec, qui se dirigent de plus en plus vers les États-Unis. Alors qu'en 1980 ceux-ci recevaient 58 % des exportations québécoises, cette proportion atteignait 73,5 % en 1991 et 83,6 % en 1998. D'autre part, les exportations du Québec à destination de l'Amérique latine ont chuté de 2,4 % en 1990 à 1,9 % en 1998. Les exportations québécoises sont nettement plus concentrées que celles du Canada. Les cinq principaux groupes d'industries accaparaient près de 64 % des exportations internationales totales. Notons qu'en 1998 les exportations québécoises étaient surtout concentrées dans 4 groupes de produits : le matériel de transport (17,3 %), les produits électriques et électroniques (15 %), la première transformation des métaux (12,3 %) et le papier et les produits connexes (12,1 %) [2]. Cette forte concentration ne doit pas faire oublier que le Québec comptait, en 1997, pas moins de 7000 entreprises engagées dans des activités d'exportation, soit 22,5 % de la moyenne canadienne. Celles-ci effectuaient 18,9 % de toutes les exportations canadiennes [3]. Par ailleurs, les produits d'exportation tendent à se diversifier, en dépit du fait que les produits fabriqués à base de ressources naturelles demeurent fort importants. L'image voulant que le Québec exporte des matières premières et importe des produits finis est loin de rendre justice à la complexité de sa réalité économique.
La structure des relations commerciales entre le Canada et les États-Unis s'est longtemps caractérisée par un phénomène atypique au sein des pays industrialisés, à savoir l'importance du commerce intrafirmes. À la fin des années 1970, près de 60 % des exportations canadiennes se réalisaient dans le cadre de ce type de commerce. De la même manière, 72 % des exportations canadiennes en 1978 étaient réalisées par des filiales de firmes étrangères [4]. Au [458] début des années 1990, la part des compagnies étrangères qui effectuaient des exportations intrafirmes vers les États-Unis se situait toujours à 71 %, ces entreprises se concentrant surtout dans les secteurs de la chimie, des textiles, des produits électriques et électroniques et, plus particulièrement, dans l'équipement de transport. La situation du Québec au début des années 1980 ne différait guère de celle de l'ensemble du Canada : près de 40 % des exportations québécoises s'effectuaient dans le cadre d'échanges intrafirmes [5]. Ce phénomène affecte particulièrement l'Ontario, où 53 % des revenus des entreprises étaient le fait de firmes étrangères, alors que cette proportion n'était que de 17 % dans le cas du Québec. Au cours des années 1990, les filiales de compagnies étrangères, notamment des États-Unis, mais aussi de la Grande-Bretagne, du lapon et de l'Allemagne, alors qu'elles ne représentaient que 2 % de tous les exportateurs, comptaient pour 44 % des exportations réalisées à partir du Canada (sans mentionner qu'elles effectuaient entre 25 % et 30 % des ventes à l'échelle canadienne). En somme, les firmes étrangères sont principalement concentrées en Ontario, aux dépens des autres provinces et plus particulièrement du Québec [6].
Si les exportations québécoises sont de plus en plus destinées au marché américain, il importe de souligner que l'économie du Québec fut traditionnellement et dans une large mesure dépendante du marché canadien. Au chapitre du commerce interprovincial, il n'est pas surprenant de constater que l’Ontario est le principal partenaire commercial du Québec au Canada. Cette province représente presque 60 % des exportations interprovinciales québécoises et près des trois quarts de ses importations interprovinciales en 1998. En termes absolus, les exportations interprovinciales ont atteint 38 milliards de dollars en 1998, ce qui représente une augmentation annuelle moyenne de 3,6 % par rapport à1992.
À la lumière de ces données, nous pouvons affirmer que sur le marché continental, au sens large du terme, nous avons assisté à un renversement de tendance. Alors que le Québec dépendait plus des autres provinces que des États-Unis, la situation s'est inversée dans les années 1990. L’ALE puis l'ALENA ont contribué à accroître de manière notoire les échanges entre le Canada et les États-Unis, au détriment des échanges commerciaux interprovinciaux [7].
[459]
La structure des exportations est donc fortement déterminée par le marché continental et nous ne saurions sous-estimer la dépendance du Québec à l'égard des marchés canadien et américain. Les importations internationales du Québec ont connu une augmentation comparable à celle de ses exportations (9,5 %), surtout en provenance des États-Unis. Par ailleurs, les trois quarts des importations interprovinciales québécoises provenaient de l'Ontario, pour atteindre 51 milliards de dollars d'échanges en 1998 [8].
En somme, le degré d'interdépendance de l'économie québécoise avec l'économie continentale est très élevé. Étant donné l'asymétrie des économies, il est même possible de parler ici de double rapport de dépendance. D'abord, le commerce interprovincial constitue un élément non négligeable de la réalité économique québécoise. Cependant, compte tenu de l'approfondissement des relations économiques du Québec avec l'étranger, cette dépendance face au marché canadien s'est grandement estompée. Ensuite, les relations commerciales Québec-États-Unis sont fortement développées, notamment au chapitre des exportations. Cette réalité rend compte non seulement du caractère extraverti de l'économie du Québec, mais aussi de sa dépendance à l'égard du commerce avec ses principaux partenaires. Ainsi, le Québec est particulièrement vulnérable à l'égard des ralentissements économiques qui peuvent se produire aux États-Unis, notamment au chapitre des fluctuations de la demande de matières premières. Cela illustre la vulnérabilité de l'économie du Québec aux changements conjoncturels pouvant se produire chez son principal partenaire commercial.
STRATÉGIES POLITIQUES
ET RÉALITÉ CONTINENTALE
Bien que la dépendance du Québec à l'égard du marché continental constitue une réalité établie depuis longtemps, les pouvoirs publics n'ont cherché que relativement récemment à en tenir compte dans leurs stratégies de développement économique.
La politique économique de l'après-guerre fut marquée par le régime instauré par Maurice Duplessis et l'Union nationale. Tout compte fait, Duplessis a poursuivi la ligne de conduite adoptée par ses prédécesseurs [9]. La philosophie mise de l'avant à l'époque était fort simple : l'État devait limiter son intervention [460] directe dans les activités économiques tout en appuyant leur croissance en assurant des conditions sociales et matérielles favorables. Cette position a alimenté les politiques gouvernementales jusqu'à la fin des années 1950, qui favorisaient les investisseurs étrangers et leur accordaient d'importantes concessions territoriales pour stimuler l'exploitation des richesses naturelles. L'insistance mise sur le secteur de l'exploitation des richesses naturelles par les entreprises étrangères, surtout américaines, devait provoquer la croissance du secteur manufacturier. Ainsi, cette stratégie s'insérait dans un modèle d'accumulation qui conférait aux investissements directs étrangers le rôle de moteur du développement économique. Cela peut s'expliquer par les conditions structurelles de l'économie québécoise, un marché intérieur restreint et la faiblesse des institutions financières locales nécessaires pour soutenir d'importants investissements. La stratégie qui s'offrait alors consistait à se tourner vers le marché continental pour obtenir les stimulations économiques nécessaires à l'industrialisation et à la création d'emplois. L'intégration continentale de l'économie québécoise était non seulement le fruit du libéralisme économique mis de l'avant sous Duplessis, mais était fortement encouragée par le gouvernement, qui y voyait un moyen d'assurer la reconversion de l'économie québécoise. C'est dans cette perspective que le gouvernement sollicitait activement les investissements américains tant dans le secteur manufacturier que dans celui des richesses naturelles. Dans ce cas, on peut parler d'acceptation empressée de l'état de dépendance à l'égard des États-Unis [10].
La prise du pouvoir par le Parti libéral en 1960 a marqué le début de la Révolution tranquille. Même si la question de l'intégration économique continentale n'était pas l'enjeu au cœur des nombreuses réformes adoptées, ces dernières ont eu des répercussions sur la façon dont le Québec va se poser à l'égard de son principal partenaire commercial. D'une part, l'économie du Québec présentait des caractéristiques similaires à celles des économies des pays sous-développés. Selon Gaudet, “the province lacked the coherent and wellintegrated interindustry trade structure vital to any well-developed economy” [11]. D'autre part, en prenant la mesure de la faiblesse du statut socioéconomique des francophones québécois par opposition à la domination exercée par la bourgeoisie anglophone sur la grande industrie, le secteur financier et le commerce, l'État québécois cherchait moins à remettre en question le capitalisme qu'à [461] promouvoir le développement d'une bourgeoisie francophone. De plus, en réaction à la politique d'accueil à l'égard des investissements américains adoptée précédemment, certains ont contesté la surexploitation des ressources naturelles du Québec au nom du nationalisme et ont réclamé l'intervention étatique dans ce secteur.
Face à la domination étrangère exercée sur l'économie québécoise, l'État est apparu comme un moyen d'intervention efficace en mesure de limiter cette présence étrangère massive, de favoriser l'accession de francophones à des postes de direction et, ultimement, de solidifier les assises d'une bourgeoisie francophone. C'est ainsi que la nouvelle élite politique va développer un ensemble d'institutions publiques permettant aux membres de la nouvelle classe moyenne d'occuper des postes de techniciens ou de direction, comme Hydro-Québec, la Société générale de financement, la Caisse de dépôt et placement, etc. L'État cherchait essentiellement à soutenir les petites et moyennes entreprises, détenues surtout par des francophones [12]. Il s'agissait donc essentiellement d'une volonté de reprise en main d'une économie largement contrôlée par le capital canadien-anglais et étranger [13]. C'est ainsi que le projet de nationalisation de l'électricité présenté par le Parti libéral du Québec en 1962 s'inscrivait dans le processus de libération économique du Québec. L'appropriation collective d'une importante richesse naturelle se voulait un premier jalon d'un processus de décolonisation de l'économie. Il importe toutefois de rappeler que la nationalisation de l'électricité ne touchait que les secteurs de la production et de la distribution aux particuliers. Est demeurée sous contrôle privé la production hydroélectrique faite par les entreprises dans le cadre de leurs activités industrielles. Ainsi, le Québec ne s'appropriait pas l'ensemble des ressources hydroélectriques, laissant aux entreprises généralement de type monopoliste et détenues par des intérêts étrangers comme l'Alcan le soin d'exploiter leurs propres barrages, ce qui représentait 30 % de la production totale au Québec [14]. Par ailleurs, pour limiter la vulnérabilité du Québec à l'endroit du contrôle étranger, plusieurs sociétés d'État furent créées et devinrent les pivots de la stratégie économique gouvernementale et de la promotion du statut socioéconomique des francophones [15].
[462]
Ce processus n'est pas sans avoir soulevé la difficulté de réconcilier le besoin continu d'obtenir des capitaux étrangers et la volonté de promouvoir une plus grande intégration de ces nouveaux investissements au sein de l'économie québécoise. En effet, la politique suivie par l'État québécois au cours des décennies qui suivront a toujours tenté d'accroître en même temps le contrôle québécois sur l'économie et les investissements étrangers. En d'autres termes, on a constamment essayé de démontrer que le nationalisme québécois pouvait être compatible avec une grande ouverture à l'égard des capitaux provenant de l'extérieur. Ainsi, le Québec s'est toujours refusé à attribuer l'origine de tous ses problèmes économiques à la présence des investisseurs étrangers. Toutefois, il a insisté sur le fait que le développement économique ne pouvait pas continuer à reposer exclusivement sur la capacité d'attirer les capitaux étrangers.
Le gouvernement du Québec n'a ainsi pas perçu la question des investissements étrangers à travers le prisme du nationalisme économique qui s'est manifesté dans le reste du Canada, notamment par le biais des rapports Gordon (1958), Watkins (1968) et Gray (1972). Sa préoccupation concernait davantage la nécessité de participer à son économie qu'une volonté de limiter, par vole législative, la nature et l'importance de la pénétration des capitaux américains en sol québécois [16]. C'est ainsi que la réaction québécoise à l'adoption de la loi créant l’Agence de tamisage des investissements étrangers mettait l'accent sur l'absence d'attention portée par le gouvernement central aux dimensions régionales d'une telle initiative. De plus, le gouvernement du Québec craignait que les critères adoptés contribuent à renforcer la structure industrielle existante au détriment des efforts déployés par le Québec pour modifier sa propre structure industrielle et pour stimuler la participation des entrepreneurs locaux au sein de ce processus. En fait, l'opposition du Québec à l'initiative fédérale reflétait un ordre différent de priorité allant dans le sens d'un accroissement du capital étranger, non vers sa limitation. L'attitude du Québec à l'égard des investissements étrangers renvoie au cadre spécifique de l'économie québécoise. Ainsi, les investissements étrangers continuent à être perçus comme étant nécessaires au maintien du rythme de croissance de l'économie et pour accroître sa marge de manœuvre à l'égard du Canada anglais. Cette ligne de conduite fut suivie par tous les gouvernements qui ont succédé à celui de Jean Lesage. D'ailleurs, le gouvernement libéral dirigé par Robert Bourassa de 1970 à 1976 a affiché une plus grande ouverture à l'endroit des investissements étrangers.
Le gouvernement du Parti québécois a publié deux énoncés de politique économique, le premier en 1979 et le second en 1982, dans lesquels il exposait [463] les fondements de sa stratégie industrielle. La promotion du capital québécois, particulièrement dans les secteurs de base de l'économie et dans les secteurs de pointe, constituait un des axes prioritaires du gouvernement. S'inscrivant dans la lignée du nationalisme économique, étaient posés comme objectifs l'accroissement de la part du marché interne du capital québécois dans certains secteurs clés (télécommunications, transport, finance, sidérurgie) et l'augmentation de la capacité d'exportation du Québec [17]. Les domaines des ressources naturelles et de l'hydroélectricité constituaient les deux principales assises de cette stratégie. Ainsi, l'intention d'accroître la présence des intérêts québécois dans la structure de propriété visait clairement le secteur des ressources naturelles. Pourtant, même si la politique gouvernementale cherchait à encourager l'entrepreneurship local, nulle part n'est mentionné que cela devrait se faire au détriment des investisseurs étrangers. L'intention était entre autres de rechercher l'intégration des filiales étrangères, l'accroissement du contenu québécois au sein des produits et l'accessibilité des firmes aux circuits d'achat et d'investissement des multinationales [18]. Par ailleurs, comme le soulignait Bonin, « nowhere in Quebecs industrial policy has the contribution expected from the foreign-owned firms or from foreign relations in general been clearly stated », ajoutant même : « the absence of an international perspective is noticeable in both documents [19] ».
Bien que l'interventionnisme étatique ait visé tous les secteurs d'activité, les résultats furent les plus probants dans le secteur des richesses naturelles. D'ailleurs, c'est dans les secteurs de la forêt et des mines que le capital francophone s'est le plus accru au cours des 20 dernières années. Ainsi, les emplois sous contrôle étranger dans le secteur de la forêt sont passés de 37,7 % en 1978 à 0 % en 1987, et de 64,9 % à 24,6 % pour le secteur des mines [20]. Cette croissance exceptionnelle du rôle joué par les francophones est en grande partie attribuable à la stratégie étatique adoptée au cours des années 1960, qui visait à mettre en place les infrastructures nécessaires à une meilleure exploitation des ressources naturelles. Si le Québec s'est doté de nombreuses entreprises publiques dans un grand nombre de secteurs économiques, celui des richesses naturelles n'a pas échappé à cette stratégie. On y trouve entre autres la Société québécoise d'exploration minière (SOQUEM), la Société québécoise [464] d'initiatives pétrolières (SOQUIP), la Société de récupération, d'exploitation et de développement forestiers (REXFOR), Sidérurgie du Québec (SIDBEC) et la Société de développement de la Baie-James (SDBJ). Ces multiples sociétés d'État ont permis au Québec de mieux contrôler l'exploitation des ressources naturelles. Le marché de prédilection pour écouler ces ressources demeure les États-Unis, mais leur exploitation domestique ne dépend plus des stratégies élaborées outre-frontière. Incidemment, le gouvernement du Québec s'est fait beaucoup plus interventionniste que celui de l'Ontario en matière de ressources naturelles, ce qui reflète une tendance plus marquée du Québec à intervenir pour encourager et réguler le secteur de l'extraction des ressources [21].
En somme, la stratégie gouvernementale cherche moins à diminuer la dépendance du Québec à l'égard du marché américain que de s'assurer que les francophones occupent une meilleure position à l'intérieur de l'espace économique québécois. La croissance des emplois sous contrôle francophone s'explique donc par des prises de contrôle d'entreprises étrangères soit par l'État (achat d'Asbestos Corporation et d'autres mines d'amiante par des francophones ; prise de contrôle de Domtar par la Caisse de dépôt et placement), par d'autres entreprises (entreprises papetières par Cascades) ou par l'expansion de certaines firmes (Noranda, Cambior).
La gestion gouvernementale de la dépendance de l'économie québécoise à l'égard de l'économie continentale a pris aussi d'autres formes. Le gouvernement du Québec a établi de nombreuses délégations aux États-Unis (notamment à New York, Boston, Chicago, Los Angeles, Atlanta) et l'une de leurs missions est de promouvoir les échanges commerciaux, de rechercher de nouvelles technologies et d'être à l'affût d'éventuels investisseurs intéressés par le Québec. De plus, ces délégations offrent une assistance technique aux gens d'affaires québécois qui veulent pénétrer le marché américain [22]. Ces initiatives québécoises répondaient aux doléances formulées par les gens d'affaires francophones à l'égard du manque d'engagement et des problèmes d'assistance venant d'Ottawa, particulièrement lorsqu'ils voulaient concurrencer des producteurs des autres provinces canadiennes [23].
Même si l'ouverture de l'économie québécoise aux influences étrangères a été considérée par certains comme un frein à un développement économique [465] autocentré [24], l'intérêt porté à l'accroissement des relations commerciales Québec-États-Unis insistait surtout sur les avantages offerts par un cadre continental par opposition aux contraintes imposées par la politique canadienne, qui a historiquement privilégié l'axe est-ouest. C'est ainsi qu'en 1983 le ministre péquiste du Commerce extérieur, Bernard Landry, se déclarait en faveur de l'établissement d'un marché commun entre le Québec et les États-Unis. Les arguments avancés avaient trait à la volonté d'abaisser le coût des produits importés en réduisant les tarifs et d'intégrer davantage les marchés, ce qui devrait se traduire par une plus grande intégration des processus productifs [25]. Les Américains ont rejeté l'ouverture faite par le Québec, prétextant qu'ils préféraient négocier avec tout le Canada, et donc le gouvernement central, plutôt qu'avec l'un des gouvernements provinciaux [26]. Devant l'impossibilité de s'entendre directement avec le gouvernement américain, le soutien au projet de libre-échange présenté par le gouvernement Mulroney apparaissait comme une solution de remplacement valable aux yeux de certains nationalistes québécois.
Le débat québécois sur le libre-échange a toujours été lié à la question de la nature des relations économiques que le Québec entretient avec le reste du Canada. Deux problèmes furent soulevés. D'abord, l'approfondissement des relations économiques selon l'axe nord-sud implique une remise en cause de l'axe traditionnel est-ouest. D'autre part, le débat doit être situé dans la dynamique imposée par le cadre constitutionnel canadien. Il peut apparaître étonnant de lier cette dernière question au débat sur le libre-échange, mais il faut rappeler que le gouvernement central établissait une équation entre l'élimination des barrières interprovinciales au commerce, qui contribuent à fragmenter la structure industrielle canadienne, et l'instauration du libre-échange. Ainsi, les problèmes économiques spécifiques au Québec ont toujours conduit les gouvernements québécois à revendiquer non seulement une plus grande marge de manœuvre dans l'administration des politiques définies sur le plan fédéral, mais aussi un respect de l'actuel partage des compétences constitutionnelles. Les positions présentées par le Parti québécois et le Parti libéral du Québec sur l'union économique et le libre-échange au cours des audiences de la Commission Macdonald reprenaient, avec des nuances, ces deux problèmes.
Le Parti québécois, dans son mémoire déposé au moment des audiences de la Commission Macdonald, soulignait la nécessité pour le gouvernement du Québec de contrôler entièrement les politiques de main-d’œuvre, d'éducation [466] et de formation professionnelle dans le but de compenser les déséquilibres causés par la moins grande mobilité de sa population [27]. En ce sens, la stratégie québécoise s'opposait en partie à la logique canadienne, qui accorde une prédominance à la mobilité de la main-d’œuvre en fonction de l'offre de travail. Elle mettait plutôt l'accent sur la création des emplois au Québec pour rétablir les équilibres sur le marché du travail. Dans cette perspective, le Parti québécois revendiquait une décentralisation des pouvoirs. Deux années plus tard, le premier ministre Pierre Marc Johnson réitérait l'appui gouvernemental québécois à la stratégie fédérale libre-échangiste en l'assortissant d'un certain nombre de conditions. Précisément, il demandait que le Québec soit associé au processus des négociations, que les mesures de transition soient développées conjointement par le fédéral et les provinces, que le fédéral respecte la Constitution de sorte que le Québec ne se considérerait lié dans les secteurs de sa compétence que dans la mesure où il aurait donné son accord et, finalement, que certains secteurs fassent l'objet de considérations spéciales (par exemple, l'agriculture et certains secteurs fortement protégés tels ceux du textile, du vêtement et de la chaussure) [28].
L'accord de principe de certains nationalistes, tels Parizeau et Landry, à une politique libre-échangiste se situe dans le cadre d'un renforcement des relations économiques Québec-États-Unis sans pour autant y associer une réduction des pouvoirs de l'État québécois au profit du fédéral. Les péquistes font un calcul stratégique qui pourrait être favorable, à long terme, au projet de souveraineté politique du Québec. Les flux commerciaux naturels suivent davantage l'axe nord-sud que l'axe est-ouest, ce dernier ayant été en quelque sorte imposé à l'aide des mesures protectionnistes de la National Policy. Un rétablissement de l'axe naturel pourrait se traduire par un affaiblissement important de l'assise économique sur laquelle repose le Canada, permettant ainsi au Québec de s'en dégager éventuellement plus facilement [29]. La reconfiguration de l'espace économique canadien pourrait être favorable au projet souverainiste et diminuer les coûts de transition. C'est ainsi qu'il n'y a pas nécessairement de contradiction entre les principes libre-échangistes et ceux véhiculés par les nationalistes québécois [30].
[467]
Si l'argumentation du Parti québécois tourne essentiellement autour de la problématique centralisation-décentralisation, la position du Parti libéral du Québec (PLQ) vise surtout à faire des recommandations afin de garantir le marché commun canadien. Cependant, pour y arriver, le PLQ rejette l'établissement de nouvelles règles constitutionnelles limitant les pouvoirs des gouvernements provinciaux [31]. Ainsi, il n'est pas question pour le PLQ de départir l'État québécois de leviers économiques essentiels au développement du Québec. Par ailleurs, la position du PLQ n'a pas toujours été libre-échangiste. Au moment où Robert Bourassa était chef de l'opposition, il manifestait certaines inquiétudes à l'égard du glissement possible de l'union économique vers l'union politique et finalement monétaire. Toutefois, à la lumière des sujets faisant l'objet de négociation, le chef du PLQ a adouci sa position. Prenant en compte le fait que l'on négociait plutôt la libéralisation du commerce, et ce sur une base sectorielle d'où était exclue la culture, et qu'il était même question d'une période de transition, le libre-échange ne mènerait pas à une association politique [32]. De plus, le PLQ considérait qu'une entente visant la libéralisation commerciale pouvait contribuer à améliorer et garantir l'accès de la production québécoise au marché américain. Finalement, un éventuel gouvernement du Parti libéral n'entendait pas pousser l'intégration économique au point de confier au gouvernement central un rôle déterminant dans la définition des stratégies d'intervention économique de l'État québécois.
Une fois au pouvoir, le Parti libéral a conservé la même ligne de conduite. Les conditions énumérées par le gouvernement du Parti libéral sont demeurées à peu de chose près les mêmes que celles énoncées par le gouvernement précédent, à l'exclusion de la requête d'une participation provinciale au processus de négociation. La position du Québec sur le libre-échange posait des limites à l'intégration continentale puisqu'elle se fondait sur trois éléments : 1) le respect intégral du cadre constitutionnel et des compétences législatives du Québec ; 2) la nécessité de conserver au gouvernement une marge de manœuvre suffisante pour travailler au renforcement de son tissu industriel et de sa base technologique, en pensant particulièrement aux petites et moyennes entreprises, les plus vulnérables ; et finalement 3) la nécessité absolue de prévoir des périodes de transition et des programmes d'assistance pour certains secteurs touchés par le nouveau cadre [33]. Une position similaire fut mise de l'avant par le [468] gouvernement du Québec à l'endroit de l'Accord de libre-échange nord-américain [34].
La nécessité d'établir une période de transition assez longue reposait sur la reconnaissance de la disparité des économies et le fait que le Canada connaît un niveau de protection plus élevé. D'autre part, lorsque le gouvernement du Québec parle de la nécessité de maintenir une marge de manœuvre suffisante, il entend la capacité d'intervenir dans les mécanismes du marché, notamment par les programmes d'aide à l'entreprise et de développement régional. La possibilité de maintenir de telles politiques impliquait que le gouvernement canadien tente de négocier des clauses d'antériorité (grand-fathering clause) de telle sorte que les gouvernements puissent continuer à soutenir le développement économique par le biais de programmes aux critères d'accessibilité plus généraux. Cette capacité d'intervention ne devait pas se traduire par une clause qui permettrait au gouvernement américain d'abuser du recours à des mesures de sauvegarde [35].
L'évaluation du gouvernement libéral du contenu de l'accord canado-américain fut très positive. Cela tient au fait que le partage des compétences législatives et constitutionnelles ne fut pas affecté par l'accord et que les modifications législatives que les provinces devaient faire pour s'y conformer étaient plutôt limitées. De plus, en se fondant sur le libellé de l'entente, le gouvernement du Québec soutenait qu'aucune de ses dispositions n'entraînait des modifications touchant les secteurs des politiques sociales, des communications, de la langue et de la culture. Le gouvernement a ainsi pu prétendre avoir conservé sa marge de manœuvre pour atteindre ses objectifs de modernisation et de développement économique [36].
L'option libre-échangiste a réussi à rallier derrière elle les deux principaux partis politiques au Québec ainsi qu'une bonne fraction de la classe d'affaires. Le soutien d'une large fraction du patronat québécois à la stratégie continentaliste manifeste la nouvelle maturité acquise par le capital francophone qui se traduit par une nécessité structurelle d'affirmation. C'est dans cet esprit que la classe d'affaires québécoise s'est rangée derrière l'entente Mulroney-Reagan au cours de la campagne électorale fédérale de 1988. Ainsi, en réponse à la publicité défavorable véhiculée par les centrales syndicales québécoises, le monde des affaires a créé le Regroupement pour le libre-échange et financé une campagne de publicité favorable à cette option. Néanmoins, le discours tenu par les grandes associations patronales illustre la complexité du débat. Compte tenu des [469] problèmes structurels que connaît l'économie québécoise, il n'est pas étonnant de constater que les entreprises évoluant dans les secteurs fragiles ont exercé des pressions pour que l'appui des grandes organisations patronales soit pour le moins nuancé.
Puisque d'importants leaders d'opinion ont fait campagne pour une plus grande ouverture des marchés, certains y ont vu une preuve d'appui absolu de la part des Québécois [37]. Même s'il est vrai que les Québécois se sont montrés plus ouverts à l'idée du libre-échange que ne l'ont été les autres Canadiens à l'occasion de l'ouverture des négociations bilatérales (58 % se sont déclarés en faveur et 35 % s'y sont opposés au Québec contre 46 % et 50 % pour l'ensemble du Canada et 36 % contre 60 % pour l'Ontario) [38], il faut toutefois rappeler qu'un important mouvement d'opposition au libre-échange s'est constitué au Québec, dirigé principalement par les grandes centrales syndicales. Celui-ci a repris l'essentiel des arguments avancés ailleurs au Canada par les opposants à cette option. On y dénonçait notamment les concessions exigées par les Américains, qui étaient vues comme autant de façons de réduire le pouvoir des gouvernements (fédéral et provinciaux) pour y substituer un développement industriel porté uniquement par les forces du marché et réduire toute intervention de l'État pour orienter ou diriger le sens de l'évolution de l'activité économique [39]. Aux yeux des opposants, le Québec ne pourrait plus utiliser les mesures d'ajustement industriel (comme les programmes d'achat public, la fourniture d'électricité à bas tarif, les programmes de promotion et de développement des marchés d'exportation, des subventions à l'activité industrielle et les programmes de modernisation sectoriels) ; le Québec était la province qui avait le plus à perdre puisqu'elle avait mis de l'avant une politique cohérente et ciblée pour répondre à la faiblesse structurelle de son économie. On craignait pour l'avenir des programmes sociaux et des industries culturelles, qui ne feraient pas le poids devant les exigences du géant américain. En somme, les opposants au libre-échange établissaient une équation simple entre cette option et le retour aux seules forces du marché comme mécanisme de régulation économique et sociale. Ils privilégiaient plutôt une libéralisation multilatérale des échanges et une amélioration des règles du commerce dans le cadre du GATT. De plus, ils appelaient les gouvernements à adopter une stratégie de développement économique qui aurait renforcé la structure industrielle et la productivité pour faire face à la mondialisation des économies nationales.
[470]
L'approfondissement des liens commerciaux continentaux a connu une seconde phase à l'occasion de l'élargissement de l'accord de libre-échange avec le Mexique. La participation du Canada à ce nouvel accord s'est faite pour des raisons essentiellement tactiques, qui tenaient pour l'essentiel à ne pas perdre les avantages obtenus dans le cadre de L’ALE. Dorval Brunelle rappelle que les principales innovations de l'Accord de libre-échange nord-américain (ALENA) se trouvaient dans les dispositions relatives aux entités publiques des provinces et des États, aux investissements (notamment au chapitre du rapatriement des profits et des bénéfices) et aux compensations à l'occasion d'expropriations, qui permettent aux entreprises de se prévaloir de la procédure de règlement des différends [40].
Le gouvernement du Québec a cherché à se conformer aux dispositions de ces accords qui tombaient sous sa compétence en adoptant, en 1996, la Loi concernant la mise en œuvre des accords de commerce international. Dans l'ensemble, l'approche libre-échangiste adoptée par le gouvernement du Québec, qu'il soit libéral ou péquiste, est demeurée inchangée. Par ailleurs, question de s'assurer que le commerce intérieur ne soit pas plus contraignant que le commerce international, le gouvernement du Québec signait, en 1997, la Loi portant sur la mise en œuvre de l’Accord sur le commerce intérieur (ACI). L'Accord sur le commerce intérieur (ACI) s'inspire des principes et des modalités propres aux traités commerciaux internationaux (Accord mondial sur le commerce et ALENA). Cherchant essentiellement à garantir la liberté de circulation des biens, services, personnes et capitaux, l'Accord s'articule autour des règles générales de non-discrimination réciproque, de droit d'entrée et de sortie, d'absence d'obstacles, d'objectifs légitimes, de conciliation et de transparence. L'ACI crée des obligations dans les domaines touchant les achats gouvernementaux, la mobilité de la main-d'œuvre et l'investissement et fixe des mesures de rationalisation et d'harmonisation des règlements et des normes touchant notamment au transport et à la protection des consommateurs. En vertu de L’ACI, un Comité du commerce intérieur, composé de représentants ayant rang ministériel, est mis sur pied. Sa principale fonction est de déterminer les domaines et d'établir le calendrier des négociations futures sur l'élimination des obstacles au commerce. En cas de litige, un groupe spécial impartial peut être constitué. En cas de mésentente, des mesures de rétorsion peuvent toutefois être adoptées. Néanmoins, plusieurs exceptions sont admises en raison de la préservation de l'ordre et de la sécurité publics, de la santé, de la protection des plantes et des animaux, [471] des consommateurs, des travailleurs et des groupes faisant l'objet de politiques de discrimination positive. Dans l'ensemble, bien qu'étant le fruit d'un processus de coopération interprovinciale, l'effet combiné des nombreuses exceptions et du mécanisme de résolution des différends fait en sorte que la nouvelle entente sur le commerce intérieur reconduit dans une large mesure le statu quo et s'avère moins contraignante que les accords internationaux entérinés par le gouvernement fédéral. Par ailleurs, elle n'a pas contribué à limiter les pressions en faveur d'une intervention plus élargie de la part du gouvernement fédéral, action pouvant suivre la voie de l'unilatéralisme.
La tenue à Miami en 1994 du Sommet des Amériques a relancé la question de l'intégration continentale américaine. À l'initiative du président américain Clinton, les chefs d'État et de gouvernement des Amériques (à l'exclusion de Cuba) se sont réunis en vue d'adopter un plan d'action visant notamment à approfondir l'intégration économique et à étendre le libre-échange de la Terre de Feu à la terre de Baffin et à mettre sur pied d'ici 2005 une Zone de libre-échange des Amériques (ZLEA). La philosophie qui sous-tend cette initiative est alimentée par une approche mercantile selon laquelle la croissance économique et la lutte à la pauvreté ne sont envisageables qu'à travers l'ouverture des marchés. Selon une équation simpliste (partagée par le gouvernement canadien), l'ouverture des marchés ne peut que renforcer la démocratie (on comprend mal l'exclusion de Cuba), amener une plus grande participation à la vie publique (ce qui est plutôt contradictoire compte tenu du secret qui entoure ces négociations) et permettre un accès accru à l'éducation et aux soins de santé. Les négociations sont menées par neuf groupes sectoriels : accès aux marchés ; investissement, services ; marchés publics ; agriculture et produits agroalimentaires ; règlement des différends ; propriété intellectuelle ; subventions, antidumping et droits compensateurs ; politique de concurrence [41].
Puisque les contraintes imposées par ces accords supranationaux touchent directement les entités politiques infraétatiques, l'Assemblée nationale a cru bon de convoquer, en 1997, la Conférence des parlementaires des Amériques. Non seulement les représentants des 35 pays des Amériques furent-ils invités (y compris Cuba, par ailleurs mis de côté dans le processus de négociation devant mener à la création de la ZLEA), mais cette rencontre était aussi ouverte aux gouvernements infraétatiques (provinces et États) des 6 fédérations des Amériques ainsi qu'aux représentants des 5 parlements supraétatiques (le Parlement latino-américain, le Parlement andin, le Parlement centre-américain, l'Assemblée parlementaire de la Communauté de la Caraïbe et la Commission [472] parlementaire conjointe du MERCOSUR). La tenue de cette rencontre souligne qu'en dépit du fait qu'ils soient entérinés par les entités étatiques les accords affectent directement la capacité d'intervention de tous les lieux d'exercice du pouvoir et contribuent non seulement à concentrer le pouvoir dans les mains des dirigeants politiques, mais affectent aussi la distribution des pouvoirs en fonction des objectifs des gouvernements centraux et remettent en question le principe d'imputabilité tel qu'on le connaît dans les démocraties représentatives[42]. Cette dimension est problématique dans la mesure où les dispositions institutionnelles mises en place dans le cadre de ces accords visent non seulement à libéraliser le commerce en éliminant graduellement les barrières tarifaires et non tarifaires, mais aussi à libéraliser tous les secteurs économiques des biens, services et investissements [43]. À cet égard, la structure institutionnelle (notamment les comités et groupes de travail) accueille non seulement les représentants gouvernementaux, mais aussi ceux du secteur privé.
La multiplication des accords commerciaux internationaux n'est pas sans poser le problème de l'harmonisation des politiques entre les différents États signataires. Elle pose aussi la question de la mise en place des dispositions des accords dans des espaces politiques où la souveraineté est partagée, comme cela est censé être le cas dans les régimes fédéraux. Lorsque les États ratifient un accord, ils agissent comme des entités politiques unitaires même si leur mise en forme implique des entités politiques infranationales. Ainsi, lorsque le gouvernement fédéral canadien s'engage internationalement dans des domaines de compétence provinciale, il doit en négocier la mise en application. Les provinces ne sont liées que si elles sanctionnent par loi ou décret les clauses de l'accord qui tombent sous leur juridiction. Comme le rappelle un document de la Commission des institutions de l'Assemblée nationale du Québec, il n'existe aucun mécanisme formel définissant la participation des provinces au processus de négociation commerciale, de telle sorte que le processus relève des relations entre le gouvernement fédéral et les provinces. Le gouvernement fédéral consulte évidemment les provinces au cours des réunions annuelles des ministres et sous-ministres provinciaux du Commerce ou au cours des rencontres réunissant des fonctionnaires, mais aucun mécanisme formel ne chapeaute ces pourparlers.
Par ailleurs, compte tenu de la complexité des thèmes abordés à l'occasion de ces rencontres internationales (que l'on pense aux politiques d'achats publics), le gouvernement fédéral est amené à négocier de plus en plus dans les [473] champs de compétence provinciaux et se voit ni plus ni moins forcé, en vertu de la « clause fédérale », de s'assurer que les gouvernements provinciaux donnent suite aux dispositions entérinées dans le cadre des accords [44]. Les provinces disposent d'une marge de manœuvre dans la mesure où elles peuvent refuser de sanctionner les conditions de ces accords, mais celle-ci dépend en grande partie du front commun des provinces, front commun qui, l'histoire récente nous l'a démontré à plusieurs reprises, se désagrège invariablement en faveur du gouvernement fédéral. C'est avec une certaine lucidité que le document de consultation déposé par le gouvernement du Québec note qu'« en cas de division entre les provinces, le fédéral a, dans les faits, toute la marge de manœuvre et les provinces, aucune [45] ».
Il demeure extrêmement difficile, sinon impossible, de dresser un bilan des retombées du libre-échange continental. Le commerce canadien avec le Mexique ne s'est pas accru de manière importante. Le Québec continue à diriger largement, et même de plus en plus, ses exportations vers les États-Unis. Il n'en demeure pas moins que les exportations du Québec ont crû plus rapidement dans les secteurs ayant fait l'objet de la libéralisation du commerce, de même que pour les secteurs à forte valeur ajoutée (notamment la bureautique et les télécommunications). Pour les secteurs plus traditionnels (comme les ressources naturelles, l’alimentation, les textiles, le vêtement et le meuble), la croissance a été plus grande qu'avant l'adoption du libre-échange, mais dans des proportions moindres. Pour Louis Balthazar et Alfred Hero, « les attentes particulières du Québec quant aux accords de libre-échange ont été comblées pour une bonne part. [...] l'ouverture des marchés américains a pu représenter une bouffée d'air frais et un véritable stimulant [46] ». L'exceptionnelle performance américaine au cours des années 1990 et la baisse marquée de la valeur du dollar canadien expliquent probablement davantage ce phénomène que l'établissement du libre-échange. Celui-ci a peut-être permis de civiliser les pratiques commerciales continentales en mettant à l'abri les producteurs canadiens contre le réflexe protectionniste américain pour ses industries en déclin ou qui affichent une faible productivité, mais l'exemple du litige entourant le bois d'œuvre démontre plutôt que les mécanismes d'arbitrage sont contournés lorsque les intérêts économiques américains sont en jeu et que l'on retourne plutôt à des ententes bilatérales où le joueur moins puissant, en l'occurrence le Canada, est forcé de faire des concessions.
[474]
Par ailleurs, les promesses de création d'emplois qui étaient au cœur de la rhétorique libre-échangiste des années 1980 n'ont pas été remplies. Les emplois ont chuté de 15 % dans les secteurs non touchés par le libre-échange et de 8 % dans les secteurs touchés. Brunelle en conclut que les effets directs et indirects des accords ont été désastreux au chapitre de la création d'emplois [47].
Cette évaluation plutôt pessimiste des retombées réelles du libre-échange n'a pas empêché les principales centrales québécoises de se prononcer en faveur d'un approfondissement des relations économiques à l'échelle du continent. À l'occasion des audiences tenues par la Commission des institutions de l'Assemblée nationale aux mois de septembre et octobre 2000, la Confédération des syndicats nationaux (CSN) et la Fédération des travailleurs du Québec (FTQ) ne se sont pas prononcées contre l'élargissement de l'intégration économique dans le cadre de la ZLEA. Elles ont plutôt insisté pour que la dimension sociale soit davantage prise en compte. Elles rappelaient que les droits économiques ne devraient pas l'emporter sur les droits humains. Faisant référence à l'écart entre les pays riches et les pays pauvres, les centrales ont noté que les accords parallèles, portant notamment sur les droits des travailleurs et la protection de l'environnement, n'étaient pas suffisants pour corriger les impacts négatifs du libre-échange dans la mesure où leur dérogation n'entraîne aucune sanction commerciale, et que tout au plus pouvaient-ils permettre de porter sur la place publique le non-respect de ces droits. Les centrales syndicales ont donc proposé de mettre sur pied des mécanismes de protection sociale dans tous les pays membres de la ZLEA. Elles ont aussi exigé la création de fonds compensatoires financés par les employeurs pour assurer la formation professionnelle et le recyclage des victimes des mises à pied consécutives à la libéralisation commerciale. Pour sa part, la CSN a dénoncé le fait que ces accords commerciaux réduisent la marge de manœuvre des États et influencent les priorités que ceux-ci peuvent se fixer et s'est inquiétée de la possible privatisation des services publics.
Tout comme c'était le cas lors du débat ayant eu lieu dans les années 1980 sur le libre-échange, le patronat a continué à appuyer la création d'une ZLEA, soulignant que l’ALE et l’ALENA avaient eu des retombées économiques positives, notamment aux chapitres de la création d'entreprises de haute technologie, de la croissance des exportations et de l'accès à des produits d'importation. La possibilité de faciliter les échanges commerciaux avec les autres pays des Amériques fait miroiter la possibilité d'accroître les exportations dans des pays à forte croissance démographique. Une telle ouverture permettrait, croit-on, de diminuer la dépendance économique à l'endroit des États-Unis tout en améliorant les conditions sociales et les processus démocratiques dans bon nombre [475] de pays de l'hémisphère Sud. L'équation qui fonde ce raisonnement est assez simple : Une ZLEA se traduirait par une croissance de la production, une croissance de l'offre d'emplois, une demande accrue de biens et services, une augmentation des revenus, en somme un accroissement de la richesse dont ne pourraient que bénéficier les États, qui verraient leurs rentrées fiscales augmenter de manière équivalente. L'Association des manufacturiers et exportateurs du Québec (AMEQ) soulignait aussi qu'un tel accord remplacerait l'incertitude actuelle par des règles juridiques claires et offrirait la possibilité d'avoir recours à des mécanismes de règlement des différends plus justes. Quant aux préoccupations des syndicats, groupes sociaux et environnementaux, cette association ne croyait pas à l'efficacité de l'encadrement étroit des pratiques étatiques et privées, invitant les participants à favoriser des processus de sensibilisation et d'éducation. Toutefois, leurs préoccupations à l'endroit des normes sociales s'inscrivent dans une approche économiste et utilitariste. Dans le cadre de sa présentation devant la Commission des institutions, le représentant de l'AMEQ affirmait :
- « Nous croyons à la nécessité d'inclure des clauses de protection environnementale et sociale. Actuellement, les entreprises d'ici se soumettent déjà à des normes environnementales et sociales. Elles auraient donc tout intérêt à ce que leurs concurrents internationaux aient à se soumettre eux aussi aux normes équivalentes dans ces différents domaines ».
Il mettait cependant en garde contre le fait que de telles normes puissent devenir des barrières non tarifaires déguisées et, de ce fait, injustifiées.
Il importe néanmoins de mentionner que si l'adoption d'une stratégie libre-échangiste de la part du gouvernement québécois peut s'expliquer en partie par l'adhésion aux thèses néomercantiles dominantes, elle inspire aussi un discours en émergence au sein du mouvement souverainiste québécois. La mondialisation devient le maître mot qui ajouterait à la panoplie des raisons invoquées pour justifier l'adhésion du Québec à sa souveraineté. Le Bloc québécois (BQ), moins préoccupé par les contraintes du pouvoir que ne l'est le Parti québécois, a cru bon de produire un document portant sur la mondialisation où il est essentiellement question de l'Organisation mondiale du commerce (OMC) et où la dimension continentale est totalement absente. Néanmoins, la logique qui y est présentée s'applique, par extension, à l'insertion du Québec dans les Amériques. On y mentionne que le Canada est amené à abandonner une partie de sa souveraineté aux mains d'organisations supranationales et que, pour maintenir un champ de souveraineté fort, il est amené à centraliser ses pouvoirs et rechercher une cohérence entre ce qu'il doit accepter à l'extérieur et ce qu'il peut céder à l'intérieur. La logique est donc la suivante : Pour compenser une [476] partie de la souveraineté perdue en vertu de son adhésion aux accords internationaux, le gouvernement fédéral gruge le pouvoir exclusif des provinces. Ce processus s'explique par l'obligation faite au gouvernement central de faire en sorte que les provinces adoptent des politiques conformes aux normes imposées par les accords. Le BQ en vient donc à la conclusion que le choix qui s'offre à l'État québécois est soit de chercher à maintenir ses pouvoirs de plus en plus partagés avec le fédéral (pouvoirs d'ailleurs de moins en moins substantiels), soit de réaliser sa souveraineté « en suivant la ligne de moindre résistance pour l'économie États-Unis et Amériques , la ligne de moindre résistance pour la spécificité culturelle la France et la francophonie et en ouvrant de nouveaux horizons [48] ».
Pour sa part, le Parti québécois inscrit son adhésion au libre-échange et plus particulièrement à la ZLEA dans la mesure où un tel processus est compatible avec deux principes de base : le respect des droits de la personne et de la diversité des langues et des cultures, cet élément étant intimement lié à la nécessité de préserver les pouvoirs de législation, d'action et d'intervention des États. Tout en appuyant sans réserve l'approche mise de l'avant par les organisations syndicales eu égard aux droits sociaux et à l'importance que les accords commerciaux fassent référence aux chartes internationales, qu'ils soutiennent concrètement le développement économique et facilitent la coopération culturelle et scientifique, le PQ ne peut passer sous silence le fait que le Québec se voit privé du droit d'accès aux négociations et souhaite, dans la même veine, que tous les parlementaires puissent être partie prenante au processus. Compte tenu des implications du libre-échange sur la souveraineté politique du Canada, et donc du Québec, ainsi que des réaménagements qu'il imposera au chapitre de l'interventionnisme étatique, Brunelle et Deblock ont fait remarquer que cette stratégie continentale se posait en contradiction par rapport aux thèses nationalistes fondées sur le recours à l'État [49]. Ce changement s'expliquerait entre autres par l'échec de l'interventionnisme étatique mis en place depuis la Révolution tranquille. C'est donc dire que l'option continentale traduit une reconfiguration du nationalisme des années 1960 et 1970, qui reposait sur des mesures publiques d'intervention dans l'économie, la société et la culture. L'adhésion du Québec au libre-échange n'est pas sans avoir marqué un tournant dans la perception du rôle que doit jouer l'État et des mécanismes de régulation sociale. Brunelle de conclure :
[477]
- « En instituant le panéconomisme comme mode ultime de rationalisation et de sanction des comportements individuels et sociaux, cette nouvelle économie politique s'impose désormais tout autant dans la définition des programmes sociaux, dans l'éducation, que dans les politiques d'achat de tous et chacun des organismes qui relèvent des pouvoirs publics. C'est ainsi que les gouvernements provinciaux en viennent désormais à renoncer à exercer leurs prérogatives historiques en matière d'économie politique pour souscrire plutôt, dans la foulée des engagements pris par le gouvernement du Canada lors de la précédente réunion du G-7 et avec une belle unanimité à travers le pays cette fois, à la politique dite du « déficit zéro », peu importe les coûts en termes sociaux et, en particulier, en termes d'accroissement de niveau de pauvreté [50]. »
CONCLUSION
Le Québec a de tout temps cherché à prendre à son compte son insertion économique continentale. Il a dû le faire dans le cadre d'un régime politique qui a été vecteur d'inégalité régionale et qui a conditionné le développement de la structure industrielle du Québec, celle-ci ayant historiquement été marquée par l'importance des secteurs posant problème. Ce faisant, cette insertion continentale est marquée par un ensemble de facteurs qui contribuent à limiter les choix politiques possibles pour en atténuer les effets négatifs. En effet, la structure des exportations du Québec est largement déterminée par le marché continental. Le Québec est l'une des provinces canadiennes qui exportent le plus vers le marché canadien, bien que cette tendance se soit grandement atténuée dans les années 1990. D'autre part, les exportations du Québec vers les États-Unis sont fortement concentrées alors que les importations sont nettement plus diversifiées. Cela souligne la fragilité de la base exportatrice du Québec aux soubresauts qui peuvent se produire chez son principal partenaire commercial. Cette fragilité est d'autant plus grande que le Québec entretient des relations avec les États américains limitrophes, qui eux-mêmes doivent faire face à un problème de marginalisation tenant au déplacement des grands centres de croissance vers l'Ouest. De plus, l'importance relative du contrôle anglo-canadien et américain sur l'économie québécoise ainsi que la nécessité de faire appel à des capitaux étrangers pour financer d'importants investissements publics contribuent à limiter la marge de manœuvre dont pourrait disposer un État québécois qui voudrait réduire la dépendance de l'économie québécoise à l'endroit du marché continental. Le choix de réduire la dépendance économique n'a jamais été posé sous l'angle de [478] l'autarcie ou de l'économie ouverte. La situation géoéconomique du Québec ne permet pas de considérer, même l'espace d'un instant, cette solution de remplacement.
En somme, la stratégie adoptée par l'État québécois à l'égard de l'intégration continentale s'est caractérisée par deux attitudes. La première, qui fut celle de Duplessis et de ses prédécesseurs, fut d'accueillir indistinctement et avec un minimum de contraintes les investissements étrangers. Cette option s'inscrivait dans la perception du libéralisme classique que l'on se faisait de l'intervention de l'État. La seconde, qui s'est manifestée au moment de la Révolution tranquille et qui fut suivie par les gouvernements successifs, cherchait moins à limiter la dépendance économique du Québec à l'égard du marché continental qu'à s'assurer que le capital francophone jouerait un rôle plus important dans ce processus. En d'autres termes, il s'agissait non pas de transformer de fond en comble le tissu économique et industriel du Québec, bien que cet objectif ait été soulevé de temps à autre sous le vocable de « virage technologique », mais plutôt d'améliorer le statut socioéconomique des francophones par le biais d'un État interventionniste qui tentait de surcroît d'atténuer les effets pervers de la faiblesse structurelle endémique de l'économie québécoise. Car, tout compte fait, le succès remporté par le capital francophone au cours des dernières décennies n'a que faiblement modifié la structure industrielle du Québec et les problèmes auxquels elle doit faire face.
Le fait que le Québec ait embarqué de plain-pied dans la stratégie libre-échangiste du gouvernement fédéral apparaît au premier abord paradoxal. L'apparent paradoxe tient à la double dynamique économique et politique associée à ce courant. Sur le plan économique, l'approfondissement des échanges commerciaux continentaux va dans le sens d'un renforcement des rapports selon l'axe nord-sud au détriment de l'axe est-ouest. Cette tendance, perceptible avant la signature du l'Accord de libre-échange Canada-États-Unis, ne peut que se renforcer. Elle contribue à atténuer la dépendance plus que séculaire du Québec à l'endroit du marché canadien en diversifiant la structure des échanges. En ce sens, elle renforce le désir d'autonomie partagé par une large part de la population québécoise et véhiculé par les deux principaux partis politiques. Sur le plan politique toutefois, le libre-échange peut éventuellement diminuer la marge de manœuvre de l'État québécois en soumettant ce dernier à des nouvelles règles de conduite édictées par les conditions des accords ou ses interprétations par de nouvelles instances multipartites. Il renforce aussi la capacité du gouvernement central de se poser comme le seul définisseur de la politique commerciale canadienne. La logique libre-échangiste ne peut lever ce paradoxe que si elle se situe dans le sillage de la quête d'une plus grande autonomie politique pour le Québec. La réduction de la dépendance à l'endroit du marché canadien prend son sens dans un accroissement de la capacité d'intervention de [479] l'État québécois. De plus, elle reflète l'illusion d'optique que constitue l'accroissement du contrôle par le capital francophone sur l'économie québécoise. Cette nouvelle réalité a alimenté une attitude volontariste de la classe d'affaires fière de ses succès et convaincue que les lendemains seront faits des mêmes succès. Le Québec cherche donc à établir des relations économiques avec le reste du Canada sur des bases ressemblant à celles liant le Québec aux États-Unis.
Finalement, le Québec ne cherche pas à rompre le rapport de dépendance qui caractérise son insertion continentale. Il tente plutôt de revoir les modalités de celle-ci au profit non pas du capital anglo-canadien mais du capital québécois. Dans ce processus, l'État du Québec a joué un rôle important. Compte tenu des fragilités de l'économie québécoise et des assises du capital francophone, la classe d'affaires continuera à réclamer un soutien étatique, préférablement dans des conditions qui lui agréent.
[19]
NOTES SUR
LES COLLABORATEURS
François Rocher est professeur titulaire au Département de science politique de l'Université Carleton d'Ottawa, où il est directeur de la School of Canadian Studies. Il a été président de la Société québécoise de science politique (2001-2002) et codirecteur de la Revue canadienne de science politique (1996-1999). Ses recherches portent sur le fédéralisme canadien, la citoyenneté et les rapports interethniques au Canada. Il est membre du Groupe de recherche sur les sociétés plurinationales (GRSP) et du Centre de recherche sur l'immigration, l'ethnicité et la citoyenneté (CRIEC). Il a publié, en collaboration avec Miriam Smith, New Trends in Canadian Federalism (1995) ainsi que Bilan québécois du fédéralisme canadien (1992).
[1] Statistique Canada, Le Commerce interprovincial et international au Canada 1992-1998, catalogue no 15-546-XIF, 2000, p. 67.
[2] Assemblée nationale, Document de consultation. Le Québec et la Zone de libre-échange des Amériques : effets politiques et socioéconomiques, Commission des institutions, Québec, juin 2000, p. 39.
[3] Statistique Canada, Profil des exportateurs canadiens 1993-1997, catalogue no 65-506-XIF, 2000, p. 30-31.
[4] B. Perron, « Les contraintes dans les relations entre le Québec et les États-Unis », Politique, no 7, hiver 1985, p. 19-20 ; B. Bonin, « U.S.-Quebec Economic Relations, Some Interactions Between Trade and Investment », in Problems and Opportunities in U.S.-Quebec Relations, A.O. Hero Jr. et M. Daneau (dir.), Boulder et Londres, Westview Press, 1984, p. 22-23.
[5] P. Martin, Men Nationalism Meets Continentalistn : The Politics of Free Trade in Québec, document ronéotypé, novembre 1993, p. 6.
[6] Industry Canada, Intrafirm Trade of Canadian-Based Foreign Transnational Companies, document de travail no 26, décembre 1998, p. 6.
[7] J.F. Helliwell, F.C. Lee et M. Hans, Effects of the Canada-U.S. FTA on Interprovincial Trade, document ronéotypé, 1999.
[8] Statistique Canada, Le Commerce interprovincial et international au Canada 1992-1998, p. 70.
[9] Y. Roby, Les Québécois et les investissements américains, 1918-1929, Québec, Les Presses de l'Université Laval, 1976.
[10] G. Boismenu, Le Duplessisme, Montréal, Les Presses de l'Université de Montréal, 1981, p. 125.
[11] G. Gaudet, « Forces Underlying the Evolution of Natural Resource Policies dans Quebec », in Natural Resources in U.S.-Canadian Relations, vol. 1, The Evolution of Policies and Issues, C. E. Beigie et A. O. Hero (dir.), Boulder, Westview Press, 1980, p. 251.
[12] R. Pelletier, Partis politiques et société québécoise. De Duplessis à Bourassa 1944-1970, Montréal, Éditions Québec Amérique, 1989, p. 202-203.
[13] A. Raynauld, La Propriété des entreprises au Québec, les années 1960, Montréal, Les Presses de l'Université de Montréal, 1974, p. 81.
[14] D. Brunelle, La Désillusion tranquille, Montréal, Éditions Hurtubise, HMH, 1976, p. 145.
[15] M. B. Montcalm et A.-G. Gagnon, « Quebec in the Continental Economy », in Canadian Politics. An Introduction to the Discipline, A.-G. Gagnon et J. P. Bickerton (dir.), Peterborough, Broadview Press, 1990, p. 352.
[16] Gaudet, « Forces Underlying the Evolution of Natural Resource Policies in Quebec », p. 243-254.
[17] M. Romulus et C. Deblock, « État, politique et développement industriel du Québec », in Interventions économiques, no 14/15, printemps 1985, p. 202-203.
[19] Bonin, « U.S.-Quebec Economic Relations, Some Interactions Between Trade and Investment », p. 33-34.
[20] F. Vaillancourt et J. Carpentier, Le Contrôle de l'économie du Québec, la Place des francophones en 1987 et son évolution depuis 1961, Québec, Office de la langue française, 1989, p. 53.
[21] R. Finbow, « The State Agenda in Quebec and Ontario, 1960-1980 », Revue d'études canadiennes, no 18, 1, 1983, p. 126.
[22] Rapport du ministre délégué aux PME, 1987, The State of Small and Medium-Sized Business in Québec, Québec, Éditeur officiel du Québec, 1988, p. 188-190.
[23] L. Balthazar, « Quebec's Policies Toward the United States », in Problems and Opportunities in U.S.-Quebec Relations, A.O. Hero Jr. et M. Daneau (dir.), Boulder et Londres, Westview Press, 1984, p. 223.
[24] R. Parenteau, « L'expérience de la planification au Québec (1960-1969) », Actualité économique, janvier-mars 1970, p. 679-696.
[25] B. Perron, « Les contraintes dans les relations entre le Québec et les États-Unis », Politique, no 7, hiver 1985, p. 24.
[26] Balthazar, « Quebec's Policies Toward the United States », p. 220.
[27] Parti québécois, Mémoire présenté à la Commission d'enquête sur l'union économique canadienne, Conseil exécutif national, texte ronéotypé, décembre 1983, p. 28-30.
[28] Canada, Conférence annuelle des premiers ministres sur l'économie, Compte rendu textuel, Secrétariat des conférences intergouvernementales canadiennes, Ottawa, 1985, p. 41-42.
[29] F. Rocher, « Fédéralisme et libre-échange, vers une restructuration centralisée de l'État canadien », in Un marché, deux sociétés ?, première partie, C. Deblock et M. Couture (dir.), Montréal, ACFAS, 1987, p. 151-168.
[30] Martin, “When Nationalism Meets Continentalism.”
[31] R. Bourassa, Mémoire présenté par le Parti libéral du Québec devant la Commission sur l'union économique, document ronéotypé, février 1984, p. 21-22.
[32] J. Blouin, Le Libre-échange vraiment libre ?, Québec, Institut québécois de recherche sur la culture, 1986, p. 101.
[33] Gouvernement du Québec, La Libéralisation des échanges avec les États-Unis. Une perspective québécoise, Québec, document ronéotypé, avril 1987, p. 83-85.
[34] Gouvernement du Québec, Québec and the North American Free Trade Agreement, Québec, Éditeur officiel du Québec, 1993, p. 14-17.
[36] Gouvernement du Québec, Éléments de l'accord entre le Canada et les États-Unis, analysé dans une perspective québécoise, Québec , 1987, p. 25.
[37] P. Resnick, Lettre à un ami québécois, Montréal, Boréal, 1990.
[38] Martin, “When Nationalism Meets Continentalism”, p. 4.
[39] Coalition québécoise d'opposition au libre-échange, CEQ, CSN, FTQ, UPA, Danger libre-échange, la Coalition, Québec, 1987, p. 15-22 ; P. Bakvis, « Free Trade in North America : Divergent Perspectives Between Québec and English Canada », Quebec Studies, no 16, printemps/été 1993.
[40] D. Brunelle, L'ALENA cinq ans après : un bilan critique, Département de sociologie et de science politique, Université du Québec à Montréal, Groupe de recherche sur l'intégration continentale, cahier de recherche, avril 2000, p. 7.
[41] Assemblée nationale, Document de consultation. Le Québec et la Zone de libre-échange des Amériques : Effets politiques et socioéconomiques, p. 7.
[42] Brunelle, L'ALENA cinq ans après : un bilan critique, p. 18-19.
[43] D. Brunelle, R. Sarrasin et C. Deblock, Libre-échange et gouvernance : le Canada et la politique de continentalisation, Département de sociologie et de science politique, Université du Québec à Montréal, Groupe de recherche sur l'intégration continentale, Cahier de recherche, janvier 2001, p. 23.
[44] Assemblée nationale, Document de consultation. Le Québec et la Zone de libre-échange des Amériques : Effets politiques et socioéconomiques, p. 29-32.
[46] L. Balthazar et A. O. Hero, Le Québec dans l'espace américain, Montréal, Éditons Québec Amérique, coll. « Débats », 1999, p. 176-177.
[47] Brunelle, L'ALENA cinq ans après : un bilan critique, p. 11.
[48] Bloc québécois, Faire notre place dans le monde, document de travail du Chantier de réflexion sur la mondialisation présenté au Bloc québécois à l'occasion de son Conseil général des 17 et 18 avril 1999, Rivière-du-Loup, p. 17.
[49] D. Brunelle et C. Deblock, Le Libre-échange par défaut, Montréal, VLB éditeur, 1989, p. 131-132.
[50] Brunelle, L'ALENA cinq ans après : un bilan critique, p. 12.
|