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Prologue
En me penchant sur mon passé, je suis assailli d’une pléthore de souvenirs parfois bien lointains, plus vivants les uns que les autres, mais dont je sais d’expérience qu’ils ne dépeignent pas toujours fidèlement les événements que j’ai vécus, tributaires qu’ils sont, notamment, de mes émotions d’alors. Par ailleurs, certains de mes proches m’ont parfois rappelé des événements que j’avais traversés avec eux mais dont je n’ai gardé au mieux qu’une réminiscence, ce qui prouve assez combien la mémoire est non seulement sélective mais faillible. C’est pourtant elle que j’ai choisie pour guide unique dans les pages qui suivent, en m’interdisant de reconstituer les épisodes manquants par ce que j’en ai appris par la suite, sauf à le dire explicitement pour la datation de quelques rares événements. Certains de ces souvenirs, parmi les plus anciens, sont d’une précision impressionnante que je ne retrouve pas dans les plus récents. Certains [2] aussi sont peu vraisemblables et cependant vrais.
Pour autant que je puisse en juger, j’ai une relation assez détendue avec mon passé, presque exempte de nostalgie, bien que j’aie vécu des périodes fort heureuses, notamment dans mon enfance et mon adolescence vagabondes, et presque exempte aussi de culpabilité, bien que j’aie à me reprocher divers manquements, mais aucune vilenie. Certains des êtres que j’ai croisés m’ont considérablement enrichi et je leur suis redevable de ce que j’ai pu apporter de meilleur à mes proches et à mes étudiants; d’autres m’ont un peu ou beaucoup déçu car je leur avais prêté des qualités qui leur étaient étrangères, ce dont, en definitive, je suis seul responsable et ce qui témoigne d’une certaine ingénuité de ma part. Dans les pages qui suivent, je parlerai tant des uns que des autres, mais j’ai pris le parti de travestir le nom de ceux qui, m’ayant déçu, sont encore de ce monde afin de ne pas leur porter tort. C’est donc avec sérénité que je rédige ces mémoires, en tout cas pour ce qui est de mon passé lointain.
Bien sûr, je n’ai pas toujours connu cet état d’esprit. J’ai traversé des épreuves, notamment [3] des deuils cruels, inhérents à la condition humaine, à commencer par ceux de mes parents bien aimés mais, avec le temps, je les ai surmontés. Si, dans les pages qui suivent, je ne m’étends pas sur ces souffrances, cela ne signifie pas qu’elles m’ont été épargnées. Je les ai ressenties, comme tout un chacun, dans la solitude et la détresse. Mais j’ai trouvé la force de poursuivre mon chemin en recherchant toujours, par delà les vicissitudes du moment, la lumière qu’elles pouvaient receler.
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