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Les institutions québécoises :
leur rôle et leur avenir.
LA SANTÉ ET LES SERVICES SOCIAUX
Les fluctuations dans le secteur
des affaires sociales
Marc RENAUD
professeur, Département de sociologie, Université de Montréal.
Le thème du présent exposé m’a posé beaucoup de problèmes. Du fait même qu’on l’intitule « Les fluctuations... », on postule d’une certaine manière que les interventions de l’État dans le secteur des affaires sociales ont beaucoup fluctué, ou encore qu’elles vont beaucoup fluctuer dans un proche avenir.
S’il est vrai que les débats idéologiques, dans à peu près tous les pays occidentaux, donnent l’impression d’un énorme mouvement de balancier, d’un passage du noir au blanc (ou inversement), l’observation concrète des institutions et des politiques, au Québec du moins, nous fait davantage voir des teintes de gris pâle et de gris foncé.
Qu’il y ait des changements dans les formes de l’intervention de l’État, cela saute aux yeux. Que l’on pense par exemple à l’importance qu’occupent aujourd’hui les réformes fiscales, ou encore à l’importance des clauses dites crépusculaires pour les nouvelles organisations créées par l’État, clauses qui assurent qu’une organisation mourra à moins d’être ressuscitée par le Conseil des ministres.
Mais est-ce que cela signifie pour autant qu’il y a une fluctuation fondamentale dans le rôle de l’État ? Peut-être que oui, mais peut-être aussi que non. C’est la première chose sur laquelle il faut s’interroger.
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C’est pourquoi je veux d’abord m’arrêter assez longuement à la question suivante : de quelle ampleur et de quelle nature ont été, dans le passé, les fluctuations du rôle de l’État dans le secteur des affaires sociales, un secteur - rappelons-le - qui draine les ressources d’au moins 9% de l’économie (dont 80% du financement est public) et de 10% de la main d’œuvre. Je voudrais aussi m’interroger sur la direction que cherchent à impulser à l’État les organismes qui y ont réfléchi ces derniers temps, la Commission Rochon, en particulier. Enfin, je conclurai cet exercice en élaborant quelques hypothèses sur l’avenir.
FLUCTUATIONS DU RÔLE DE L’ÉTAT
Il y a une loi sociologique qui ne s’est jamais démentie : quand un phénomène social est perçu comme vrai, même s’il est faux, il entraîne toujours de vraies conséquences.
Si l’on est convaincu que les droits sociaux - garantis par l’État - sont sur le point d’être bafoués, que la protection sociale sera réduite au minimum, que la concurrence va être réinstaurée comme instance suprême de régulation et que la charité privée va redevenir le moyen privilégié pour s’occuper des « perdants », alors la réaction est de s’opposer farouchement à toute forme de modification du statu quo de crainte qu’elle n’entraîne les changements appréhendés.
Si l’on pense que l’État est capable de réajuster les politiques et les institutions (pour tenir compte des nouvelles conjonctures : changements démographiques, chômage, évolution de la morbidité, etc.) sans pour autant perdre de vue ses objectifs de protection et de redistribution, alors on devient plus ouvert aux changements et à l’expérimentation, tout en restant vigilant.
Si, au contraire, on est convaincu que l’État est enfermé dans un cercle infernal par lequel à chaque nouveau problème, à chaque nouvelle demande, sans jamais faire le ménage, il répond par de nouveaux droits, de nouvelles professions et de nouvelles organisations qui prélèvent une portion sans cesse croissante des revenus, alors on applaudit à tous les changements qui ont l’air de dégraisser l’État au profit de l’entreprise privée.
Bref, nos perceptions de ce qui est réel et de ce qui ne l’est pas, notre compréhension des dynamismes sociaux qui sont effectivement à l’œuvre et de ceux qui ne le sont pas colorent énormément [281] ce qui est défini comme socialement faisable ou non. Un exemple simple fera peut-être mieux comprendre ce que j’essaie de dire. Un jour, deux psychologues cognitifs américains (Tversky et Kahneman) voulurent en savoir plus long sur l’effet des perceptions sur les décisions. Ils firent deux sondages, avec la même question mais formulée de deux façons différentes. Au premier échantillon, ils posèrent la question suivante :
- Supposons que les U.S.A. soient sur le point de vivre une épidémie d’une maladie asiatique très inhabituelle. On s’attend que cette épidémie tue 600 personnes. Il y a deux programmes possibles pour contrer cette épidémie, mais ils ont des conséquences différentes :
- - si l’on choisit le programme A, 200 personnes seront sauvées ;
- - si l’on choisit le programme B, il y a une possibilité sur trois que les 600 personnes soient sauvées et deux possibilités sur trois que personne ne soit sauvé.
Quel programme choisiriez-vous ?
Comme la plupart des gens préfèrent tenir que courir, la grande majorité a choisi le premier programme, celui qui sauvera sûrement 200 personnes.
L’autre échantillon a le même scénario, mais dans une logique inverse :
- si l’on choisit le programme A, 400 personnes vont mourir ;
- si l’on choisit le programme B, il y a une possibilité sur trois que personne ne mourra et deux possibilités sur trois que 600 personnes vont mourir.
Les programmes A et B des deux échantillons sont rigoureusement identiques quant aux vies sauvées et aux vies perdues. Le paradoxe de l’histoire, c’est que devant la deuxième alternative, les gens tendent à prendre une décision différente et choisissent majoritairement le programme B. La mort certaine de 400 personnes est moins acceptable que d’avoir 2 possibilités sur 3 que 600 personnes vont mourir.
Prenons un autre exemple. Dire que, sondage après sondage au Québec, près de 40% des gens seraient prêts à débourser de l’argent pour voir un médecin n’entraîne pas la même réaction que de dire que plus de 60% ne sont pas prêts à un tel déboursé. Dans le premier cas, on donne le sentiment que le Québec va bientôt introduire un ticket modérateur ; dans le second, on donne [282] au contraire l’impression qu’il y a un fort mouvement qui s’y oppose.
En d’autres termes, simplement à la manière de présenter les choses, on entraîne certaines conclusions plutôt que d’autres. Examinons donc, une à une, les fluctuations du rôle de l’État dans le secteur des affaires sociales.
- Les fluctuations dues à la crise économique
Les fluctuations les plus évidentes celles qui ont réveillé tout le monde sont celles qui ont été conséquentes à la crise économique du début de la décennie. La politique d’austérité et les coupures firent réaliser que le système des services de santé et des services sociaux n’était plus en expansion, contrecarrant ainsi les attentes d’à peu près tout le monde, usagers et producteurs.
Chaque institution se mit alors à utiliser les leviers dont elle disposait pour faire pression sur l’opinion publique de manière à souffrir le moins possible des conséquences de ces contraintes : les hôpitaux créèrent des déficits et plaidèrent l’engorgement des urgences, les C.S.S. (centres de services sociaux) firent valoir l’allongement des listes d’attente pour les enfants en besoin de protection, les conditions et les climats de travail devinrent pénibles dans bien des organisations, et ainsi de suite.
Ce qui frappe surtout dans la manière dont cette crise a été gérée, c’est le caractère brutal, voire barbare, des techniques de gestion. En raison de l’incapacité gouvernementale de faire des priorités, tout le secteur de la santé et des services sociaux s’est vu imposer les règles implacables et bureaucratiques du Conseil du Trésor, qui forcément ignorait la variété des conditions auxquelles ces règles s’appliquaient.
Cette forme de gestion a consolidé les positions de force, les avantages acquis, plus qu’elle n’a permis un redéploiement raisonné des ressources en fonction d’objectifs clairement explicités. Elle a également consolidé les glissements d’objectifs et d’enjeux que l’on commençait à percevoir à la fin des années 1970 par rapport aux beaux vœux de la Commission Castonguay-Nepveu. Les objectifs de contrôle des coûts devenaient la seule préoccupation, au détriment des objectifs d’équité et de justice redistributive. C’est d’ailleurs sur cette toile de fond que la Commission Rochon a été créée.
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- Les fluctuations dans les institutions
Il y a donc eu des fluctuations importantes dans le financement public des services. Mais, encore une fois, elles ne sont pas à proprement parler le fruit de la volonté délibérée de l’État. Elles sont plutôt une réaction « bête et méchante » à la crise économique qui, rappelons-le, a affecté le Québec plus encore que les autres provinces et qui a pris un peu tout le monde par surprise, et même le gouvernement. Cette crise a révélé l’incapacité de l’appareil gouvernemental d’effectuer des choix (autres que de reconduire le statu quo) et rendu extrêmement visibles les positions de force respectives des différents acteurs.
Mais qu’en est-il des grandes institutions créées par le gouvernement québécois au début des années 1970, à une époque où l’on s’imaginait que l’État possédait des leviers extraordinaires pour le développement social de la nation et qu’il s’agissait de bien planifier pour faire des merveilles ?
Le régime d’assurance-maladie universel et obligatoire existe toujours. Certes, certains services sont peut-être moins facilement accessibles, un peu plus rationnés qu’ils ne l’étaient dans les années 1970, mais ils sont toujours disponibles et on finit par y avoir accès. Il est important ici de noter que ce n’est pas le Québec qui a été rappelé à l’ordre par la loi fédérale de 1984, puisque c’est dans les autres provinces que les mouvements d’émigration médicale, de désaffiliation et de surfacturation se sont produits. Donc, il y a eu fluctuations, mais peut-être moins qu'ailleurs.
Qu’en est-il des C.L.S.C., qui, au fond, ont été le symbole des réformes Castonguay ? Contrairement aux H.S.O. qui avaient été créés à peu près à la même époque par le gouvernement ontarien et dont il ne reste plus que quelques exemplaires, les C.L.S.C. ont survécu aux nombreuses crises et aux nombreuses évaluations qu’ils ont dû traverser. Leur réseau est maintenant parachevé. Pour des organisations qui ont été créées dans un incroyable tumulte idéologique et dans un brasse-camarade important par rapport à la profession médicale, c’est bien là l’inverse d’une fluctuation. Il est vrai, par ailleurs, que les C.L.S.C. se sont transformés : l’esprit « d’animation sociale » du début a cédé la place à une approche, aux yeux de certains, plus professionnalisante ; les programmes de maintien à domicile sont devenus pour ainsi dire leur marque de [284] commerce et leur garantie de crédibilité ; ils se sont bureaucratisés, etc. Mais ils sont toujours là, sorte d’incarnation vivante du concept de soins de santé primaire cher aux réformateurs du début des années 1970.
Les hôpitaux, aussi, se sont beaucoup transformés au cours des deux dernières décennies. Cette transformation est attribuable aux effets de la démocratisation de l’accès aux soins par le régime d’assurance-hospitalisation et, dans une moindre mesure, à la démocratisation de leurs conseils d’administration par le gouvernement. Mais les transformations des hôpitaux sont aussi, pour les quinze dernières années surtout, la conséquence du vieillissement de la population et du développement technologique assez spectaculaire des soins spécialisés, deux phénomènes par rapport auxquels l’État, comme les hôpitaux, est un peu pris de cours. Bref, ici encore, pas de fluctuations majeures.
Les C.S.S. sont peut-être les seules organisations dans ce secteur qui ont véritablement vécu des fluctuations dans la volonté de l’État à leur égard. D’une part, l’implantation de la Loi de la protection de la jeunesse (1979) semble avoir entraîné en plus d’un sous-financement chronique au moins aussi important que celui des hôpitaux un déplacement des activités centrales de l’organisation. Elle a également transformé le rôle du travailleur social, d’un professionnel de la relation d’aide à un intervenant en contexte d’autorité. D’autre part, pour des organisations qui ont bénéficié pendant une dizaine d’années d’une centralisation, voire même d’un monopole, de tout ce qui s’appelle service social, l’établissement du cadre de partage C.S.S.-C.L.S.C. (1984-1985) a complètement changé les règles du jeu. Pour des organisations créées de toutes pièces au début des années 1970, ce furent là de très dures secousses. A-t-on eu raison ou tort ? Je ne m’y connais pas assez pour le savoir.
Un autre changement organisationnel a caractérisé le Québec au cours des deux dernières décennies : le mouvement dit de désinstitutionnalisation qui s’est appliqué tout autant aux hôpitaux psychiatriques, aux prisons, aux jeunes délinquants, aux enfants en danger et aux personnes handicapées physiques ou mentales, bref à tous ceux et toutes celles définis par leur marginalité ou leur déviance. Ce mouvement a pris naissance au nom de la qualité de vie, de la tolérance, tout comme du caractère inhumain et froid des grandes institutions. Il est vrai que l’État a parfois agi comme si la [285] disparition de l’institution garantissait la mise en œuvre quasi automatique d’institutions perçues comme plus chaleureuses et plus efficaces, la famille et la communauté. En d’autres termes, la désinstitutionnalisation a peut-être parfois été un peu sauvage, mais c’est là autant la faute de l’État que celle des professionnels et des groupes directement concernés.
Le mouvement de non-institutionnalisation, en particulier par rapport aux personnes âgées, répond, quant à lui, autant à des considérations pratiques qu’à des préoccupations de qualité de vie. Dans le contexte d’un vieillissement extrêmement rapide de la population, l’État ne peut tout simplement pas, financièrement parlant, promettre à toutes les personnes âgées une place en centre d’accueil, comme il le faisait dans les années 1960. De plus, contrairement à ce qu’on a cru pendant un certain temps, la vie dans ces centres n’est peut-être pas plus agréable que dans les hospices du début du siècle. Ici aussi, il y a eu fluctuations, mais compte tenu de la conjoncture, on voit mal comment il aurait pu en être autrement. Quoi qu’il en soit, le gouvernement a le mérite d’avoir essayé de supprimer l’arbitraire dans l’accès aux ressources d’hébergement, qui sont de plus en plus coûteuses parce qu’elles sont destinées à des clientèles de plus en plus lourdes.
Bref, selon les organisations, on découvre plus ou moins de fluctuations dans le rôle de l’État. Selon les intérêts que l’on veut défendre, on y verra plus ou moins d’aspects négatifs ou positifs.
- Les fluctuations dans les politiques sociales
Il y a eu au Québec, à la fin des années 1970, un développement accéléré des politiques sociales. Que l’on pense seulement à la Loi de la protection de la jeunesse et à la Loi de la santé et de la sécurité du travail.
Depuis la crise économique, rien ou presque. On a parlé de changements dans le programme d’assurance-chômage à la suite du Rapport Forget, mais, même si ce rapport était convaincant, rien ne s’est produit.
En raison des revenus plus élevés des nouvelles cohortes de personnes âgées, on a commencé à parler de la réforme des pensions de vieillesse, mais là encore, rien ne s’est fait.
Plus récemment, le Québec s’est interrogé sur sa politique d’aide sociale : des changements dans le sens du workfare américain [286] s’annoncent. Que l’on soit d’accord ou non avec les modalités de la réforme annoncée, force est d’admettre, cependant, que cette réforme essaye de régler un problème qui est inadmissible - du point de vue humain comme du simple point de vue économique -, le fait que 10% de la population vit de l’aide de l’État. Devant un tel état de fait, l’État se devait d’intervenir. Ce qui est surprenant, ce n’est pas que le gouvernement se soit décidé à agir, c’est que ceux qui favorisent une politique de plein emploi n’aient pas réussi à mieux articuler un projet concret de réforme ou ce qui est également invraisemblable à mieux se faire entendre.
Enfin, du côté de la politique relative à la santé, terme entendu dans le sens de « bonne santé », il y a eu un élargissement des bonnes intentions de l’État plutôt que des fluctuations. Alors que le Rapport Lalonde distinguait les soins des autres déterminants de la santé (biologie, environnement, habitudes de vie), la Charte de la santé des Canadiens de Jake Epp continue à plaider pour un approfondissement de ces constats, pour de plus nombreuses politiques gouvernementales en matière d’habitudes de vie et d’environnement. Pour le moment, tout cela reste des beaux mots, mais il n’y a pas de fluctuations. C’est toujours le même discours servi à la moderne.
- Les fluctuations dans la société civile
En somme, s’il y a eu des fluctuations dans le rôle de l’État au cours des vingt dernières années, une partie au moins de celles-ci sont des ajustements à l’évolution de la conjoncture plutôt qu’un virage fondamental. Il ne faut tout de même pas oublier à quel point la société - dite civile par les sociologues, pour l’opposer à l’État - a changé.
- La pyramide des âges est en train de changer de forme, passant du triangle au rectangle.
- La composition ethnique de la population a changé.
- La main d’œuvre s’est considérablement féminisée.
- Des problèmes inconnus auparavant sont apparus, notamment ceux liés à la monoparentalité et à la stagnation du marché de l’emploi pour les jeunes.
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- De vieux problèmes frappent tout à coup l’imaginaire social : c’est le cas notamment de la violence faite aux femmes.
- La notion même de ce qu’est la « bonne santé » s’est élargie : les problèmes d’environnement ont cessé d’être des problèmes « d’écolo-go-gauches » ; il y a incontestablement une mobilisation sociale pour essayer de contrer les habitudes de vie considérées comme pathogènes ; l’importance encore marginale mais réelle des médecines dites douces, alternatives ou parallèles est aussi le signe de l’émergence d’une nouvelle vision du corps et des soins qu’on doit lui apporter.
- D’innombrables organisations communautaires et bénévoles sont apparues, non seulement - et probablement pas principalement - pour prendre le contrecoup des fluctuations dans les interventions de l’État, mais souvent plus pour défendre telle ou telle catégorie sociale (femmes, personnes âgées, malades mentaux, handicapés physiques, etc.) et pour promulguer de nouvelles formes d’aide (groupes d’entraide, aidant-aidé, etc.).
Dans une certaine mesure, donc, les fluctuations dans les interventions de l’État sont des réponses aux nouveaux besoins créés par ces changements et ces nouvelles conjonctures.
- D’autres fluctuations dans l’avenir ?
Il reste à répondre à une question importante. Au-delà de ces ajustements, y a-t-il une base objective au sentiment que plusieurs partagent suivant lequel il va y avoir dans l’avenir des fluctuations autrement plus fondamentales dans le rôle de l’État ? La réponse est négative si l’on ne fait qu’extrapoler le passé, mais elle est « peut-être que oui » si l’on regarde la manière dont les débats sont aujourd’hui menés.
Je suis frappé, par exemple, de la différence de ton entre la Commission Rochon et la Commission Castonguay-Nepveu. Quand on relit aujourd’hui le volume 4 de ce dernier groupe, on est frappé à quel point les critiques formulées à l’endroit de la situation passée sont véhémentes. En particulier, les médecins et les anciens hauts fonctionnaires du défunt ministère de la Santé passent pratiquement pour des imbéciles et des incompétents. Le ton y est même [288] un peu manichéen : ce qu’on y dit pour l’essentiel, c’est « ou vous acceptez notre marché, ou vous êtes des crétins ». Je caricature, mais pas tant que ça.
Le ton de la Commission Rochon est au contraire extrêmement prudent, voire même un peu paranoïaque. On y prend des circonvolutions à n’en plus finir pour parler des médecins ou du Conseil du Trésor. On y parle d’un « système en otage » plutôt que d’attaquer qui que ce soit en particulier. On insiste pour dire que la Commission n’a pas de solution miracle, mais seulement des solutions qui sont mieux que les autres. Elle a tenu jusqu’à la fin à consulter et reconsulter (comme le R.C.M. à Montréal), comme si un consensus était pour apparaître de lui-même.
Qu’est-ce qui explique cette différence de ton ? En partie la différence de contexte. À la fin des années 1960, il restait des pans entiers de l’État à construire, notamment par rapport aux services de santé et aux services sociaux ; la marge de manœuvre financière était ample. Les temps ont beaucoup changé. La Commission Rochon a dû faire face à un ensemble beaucoup plus complexe d’institutions, de professions, d’idéologies et tout simplement de doléances.
Mais les phénomènes sociaux ne peuvent pas être simplement réduits à leur contexte. Quelque part, les hésitations, les atermoiements, les craintes - de la Commission Rochon, mais aussi de tous les organismes d’élaboration de politiques que je connais - semblent être le reflet du fait que les gouvernements - à l’image de leurs populations - ne savent plus trop bien où ils s’en vont. On craint de plonger parce qu’on ne sait pas ce qu’il y a en dessous.
Confusément, les gens qui élaborent les politiques commencent à avoir le sentiment que tout est dans tout, qu’une politique a forcément des effets sur une autre politique, que des actions dans un secteur entraînent obligatoirement des effets dans un autre secteur, bref, qu’on est devant un équilibre qui est non seulement précaire, mais aussi extrêmement difficile à comprendre et à faire comprendre. Par exemple, ce n’est que très récemment qu’on s’est mis à voir qu’une véritable politique de sécurité sociale comprenait tout autant des services, des programmes de soutien du revenu (par exemple, l’assurance-chômage, le bien-être social), des programmes de stimulation de l’emploi et d’encouragement à l’emploi et des politiques fiscales qui limitent les abris fiscaux pour les riches [289] et corrigent les effets pervers de l’ensemble de ces services et de ces programmes.
Ce qu’on a fini par comprendre, c’est que pour assurer une véritable égalité des citoyens devant les risques majeurs de la vie, il ne s’agit pas seulement de tendre des filets en dessous de ceux qui ont des malchances, mais il faut aussi les aider à s’en sortir de même qu’il faut mettre un frein à l’accumulation indue de richesses dans les mains de certains, sans pour autant leur enlever le goût de travailler et de bâtir. Je dirai, dans le jargon de ma discipline, qu’on semble sur le bord d’une révolution paradigmatique. On commence à réaliser que des programmes catégoriels ou sectoriels peuvent créer plus de problèmes qu’ils n’en résolvent.
Pour prendre un deuxième exemple, il est impossible d’arriver à régler, voire même à atténuer, les problèmes de l’itinérance sans compter sur les actions concertées des organismes communautaires, de la police, des C.L.S.C., des C.S.S., des hôpitaux psychiatriques et des programmes de création d’emplois pour les jeunes. Comme il ne s’agit pas d’une concertation abstraite (sur papier), mais d’une concertation très pratique entre un nombre incalculable d’intervenants, aucune politique ou aucune loi ne peut la contraindre. On ne peut que créer un climat qui lui soit propice.
LA COMMISSION ROCHON
Dans ce contexte où tout le monde se tâte pour savoir ce qui devrait être fait, que propose la Commission Rochon ? Ça vaut peut-être la peine de faire une relecture du Rapport, presque un an après sa parution. On a dit de cette commission qu’elle véhiculait les vieilles préoccupations planificatrices des années 1960. Je ne suis pas d’accord. 11 me semble qu’il y a au moins quatre ensembles de propositions importantes qui doivent être retenues :
- 1. Le financement. Tout en ouvrant la porte à certaines formes de tarification (notamment pour les services à domicile pour les gens qui sont capables de les payer), la Commission réaffirme la nécessité de maintenir un financement public des services de santé et des services sociaux. Elle va même plus loin en suggérant que, lorsque la conjoncture le permettra, il faudrait assurer les services sociaux qui sont « socialement requis » (par exemple, les victimes de violence, qu’elles soient riches ou pauvres, [290] devraient bénéficier de services gratuits), au même titre que, dans la loi, les services médicaux qui sont « médicalement requis » sont obligatoirement gratuits.
- Quant au niveau de financement des différentes organisations, la Commission s’avoue bien incapable de trancher entre les innombrables doléances qui lui ont été faites. Les hôpitaux sont-ils vraiment plus sous-financés que les C.S.S. ou que les C.A.H. ? Il est clair, dit la Commission, que les organismes à vocation plus sociale ont plus de difficulté à se faire attribuer des crédits nouveaux que les hôpitaux.
- Quoi qu’il en soit, le véritable problème n’est pas là. À supposer qu’un financement additionnel devienne possible, la grande question est comment faire pour que ce financement ne fasse pas que reproduire les rapports de force et que l’argent soit effectivement distribué pour atteindre des objectifs clairs de santé et de bien-être. D’où toute la mécanique proposée des régies régionales et de l’approche par programme.
- 2. En corollaire, la Commission propose un virage majeur en matière de gestion. La situation actuelle fait penser à une multinationale qui aurait un chiffre d’affaires de 10 milliards de dollars (dont 80% sont financés centralement), quelque 300 000 travailleurs, 900 établissements et un siège social de 1 200 employés, plus 800 en région. Or, dans cette industrie, toutes les décisions importantes reposeraient sur les épaules de son seul P.D.G. qui, pardessus le marché, doit se faire élire tous les quatre ans. Ça n’a pas de sens, dit la Commission. Ce qu’il faut faire, c’est ce que toutes les grandes entreprises privées ont effectué dans les années 1970, à savoir :
- dégraisser le siège social ;
- - envoyer toutes les décisions de contenu le plus près possible des lieux mêmes de production, parce que c’est là qu’on est le plus conscient des contraintes ;
- - garder au sommet institutionnel de la pyramide les décisions de processus, parce que c’est là qu’on est le mieux placé pour les prendre : la gestion des carrières, le choix des activités, des produits, etc.
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- - finalement, créer, entre la base et le sommet, un niveau intermédiaire qui renseigne le haut de la structure sur les contraintes expérimentées à la base, qui s’arrange pour que la base comprenne bien les objectifs à poursuivre et qui gère les interrelations entre les établissements à partir de programmes les mieux structurés possible.
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- 3. Des problèmes brûlants. La Commission dit qu’il y a des problèmes dans ce système qu’il est absolument insensé de laisser traîner indéfiniment, car c’est la qualité même des services qui va finir par en souffrir. C’est le cas, par exemple, de la délégation des actes, de l’absence de perspectives de carrière pour les infirmières, du pouvoir démesuré de la profession médicale en matière de poursuites judiciaires, du caractère démesurément bureaucratisé des services sociaux, du fait que les C.R.S.S.S. sont obligés de se tourner les pouces, des systèmes d’information trop centrés sur l’offre de services et pas assez sur les résultats, etc. Si l’on ne fait rien, le système n’éclatera pas, c’est sociologiquement impossible, mais les batailles vont être telles que le système en sera défiguré au point de devenir méconnaissable.
- 4. La Commission propose enfin un virage en matière de valeurs. Comme me l’ont dit certains étudiants récemment, il y a quelque chose dans ce rapport qui fait un peu vœu pieux, un peu « prêchi-prêcha » de santé communautaire. Mais comme je leur disais, il ne faut pas se laisser accrocher par le ton. Tous les changements importants dans le monde se sont effectués dans le monde des idées et des mentalités avant de se faire dans le monde des faits.
Si l’on prend un peu de recul, on s’aperçoit que cette commission a été très influencée par la vigueur des organismes communautaires (centres de femmes, groupes d’entraide de tout genre, centres de jeunes, etc.). Elle en tire des leçons pour ainsi dire morales, de la même manière que la réforme Castonguay tirait des leçons morales (en matière de participation des citoyens, de multidisciplinarité, etc.) de la création de cliniques communautaires et de comités de citoyens à la fin des années 1960. Parmi les leçons que la Commission tire, mentionnons qu’il faut recentrer les services sur la personne à aider, développer des objectifs de résultats plutôt que seulement des objectifs de moyens, responsabiliser les [292] producteurs par rapport à leur produit, valoriser la gestion participative, arriver à développer des politiques intersectorielles qui, seules, peuvent permettre l’amélioration de la santé des gens.
CONCLUSION
Après bien des tâtonnements et avec énormément d’imperfections, cette commission propose donc une sorte de projet de société, tout au moins en ce qui concerne l’univers des services de santé et des services sociaux. Que va-t-il en advenir ? Pour faire ce genre de prédiction, il faut revenir au thème central de cet atelier, les fluctuations, mais cette fois de manière plus théorique.
Dans le milieu des sciences humaines, on parle beaucoup depuis quelques années de la crise de l’État-providence. Il y a deux thèses à la base de cette vision.
La première affirme que nous assistons à une érosion lente du système de sécurité sociale qui s’est construit depuis la Seconde Guerre mondiale, et surtout depuis les années 1960. On en prend pour preuve la force des idéologies néo-conservatrices de même que les actions et la popularité des gouvernements Thatcher et Reagan. À ce qu’on a appelé le « socialisme rampant » des années 1940-1980 succéderait pour les quarante prochaines années un « néo-conservatisme rampant ».
La seconde thèse est très différente. Elle affirme que l’État-providence ne peut pas indéfiniment continuer à se développer à un rythme plus rapide que celui de l’économie. Nous aurions donc atteint une sorte de plafond, comme l’économiste suédois Lindbeck - président du comité qui attribue les prix Nobel en économie - écrivait, à partir de l’expérience suédoise : un État dont les dépenses dépassent 50% du P.N.B. en vient à paralyser toute la dynamique sociale. L’État-providence aurait donc atteint un sommet ; tout nouveau développement ne pourrait être fait qu’à l’intérieur d’une joute à somme zéro, un programme se substituant à l’autre.
Il est évidemment très difficile de prouver ou de désapprouver ces thèses. Il y a probablement quelque chose de vrai dans les deux. Il reste cependant que Reagan et Thatcher n’ont pas été capables d’aller aussi loin que ce qu’auraient laissé croire leurs idéologies. De plus, il y a du négatif, mais aussi du positif dans l’expérience suédoise.
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Quant à moi, j’aurais tendance à soutenir une troisième thèse. La crise de l’État-providence, ce n’est pas celle d’une érosion lente ou celle d’un plafonnement incontournable. Selon moi, cette crise, ce qui la décrit le mieux, c’est le terme « impasse ».
Les programmes de sécurité sociale, incluant ceux relatifs à la santé et aux services sociaux, ont été élaborés dans une société dominée par des jeunes et au sein d’une économie relativement autarcique et en forte expansion. On pouvait se permettre d’être généreux et d’ajouter programme catégoriel par-dessus programme catégoriel, sans trop se préoccuper de leurs effets d’ensemble. La société était assez riche et assez jeune pour en absorber le cas échéant les effets pervers.
Tel ne semble plus le cas aujourd’hui. La compétition internationale s’est accélérée. La société a vieilli et, avec nos taux actuels de dette publique, on ne postule plus que l’économie va croître indéfiniment. Enfin, comme je le disais plus haut, on commence à prendre conscience qu’on ne peut pas régler les problèmes à la pièce, tellement sont multiples les chevauchements et les effets pervers des politiques.
Dans ce contexte, les gouvernements sont coincés, incapables d’avancer ou de reculer. L’État-providence est littéralement dans une impasse, dont on sortira bien un jour. Le problème est de savoir quand.
La Commission Rochon arrive, elle, avec un projet qui, croit-elle, peut débloquer l’impasse, mais qui, en raison même des rapports de force qu’elle dénonçait et de la nature complexe de l’impasse, est loin de faire l’unanimité.
On peut d’abord prédire qu’à court terme il y aura toute une série de décisions qui ne seront pas prises. Par les temps qui courent, il n’y a pas un politicien qui irait jouer sur des frontières autour desquelles il y a des tranchées. On ne se mettra pas à remettre en cause les segmentations traditionnelles de l’administration et des hiérarchies professionnelles. On régionalisera bien l’allocation de certaines ressources, mais on ne décentralisera pas. On élargira peut-être la réglementation professionnelle pour satisfaire certaines demandes persistantes, mais on n’en fera pas une réforme majeure. On introduira peut-être certaines formes de contribution financière directe, mais on ne se lancera pas dans une aventure de privatisation massive. En d’autres termes, on ne mettra [294] pas en œuvre quelque réforme que ce soit dont le champ d’action ne recouvrirait pas les clivages et les délimitations de territoires déjà bien institués.
Par contre, des propositions de changements qui ne jouent qu’à la marge sur les plate-bandes des gros acteurs sociaux auront plus de chance d’être implantées. Je pense ici au Conseil des technologies qui existe déjà, aux O.S.I.S. dont on entend de plus en plus parler et éventuellement même aux services à domicile, qui sont encore des services très jeunes.
On peut aussi prédire que les gouvernements ne se décideront vraiment à sortir de l’impasse que le jour où les modèles de représentation des problèmes prioritaires et leur mode privilégié de traitement auront changé. Pour que cela soit possible, il faudrait, comme l’affirme de manière peut-être un peu vertueuse la Commission Rochon, qu’on construise un système d’information nouveau, plus centré sur les besoins des gens et les résultats des interventions que sur l’offre de services. À cela, le gouvernement répondra sûrement par des vœux, mais peu par des actes.
En conséquence, je ne vois pas sur la base de quelle légitimité politique on se mettrait à investir plus d’argent pour aider les populations démunies, pour soutenir les familles aux prises avec des handicapés mentaux ou physiques, pour mieux coordonner les services hors établissement, pour améliorer les services sociaux ou les services de prévention. Sauf dans des circonstances historiques extraordinaires, la pauvreté ou la prévention, ce n’est pas très payant.
En somme, à court terme, comme par le passé, je ne prévois pas beaucoup de fluctuations. Mais il y aura sûrement quelques expérimentations prudentes et des efforts sincères pour améliorer certains services en fonction des valeurs qu’a essayé de véhiculer la Commission Rochon.
Le problème, si j’ai raison de dire que l’État est dans une impasse, c’est qu’à moyen terme ça prendrait plus que ça. Au fond, il faudrait qu’il y ait plus de fluctuations dans le rôle de l’État qu’il y en a eu dans le passé. Il faudrait que les partis politiques deviennent eux-mêmes des porteurs de projets de société. Mais c’est là une question de mobilisation sociale. Il faut attendre que le climat de morosité actuelle passe et que les vents politiques dominants qui, chez nous, viennent du Sud se mettent à changer.
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