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Rapport Rioux
“La société, la culture
et l’éducation.”
Ce texte est extrait du Rapport de la Commission d'enquête sur l'enseignement des arts au Québec, Volume I. Québec, l'Éditeur officiel du Québec, 1968, pp. 20 à 44. 304 pp.
Il ne faut jamais perdre de vue que toute société est amenée de par son existence même, à faire en sorte que les nouveaux individus qui y participeront soient en mesure de s'intégrer à ce tout que forment déjà les individus adultes qui la composent. Et ceux qui ont plus particulièrement pour mission d'intégrer les enfants à la société, c'est-à-dire les parents et les éducateurs, s'engagent alors dans des processus que les sociologues appellent socialisation et en-culturation. Qu'est-ce à dire ? Tout simplement qu'on doit transmettre par toutes sortes de techniques, dont l'éducation est la plus importante, les valeurs, les motivations, les attitudes, les symboles qui seuls permettent une « vie en société » sans trop grands risques de heurts et d'instabilité. Une société éduque sa population selon la définition qu'elle se donne elle-même et le rôle qu'elle croit être en mesure de jouer dans le monde. Non seulement doit-on transmettre à l'enfant un ensemble de valeurs, mais on doit faire de lui un être qui devra fonctionner comme individu dans la société à laquelle il est destiné et dans les différents groupes où il devra s'insérer. Ce qui nous fait dire que l'éducation, avant d'être un ensemble de techniques, de structures et de programmes comme on peut être amené à le penser quand on la considère de trop près ou de trop loin, est avant tout un ensemble d'idées sur la « bonne vie » et la « bonne société ». L'éducateur vise donc à faire de ceux dont il a la charge, les individus les mieux intégrés possible selon sa propre conception de ce qui est bien pour la société et pour eux-mêmes, et cela en conformité avec l'idée qu'il se fait de la « bonne société ».
Il n'en va pas autrement d'un rapport sur l'éducation comme le Rapport Parent. Avant d'être un document qui préconise des réformes de structures, de programmes et de techniques, il renferme d'abord un certain nombre d'idées sur l’homme et la société. Comme il s'adresse d'abord à de jeunes individus, puisque l'éducation, ce sont eux qui la reçoivent, il projette ces idées dans le temps. Autrement [480] dit, un tel document renferme non seulement des prises de position sur ce que doivent être la bonne vie et la bonne société d'aujourd'hui mais sur ce qu'elles seront demain.
Comment peut-on décrire le plus largement possible la tâche de la Commission Parent ? Pour répondre à cette question, il faut la replacer dans la société dont elle se proposait de structurer le système d'éducation et le moment où elle entreprit de le faire. On peut dire, en gros, qu'au début des années 60, le Québec était dans les faits ce qu'on est convenu d'appeler un pays industrialisé et urbanisé. C'est-à-dire que le gros de sa population était engagé dans les secteurs secondaires (industrie) et tertiaires (service de toute nature) et qu'il habitait des agglomérations urbaines.
De ce point de vue, le Québec, à tout prendre, n'était pas sensiblement différent du reste de l'Amérique du Nord. Son urbanisation industrielle s'était réalisée au cours de plusieurs décennies. Toutefois, le Québec présentait par rapport aux autres sociétés du continent des différences notables. Si, structuralement, il était une région industrialisée et urbanisée au « modernisme » flagrant, il n'en présentait pas moins, du point de vue de ses valeurs et de sa mentalité, un cas bien distinct. Il offrait un cas de contradiction entre sa culture et sa structure socio-économique, contradiction souvent décrite par les sociologues. L'histoire a fait que, pendant plusieurs décennies, le Québec, pour résister à l'envahissement des cultures et des sociétés avoisinantes, a dû développer une idéologie de conservation et mettre tout en œuvre pour préserver sa culture (religion, langue, traditions) ; il en était même venu à idéaliser la société traditionnelle (rurale, agricole) et toutes les valeurs qui s'y rattachaient.
De telle sorte qu'au moment de la mise sur pied de la Commission Parent, la contradiction fondamentale de la société québécoise était la suivante : bien qu'ayant toutes les apparences d'une société industrialisée et urbanisée, elle n'en conservait pas moins une culture largement traditionnelle. Le Québec vivait un type de société et en valorisait un autre. Le grand mérite du Rapport Parent nous semble être la tentative qu'il a fait pour instituer et établir un système d'éducation qui corresponde à ce que le Québec, était devenu en fait. Le Rapport Parent montrait que le système d'éducation alors en vigueur ne répondait plus aux impératifs du temps et ne cadrait pas avec ceux que commandait la société industrielle que le Québec était devenu. En d'autres termes, le Rapport Parent jouait à la fois sur trois types de société ; il devait tenir compte des valeurs et des pratiques de la société traditionnelle sur lesquelles les milieux d'éducation continuaient de s'appuyer, tenir compte de la société industrielle dans laquelle le Québec était existentiellement entré, tout en tenant compte également de la société de demain (société bureaucratique de consommation dirigée) dans laquelle les Québécois s'engageaient. Les débats et les résistances auxquels ont donné lieu ce Rapport prouvent assez que c'est du côté des valeurs et des structures traditionnelles que le bât blessait le plus.
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À la conception métaphysique fondée sur des postulats d'ordre philosophique et moral, la Commission Parent substitue un humanisme beaucoup plus sociologique, c'est-à-dire fondé sur les impératifs de la société contemporaine qu'elle oppose à la société traditionnelle ; ce qui donne à son rapport, dans la mesure où il emprunte ses schèmes à la société industrielle, une optique fondée sur la rationalité et le respect de l'individu. D'autre part, dans la mesure où les membres de la Commission Parent entrevoient un type de société à venir qui n'est déjà plus la société industrielle « classique », ils recommandent des réformes globales qui ressortissent à d'autres impératifs. C'est cette ambiguïté qui du fait même de la situation du Québec, fait toute la richesse du Rapport Parent, en même temps que son balancement entre deux types de société, industrielle et postindustrielle, et par conséquent, entre deux types d'exigences.
Nature et impératifs de la société industrielle
Il semble évident que la Commission Parent, en définissant le type de société qui est aujourd'hui celui du Québec, a surtout mis en lumière les traits qui s'opposent le plus à ceux de la société traditionnelle dont le système d'éducation du Québec s'inspirait encore largement au moment où la commission enquêtait. L'obligation où elle était d'opposer société traditionnelle et société industrielle pour convaincre les Québécois qu'il fallait passer du premier au deuxième type, non seulement au niveau des structures socio-économiques mais à celui des mentalités et de l'éducation, n'a pas permis à cette commission de s'engager assez dans la reconnaissance de certains traits nouveaux de nos sociétés occidentales. Elle a surtout mis en évidence des traits de la société industrielle qui appartiennent davantage à ses premiers stades : la rationalité, l'individualisme et la spécialisation fonctionnelle. Il est certain que ces traits que la commission reconnaît restent encore aujourd'hui largement dominants dans notre société, mais il n'en est pas moins vrai que déjà d'autres Impératifs commencent à se manifester et à s'imposer.
D'autre part, il nous paraît que les passages du Rapport Parent, qui traitent non plus de la société, mais de l'homme de demain et des méthodes d'éducation, corrigent dans une certaine mesure ce que les impératifs sociaux que le rapport reconnaît dans la société contemporaine avaient de trop liés aux premiers stades de la société industrielle. H nous semble, en effet, que l'homme idéal que les commissaires souhaitent que forme le système d'éducation, ainsi que la pédagogie qu'ils recommandent, appartiennent davantage à une démocratie de participation qu'à une démocratie libérale.
En d'autres termes, le Rapport Parent qui pourtant se fait une idée assez précise de l'homme qu'il veut façonner, ne semble pas détecter dans les impératifs de la société d'aujourd'hui et de demain [482] les traits qui justement exercent des pressions sélectives favorables à l'apparition de ce type d'homme. Comme ce sont justement ces impératifs socio-culturels qui commandent le choix des modes de connaissance et des disciplines à privilégier dans le système d'enseignement, il est évident qu'on fera des choix différents dans la structuration d'un système d'enseignement selon qu'on sera guidé par ceux de la société industrielle de type libéral ou par ceux de la société de participation.
La société contemporaine
Il est difficile de discerner les traits de la société contemporaine qui annoncent la société de demain et deux écueils sont tout particulièrement à éviter : celui du conservatisme qui empêche de voir les changements et celui de la science-fiction qui grossit l'apparition de quelques nouveautés techniques et qui, à partir d'innovations spectaculaires, brosse le tableau d'une société bouleversée de fond en comble. Ceux qui se sont hasardés à faire de la prospective essaient de se tenir en dehors de ces deux extrêmes. Il arrive souvent d'ailleurs que ce sont, les phénomènes les moins éclatants et les plus modestes qui sont promis à des conséquences les plus profondes. L'analyste social qui a les yeux collés à ces phénomènes les néglige souvent au profit d'autres phénomènes dont l'impact immédiat est plus grand.
Comme toutes les réformes dans le domaine de l'éducation visent plutôt les citoyens de demain que ceux d'aujourd'hui, il est impérieux qu'elles préparent ceux à qui elles s'adressent, à la vie dans la société qui sera la leur dans quelques années, plutôt qu'à la vie d'hier ou même d'aujourd'hui. Si la technologie impose un certain nombre de déterminismes aux individus et aux sociétés dont ils peuvent difficilement ne pas tenir compte, il n'est pas moins vrai que les sociétés jouissent d'une certaine marge de liberté et que leurs projets collectifs d'exister peuvent influer sur la façon dont les individus vont vivre leur vie. S'il est vrai que la technologie se fait de plus en plus envahissante, il n'en est pas moins vrai que cette même technologie donne à l'homme des moyens de connaître son milieu et de prévoir l'avenir plus ou moins lointain. Les deux semblent aller de pair. Il n'est pas sûr qu'au moment même où l'homme se sent de plus en plus dominé par cette technologie qu'il a lui-même créée, il ne veuille pas s'en libérer et formuler des projets dont la réalisation n'eut pas été possible en d'autres périodes. La difficulté de prévoir augmente quand on se rend compte qu'on n'a pas affaire à un seul type de société et que les sociétés s'ordonnent différemment selon les critères de classement que l'on choisit. Nous évitons pour l'instant la discussion sur la marge de choix qui est laissée au Québec pour nous interroger surtout sur la société industrielle telle qu'elle [483] se développe en Amérique du Nord. Nous ne tenons compte ni des inégalités de développement entre les pays, ni des inégalités à l'intérieur de ceux-ci. Nous nous contentons d'essayer de déterminer dans les sociétés dites industriellement avancées, les tendances d'évolution qui pourraient influer sur le type d'éducation qu'il faudra songer à donner à la jeunesse, c'est-à-dire, aux citoyens de demain.
Il semble bien que l'axe principal autour duquel s'est organisée la société industrielle depuis sa naissance a été la production de biens et de richesses. Dès ses débuts, on assiste à la conjonction de trois grands phénomènes : accumulation de capitaux, accélération des inventions techniques et main-d'œuvre rendue disponible par les pressions qu'exercent les deux premiers facteurs. Il est certain que les systèmes d'éducation qui se sont formés alors étaient orientés par les besoins de l'économie et de l'industrie. C'est ainsi, par exemple, que les premiers cours d'art furent instaurés dans les écoles américaines, au XIXe siècle, parce que l'industrie les demandait. Dans la mesure où l'économie de production prévaut, l'éducation est axée sur les besoins industriels. Aujourd'hui encore, quand une société en voie de développement se donne des objectifs d'industrialisation, son système d'éducation reste axé sur ces besoins. Il en va de même dans les sociétés socialistes qui visent à rattraper les sociétés occidentales dont l'industrie a pris de l'avance. L'école vise à la spécialisation hâtive et produit des individus qui rempliront des tâches productives dans le secteur primaire (agriculture, mines, pêche) ou dans le secteur secondaire (industries manufacturières). Seule une élite peut poursuivre des études moins utilitaires et qui n'ont pas pour fonction première de répondre aux besoins de l'industrie. L'école apparaît donc, pour la plupart des individus, comme un apprentissage, comme un dressage qui les préparent à la vie économique. Au fur et à mesure que l'industrie se développe et se spécialise, l'école se développe elle aussi, et les matières obligatoires viennent s'ajouter, et cela, nous le répétons, toujours en fonction des besoins de la société, puisque l'enseignement a pour mission de former de bons citoyens et des travailleurs qualifiés. On peut dire sans crainte de se tromper que, pour la très grande majorité des populations que les États modernes se sont donnés pour mission de scolariser, les impératifs du système économique ont été primordiaux. Comme l'exprime Copferman, « éducation scolaire, familiale, apprentissage professionnel doivent constituer autant d'étapes préparatoires à une entrée soumise dans le système de production ». [1]
Nous n'avons pas à nous prononcer sur l'inévitabilité d'un tel état de fait. Il est probable que chaque mode de production comporte ses inconvénients et ses avantages. Les sociétés occidentales ont dû payer un vaste coût pour se permettre d'être les premières dans la production industrielle et plus tard dans la production de masse. Les systèmes d'éducation ont pendant de nombreuses décennies reflété ce que les dirigeants de ces sociétés voulaient réaliser : la croissance [484] industrielle et économique. Que toute la société et toutes ses activités fussent axées sur ce projet fondamental laisse clairement voir comment l'école était conçue.
Il arrive, toutefois, qu'aujourd'hui, et demain de plus en plus, à cause de la productivité accrue dans les secteurs primaire (agriculture, mines, pêcheries) et secondaire (industries), la majorité des individus qui vivent dans les sociétés industriellement avancées œuvrent en progression constante dans le secteur tertiaire, c'est-à-dire le secteur des services, qui requiert des capacités totalement différentes. D'autre part, et comme voie de conséquence à la productivité accrue dans les secteurs primaire et secondaire, (qui sont ceux où les notions de production et de productivité s'appliquent, le secteur tertiaire ne se fondant pas exclusivement sur ces impératifs), la durée de travail diminue d'une façon très marquée. Depuis le début du siècle, on est passé de quatre mille heures par année à moins de la moitié, soit environ deux mille. Le travail qui avait été l'impératif majeur des premiers stades de la société industrielle cesse de l'être autant. Pour la première fois depuis le début de la révolution industrielle, les éducateurs peuvent envisager des finalités autres que celles de l'économie et des exigences du système industriel. Ils doivent même commencer à former des personnes d'abord, et des travailleurs ensuite. On le faisait, dans le passé, pour un petit nombre à qui on dispensait un enseignement non utilitaire ; enseignement que la Commission Parent qualifie d'humaniste, et qui avait pour fonction de couler dans un moule intellectuel et moral unique ceux qui allaient former la classe supérieure de la nation. [2] Sans porter jugement sur ce type d'enseignement, il va sans dire qu'il n'est aucunement question de le généraliser, car même si on démontrait qu'il était valable à un moment donné, pour une certaine élite, il ne serait pas démontré pour autant que cet enseignement puisse satisfaire aux exigences de la masse des étudiants d'aujourd'hui et de demain.
Si nous partons de certains caractères de la société contemporaine prédominance des activités tertiaires et réduction progressive des heures de travail nous sommes conduits à nous demander à quelles tâches doivent se vouer les systèmes d'éducation dans nos sociétés industrielles. Si, dans les premiers stades de ce type de société, la vie de la cité s'ordonnait autour de la production économique et que toute activité y paraissait subordonnée, il ne semble pas que ce soit toujours le cas aujourd'hui. Même en restant dans le domaine économique, on a senti le besoin d'insister non plus sur l'aspect de la production mais sur un autre aspect du système, son stade terminal, celui de la consommation. L'appellation de « consommation de masse » désigne de plus en plus notre société, mais est-ce bien là son caractère le plus spécifique ? S'il en était ainsi, il ne resterait aux différents systèmes d'éducation qu'à fabriquer les meilleurs consommateurs qui soient, comme on fabriquait auparavant les meilleurs producteurs. Si la société industrielle [485] a permis à l'homme d'accroître la production des biens matériels par l'amélioration incessante de la production, de la productivité, des communications, et qu'elle a ainsi permis d'augmenter sans cesse le standard de vie des masses, elle a, en revanche, mis toute la vie de l'homme au service de la croissance économique et du perfectionnement de la technologie. Si cette société s'appelle « société de consommation de masse », c'est que toute la vie s'ordonne autour de la marchandise, des biens à consommer. Il n'est pas question, encore une fois, de répudier ce dont s'enorgueillissent nos sociétés, mais de se demander ce qui a été sacrifié dans cette opération grandiose qui s'étale sur plusieurs décennies. Pour s'exprimer d'une façon plus brutale, on peut dire que l'homme et sa culture sont en train de disparaître sous l'amoncellement des marchandises que le système techno-économique produit toujours en quantités de plus en plus abondantes.
Pour mieux comprendre ce qui arrive aux sociétés d'aujourd'hui, il faut les comparer aux sociétés précédentes, non pas pour y retourner ou encore pour regretter leur disparition ou leur transformation, mais pour dégager la spécificité de l'aujourd'hui. Pendant des millénaires, les hommes furent guidés par les traditions. Ils trouvaient en naissant chez leurs parents et dans la société qui les englobait des valeurs, des symboles, des modèles qui leur servaient de points de repère et de patrons pour s'insérer dans le monde et s'y diriger. Même pendant les premières décennies de la révolution industrielle, chaque classe sociale conservait en gros sa propre culture au niveau de chaque nation. Comme l'ont toujours fait toutes les cultures nationales, celles du XIXe siècle prétendaient parler au nom de l'humanité et visaient à l'universalisation de ses propres valeurs. Sur cette culture première, code que chaque classe sociale possède pour se diriger dans le monde, c'est justement cette division en classes qui spécifie la structure des sociétés industrielles viennent se greffer deux autres modes d'appréhension du monde, la culture seconde (œuvres d'art et littérature) et la connaissance formalisée (la science). Ces deux derniers modes d'orientation se tiennent toujours à distance de la culture première et essaient de la réinterpréter et de la réduire. Descartes nous montre le processus : « H y a déjà quelque temps je me suis aperçu que, dès mes premières années, j'avais reçu quantité de fausses opinions pour véritables, et ce que j'ai depuis fondé sur des principes si mal assurés ne pouvait être que fort douteux et incertain ; de façon qu'il me fallait entreprendre sérieusement une fois en ma vie de me défaire de toutes les opinions que j'avais reçues alors en ma créance, et commencer tout de nouveau dès les fondements. » Quand Mallarmé écrit qu'il faut redonner un sens nouveau aux mots de la tribu, il ne dit pas autre chose que Descartes, même s'il le fait sur un autre mode. Fernand Dumont appelle stylisation cette distanciation que prend la culture seconde par rapport à la matrice commune. « La stylisation, ce n'est pas seulement la genèse de l'œuvre d'art ; c'est l'existence [486] se constituant comme objet à distance de soi-même. Le roman, le poème, le tableau portent cet objet à un degré tel de construction qu'il en paraît autonome (...) La stylisation, c'est donc aussi, en définitive, le rapport essentiel des deux cultures que nous avions distinguées. L'une est solidarité de la conscience avec elle-même et avec le monde, continuité de l'espace et du temps, royaume familier où l'homme et la nature conviennent de se rassembler ; elle assure la fermeté de nos intentions. L'autre culture s'infiltre par les fissures que la première veut masquer, elle suggère que la conscience ne saurait être enfermée ni dans le monde ni en elle-même ; de ce malaise elle fabrique les fragments d'un autre monde. Et de l'une à l'autre, les hésitations, les reculs, les apaisements dessinent un rapport mouvant et qui doit être saisi dans sa mobilité même. Rapport qui est, au niveau de l'œuvre d'art, une opposition radicale, et puis d'infinies démarches qui vont de la mise en forme de cette opposition à de précaires réconciliations. » [3]
Qu'arrive-t-il dans les sociétés industriellement avancées ? La relation entre culture première, stylisation et connaissance est-elle la même que celle qui existait entre ces trois ordres dans les sociétés traditionnelles et même aux premiers stades de la société industrielle ? Non, car la révolution industrielle est venue introduire dans son principe même une dissociation extrême entre technique et subjectivité, entre vie privée et vie publique, entre culture première et connaissance. Si, aux premiers stades de cette société, les différentes classes sociales ont continué de vivre sur l'acquis traditionnel, fût-il bourgeois, ouvrier ou paysan, la fissure s'est tellement agrandie entre les traditions (culture première) et la rationalité technologique que cette culture première en a été érodée de part en part et que de nos jours, le problème primordial de nos sociétés est de construire une culture première à laquelle s'alimentera la culture seconde. De sorte que notre souci principal devra se tourner sans cesse vers cet univers de symboles, de sentiments, de valeurs, de significations sans lesquels l'art et la science cesseront de s'alimenter à l'humus humain pour n'être qu'au service des techniques. C'est là le caractère le plus spécifique de nos sociétés contemporaines. Mais comment est-ce devenu possible ?
Les conquêtes de la technique dont nous sommes si fiers, et à juste titre, n'ont pu être réalisées qu'au prix d'une dissociation systématique de la connaissance spontanée et symbolique qui donne un sens au monde pour l'homme. Commencée à l'usine, cette dissociation a envahi l'univers social tout entier. Les techniques matérielles se sont vite doublées de techniques sociales (publicités, propagandes, tests, simulations, etc.) Depuis les débuts de l'ère industrielle, où l'économie est devenue la variable privilégiée, notre société tire son dynamisme et sa force de l'exploitation de tous les processus cumulatifs, c'est-à-dire, de ceux où les divers éléments s'ajoutent les uns aux autres parce qu'ils sont de même nature et qu'ils peuvent [487] être quantifiés. La rationalité est le fondement de ces processus. À notre époque, c'est la technicité qui domine les autres processus cumulatifs (l'économie, la science, la technique). Les processus non cumulatifs, au rang desquels se rangent la sensorialité, la sensibilité, la sensualité, la spontanéité, l'art, la moralité, sont renvoyés dans la vie quotidienne où, d'ailleurs, les techniques sociales viennent les y pourchasser.
Il n'est que de nous pencher sur la crise du langage et sur les philosophies à la mode pour nous rendre compte que l'homme est en passe de disparaître. Le sujet individuel, le cogito avait d'abord cédé sa place au sujet collectif. Maintenant, on fait disparaître ce dernier. Michel Foucault, le théoricien qui a poussé le plus loin l'analyse de l'« épistémè » de nos sociétés, écrit : « Le point de rupture s'est situé le jour où Lévi-Strauss pour les sociétés et Lacan pour l'inconscient nous ont montré que le « sens » n'était probablement qu'une sorte d'effet de surface, un miroitement, une écume et que ce qui nous traversait profondément, ce qui était avant nous, ce qui nous soutenait dans le temps et dans l'espace, c'était le système, c'est-à-dire, un ensemble de relations qui se maintiennent indépendamment des choses qu'elles relient. » [4]
Ce miroitement, cette écume sont repoussés dans la vie privée. De sorte qu'aujourd'hui, la vie des hommes se déroule de plus en plus selon la rationalité technique dont veut s'inspirer toute la vie publique. Dans une société de cette nature, il devient de plus en plus nécessaire de scolariser les individus de façon à ce qu'ils puissent remplir des rôles dans cette vie publique toute axée sur les techniques matérielles et sociales. Aussi, les éducateurs se mettent-ils assez vite d'accord sur les programmes qui visent à l'acquisition de ces techniques qui feront entrer les futurs citoyens dans les processus cumulatifs de la société. Les plus importants secteurs de la société s'appuient sur la complémentarité des rôles assumés par des organismes techniques, des entreprises, des administrations, des experts, des bureaucraties.
Il en émerge un idéal de la fonctionnalité qui pénètre les relations sociales et les esprits, et selon lequel la société devient un organisme dont le fonctionnement ne relève plus que des règles abstraites de la logique ou de l'équilibre, et auquel les individus sont rattachés par des liens divers, mais toujours à distance d'eux-mêmes. L'organisation fournit elle-même des symboles qui lui servent de justifications et de valorisations. C'est à elle-même que l'organisation tente de provoquer l'identification de ses employés. Cette culture que secrète l'organisation, ces valeurs et ces symboles apparaissent de plus en plus comme des sous-produits de la production des biens de consommation. Elle aide au bon fonctionnement de l'organisation. On sait, d'ailleurs, que l'organisation fabrique ainsi des besoins qui varient périodiquement selon les aléas du marché. Daniel Bell écrit : [488] « Bien que ces changements influencent au premier chef le style de vie, les manières, les mœurs, l'habillement, le goût, les habitudes alimentaires et les façons de se divertir, tôt ou tard, ils affectent des aspects fondamentaux, la structure de l'autorité dans la famille, le rôle des enfants et des jeunes adultes, et finalement, les différents buts à atteindre dans la société globale ». [5]
On pourrait affirmer que, dans la mesure où le développement toujours plus poussé de la société technicienne a miné les traditions qui incorporaient : « les différents buts à atteindre dans la société globale », ceux-ci sont maintenant en grande partie déterminés par la finalité même des processus cumulatifs de la société : croissance économique et développement technologique. Les buts de la société industrielle avancée, son idéologie sont incorporés dans son système de production même. Dans un tel type de société, les différents agents d'éducation ont jusqu'à maintenant visé à produire un homme normal, c'est-à-dire, un homme adapté à ce type de société ; un homme qui produit et qui consomme comme la société le lui prescrit. Non seulement la sociologie théorique, en faisant du concept d'équilibre son concept-clé, favorise-t-elle l'adaptation, la normalité statistique, mais les différentes disciplines appliquées des sciences humaines fondent leurs prescriptions thérapeutiques sur l'idée qu'il faut que les individus s'adaptent coûte que coûte à la société et ne rompent pas l'équilibre du statu quo. Le grand saut que devra accomplir la société de demain, c'est celui du passage de l'homme normal à l'homme normatif. Selon le biologiste Kurt Goldstein, une existence simplement adaptée peut être celle d'un organisme malade et cependant ajusté à un milieu rétréci. L'homme sain, dit-il, n'est pas l'homme normal, mais l'homme normatif, l'homme qui peut créer et assumer des normes. À l'homme extério-dirigé de nos sociétés industrielles avancées devra succéder l'homme autonome qui saura fonder sa personnalité et sa conduite sur des valeurs qu'il saura créer et assumer.
Il est bien évident que si la caractérisation que nous faisons de certains traits de nos sociétés est juste, il faudra que, non seulement notre système d'éducation reflète les valeurs que les hommes devront chercher à créer et à vivre, mais encore que ce système favorise leur éclosion et qu'il aide à rendre la société non pas uniquement plus efficace et plus productive mais également plus juste et plus humaine. Comment y arriver ? Comment, en d'autres termes, se pose le problème de la culture dans nos sociétés modernes ?
Si nous nous en tenons à la terminologie que nous avons employée plus haut, le problème de la culture se pose d'une façon beaucoup plus aiguë dans nos sociétés qu'il ne s'est jamais posé dans toute l'histoire de l'humanité. Aujourd'hui la crise de la culture existe tout autant dans la culture première, la culture-code, que dans la culture seconde, la culture-dépassement. Les deux formes sont dialectiquement liées et doivent être envisagées en fonction l'une de l'autre.
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Le problème de la culture aujourd'hui
Nous entrons de plus en plus dans une phase de la société industrielle que d'aucuns appellent « société bureaucratique de consommation dirigée ». Sans nier que nos sociétés correspondent bien à cette désignation, nous voulons plutôt insister sur l'importance de la technique dans ce type de société, et nous demander quels effets la technicité a sur la culture et la connaissance. Peut-être saurons-nous mieux ainsi quel type d'enseignement et d'éducation il convient de dispenser dans nos écoles.
On peut dire que cette société technicienne dans laquelle nous vivons est fondée sur la notion d'information et sur la communication de cette information ; car l'information, qu'on le veuille ou non, est devenue le bien le plus précieux de ce type de société. Comme c'est le cas pour les autres types de sociétés, les biens précieux que ce soit l'or ou les usines sont les fondements du pouvoir et celui-ci a tendance à n'être l'apanage que d'un petit nombre. Il n'en va pas autrement de ce bien qu'est l'information. Déjà, dès le début de l'ère industrielle, les ouvriers sont dépouillés de leurs connaissances techniques et ne servent plus qu'à exécuter un certain nombre d'opérations et de mouvements. La connaissance des techniques est réservée à une équipe de spécialistes. Plus la connaissance technique se développe, plus le nombre des titulaires de la connaissance devient limité par rapport au nombre d'ouvriers. En est-il autrement aujourd'hui ? À l'âge de l'automation et de la cybernation ? Pierre Naville, spécialiste de ces questions, écrit : « Il ne suffit pas de voir dans l'industrie nouvelle « l'homme de l'automation ». Les faits montrent que cet homme est rare : une mince couche d'ingénieurs, bien entendu, de techniciens et quelques ouvriers professionnels. La masse des ouvriers et des employés « spécialisés » ou opérateurs restent sans qualification au sens classique du terme. Bien des opérations intellectuelles perdent elles-mêmes leur qualification dans la mesure où des machines remplacent non seulement des muscles mais aussi des cerveaux... Pour la première fois, d'ailleurs, on voit s'élever les niveaux de salaires sans que la qualification proprement dite y soit liée. » [6] Plus la connaissance technique s'accroît, plus nombreux sont les hommes qui n'y participent plus ou n'en ont qu'une expérience parcellaire.
Dire que l'information est la clé de voûte de cette société technicienne, c'est penser tout de suite qu'en effet l'homme moderne est bien informé. Mais en fait, le phénomène se présente différemment et nous jouons sur deux sens du mot information. Au sens où elle désigne la technique moderne, l'information représente une récupération et une généralisation des indices et des signes qui constituent la configuration de l'action technique ; c'est l'objet d'une nouvelle discipline, l'informatique. Mais d'autre part, information désigne [490] plus couramment les renseignements que fournissent les moyens de communication de masse. Dans le premier cas, nous avons affaire à une systématisation rigoureuse de la connaissance ; dans le deuxième, à une prolifération anarchique d'éléments hétéroclites de connaissance.
De plus en plus dépourvu de traditions sur lesquelles sa vie et son action pourraient prendre appui, de plus en plus informé au petit bonheur des journaux, de la radio et de la télévision, l'homme moderne a tendance à se réfugier dans sa vie privée. Il essaie de s'y créer un monde de valeurs, un nouveau monde imaginaire où il pourrait puiser de nouvelles significations, mais là encore, la technique guette l'homme et lui fabrique des rêves en série. Comme le dit Edgar Morin, c'est le terrain sur lequel « pour la première fois, par le moyen de la machine (...) nos rêves sont projetés et objectivés. Ils sont fabriqués industriellement, partagés collectivement. Ils reviennent sur notre vie éveillée pour la modeler, nous apprendre à vivre ou à ne pas vivre ». [7] La machine et la technique poursuivent l'homme jusqu'au plus intime de sa vie privée. Et le pouvoir est largement passé de la bourgeoisie aux techniciens et aux technocrates, aux détenteurs de cette prodigieuse information et aux dispensateurs des renseignements.
On peut donc facilement concevoir que, parler de culture dans notre société moderne, c'est parler de l'homme et de ses relations avec le monde ; c'est parler de dépassement, de valeurs, d'imaginaire et de créativité ; c'est s'interroger sur les projets d'exister que les hommes doivent formuler pour s'accomplir dans un monde où la technique commence à se dire prête à trouver elle-même toutes les réponses dans ses ordinateurs ; c'est convier chaque homme et tous les hommes à la fois à réaliser toutes leurs possibilités. De là l'importance du système d'enseignement et d'éducation dans la formation des hommes, formation qui n'est plus seulement celle des serviteurs de l'Élite et du Pouvoir. Avant qu'il ne se pose sur le plan de la culture seconde, sur le plan des stylisations artistiques et littéraires, le problème de la culture doit être envisagé d'une façon plus fondamentale. Si, comme le dit Georges Canguilhem, « une culture est un code de mise en ordre de l'expérience humaine », il faut que cette expérience humaine soit la plus totale possible et laisse libre cours à toutes les virtualités de la perception, de la sensibilité et de l'imagination. En d'autres termes, il faut que l'homme s'engage dans la vie avec tous ses pouvoirs, toutes ses facultés ; aucune n'est superflue pour qu'il réalise sa vocation de liberté et de création.
Si, par ailleurs, on réfléchit sur l'histoire des sociétés humaines et sur leur évolution, on ne peut qu'être frappé, comme Lévi-Strauss l'a remarqué, par le fait que la civilisation s'est toujours développée à partir d'un écart que les hommes établissaient dans les relations qu'ils entretenaient entre eux. « Nous avons vu cet écart s'établir [491] avec l'esclavage, puis avec le servage, ensuite par la formation du prolétariat ». Voilà pour ce qui est de l'aspect social de la civilisation. Ce fut ensuite l'établissement de nouveaux écarts différentiels avec les pays colonisés, mais un « écart toujours provisoire comme dans une machine à vapeur qui tend à l'immobilité parce que la source froide se réchauffe et que la source chaude voit sa température s'abaisser ». [8] Comme il semble que l'écart différentiel dans la société tend à diminuer avec la fin des empires coloniaux et l'intégration du prolétariat dans la nation, il faudra chercher dans la culture cet écart différentiel qui maintiendra le progrès. C'est ce que Lévi-Strauss appelle un transfert d'entropie de la société à la culture. Il écrit : « Je répète seulement après Saint-Simon que le problème des temps modernes est de passer du gouvernement des hommes à l'administration des choses. « Gouvernement des hommes », c'est : société, et entropie croissante ; « Administration des choses », c'est : culture et création d'un ordre toujours plus riche et complexe ». [9] Si culture veut dire relations avec le monde extérieur, il est de toute nécessité d'équiper l'homme pour qu'il puisse vraiment entrer en relation avec le monde, non seulement par l'entremise des mots, mais à travers tous ses sens, à travers tous les modes de connaissances.
Il semble d'ailleurs que la technique moderne favorise justement cet engagement total de l'homme dans son milieu. « A l'âge de l'électricité, où notre système nerveux central se prolonge technologiquement au point de nous engager vis-à-vis de l'ensemble de l'humanité et de nous associer, nous participons nécessairement aux conséquences de chacune de nos actions. » [10] Sans être aussi catégorique que l'auteur, ne retenons que ceci : que la participation au monde est possible, et faisons en sorte que l'utilisation des merveilles de la technique ne soient pas laissée à la fantaisie de l'école parallèle ; il faut en imprégner l'école officielle et faire en sorte qu'elle soit aussi attrayante, aussi riche de possibilités que l'autre. Ce décloisonnement des connaissances et des techniques qu'on observe dans la société, devra tôt ou tard se répercuter dans les structures de l'enseignement et hâter la création d'interrelations entre les différentes disciplines et les facultés et départements qui les enseignent. Le développement de la technique a toujours retardé à se manifester dans les structures des systèmes d'éducation. Les enseignants ayant été eux-mêmes scolarisés à quelques décennies d'intervalle de leurs étudiants, résistent fortement aux pressions que la société globale exerce sur eux pour que les transformations du milieu se répercutent au niveau des enseignements et des pédagogies.
Les considérations précédentes nous font voir que, si la réalité qui nous entoure change, l'homme lui aussi change. Non seulement la vie de l'homme change-t-elle dans ses aspects matériels, mais aussi dans ses conduites les moins apparemment soumises à l'environnement. Il se produit un échange constant entre le milieu matériel et les [492] façons dont l'homme s'appréhende lui-même et analyse le monde, la société et ses propres créations. De là la nécessité de toujours redéfinir les mots dont nous nous servons parce qu'ils évoluent avec la transformation de notre univers. Dans un rapport qui traite d'enseignement des arts, non seulement faut-il préciser dans quel type de société cet enseignement doit s'insérer, quelle sorte d'homme le système d'éducation veut former, mais aussi ce que sont les arts dans cet univers ainsi re-défini.
Il est bien évident que de nombreux lecteurs, qui raisonnent encore avec des notions empruntées au XIXe siècle, ne verront dans la pratique et l'enseignement des arts qu'un élément qui vient s'ajouter à l'enseignement d'autres disciplines plus fondamentales et qu'une activité réservée à une catégorie particulière de citoyens dont les œuvres passeront peut-être un jour, des galeries d'art aux musées. De plus en plus, cependant, avec l'extension des périodes de loisirs, on en vient à considérer que la pratique et l'enseignement des arts pourraient aider les individus à s'épanouir et à donner libre cours à leurs facultés créatrices. C'est à peu près là où s'arrêtent ceux qui acceptent d'accorder aux arts une fonction plus importante à l'école et dans la vie. On en reste quand même à l'idée que si les arts ont une importance accrue, ils sont encore comme en marge de la vie quotidienne et restent largement confinés à la vie privée. Nous essaierons de montrer que non seulement les arts jouent un rôle important dans la scolarisation des individus l'art étant un mode de connaissance et une fonction de l'homme et dans leurs activités de loisirs, mais qu'ils sont en train d'envahir toute l'organisation de l'espace et les réseaux de communication, et que leur intégration dans la technologie se fait à travers toutes les formes de design.
Aux premiers stades de la société industrielle s'est établie une dissociation très poussée entre les arts, d'une part, considérés comme une activité gratuite et sans conséquence et d'autre part, la vie quotidienne envisagée comme le domaine de l'utile, du travail, de l'important. Ce cloisonnement fait partie d'un compartimentage plus vaste entre le temporel et le spirituel, la politique et l'économie, l'Église et l'État, entre la morale et la science, l'art et la technique. « Alors comme l'esprit s'oppose au corps, l'irrationnel au rationnel, le subjectif à l'objectif, l'individuel au social : alors l'Art n'a d'autres fins que l'Art, et la poésie tend à la poésie pure (...) Plus la société moderne s'organisera logiquement, plus elle deviendra utilitaire, plus sa culture prétendra au gratuit (...) Jamais société n'a poussé aussi loin la dichotomie de l'esprit et du corps, du Beau et de l'Utile, de l'art et de la vie ordinaire. » [11] On s'aperçoit aujourd'hui qu'un réaménagement des activités de l'homme est en train de s'opérer, sous l'impulsion des nouvelles techniques de production et de diffusion, et que ce qui avait été dissocié et isolé tend à se re-combiner avec d'autres éléments pour rejoindre la praxis globale de l'homme. La société moderne produit en masse des biens de consommation et de [493] l'information qui ont tendance à être diffusés dans des couches de plus en plus nombreuses de la société. Le nombre d'objets et de messages qui forment le tissu même de notre vie quotidienne a tellement transformé notre univers socio-culturel et l'idée que l'homme se fait de lui-même, que toutes les activités de l'homme et les produits de ces activités sont aujourd'hui analysés comme un vaste réseau de communication et de signification. Dans le domaine des moyens de communication (média), des aménagements et dans celui des objets, les arts jouent un rôle de premier plan et s'intègrent de plus en plus à la technologie.
Ce texte est extrait du Rapport de la Commission d'enquête sur l'enseignement des arts au Québec, Québec, l'Éditeur officiel du Québec, 1968.
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[1] Émile Copferman : Pédagogie ou mise en condition in Partisans, n° 39, Paris, 1968, p. 3.
[2] Rapport de la Commission Royale d'Enquête sur l'Enseignement dans la Province de Québec (l.ll.p.5).
[3] Fernand Dumont, in Le Lieu de l'homme, les Éditions HMH, Montréal, 1968, pp. 63-64.
[4] In La Quinzaine littéraire, Paris, 15 mai 1966.
[5] In The Listener, Londres, 17 décembre 1956, cité par F. Dumont, op. cit., p. 169.
[6] Pierre Naville, in Vers l'automatisme social, Gallimard, Paris, 1963, p. 28.
[7] Edgar Morin : Le Cinéma ou l'Homme imaginaire, les Éditions de Minuit, Paris, 1956, p. 201.
[8] Georges Charbonnier, in Entretiens avec Lévi-Strauss, Plon-Julliard, 1961, pp. 45-46.
[10] Marshall McLuhan : Pour comprendre les média, les Éditions HMH, Montréal, 1968, pp. 20-21.
[11] Bernard Charbonneau, in Le Paradoxe de la Culture, Denoël, 1965, p. 38.
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