Introduction
Les sciences de la nature et les sciences sociales traversent une période de transition majeure où la conception classique de la science, dominante depuis plusieurs siècles, est mise en question et donne une place à des efforts renouvelés de reconstruction et de dédogmatisation (Santos, 1989 : 17-32). Les révisions critiques se font dans plusieurs domaines et peuvent s'étendre dans différentes directions. Il est alors très difficile d'écrire sur la méthodologie en tenant compte de tous ces débats.
Par exemple, sur le plan épistémologique, certains philosophes reconnus contestent l'intérêt même d'attribuer à la science le but de découvrir la vérité sur le monde empirique. Selon un certain point de vue, on devrait même abandonner ce débat qui vise à déterminer si notre manière de penser « entre ou non en contact » avec la réalité objective. En d'autres mots, on soutient que la science ne devrait pas chercher à confronter le monde avec la connaissance que nous en avons ; elle devrait plutôt se demander si l'image que nous en avons est utile pour faire face à l'environnement, mais d'une façon à nous faire gagner aussi en entente intersubjective, en créativité, en solidarité et en capacité d'écoute à l'endroit de tous ceux et celles qui souffrent. On soutient que le « désir d'objectivité »doit céder sa place au « désir de solidarité [1] ».
Au moment de la naissance des sciences sociales au XIXe siècle, une des grandes préoccupations était de neutraliser le plus possible les intérêts politiques et éthiques de l'analyste pour atteindre plus facilement à la réalité objective ou à la vérité. On reprenait ici un objectif établi dans les sciences de la nature. Actuellement, ces mêmes sciences de la nature semblent nous dire que le plus important n'est pas de s'embarrasser d'une connaissance neutre de la réalité objective mais, au contraire, de produire une connaissance, certes utile, mais explicitement orientée par un projet éthique visant la solidarité, l'harmonie et la créativité. Le « biais » était un problème ; maintenant, à condition d'être éthiquement bien orienté, il est ce qui compte pour la science.
Un autre exemple. D'un point de vue méthodologique, on conteste la raison d'être de la méthodologie en sciences de la nature. Dans un ouvrage très provocateur, Feyerabend (1975 : 332) a soutenu que « l'idée que la science peut, et doit être organisée selon des règles fixes et universelles est à la fois utopique et pernicieuse ». Elle est pernicieuse notamment parce que cette tentative d'imposer des règles se fait aux dépens de notre humanité et qu'elle « rend notre science moins facilement adaptable et plus dogmatique » (ibid.). Enfin, dit-il, « toutes les méthodologies ont leurs limites, et la seule "règle" qui survit, c'est : "Tout est bon." » (Ibid. : 333.)
On voit bien ce que ce revirement produit d'intéressant et de problématique. S'il est aussi clair qu'il faut dédogmatiser la méthodologie et encourager la créativité, il est peu probable que la thèse du « tout est bon », prise dans sa littéralité, soit féconde pour la pratique de la recherche. Il n'y a pas de doute que si une telle thèse était avérée, elle porterait un coup mortel à tout ouvrage ou cours sur la méthodologie. Mais, plus fondamentalement, la question est de savoir si un relativisme épistémique radical est un objectif souhaitable ou si, au contraire, il faut chercher une nouvelle forme de « normativité épistémologique » générale susceptible de tenir compte à la fois des vertus du relativisme et de l'hétérogénéité et de la complexité du monde social (Houle et Ramognino, 1993 : 6). En empruntant la distinction de Houle et Ramognino, on peut dire que, pour échapper aux règles de construction technique des données et quand même bien construire l'objet d'une recherche, il faut habituellement en avoir auparavant fait l'expérience. La liberté créatrice à l'égard des règles de méthode ne s'obtient pas par voie anarchique : elle s'apprivoise dans la pratique même de la recherche.
De même, il paraît évident qu'il faut repenser la place positive de l'éthique, voire du biais, dans la production même de la connaissance scientifique et que le simple désir d'objectivité est largement problématique, surtout lorsque cette quête d'objectivité est conçue comme devant être « neutre par rapport aux valeurs » (value freedom). En revanche, il est moins clair que les sciences sociales - compte tenu du type de découvertes qu'elles font - puissent se passer tout à fait d'une recherche de la vérité sur le monde empirique. En effet, au cours de leur histoire, elles ont constaté par elles-mêmes que la question du biais, de la solidarité ou de l'humanisme est fort complexe. Nous disposons aujourd'hui d'une multitude d'exemples où le parti pris explicite a contribué à une plus grande objectivité en sciences sociales. Certes, on continue à faire l'expérience de partis pris qui nuisent non seulement à l'objectivité, mais aussi à une plus grande solidarité. En ce qui concerne le désir de solidarité et d'humanisme, la question se pose tristement de la même manière (Foucault, 1984). On peut évoquer l'humanisme et la solidarité (du groupe) autant pour revendiquer des transformations plus intéressantes pour tout le monde que pour justifier la guerre, la peine de mort ou des mesures répressives à l'égard d'un autre diminué. Les institutions sociales elles-mêmes veulent toujours nous faire croire qu'elles fonctionnent de manière raisonnable et qu'on ne peut se passer d'elles dans leur forme actuelle. De ce point de vue, remplacer simplement le « désir d'objectivité » par le « désir de solidarité » au chapitre de la connaissance scientifique en sciences sociales n'est. pas très rassurant. Si les sciences sociales ne peuvent se dispenser d'une réflexion éthique, elles ne peuvent non plus mettre aux oubliettes la recherche de la vérité ou de ce qui arrive réellement (Boudon, 1986).
Enfin, dans cette période de transition, où nous sommes en train de repenser nos positions et notre langage conceptuel, deux autres problèmes font surface. Le premier concerne la difficulté de communication inhérente à la redéfinition de certains concepts dont l'acception est encore fort répandue mais jugée inappropriée. Le second se rapporte au risque d'incohérence, puisqu'il est virtuellement impossible de modifier d'un seul coup notre façon de penser la méthodologie. Dans ces conditions, on doit prendre le risque d'exposer des idées qui tendent encore vers une plus grande cohérence. Un ouvrage collectif accentue ces difficultés en raison de la variété des positions et des champs d'expertise, aussi bien que du cheminement de chaque membre de l'équipe. Comme disait Walt Whitman face au risque des contradictions : « je me contredis ? Eh bien, je me contredis ! » (Cité dans Eco, 1985 : 13.) Cette boutade peut tenir lieu ici d'avertissement : le lecteur doit s'attendre à trouver des contradictions. Celles-ci sont de nouveaux problèmes à résoudre.
Mon propos dans cet article est double. D'une part, je veux mettre en perspective certains enjeux et débats méthodologiques contemporains en sciences sociales dans le but de contribuer à leur clarification. Les points choisis touchent les critères de scientificité, les notions d'objectivité et d'objet construit aussi bien que les rapports entre la science, le sens commun, l'éthique et l'action. La recherche qualitative a été engagée à part entière dans tous ces débats. La clarification de certains aspects de ces débats me permettra aussi de faire le point sur la façon dont on caractérise encore aujourd'hui la recherche qualitative. D'autre part, je fais partie de ceux et de celles qui croient qu'il est possible et nécessaire d'avoir ou de construire une conception générale de la méthodologie en sciences sociales qui ne soit ni dogmatique, ni réductionniste (au profit du quantitatif ou du qualitatif), ni non plus entièrement relativiste. Je pense aussi, comme Houle et Ramognino (1993 : 5-6), qu'au moins sur le plan épistémologique et méthodologique il est possible d'approcher et de rechercher une certaine « normativité », une certaine « cumulativité des connaissances » aussi bien que d'entreprendre une revalorisation de certains aspects du sens commun, bref, de créer un nouvel espace pour la pensée théorico-empirique. Pour mieux situer ces enjeux, je rappelle brièvement quelques grands traits du développement épistémologique et institutionnel [2] des sciences sociales.
[1] Les expressions sont de Rorty (1994 : 35), qui est un des grands philosophes américains qui soutient cette thèse qu'il appelle « anti-représentationnaliste ». Il désigne ainsi l'interprétation qui, au lieu de voir dans la connaissance (produite par les sciences de la nature) « la recherche d'une vision exacte du réel, y voit plutôt l'acquisition d'habitudes d'action permettant d'affronter la réalité » (ibid. : 7). J'attire ici l'attention sur le fait que cette conception s'articule explicitement à une éthique sociale.
[2] Pour un excellent aperçu sur cette question, voir le rapport de la commission Gulbenkian (1996), désigné ci-après sous la forme abrégée de « comm. Gulb. ». je reprends librement les idées de ce rapport dans les remarques qui suivent.
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