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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

L’avant-garde culturelle et littéraire des années 70 au Québec. (1986)
Introduction


Une édition électronique réalisée à partir du livre sous la direction de Jacques Pelletier, L’avant-garde culturelle et littéraire des années 70 au Québec. Textes de: Jean-Guy Côté, Jules Duchastel, Claude Lizée, Pierre Milot, Jacques Pelletier, Joël Pourbaix et Esther Trépanier. Montréal: Les Cahiers du département d’études littéraires, Université du Québec à Montréal, no 5, 1986, 193 pp. [Autorisation de diffuser dans Les Classiques des sciences sociales accordée par Jacques Pelletier le 4 septembre 2008.]

Introduction

Problématique et hypothèses
d'une recherche
.” *

par Jacques Pelletier

I. La notion d’avant-garde
II. L’avant-garde littéraire et culturelle dans le Québec des années 1970.
III. Problématique : l’évolution de la société québécoise de 1960 à 1980.
IV. En guise de conclusion : quelques hypothèses de travail


Les textes regroupés dans cet ouvrage présentent les premiers résultats d'un vaste projet de recherche portant sur les revues et les producteurs se réclamant de l'avant-garde dans le champ culturel - et plus particulièrement littéraire - du Québec des années 1970.

Les objectifs de la recherche pourraient être brièvement définis de la manière suivante :

1. préciser ce qu'a été l'avant-garde dans le Québec des années 1970, ce qui suppose la détermination des principaux paramètres permettant de rattacher des productions culturelles, et plus spécifiquement littéraires, à ce champ ;

2. soumettre les productions retenues à une analyse à la fois idéologique et matérielle : étude donc d'une part de la (des) thématique(s) de ces productions, éventuellement de leur évolution (Stratégie par exemple passant du formalisme ais marxisme-léninisme en l'espace de quelques années) ; étude d'autre part de leurs conditions de production (par qui ? avec quels moyens ? etc.) et de réception, ce dernier élément me paraissant particulièrement important si l'on entend mesurer les effets, les retombées du courant ou, si l'on veut, son influence ;

3. insérer ces productions dans l'histoire plus générale de la formation sociale québécoise de la période : que signifie l’apparition de ce courant à ce moment précis de l'histoire récente du Québec ? comment d'une part, cette histoire en constitue-t-elle en quelque sorte les conditions de production ? et, d'autre part, que nous dit ce courant sur la société dans laquelle il apparaît et se développe ?

Ces objectifs, ou le voit, sont de nature littéraire et culturelle mais aussi et indissociablement de nature historique et sociologique. Dans ce texte d'introduction j'entends exposer la problématique qui sert de fil conducteur aux recherches déjà effectuées et à celles en cours dans le cadre du projet. Mais avant de procéder à cette mise en place il m'apparaît nécessaire de préciser ce que j'entends ici par avant-garde.

*   *   *

[6]

I. La notion d'avant-garde

La notion d'avant-garde, on s'en doute bien, est une notion particulièrement minée, piégée et par conséquent d'une utilisation délicate ; comme ce n'est pas le lieu pour présenter un long exposé sur la question, je me contenterai de quelques remarques sur les points suivants : histoire et usages du concept, caractéristiques et définition(s) de l'avant-garde.

1.1 Histoire et usages du concept

a) Origine : Il semble que le terme ait été utilisé pour la première fois à l'époque de la Révolution française [1] dans une acception militaire : on le trouve comme titre d'un journal d'un corps d'armée : L'avant-garde de l'armée des Pyrénées orientales.

Dès l'origine donc le terme est chargé d'une connotation militaire (l’avant-garde désigne des combattants de première ligne) et élitiste (ce sont les meilleurs qui précèdent le gros des troupes), connotation qu'on retrouvera dans l'avant-garde politique et dans l'avant-garde artistique.

b) Usages : Le terme, tout en gardant son caractère offensif, prend bientôt une acception politique (généralement progressiste, 'mais parfois réactionnaire).

Il est en effet d'abord utilisé par les républicains, les libéraux et les socialistes utopiques (disciples de St-Simon et de Fourier), par ceux donc qui désirent un changement social et qui se perçoivent comme des pionniers ; cette tradition se poursuit dans la théorie marxiste de l'organisation politique : chez Marx, où la classe ouvrière est définie comme avant-garde de la future humanité sans classes ; chez Lénine, où le parti est conçu comme avant-garde de la classe ayant un rôle dirigeant à jouer : le parti recrute les éléments les plus avancés de la classe et ainsi se définit et joue effectivement un rôle d'avant-garde ; dans les partis se réclamant du marxisme (les P.C. et les variantes inorthodoxes de ceux-ci : organisations maoistes, troskystes, etc.).

Vers la fin du XIXe siècle, en France, le terme est également utilisé par la droite : c'est ainsi qu'on peut évoquer une avant-garde royaliste qui se poursuivra jusqu'en 1924 et une avant-garde chrétienne (le "christianisme social") qui durera jusque dans les années 1960.

Mais pour l'essentiel, dans sa dimension politique, le terme réfère aux mouvements politiques de gauche (surtout à ceux d'inspiration marxiste).

Son utilisation passe ensuite (ou plutôt de façon concomitante) sur le plan artistique et littéraire.

L'expression apparaît d'abord dans le cadre des réflexions menées par les ancêtres du socialisme, St-Simon, par exemple, fait des artistes, avec les savants et les producteurs (industriels et ouvriers) les pivots de son projet de réorganisation sociale (les artistes en étant en quelque sorte les héraults, les [7] prophètes). Cette conception "romantique" - que l'on retrouve également chez Fourier - se traduira notamment par l'idée, l'image du poète comme "regénérateur" de l'humanité - elle inspire aussi bien le jeune Zola qu'un Musset -, comme quelqu'un donc qui, à sa manière, intervient dans l'histoire, accompagne le mouvement social : il n'y a donc pas, dans cette perspective, coupure, fossé entre l'artiste et la société, opposition entre avant-garde artistique et avant-garde politique (mais bien fusion).

C'est plus tard dans le siècle qu'il y aura chez certains artistes (dont Baudelaire) une réaction contre ce qui leur paraît un embrigadement de l'art et une tendance à concevoir l'avant-garde uniquement sur le plan artistique et littéraire : sera considéré comme d'avant-garde ce qui est nouveau, ce qui rompt avec la tradition : tout artiste qui expérimente, qui crée des formes nouvelles pourra être qualifié d'avant-garde (que son travail soit individuel ou non, lié à un projet social ou non). C'est cette conception qui anime pour une large part les avant-gardes du début de notre siècle - conception que l'on retrouve également dans certains courants de la néo-avant-garde apparue depuis 1968.

1.2 Caractéristiques de l'avant-garde

Chez les théoriciens, on retrouve deux conceptions dominantes de l'avant-garde : pour certains elle désigne essentiellement des phénomènes artistiques et littéraires ; pour d'autres elle comporte une double dimension : artistique et littéraire, mais aussi sociale.

Pour Marino - un théoricien roumain - l'avant-garde constitue essentiellement un phénomène artistique trouvant toutefois ses fondements dans une certaine manière de concevoir l'existence (privilégiant le mouvement, ce qui bouge). [2] Ainsi définie, elle se caractérise :

a) par l'attention à ce qui est en avant, à ce qui précède ;

b) par son caractère offensif, combatif, par rapport à ce qui est perçu comme dépassé (re : la position de Breton sur le roman), donc, à ce titre, par un certain dogmatisme ;

c) par sa volonté de rupture non seulement avec ce qui est dépassé, avec la tradition mais aussi avec la situation présente, avec les productions reconnues par l'Institution ;

d) par la violence de ses propos (re : les manifestes du surréalisme) et des gestes qu'elle induit (Péret crachant sur les prêtres, etc.) ;

e) par son orientation vers le futur, l'avenir, sa dimension prophétique et visionnaire : créer un art nouveau pour une civilisation nouvelle, différente.

[8]

Pour Szabolcsi [3] qui représente l'autre grande tendance, l'avant-garde se caractérise :

a) par une volonté de surmonter la rupture apparue au XIXe siècle entre les artistes et le publie, rupture qu'elle constate et qu'elle veut dépasser pour recréer une unité entre l'art et son (ses) public(s) ;

b) par le privilège accordé à la vie, à l'action sur l'art, les pratiques artistiques et littéraires étant intégrées à un projet de transformation plus global de la société ;

c) par des négations, sur le plan formel, des structures privilégiées par la tradition.

1.3 Définition(s) de l'avant-garde

Pour ma part, j'estime avec Szabolcsi qu'on peut désigner comme avant-garde "les courants, les tendances disposant d'un programme bien défini sur le plan esthétique, philosophique et, dans bien des Cas, politique". [4] Il s'agit donc d'un phénomène collectif ("courants", "tendances") se produisant sur les plans artistique et politique, dépassant (intégrant) les phénomènes individuels, impliquant plus, autre chose que l'innovation, l'expérimentation : "l'avant-garde, écrit encore Szabolcsi, est un phénomène qui se produit à une certaine période de l'histoire et requiert avant tout une analyse historique". [5]

C'est cette définition "restreinte" que je retiens pour ma recherche ; elle nie sert dans un premier temps d'instrument pour découper mes objets d'analyse : elle a donc pour moi une fonction opératoire à ce stade-ci. Cela ne signifie en rien que toute une production "formaliste" soit du coup exclue du champ de l'avant-garde et de mes préoccupations. Elle y appartient aussi à sa manière, se définissant d'abord et avant tout par rapport au champ (littéraire, cinématographique, etc.) dont elle relève tandis que les productions privilégiées ici renvoient à la fois au champ et à la conjoncture plus large à l'intérieur de laquelle elles sont élaborées, ce qui implique une analyse à ces deux niveaux.


II. L'avant-garde littéraire et culturelle
dans le Québec des années 1970


Ces précisions conceptuelles apportées, le corpus qui constitue l'objet de la recherche va pour ainsi dire de soi ; il comprend :

1. des revues.

a) politiques (Mobilisation, Socialisme québécois, organes des groupes politiques ml., etc.) ;

b) culturelles (Stratégie, Chroniques, Champs d'application, Brèches, Presqu'Amérique, etc.) ;

[9]

c) littéraires (La barre du jour/La nouvelle barre du jour, les Herbes rouges, Hobo-Québec, Dérives, Cul Q., etc.) ;

2. des oeuvres d'écrivains "représentatifs" du courant, dont à titre d'exemples - la liste n'est pas définitivement arrêtée - : André Beaudet, Claude Beausoleil, Nicole Brossard, François Charron, Madeleine Gagnon, Philippe Haeck, Patrick Straram, France Théôret, Denis Vanier, Michel Van Schendel, Yolande Villemaire, Josée Yvon, etc. ;

3. des productions de troupes de théâtre engagées : Théâtre D'la Shop, Théâtre A l'Ouvrage, Troupe du 1er mai, le Parminou, le Théâtre des Cuisines, Les Gens d'En Bas, etc. ;

4. des productions de cinéastes "engagés" (du moins dans une partie de leurs films) : Denis Arcand, Gilles Groulx, Jacques Leduc, Jean-Pierre Lefèbvre, Arthur Lamothe, etc. ;

5. des réalisations de certains peintres et sculpteurs "militants" : Serge Bruneau, François Charron, Marcel Saint-Pierre, Armand Vaillancourt, etc.


III. Problématique :
l'évolution de la société québécoise
de 1960 à 1980


Ces productions seront lues, analysées et expliquées à la lumière de l'histoire plus générale de la formation sociale québécoise de la période, élément central déterminant de la problématique qui assure leur sens aux travaux présentés ici (et à ceux actuellement en cours). D'où la nécessité de rappeler ne serait-ce que dans les grandes ligues - l'évolution de la société québécoise aux plans politique, culturel et littéraire durant les années 1960-1980, à l'intérieur de laquelle je distingue pour fins d'analyse deux moments : les années 1960-1970 et les années 1970-1980, l'année 1970 nie servant de point de repère et de frontière qui n'a cependant pas de valeur absolue, car par exemple si ou se plaçait seulement sur le plan politique, les dates à retenir seraient plutôt 1960 et 1976 (éveil et triomphe d'un certain néo-nationalisme) : 1970 se justifie si l'on prend en compte d'autres facteurs, et notamment ce qui se passe dans le champ culturel (et littéraire).


A) Les années 1960. éveil du néo-nationalisme,
théorie du socialisme décolonisateur,
ittérature engagée et québécitude

Sur le plan de la politique institutionnelle (et électorale), la victoire des libéraux de Jean Lesage en juin 1960, à l'enseigne du slogan "Il est temps que ça change", ouvre la décennie sur une note optimiste. La "révolution tranquille" démarre ; elle durera six ans, ses principaux acquis étant a) la création d'un ministère de l'Éducation en 1964 ; b) la nationalisation des compagnies d'électricité suite à la campagne électorale de 1962 (dont le slogan était "Maîtres chez nous") (fui fera de René Lévesque nue figure dominante du gouvernement de Jean Lesage ; c) la mise sur pied de l'assurance-hospitalisation qui assure la démocratisation [10] du secteur de la santé ; d) la création de Sociétés d'État (S.G.F., S.O.Q.E.M., S.O.Q.I.P., R.F.X.F.O.R., etc.) et e) une amorce de planification économique via les programmes A.R.D.A. au fédéral et l'expérience du B.A.E.Q. au provincial.

En 1966, l'U.N. reprend le pouvoir avec moins de 45% des suffrages exprimés. Le parti libéral est battu notamment grâce à l'effet de "nuisance" créé par la participation des indépendantistes du R.I.N. et du R.N. à la campagne électorale : ensemble, ces deux petites formations ont obtenu 10% des suffrages. Signe des temps, le slogan électoral de l'U.N. dirigé par Daniel Johnson est "Égalité ou Indépendance".

En 1970, les élections du mois d'avril sanctionnent l'émergence - irrésistible - du néo-nationalisme désormais canalisé dans le P.Q. qui obtient 24% des voix. Un réalignement politique majeur s'opère : l'U.N., à toutes fins utiles, devient une force politique marginale et le P.Q. s'impose comme solution de rechange possible - et crédible - au régime libéral.

Sur un plan politique plus général, c'est l'éveil du néo-nationalisme qui s'impose comme le trait marquant de la période. Il apparaît d'abord sous la forme de très petites organisations para-politiques, l'Alliance laurentienne animée notamment par Raymond Barbeau à droite, l'Action socialiste pour l'indépendance du Québec (A.S.I.Q.) dirigée par un ex-militant du P.C., Raoul Roy, à gauche. Il trouve sa première expression d'importance sur le plan organisationnel dans la création du R.I.N., comme mouvement de pression, en 1960, qui se transformera en parti, en 1963, combinant l'action extraparlementaire - manifestations, sit-in etc. - et la participation aux élections (en 1966). On en verra une autre manifestation dans la mise sur pied de l'U.G.E.Q. en 1963 et dans la création de petites organisations politiques indépendantistes de gauche. Mais le pas décisif sera franchi à l'occasion de la création du M.S.A. par une aile dissidente - réformiste et nationaliste - du P.L.Q. en 1967, mouvement qui deviendra le P.Q. l'année suivante : le néo-nationalisme a trouvé une voix autorisée et "crédible" au prix de la dilution (le son programme indépendantiste au profit de la souveraineté-association.

Sur le plan culturel, la revue Parti pris, fondée à l’automne 1963 par de jeunes écrivains et philosophes au début de la vingtaine (Brochu, Chamberland, Maheu, Major, Piotte), incarne sans doute le mieux les aspirations des milieux intellectuels et progressistes de l'époque. Créée dans la foulée du F.L.Q. - "Parti pris, écrira plus tard J.M. Piotte, a été, en fait, l'excroissance idéologique des groupes effelquois" -, la revue se définit comme "front intellectuel" de libération du Québec. Son programme, qui est un mot d'ordre, tient en trois mots : indépendance, socialisme, laïcisme. En cela, elle s'oppose à la grande revue des années cinquante, Cité libre, animée par Pelletier et Trudeau, qui était fédéraliste, réformiste et vaguement anti-cléricale.

[11]

À l'intérieur de la revue, l'accent est mis sur des éléments différents du programme selon les collaborateurs. La revue est surtout nationaliste lorsque perçue à travers les textes de Chamberland et de Major, socialiste lorsque file à partir des articles de Piotte, laïciste lorsque vue à travers les préoccupations di] Maheu des dernières années (1966-1968). Ce programme à trois volets renvoie a une analyse du Québec comme société colonisée (par sa minorité anglophone, par Ottawa et les Américains), opprimée (par le capitalisme international et québécois) et dominée (par l'Église, sur le plan idéologique).

Les deux premiers aspects seront fusionnés dans ce que l'on pourrait appeler la théorie du socialisme décolonisateur : "théorie" dans laquelle la décolonisation apparaît comme condition nécessaire à l'établissement d'une société socialiste. D'où, en pratique, la priorité accordée à la lutte de libération nationale. Cette "théorie", durant quelques années, sera dominante dans le champ culturel québécois.

Sur le plan littéraire, Parti pris, influencée par Sartre notamment, prônera la théorie de l'engagement. Il s'agira, négativement, d'illustrer et de dénoncer - car montrer, c'est dévoiler - les aliénations dont la société québécoise est prisonnière (le Cassé de Renaud, la Chair de poule de Major, l'Afficheur hurle de Chamberland seront autant d'expressions de ce courant critique) et, positivement, de chanter le sol, le pays, la femme du Québec (ce seront les thèmes essentiels de la poésie de Chamberland, Major, Miron, etc.).

La "québécitude" - cette conception sur-valorisante de la condition nationale - constituera une autre retombée importante de la théorie du socialisme décolonisateur. On la verra se manifester aussi bien dans le roman (avec V. Lévy-Beaulieu), dans le théâtre (avec M. Tremblay) que dans la chanson (avec Julien, Michel, Vigneault et tous les autres) ou le cinéma (avec Perreault).

Cette conjoncture, dont la question nationale définie par la théorie du socialisme décolonisateur constitue l'élément moteur, sera profondément transformée dans la décennie suivante, si bien que les conditions seront créées pour l'émergence de mouvements d'avant-garde au sens défini plus haut.

B) Les années 1970 : approfondissement
du néo-nationalisme, crise économique, nouveaux enjeux

Sur le plan politique, deux événements à signaler en 1970 : les élections du mois d'avril qui signalent la percée électorale décisive du courant néo-nationaliste (le P.Q. obtient 24% des voix) ; la Crise du mois d'octobre, dont la signification politique sera déterminante dans les années à venir pour les raisons suivantes :

1. elle sonne le glas du terrorisme (lui n'avait cessé de se manifester depuis 1963 au Québec ;

[12]

2. elle provoque un examen de conscience dans la gauche qui décide de se réorganiser, suite à la répression, selon une conception léniniste "classique" de l'organisation politique ; elle contribue donc ainsi à créer les conditions favorables à l'apparition des groupes marxistes-léninistes qui, sur la question nationale, élaboreront une position stratégique qu'on pourrait qualifier de néo-fédéraliste : la révolution, désormais, devra être pensée et conduite à l'échelle du Canada ;

3. elle entraîne le ralliement d'une partie de la gauche des années 1960 au P.Q. (Vallières en témoignera dans l'Urgence de choisir) ;

4. elle favorise la démobilisation d'une partie de la jeunesse qui délaisse la politique et verse dans la contre culture ;

5. elle indique au néo-nationalisme les frontières à ne pas franchir : il n'est pas question qu'Ottawa accepte la balkanisation du Canada, position qui, de manière paradoxale, renforce la thèse péquiste de la souveraineté-association, sorte de "troisième voie" entre l'indépendantisme et le fédéralisme.

Pour ce qui nous concerne plus spécifiquement, il est évident que la Crise d'Octobre 1970 constitue un événement majeur. En contribuant à créer les conditions favorables à l'apparition et au développement des groupes politiques marxistes-léninistes, elle suscitait, dans la même foulée, la naissance, chez des individus et des groupes, des préoccupations propres à l'avant-garde "politisée" : comment, concrètement, mettre en accord pratique artistique (et littéraire) et projet révolutionnaire de transformation de la société ?

Sur le plan politique institutionnel, par ailleurs, les élections d'octobre 1973 confirment la montée électorale irrésistible du P.Q. qui obtient 30% des voix et qui apparaît désormais comme la solution de rechange. On connaît la suite : le 15 novembre 1976, le P.Q. prend le pouvoir en promettant d'être un "bon gouvernement" et en reléguant au second plan son option souverainiste. Cette victoire est alors saluée comme une grande "victoire populaire" puisqu'elle est le fruit d'une alliance objective du P.Q. et des syndicats, alliés conjoncturels dans la lutte contre le gouvernement de Robert Bourassa : "alliance objective" dans la mesure où les appareils dirigeants de la C.E.Q. et de la C.S.N. cultivaient de fortes réserves à l'endroit du P.Q. cependant que leurs membres en étaient souvent des militants, ou à tout le moins des électeurs ; à la F.T.Q., par contre, à l'époque, on était officieusement et officiellement favorables au parti de Lévesque.

Sur le plan socio-économique, le fait majeur de la décennie qui s'ouvre en 1970, c'est bien sûr la crise qui secoue les économies capitalistes occidentales après une longue période d'expansion et de prospérité durant les années cinquante et soixante. Celle-ci sert de toile de fond aux débats sur la scène politique et aux conflits sociaux de plus en plus durs mettant aux prises des syndicats qui se radicalisent et des patrons de choc, voire l'État lui-même.

[13]

Pour la protection du pouvoir d'achat au début de la période, contre les fermetures d'usines et les coupures de postes à la fin, de longues et parfois violentes luttes s'engagent sur le terrain. Rappelons rapidement pour mémoire les grèves de Canadian Gypsum et de Firestone à Joliette, celle de la United Aircraft sur la rive-sud qu'appuyera le P.Q. alors parti d'opposition, celle de Québec-Telephone dans la région du Bas-du-Fleuve, plus récemment celle de la Commonwealth Plywood à Saint-Jérôme tandis que dans le secteur public les syndicats affrontent directement l'État dans le cadre des fronts communs de 1972 et de 1975-1976.

Dans ce contexte un "syndicalisme de combat", dont Jean-Marc Piotte se fera le théoricien, se développe et trouvera notamment son expression dans les célèbres manifestes des centrales : "L'école au service de la classe dominante" de la C.E.Q., "Ne comptons que sur nos propres moyens" de la C.S.N. et "l'État, rouage de notre exploitation" de la F.T.Q. Chacun à leur manière, ces manifestes prônent un syndicalisme de classe et de masse qui trouve ses fondements dans une volonté de changer de système social et économique, de substituer le socialisme au capitalisme.

C'est également dans cette conjoncture que sont créées les organisations politiques marxistes-léninistes qui témoignent, par leur apparition, des conséquences de la crise. Le groupe En lutte ! est mis sur pied en 1972-1973, la Ligue Communiste (marxiste-léniniste) du Canada est fondée à l'automne 1975. Au fil des années des milliers de jeunes gens seront partie prenante de ces groupes soit comme militants, soit comme sympathisants. Il y a donc là un vaste mouvement social dont on ne saurait nier l'importance (quoiqu'on pense, ou on ait pu penser par ailleurs de son orientation et de ses pratiques politiques). Les revues qui naissent alors dans le champ culturel s'inscrivent pour la plupart dans le sillage des groupes politiques et auront à se définir (voire à se démarquer) par rapport à eux.

Sur le plan culturel, Parti pris disparaît à l'été 1968. Ses anciens animateurs se dispersent : certains rallient le P.Q. (Gabriel Gagnon, Gérald Godin), d'autres versent dans la contre culture (Paul Chamberland, Pierre Maheu) tandis que certains prennent une retraite politique définitive (André Major) ou provisoire (Jean-Marc Piotte).

La contre culture, courant minoritaire dans les années soixante, s'impose comme mouvement significatif dans lequel se reconnaissent des milliers de jeunes au début des années soixante-dix : la création de Main Mise en 1970, à ce propos, constitue un révélateur. Dans le sillage de ce courant apparaissent de nouveaux enjeux : l'écologie, la santé, le féminisme (qui connaîtra un essor fulgurant durant la période, ce dont témoignent notamment ses publications Québécoises deboutte, les 'l'êtes de pioche, Des luttes et des rires de femmes, etc.).

[14]

De nouvelles revues sont fondées : Stratégie, un trimestriel en 1972, Mobilisation, un mensuel, d'abord organe du F.L.P. de 1968 à 1970 puis revue marxiste-léniniste indépendante au début des années soixante-dix, Presqu'Amérique à l'automne 1971, Brèches au printemps 1973, Champs d'application à l'hiver 1974, Chroniques en janvier 1975, etc. La plupart de leurs animateurs sont des intellectuels (et parfois des militants) et/ou des écrivains qui auront donc à se poser le problème du rapport de leur engagement socio-politique et de leur pratique artistique (et littéraire).

Sur un plan théorique plus général, il faut noter l'abandon de la "théorie du socialisme décolonisateur" au profit d'une analyse marxiste plus classique de la question nationale. Le Québec n'est plus défini comme une colonie mais comme une partie constitutive d'un État capitaliste développé, le Canada, partie défavorisée toutefois, caractérisée comme contradiction régionale de la formation sociale canadienne comportant une dimension nationaliste : il y a donc effectivement une oppression nationale au Québec mais il s'agit d'une contradiction secondaire, subordonnée à la contradiction principale opposant les deux classes sociales qui se disputent le contrôle de la société : la bourgeoisie et le prolétariat.

Les producteurs dont on analysera les oeuvres appartiennent donc pour la plupart (songeons à Beaudet, Charron, Gagnon, Haeck, etc.), via leur participation à une revue ou l'autre, à un vaste courant qui traverse le milieu intellectuel durant les années soixante-dix et leur travail, s'il trouve son ancrage dans le champ littéraire d'abord, ne s'y limite pas. C'est par rapport à des enjeux plus vastes d'ordre culturel mais aussi de nature socio-économique qu'ils auront à se définir et à réfléchir sur leurs pratiques. C'est par rapport à cette conjoncture d'ensemble, par suite, qu'il faudra essayer de comprendre et d'expliquer leurs oeuvres puisque celles-ci éclairent, à partir d'un lieu spécifique, la conjoncture qui, en retour, leur sert de condition générale de production.


IV. En guise de conclusion :
quelques hypothèses de travail


1. Dans la "nouvelle écriture" apparue au Québec depuis le début des années soixante-dix - et cela vaut mutatis mutandis pour les autres formes de la production culturelle de la période -, il me semble qu'il faut absolument distinguer, pour fins d'analyse, deux courants : un courant formaliste dont les recherches relèvent pour l'essentiel - sinon exclusivement - de préoccupations littéraires : renouveler les formes pour créer une littérature différente, innovatrice ; un courant politique, dont les recherches - et les productions - sont intégrées à un projet de transformation révolutionnaire de la société. Dans la pratique cette distinction n'est pas toujours facile à opérer dans la mesure où les deux courants s'expriment souvent dans les mêmes lieux : La barre du jour, Les herbes rouges, L'Aurore, VLB éditeur, etc. Il y a donc là un travail préliminaire à accomplir qui implique une lecture attentive de l'ensemble de la production logeant à l'enseigne de la "modernité".

[15]

2. Les productions d'avant-garde doivent être lues (interprétées et expliquées) à la lumière et en tenant compte de l'apparition, dans le champ politique, d'organisations militantes vouées à la transformation radicale de la société québécoise et canadienne. Les fondements des pratiques artistiques de la période trouvent là leur ancrage : dans le champ culturel, est reprise, dans le cadre des préoccupations propres au champ, la problématique qui sert de ni conducteur aux analyses et pratiques des groupes (et cela même lorsque les producteurs n'adhèrent pas aux groupes ou s'en démarquent sur des points spécifiques). [6]

3. Les groupes politiques eux-mêmes, en dépit de leur fonctionnement relevant d'une mentalité de secte, ne constituent pas des phénomènes excentriques à la société québécoise de la période. A leur manière, ils sont une réponse à la crise économique et sociale qui secoue le Québec depuis le début des années soixante-dix. De même il ne faudrait pas oublier qu'ils se situent dans la filiation des groupes politiques progressistes des années soixante (M.L.P., F.L.P., etc.) dont ils prétendent à la fois conserver l'héritage et le "dépasser" dans le sens d'un marxisme plus conséquent - qui sera en réalité sa caricature stalinienne. Que le marxisme ait pris cette forme au Québec dans les années soixante-dix demeure bien sûr à expliquer (et il faudra sans doute, dans cette analyse, faire intervenir des facteurs autres que strictement politiques : je pense notamment à la dimension religieuse de la pratique des groupes : il y a sûrement là à l'oeuvre des surdéterminations dont la nature n'est pas exclusivement politique) mais il reste qu'on ne peut pas comprendre grand chose aux débats de l'époque si l'on ne prend pas en compte cette réalité.

4. Dans cette perspective, les productions de la période doivent être soumises à une double analyse, formelle et politique. En quoi, sur le plan artistique et littéraire, constituèrent-elles des innovations ? Et quels furent les effets, les retombées politiques qu'elles entraînèrent effectivement ? Autrement dit, dans la mesure où le politique devait être au poste de commandement, jusqu'à quel point furent-elles efficaces, contribuèrent-elles à faire avancer les choses ? Pour répondre à cette question, il faudra, bien sûr, tenter de mesurer les changements survenus durant la période et le rôle que les productions d'avant-garde ont joué à ce titre. L'analyse textuelle devra donc être intégrée, sinon subordonnée, à une lecture d'ensemble - historique et sociologique - des années soixante-dix dans la mesure où les productions d'avant-garde jouent tout à la fois un rôle de révélateur de ce qui bouge et constituent un ferment - parmi d'autres facteurs - des transformations opérées.



* Une première version de ce texte, abrégé et remanié ici, a paru dans Les cahiers du socialisme, 14, printemps 1984, pp. 162-190.

[1] Re. M. Calinescu, "Avant-garde. Some terminological considérations", Year Book of Comparative and General Literature, XXIII, 1974, p. 61-68.

[2] A. Marino, "Essai d'une définition de l'avant-garde", Revue de l'Université de Bruxelles, 1975, p. 64-120.

[3] M. Szabolcsi, "Avant-garde, néo avant-garde, modernité : questions et suggestions", Revue de l'Université de Bruxelles, 1975, p. 38-63.

[4] lbidem, p. 43.

[5] Ibidem, p. 51, Re. aussi R. Loureau, "Sociologie de l'avant-gardisme", L'homme et la société, 26, octobre-décembre 1972, p. 45-68.

[6] On trouvera peut-être que j'accorde trop d'importance aux groupes mi ? C'est que j'estime en effet qu'ils occupent un espace très large dans la "culture de gauche" de la période. Bien entendu ils n'occupent pas tout le champ, le partageant entre autres avec les tenants de la contre culture et les féministes. Et comme le montrent des exemples qui font l'objet d'études dans le présent ouvrage (Chamberland pour la contre culture, le Théâtre des cuisines pour le féminisme), si l'action de ces mouvements est incontestable, bien que pas toujours facilement mesurable, celle des groupes nit est par contre très visible, souvent bruyante, ceux-ci interpellant vigoureusement, on le sait, le mouvement syndical et populaire, y provoquant des débats acrimonieux auxquels le champ culturel n'échappera pas non plus comme en témoigneront notamment les polémiques entre Chroniques et Stratégie, les querelles à l'intérieur de l'A.Q.J.T., etc. Ceci dit on commettrait une grave erreur d'appréciation en faisant de ces groupes la clef de voûte d'une interprétation globale de ce qui se joue sur la scène sociale et politique des années 1970 ; les groupes, j'insiste, occupent une position stratégique dans la "culture de gauche" de la période, et par ailleurs.



Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le mardi 15 février 2011 19:14
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur de sociologie retraité du Cégep de Chicoutimi.
 



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