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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Une édition électronique réalisée à partir de l'article de Danic Parenteau, “Nationalisme québécois et multiculturalisme canadien. Une critique républicaine du libéralisme anglo-saxon.” Un texte publié dans le livre sous la direction de Micheline Labelle, Rachad Antonius et Pierre Toussaint, LES NATIONALISMES QUÉBÉCOIS FACE À LA DIVERSITÉ ETHNOCULTURELLE. Actes du colloque annuel de la Chaire de recherche en immigration, ethnicité et citoyenneté, pp. 61-78. Conférence d’ouverture du colloque. Montréal, Éditions de l’Institut d’Études Internationales de Montréal, 2014, 2e édition, 319 pp. [Les auteurs, Micheline Labelle, Rachad Antonius et Pierre Toussaint, conjointement avec l’éditeur, Les Éditions IEIM, nous ont accordé le 4 novembre 2015 leur autorisation de diffuser électroniquement ce livre dans Les Classiques des sciences sociales.]

[61]

LE DÉFI DU PLURALISME

Nationalisme québécois
et multiculturalisme canadien.
Une critique républicaine
du libéralisme anglo-saxon
.”

Danic Parenteau

Professeur, Humanités et sciences sociales,
Collège militaire royal de Saint-Jean


[277]

RÉSUMÉ

Dans cette communication, je souhaite analyser le rapport parfois très critique qu'entretient la pensée nationaliste québécoise avec la [278] politique d'intégration et de gestion de la diversité ethnoculturelle adoptée par le gouvernement canadien à partir des années 1970, connue sous le nom de « multiculturalisme ». Je souhaiterais ici montrer qu'une bonne partie de cette relation critique tient au fait que de nombreux penseurs du nationalisme québécois souscrivent à une certaine conception du monde de type « républicain », une conception qui sans être entièrement assumée et ainsi pleinement développée chez eux, est néanmoins largement répandue.


[61]

Le présent essai se propose d'analyser le jugement parfois très critique que portent les nationalistes québécois sur le multiculturalisme canadien. La thèse que nous défendrons est que ce jugement tient en partie au fait que bon nombre d'entre eux souscrivent à une certaine conception « républicaine » de la société, laquelle est largement incompatible avec celle sur laquelle se fonde le modèle canadien, qui lui tient du « libéralisme anglo-saxon ». En raison de son statut politique - un État fédéré qui détient presque tous les pouvoirs en matière d'immigration, mais non ceux de la naturalisation -, le Québec est le terrain d'une tension irrésolue et permanente entre deux modèles d'intégration et de gestion de la diversité, lesquels renvoient à deux visions distinctes de la société. D'un côté, le multiculturalisme canadien, et de l'autre un modèle plus républicain, inscrit dans une certaine pratique sociale qui s'est avec le temps développée au Québec. Ce modèle républicain est celui qui nourrit la pensée nationaliste québécoise, même s'il n'est pas pleinement assumé par celle-ci, comme le souligne [62] avec justesse Marc Chevrier, dans son dernier essai [1]. Et même si elle est assez répandue, cette pratique républicaine ne s'est toutefois jusqu'ici que très timidement traduite dans les institutions politiques et sociales québécoises. Par ailleurs, la critique nationaliste du multiculturalisme canadien ne saurait se résumer à ce seul aspect républicain - pensons au discours « antinationaliste » ou « postnationaliste » qui accompagne l'idéologie canadienne -, mais celui-ci tient néanmoins une place non négligeable dans cette critique.

L'opposition sur laquelle reposera notre analyse n'est donc pas celle classique entre « républicanisme » et « monarchisme », puisque lorsqu'il est question de modèles d'intégration et de gestion de la diversité, c'est bien plutôt avec le « libéralisme pluraliste » ou « anglo-saxon » que le républicanisme entre en opposition. En fait, on pourrait même ajouter que sur le plan politique, si on suit encore l'essayiste Marc Chevrier, soit sur le plan des réflexes et des repères liés à l'exercice du pouvoir, une majorité de Québécois, comme de Canadiens-français avant eux, et ce, depuis la défaite des Patriotes, sont de bons monarchistes. Si les Québécois en général, et les nationalistes en particulier, peuvent être « monarchistes » sur le plan politique, ils sont en revanche davantage « républicains » dans la manière dont ils ont de penser la société et par suite de concevoir la manière de s'y intégrer et le rôle de l'État quant à la gestion de la diversité qui en découle.

Modèle d'intégration et conception
de la société à la républicaine


D'emblée convient-il de préciser que notre intention ne sera pas d'entrer dans les nombreux débats philosophiques contemporains, ou même anciens, sur les différentes conceptions de l'idéal républicain. Nous entendons ici le républicanisme dans son acception la plus large. Derrière ce principe politique classique, et par-delà les distinctions nombreuses que l'on peut y apporter, se dégage une famille de [63] grandes caractéristiques, lesquelles sont bien présentes dans la conception de la société qui accompagne la pensée nationaliste québécoise et qui prennent racine dans une certaine pratique sociale au Québec.

Pour soutenir cette analyse, nous nous concentrerons sur trois grandes caractéristiques du modèle républicain, à savoir celles dont les implications sont les plus importantes en matière d'intégration de gestion de la diversité : la citoyenneté, la laïcité et l'idée de Bien commun. Au cours de cette analyse, nous veillerons à bien mettre en lumière les divergences nombreuses et profondes qui existent entre les modèles républicain et libéral anglo-saxon sur lequel se fonde le multiculturalisme canadien.

Citoyenneté

Au cœur du républicanisme, on trouve premièrement une certaine conception de la « citoyenneté » ou du « citoyen ». La république est le régime de l'autogouvernement du peuple ou le gouvernement du peuple pour le peuple. Si on laisse parler le mot lui-même, « république », cela veut dire la « res publica » ; c'est-à-dire la chose publique. Et cette chose publique est précisément ce qui se laisse voir à travers cette double médiation du peuple qui se donne un gouvernement et des lois, lesquels, à leur tour, sont destinés au peuple. Le peuple républicain est à la fois le législateur (ce qui ne l'empêche pas de pouvoir le plus souvent déléguer ce pouvoir à des représentants de son choix) et le légiféré, soit celui qui doit obéir aux lois. Cette double médiation est par définition un processus transparent, c'est-à-dire public, composé de débats, d'échanges et parfois de tensions. Si cette médiation est au cœur du régime politique républicain, celle-ci est également au cœur de l'idée de citoyenneté qui s'y rattache.

Le citoyen est au cœur de cette médiation républicaine, puisqu'il en est lui-même le sujet. Mais, il ne l'est que dans la mesure où il aura d'abord et avant tout été élevé à ce rôle central. On ne naît pas citoyen, on le devient. C'est là l'une des tâches de l'État et de la société en général dans une perspective [64] républicaine que d'élever les individus à la citoyenneté. D'où l'importance d'institutions comme l'école ou le service militaire (ou civil) dans ce modèle de société. Être citoyen, c'est donc intégrer une société, puisque la citoyenneté est un statut que l'on acquiert au terme d'une socialisation. Si ce travail d'éducation vise prioritairement les enfants et les jeunes que la société doit éduquer ou élever à la culture nationale, celui-ci concerne également les nouveaux arrivants. Dans une perspective républicaine, l'éducation et l'intégration sont des processus aux finalités similaires, puisqu'elles visent toutes deux à élever deux groupes distincts à la citoyenneté [2].

Si les nouveaux arrivants qui s'installent à l'âge adulte possèdent déjà une citoyenneté, celle de leur pays d'émigration, il n'en demeure pas moins qu'ils ne possèdent pas la citoyenneté nationale de leur société d'accueil. Dans une perspective républicaine, la citoyenneté est toujours nationale. Peuple et nation forment un couple indissociable, en ce qu'être citoyen, consiste précisément à appartenir à une communauté politique particulière, qui possède ses institutions symboliques et politiques, issues d'une expérience historique nationale singulière. C'est être membre d'un peuple qui, conscient de son caractère national, forme une communauté politique ouverte à l'intégration de nouveaux membres. D'un point de vue républicain, un citoyen du monde ou un citoyen universel ne peut exister, puisque la citoyenneté se rattache toujours à une communauté politique particulière.

En revanche, dans la conception de la société inspirée du libéralisme anglo-saxon sur laquelle se fonde le multiculturalisme canadien, la citoyenneté tend à se réduire au simple fait pour des individus de jouir de Certains droits. Être citoyen, c'est être détenteur de droits garantis par des lois ou une grande charte de droits. La citoyenneté libérale ne possède que très peu cette dimension « active » propre au modèle républicain, puisqu'elle se conçoit davantage de manière [65] « passive », selon une approche plus « formelle ». Qui plus est, la citoyenneté libérale apparaît en général de manière plus « désincarnée », en ce qu'elle se conjugue plus facilement avec un certain cosmopolitisme, une vision du monde fondée sur un sentiment d'appartenance à l'humanité tout entière et où les différences nationales apparaissent secondaires.

Quelles sont donc les implications d'une telle conception républicaine de la citoyenneté pour l'intégration et la gestion de la diversité, si on la compare au modèle fondé sur le libéralisme anglo-saxon ?

De manière générale, dans une société fondée sur le libéralisme anglo-saxon, la question de l'intégration se pose habituellement avec beaucoup moins d'acuité que dans une société imprégnée de républicanisme. Autrement dit, l'intégration est un processus beaucoup plus complexe dans le cas de cette dernière. Selon l'approche libérale, la société étant essentiellement conçue comme un agrégat d'individus largement autonomes poursuivant leurs intérêts privés et celle-ci n'incarnant pas une identité nationale trop affirmée, l'intégrer implique une démarche relativement simple pour tout nouvel immigrant. Du côté de la société d'accueil, cela passe essentiellement par le fait pour l'État de garantir aux nouveaux arrivants, par le biais de la loi, voire de certaines mesures administratives ou politiques simples, les mêmes droits et libertés fondamentaux que ceux dont jouissent tous les autres citoyens. Et pour le nouvel arrivant, cela se résume essentiellement à accepter de se conformer à ces lois et ces politiques. Ceci s'avère relativement facile en soit, compte tenu du fait que celles-ci n'ont en réalité aucune raison d'être si différentes de celles que l'on trouve ailleurs dans les autres sociétés organisées selon les principes du libéralisme anglo-saxon. L'intégration à une telle société nous apparaît ainsi comme un processus relativement peu contraignant.

En revanche, dans le modèle républicain, l'intégration implique un processus plus complexe et exigeant, à la fois pour la société d'accueil - c'est-à-dire dans les ressources et l'investissement symbolique qu'elle doit engager pour veiller à [66] ce que les nouveaux arrivants adoptent leur nouvelle société et sa culture nationale - que pour les nouveaux arrivants eux-mêmes - dans ce qu'ils doivent déployer comme efforts en vue de parvenir à intégrer cette société et cette culture nationale dont la république se veut le garant.

D'un côté, le modèle républicain de citoyenneté implique pour l'État des responsabilités importantes à l'égard des nouveaux arrivants. Celui-ci doit leur fournir tout ce dont ils ont besoin pour s'intégrer, soit, essentiellement, la maîtrise de la langue nationale et l'apprentissage de certains codes culturels. Cela tient d'une condition essentielle pour l'exercice de la citoyenneté, laquelle implique essentiellement la possibilité de participer activement à la vie de la société, c'est-à-dire de pouvoir prendre part au processus de médiation républicain. L'État se soustrairait à ses obligations s'il ne s'acquittait correctement de cette tâche essentielle qui consiste à fournir à tous ceux qui choisissent de s'établir sur son territoire ce qui rend possible l'exercice réel de la citoyenneté. Il s'agit d'une responsabilité importante pour un État. C'est une telle conception républicaine de l'intégration citoyenne que défend par exemple Tania Longpré dans son essai Québec cherche Québécois pour relation à long ternie et plus. Comprendre les enjeux de l'immigration, qui plaide pour une meilleure francisation des immigrants [3]. Cet ouvrage a d'ailleurs reçu un accueil très favorable de la part des nationalistes québécois.

De l'autre côté, intégrer une société républicaine implique de la part des nouveaux arrivants qu'ils acceptent de consentir à certaines normes sociétales ou certaines règles forgées par le temps et propres à la nation qui les accueillent. C'est que la connaissance de ces normes et ces règles est une condition essentielle à l'exercice réel de la citoyenneté. Car la citoyenneté s'inscrit toujours à l'intérieur d'une société particulière fondée sur une expérience historique et sociale singulière qui peut seule lui donner tout son sens. L'idée [67] populaire selon laquelle « c'est aux immigrants à s'adapter à leur société d'accueil et non l'inverse » traduit assez bien cette exigence toute républicaine. Or cette exigence, à défaut d'être inscrite dans une tradition et une pensée républicaine pleinement assumée au Québec, se voit malheureusement trop souvent formulée de façon simpliste, voire populiste : comme si le « fardeau » de l'intégration revenait exclusivement à ceux qui choisissent de s'établir chez nous. On semble en effet incapable au Québec de justifier cette exigence sur la base d'une conception républicaine claire, cohérente et consciente de la société, dont on trouve par ailleurs les traces dans une pratique sociale qui tend déjà naturellement vers une telle conception. En dépit de cela, il n'en demeure pas moins que l'idée qu'il revient aux nouveaux arrivants de se sentir interpeller par le destin historique de la nation québécoise en s'appropriant certaines de ses normes et règles sociétales est largement partagée par les Québécois, et les nationalistes en particulier. Et l'idée qui reconnaît à l'État et à la société en général une responsabilité importante de fournir aux nouveaux arrivants tout ce dont ils ont besoin pour exercer leur citoyenneté l'est tout autant.

Évidemment que dans une perspective libérale, en raison de la méfiance à l'égard de l'État qui caractérise cette idéologie et de la primauté accordée à l'individu sur la société, cette plus haute exigence en matière d'intégration, ne pourra toujours être perçue que comme une sorte de « contrainte » imposée aux individus de la part de l'État ou de la société, ou pire, comme une forme d'« oppression ». Dans une forme radicale, cette exigence d'intégration a certes pu par le passé légitimer ailleurs des programmes d'assimilation des nouveaux arrivants, processus radical d'acculturation qui consiste à se départir entièrement de sa culture d'origine pour en embrasser totalement une autre, celle de la société d'accueil. Mais il va s'en dire que dans les sociétés occidentales contemporaines, marquées par l'expérience de la diversité, acquises aux vertus de la tolérance et de l'ouverture à l'autre - comme on peut notamment observer au Québec aujourd'hui -, un tel programme assimilationniste serait complètement irrecevable. Intégration ne saurait en aucun cas à notre époque être [68] synonyme d'assimilation. Seulement, il est vrai que dans le modèle républicain, l'intégration est un processus plus exigeant, ou plus contraignant, à la fois pour les nouveaux arrivants et pour l'État, que dans la pratique libérale.

Par ailleurs, si nous avons pu affirmer plus haut que le modèle d'intégration libéral reposait sur cette exigence pour l'État de garantir aux nouveaux arrivants les mêmes droits et libertés dont jouissent les autres citoyens, il convient de préciser que le multiculturalisme canadien, qui repose effectivement sur une telle approche, ne saurait toutefois se résumer à cette seule dimension. Au cœur de ce modèle d'intégration et de gestion de la diversité, et à côté de cette exigence formelle de garantie de droits, on trouve le principe de la « reconnaissance ». Selon le modèle canadien, pour qu'une société puisse intégrer correctement ses nouveaux arrivants, il importe qu'elle se montre accueillante à l'égard des cultures d'origine de ces derniers. Les nouveaux arrivants se sentant ainsi les bienvenus dans leur nouveau pays d'accueil, ils tendront donc plus naturellement à vouloir s'y intégrer. Telle est dit très simplement la logique intégrative du multiculturalisme. La question de la reconnaissance répond assurément à un besoin fondamental des nouveaux arrivants - et nous pourrions ajouter de toute personne membre d'une minorité nationale - et elle entre certainement dans les devoirs d'une société d'accueil à l'égard de ses nouveaux arrivants. Mais il est évident que d'un point de vue républicain, intégrer ces derniers est un processus beaucoup plus complexe, structurant et exigeant que cette attitude généreuse d'ouverture à la différence. Pour une société d'accueil, se montrer accueillante à l'égard des nouveaux arrivants ne saurait en soit tenir lieu de politique d'intégration, pas plus d'ailleurs que le simple fait de leur garantir des droits.

Laïcité

Deuxièmement, au fondement du modèle républicain, on trouve le principe de la « laïcité ». Celui-ci garantit la séparation de l'Église et de l'État en reléguant toutes les questions religieuses au domaine privé. Dit simplement, ce principe stipule que la [69] religion n'a pas sa place dans la sphère publique, c'est-à-dire que des motifs religieux, ou liés à une certaine pratique religieuse ne peuvent être évoqués dans les affaires touchant le domaine ouvert par la médiation républicaine, la res publica.

Une différence importante distingue les modèles républicain et libéral en matière de relation entre l'Église et l'État. Le « sécularisme » libéral repose sur le principe de la neutralité de l'État par rapport aux différentes religions pratiquées par ses citoyens. L'État ne peut avoir de préférence en matière de croyance et ne doit pas intervenir sur des questions religieuses [4]. Cela veut donc dire que suivant ce modèle, il est possible d'aménager dans l'espace public une certaine place pour la pratique religieuse, quelle qu'elle soit. Seulement, il ne revient pas à l'État d'encourager telle ou telle religion, tant dans l'espace public que privé. Le principe de la laïcité républicaine est plus strict en matière de séparation de l'Église et de l'État, puisqu'il n'en appelle pas simplement à la neutralité de l'État en matière religieuse, mais requiert la mise à l'écart complète de la foi de l'espace public, sous prétexte que la religion relève entièrement du domaine privé.

C'est d'ailleurs précisément pour « assouplir » ce principe de la laïcité, jugé trop rigide, que les commissaires Gérard Bouchard et Charles Taylor sont arrivés avec ce concept de laïcité dite « ouverte » [5], dans le rapport qu'ils ont fait paraître en 2008 au terme de la Commission de consultation sur les pratiques d'accommodement reliées aux différences culturelles - un principe qui figurait d'ailleurs déjà dans le Rapport Proulx de 1999 sur la déconfessionnalisation des écoles publiques au Québec [6]. Voici d'ailleurs comment Jocelyn [70] Maclure, professeur de philosophie à l'Université Laval et analyste expert membre de cette commission, défendait un tel principe dans les pages du quotidien Le Devoir quelques mois après la parution de ce rapport :

Un régime de laïcité « ouverte » cherche à éviter que la laïcité soit en fait une morale antireligieuse. Un tel régime de laïcité est ouvert à la présence de la religion ou de toutes autres doctrines et mouvements de pensée dans l'espace public, dans les limites du respect des droits et libertés des autres citoyens [7].

Dit simplement, la laïcité ouverte serait donc en quelque sorte une tentative pour rapprocher le principe républicain de la laïcité du sécularisme libéral.

L'adhésion des Québécois et des nationalistes en particulier à ce principe est récente, puisqu'elle remonte à la Révolution tranquille. Dans l'imaginaire collectif québécois, cette mise à l'écart de la religion de l'espace public continue d'ailleurs d'être perçue comme l'un des principaux acquis de cette période de profonds bouleversements sociaux. On se rappelle en effet que la Révolution tranquille a entraîné l'affranchissement des Québécois de l'Église catholique, institution qui jouissait jusque-là d'une influence considérable dans de nombreux domaines de la vie publique au Québec, que ce soit en éducation, en santé, en culture et bien entendu, dans le domaine spirituel. La transformation du nationalisme traditionnel canadien-français en un nationalisme moderne québécois - dit autrement, d'un nationalisme culturel conservateur à un nationalisme politique souverainiste - à cette époque est d'ailleurs en grande partie redevable à cette perte d'influence de l'Église au Québec dans l'espace public. En effet, le principal mot d'ordre politique de cette institution religieuse depuis la révolte des Patriotes avait été la soumission totale à l'ordre politique et économique établi ; soumission que [71] conteste précisément le présent nationalisme souverainiste contemporain. Aussi, ce principe laïc occupe-t-il encore une place centrale dans l'imaginaire québécois, de même que dans la pensée nationaliste contemporaine.

Si l'affaire des « accommodements raisonnables », qui secoua la société québécoise entre 2006 et 2008, a pu faire tant de bruit, c'est qu'elle a signifié pour plusieurs une sorte de tentative pour remettre en cause cet important acquis de la Révolution tranquille. Aussi, avons-nous assisté à un véritable « sursaut républicain » de la part des Québécois qui se sont exprimés majoritairement contre cette pratique juridique d'inspiration libérale contraire à l'idéal de laïcité. Ces derniers ont exprimé clairement leur refus de voir à nouveau la religion réintégrer l'espace public, cette fois-ci par la petite porte, alors que celle-ci avait été chassée par la grande porte dans les années 1960. On a certes pu ici et là entendre des commentaires négatifs relevant davantage de l'incompréhension à l'égard de certaines pratiques religieuses révélées par cette affaire, d'une réticence à accepter de telles pratiques, voire dans des cas plus rares, d'un sentiment de « peur » à l'égard de l'autre. Mais ces réactions ont été très minoritaires et c'est davantage une réaction d'inspiration républicaine, fondée sur le principe politique de la laïcité, qui s'est alors fait entendre. Et les nationalistes québécois ont été nombreux à cette époque à défendre une telle position.

Par ailleurs, si ce principe de la laïcité républicaine fait largement consensus au Québec, on observe toutefois que lorsqu'il s'agit de l'appliquer à la religion catholique majoritaire, il ne fait pas l'objet d'une observation aussi stricte que lorsqu'il implique les autres religions. En effet, le catholicisme et ses symboles, comme aiment nous le rappeler certains nationalistes plus conservateurs, font également partie de notre héritage, de la culture québécoise. C'est notamment un tel argument que nous avons pu entendre pour soutenir le maintien contre toute logique républicaine du crucifix dans le salon bleu de l'Assemblée nationale : le crucifix un symbole culturel ? Or, à quel moment et sous quelles conditions un objet « religieux » cesse-t-il de l'être pour devenir un objet [72] « culturel » ? Cette question est fondamentale et les nationalistes qui tiennent ce discours semblent pour l'instant incapables d'y apporter une réponse claire. Or, celle-ci est pourtant capitale, puisque c'est justement le même argument qui est par exemple employé par certaines femmes musulmanes pour justifier le port du foulard islamique dans l'espace public, une pratique que rejettent pourtant ces mêmes nationalistes : le foulard serait selon elles un élément de leur « culture », plutôt qu'un signe « religieux ». Si le crucifix de l'Assemblée nationale peut être considéré comme un « symbole culturel », on voit mal comment un foulard ne pourrait pas également l'être ? Si les Québécois étaient républicains jusqu'au bout, ils accepteraient de retirer ce crucifix. Pour paraphraser le Marquis de Sade, nous aurions envie de dire « Québécois, encore un effort si vous voulez être républicains ! »

Bien commun

L'idéal républicain repose troisièmement sur l'idée que l'État, comme dépositaire de la volonté du peuple, a pour rôle la préservation du « Bien commun ». Dans une perspective républicaine, il incombe à l'État un rôle « positif », qui est celui de préserver l'intérêt général, contre les intérêts privés divergents exprimés par tout un chacun dans la société.

Comme nous l'avons évoqué plus haut, dans le modèle libéral, le rôle de l'État est au contraire davantage « négatif ». Il n'entre pas dans les responsabilités de cette institution de défendre une quelconque idée du Bien commun, puisque l'État libéral n'a que pour seule fonction de veiller à ce que tous ses membres puissent poursuivre leurs intérêts privés, dans le respect des intérêts des autres individus de la société. Celui-ci n'a que pour seule tâche que de garantir à tous un espace sécuritaire et harmonieux où les individus peuvent nourrir leur propre idée du bien et poursuivre leur vie en cherchant à s'y conformer, et non de défendre une quelconque conception du Bien commun qui irait au-delà de ces idées individuelles et par définition multiples qui traverse toute société.

[73]

Bien entendu, dans le cas du libéralisme de gauche, cela n'interdit pas à l'État de jouer un certain rôle « social ». Mais dans ce cas, l'interventionnisme étatique ne trouve pas sa justification dans une quelconque promotion du Bien commun, mais dans le simple fait que certains individus, à savoir les plus démunis, seraient privés de la possibilité de poursuivre librement leurs intérêts privés, si l'État n'intervenait pas pour leur garantir l'accès à certaines ressources élémentaires minimales.

Par ailleurs, dans la perspective républicaine, parmi les principaux éléments qui entrent dans la composition du Bien commun, il y a la préservation de l'identité de la nation. L'État républicain est toujours l'incarnation institutionnelle d'une nation, dont il importe de préserver l'identité. L'État est l'institution qui accompagne dans le temps le destin historique d'une nation (ou de plusieurs nations dans le cas des États plurinationaux). Il est en quelque sorte la réalisation objective de la liberté d'un peuple élevé à sa conscience nationale - la conception hégélienne de l'État est foncièrement républicaine [8]. La confiance que placent les Québécois et les nationalistes en particulier dans l'État du Québec depuis la Révolution tranquille témoigne clairement de cette adhésion à une vision républicaine de la société, laquelle fait de la préservation du Bien commun, soit de l'intérêt national, l'une des tâches essentielles de l'État.

Et cette question du Bien commun est à nos yeux celle qui permet peut-être le mieux de saisir le caractère plus « exigeant » du processus d'intégration qui se rattache à cette tradition politique, en comparaison avec la tradition libérale.

Cette mission de sauvegarde de l'identité nationale pour l'État du Québec trouve principalement son origine à nos yeux dans le rapport symbolique que la nation québécoise entretient avec ses voisins immédiats sur le continent. Le Québec est le seul État français d'Amérique du Nord. Les Québécois sont 8 millions et ils sont entourés d'une communauté essentiellement [74] anglophone de 300 millions de personnes. Un tel rapport de force a nécessairement des effets sur la manière de concevoir l'identité nationale québécoise, ainsi que le rôle de l'État québécois pour la sauvegarde et l'épanouissement de l'identité de cette petite nation sur ce continent anglo-saxon. Cet État, et ce, même en sa qualité d'État semi-autonome, continuera toujours d'être perçu par les nationalistes comme un puissant outil aux mains de la nation québécoise minoritaire sur le continent nord-américain. Ces derniers savent très bien que sans l'État du Québec, sans cette institution collective capable de veiller au Bien commun, par exemple en légiférant en matière de langue, d'éducation ou d'immigration, leur sort pourrait davantage ressembler à celui des Franco-Canadiens, des Acadiens ou des Louisianais.

Dans l'histoire du Québec ou du Canada français, cette confiance dans l'État est évidemment assez récente, puisqu'elle remonte à l'émergence du néonationalisme au moment de la Révolution tranquille. Historiquement, c'est plutôt dans l'Église que les Canadiens-français, surtout après l'échec des Patriotes, avaient placé leur confiance. Mais l'idée qu'il revient à une institution nationale centrale, telle que l'Église ou l'État, de veiller à la sauvegarde du Bien commun - quel que soit le sens de cet idéal, « catholique », « français » et « rural » avant les années 1960, « laïc », « français » et « moderne » après la Révolution tranquille - est quelque chose qui semble assez bien ancré dans l'imaginaire collectif québécois et dans certains réflexes politiques, au premier plan, dans l'imaginaire nationaliste.

Or, quelles sont les implications d'une telle approche républicaine de l'État en ce qui a trait à l'intégration des immigrants ? L'État a pour responsabilités d'amener les nouveaux arrivants à adhérer minimalement à l'idée de cette mission singulière, laquelle est soutenue par une majorité de Québécois. Il importe pour l'État de travailler à amener les nouveaux arrivants à se sentir solidaires du destin national du peuple québécois. Ces derniers sont invités à comprendre le sens d'une telle mission et à l'accepter, et ce, même si cela peut, dans certains cas, se traduire par l'empiétement de [75] certains droits individuels fondamentaux pourtant garantis par la Charte canadienne des droits et libertés - pensons ici aux exigences posées par la Charte de la langue française. S'intégrer au Québec passe par la reconnaissance de ce rôle particulier pour l'État québécois, celui de défendre l'identité québécoise ; un rôle dont on ne trouve par ailleurs que très peu la trace dans les sociétés organisées selon le modèle libéral. Cela passe par l'acceptation que des droits individuels puissent être soumis à certaines limites, et ce, au nom de certains droits collectifs dont l'État doit assurer la sauvegarde, notamment ceux qui sont propres à assurer la préservation et l'épanouissement de la nation québécoise dans ce contexte nord-américain. Il va s'en dire que cette dernière idée recueille un appui très important de la part de tous les nationalistes québécois, pour qui l'avenir de la nation québécois est au fondement de leur pensée politique.

Conclusion

À travers cette analyse, nous avons pu voir que le Québec est le terrain d'une tension irrésolue et permanente entre ces deux modèles d'intégration et de gestion de la diversité que sont le multiculturalisme et le républicanisme. Si le premier renvoie à une politique officielle, élevée au Canada au rang d'idéologie « officielle », le second, repose sur une certaine pratique sociale bien ancrée au Québec, mais qui n'a pas jusqu'ici réussi à pénétrer les institutions politiques et sociales québécoises que d'une manière limitée. On peut par exemple voir dans les efforts déployés par le Gouvernement du Québec depuis les années 1970 pour faire de P« interculturalisme » sa politique officielle d'intégration et de gestion de la diversité, l'expression d'une certaine ambition républicaine. Mais ces efforts n'ont jusqu'ici pas réussi à porter leurs fruits. Ce modèle demeure largement méconnu du grand public et continue d'être l'objet de critiques de la part de commentateurs et analystes qui lui reprochent une proximité conceptuelle trop grande avec le multiculturalisme. Autrement dit, il n'y aurait pas de différence fondamentale entre l'interculturalisme québécois et le multiculturalisme canadien.

[76]

La mise en concurrence de ces deux modèles d'intégration et de gestion de la diversité fondés sur des conceptions de la société largement irréconciliables n'est pas sans avoir d'effets sur la capacité d'intégrer correctement les nouveaux arrivants au Québec. Comment ceux-ci peuvent-ils s'y retrouver, tiraillés entre ces deux modèles, entre deux systèmes de repères symboliques opposés, entre des normes sociétales contradictoires et des logiques sociales discordantes. La confusion règne. Ce n'est donc pas un hasard que l'affaire des accommodements raisonnables ait pu éclater au Québec et non au Canada. Non pas parce que les Canadiens sont plus ouverts aux autres cultures, plus accueillants et moins repliés sur eux-mêmes que les Québécois. Mais précisément en raison de cet état de tension irrésolue entre ces deux modèles d'intégration et de gestion de la diversité placé en concurrence.

Seule une décision politique pourrait nous sortir de cet état de confusion. Il faudra bien un jour que les Québécois se décident à adopter l'un ou l'autre de ces deux modèles et qu'ils en assument pleinement tout le sens et la portée. Ou bien qu'ils se soumettent à l'ordre idéologique canadien, en faisant enfin leur le multiculturalisme - comme les invitent d'ailleurs les tenants de l'ordre idéologique canadien depuis des décennies. Ou bien qu'ils rejettent ce modèle et endossent pleinement le modèle républicain en traduisant celui-ci dans une conception claire, cohérente et consciente de la société qui soit en accord avec cette pratique sociale déjà bien ancrée parmi les Québécois. Cette deuxième voie n'est certainement pas la plus facile, lorsque l'on sait que le principe du multiculturalisme est inscrit dans la constitution canadienne [9] et que seul un amendement pourrait permettre au Québec de se soustraire à cette obligation constitutionnelle de « [...] promouvoir le maintien et la valorisation du patrimoine multiculturel des Canadiens » [10]. Opter pour cette seconde voie ne [77] sera véritablement possible que le jour où les Québécois diront oui à l'idée de pays.

Références

Bouchard, Gérard et Charles Taylor. (2008). Fonder l'avenir. Le temps de la réconciliation, Rapport de la Commission de consultation sur les pratiques d'accommodement reliées aux différences culturelles, Québec, Gouvernement du Québec.

Charte canadienne des droits et libertés, partie I de la Loi Constitutionnelle de 1982, constituant l'annexe B de la Loi de 1982 sur le Canada (R.-U.), 1982, c 11.

Chevrier, Marc. (2012). La République québécoise. Hommages à une idée suspecte, Montréal, Éditions du Boréal.

Hegel, Georg Wilhelm Friedrich. (2003). Principes de la philosophie du droit, Paris, Presses universitaires de France.

Longpré, Tania. (2013). Québec cherche Québécois pour relation à long terme et plus. Comprendre les enjeux de l'immigration, Montréal, Stanké.

Maclure, Jocelyn. (2008). « Les raisons de la laïcité ouverte », Le Devoir, 24 novembre, p. A7.

Québec, Groupe de travail sur la place de la religion à l'école. (mars 1999). Laïcité et religions. Perspectives nouvelles pour l'école québécoise, rapport du, Québec, Ministère de l'Éducation.

[78]



[1] Chevrier, 2013.

[2] Un tel rapprochement ne saurait bien sûr épuiser tout le sens des finalités de tout système d'éducation, lequel dépasse bien sur cette seule dimension.

[3] Longpré, 2013.

[4] Cette neutralité de l'État en matière religieuse n'empêche néanmoins pas le législateur libéral de pouvoir évoquer Dieu comme source de ses lois, comme c'est le cas par exemple au Canada, dont le préambule de la Charte canadienne des droits et libertés se lit comme suit : « Attendu que le Canada est fondé sur des principes qui reconnaissent la suprématie de Dieu et la primauté du droit ».

[5] Bouchard et Taylor, 2008, p. 140-153.

[6] Québec, Ministère de l'Éducation, 1999.

[7] Maclure, 2008, p. A7.

[8] Hegel, 2003.

[9] L'article 27 de la Charte canadienne des droits et libertés, laquelle fait partie de la Loi constitutionnelle de 1982 se lit comme suit : « Toute interprétation de la présente charte doit concorder avec l'objectif de promouvoir le maintien et la valorisation du patrimoine multiculturel des Canadiens ».

[10] Ibid.



Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le samedi 27 février 2016 10:17
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur associé, Université du Québec à Chicoutimi.
 



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