Christian Nadeau
Professeur, département de philosophie, Université de Montréal
“Torture des prisonniers et guerre en Afghanistan.
LE TEMPS DE RENDRE DES COMPTES”.
Un article publié dans le journal LE DEVOIR, Montréal, édition du 31 mars 2010, page A9 idées.
Le diplomate Richard Colvin, qui a occupé des fonctions en Afghanistan d'avril 2006 à octobre 2007, affirme avoir envoyé une quinzaine de rapports à de nombreux hauts responsables politiques et militaires canadiens, et ce, afin de les prévenir des risques élevés d'actes de torture perpétrés au sein des prisons afghanes. Il était donc urgent d'éviter tout transfert de prisonniers aux autorités afghanes, sans quoi le Canada serait passible d'accusations criminelles en vertu de la Loi sur les crimes contre l'humanité et les crimes de guerre, ou encore en vertu de la convention de 1984 contre la torture.
Si les allégations de M. Colvin s'avéraient fondées, cela signifierait que notre pays, par ses hauts dirigeants politiques et militaires, s'est rendu complice de torture et peut lui-même être accusé de crimes de guerre. Il faut une grande dose d'aveuglement pour refuser de reconnaître l'évidence, soit la torture quasi systématique des détenus transférés aux autorités afghanes, indépendamment de leur statut.
[Photo : Agence France-Presse Jack Guez. David Mulroney affirme que le Canada n’aurait jamais autorisé le transfert de prisonniers s’il avait eu la certitude que ceux-ci couraient des risques de torture.]
Témoignage attendu
Pour mémoire, rappelons que le gouvernement Harper s'est lui-même placé dans une position très inconfortable en rejetant en bloc les allégations de Colvin. En novembre 2009, le témoignage de David Mulroney, qui fut entre 2007 et 2008 sous-ministre aux Affaires étrangères et responsable de l'Afghanistan, était très attendu par le gouvernement Harper. Ce témoignage devait être l'élément décisif qui allait enfin mettre un terme à ce qui selon eux n'est rien d'autre qu'une farce grotesque dont les médias se font les relais malheureux.
Le gouvernement fédéral était dans l'eau chaude et se devait de réagir par tous les moyens possibles pour éviter d'ajouter une autre fausse note à son bilan déjà très négatif en matière de relations internationales. Or, non seulement David Mulroney n'a pas pu nier la plausibilité des propos tenus par Richard Colvin, mais il a montré pourquoi le scénario de la torture était pratiquement inévitable, sauf en cas d'un refus catégorique du transfert de prisonniers.
Si, comme M. Mulroney l'affirme, le gouvernement canadien connaissait réellement le risque encouru par les prisonniers afghans à la suite de leur transfert aux autorités afghanes, comment expliquer qu'il n'y ait pas eu ordre formel d'interdire une telle chose? À cela, M. Mulroney s'est contenté de répondre, suivant la voix de ses maîtres, que le gouvernement avait fait ce qu'il pouvait. Tout comme les militaires, le chef d'état-major de l'armée canadienne, le général à la retraite Rick Hillier, le lieutenant-général à la retraite Michel Gauthier et le major-général David Fraser, il affirme que le Canada n'aurait jamais autorisé le transfert de prisonniers s'il avait eu la certitude que ceux-ci couraient des risques de torture. Et pourtant, l'armée elle-même, par la personne du chef d'état-major Walter Natynczyk, a fini par avouer, début décembre 2009, qu'au moins un des détenus torturés par l'armée afghane avait été transféré par les Forces canadiennes.
Pavé illisible
Rappelons enfin les derniers épisodes de ce qui pourrait constituer le scénario d'un mauvais film de politique-fiction. Après la création difficile d'un comité parlementaire sur le transfert des détenus afghans, les conservateurs usèrent de toutes les stratégies possibles pour empêcher la tenue d'une enquête publique sur les allégations de Richard Colvin. Cela se traduisit par exemple, en décembre dernier, par l'absentéisme des membres conservateurs du comité, ce qui paralysa celui-ci, puisqu'il n'y avait pas quorum. Pour mieux creuser la tombe du comité, le gouvernement eut également recours à la prorogation, qui se termina début mars 2010 et qui entraîna une suspension des travaux du comité.
Tout récemment, le gouvernement a remis au Parlement un énorme pavé de 2500 pages, à la limite de l'illisible car censuré soi-disant pour des raisons de sécurité. L'opposition a vivement dénoncé cette nouvelle manoeuvre dilatoire de ministres, comme Peter Mackay, qui voudraient bien faire oublier cette malencontreuse histoire. Enfin, le ministre fédéral des Affaires étrangères, Lawrence Cannon, a affirmé il y a quelques jours que les allégations de torture envers des prisonniers afghans étaient non fondées. Évidemment, il serait difficile d'imaginer le témoignage, en direct du Parlement, de prisonniers torturés. Sont-ce là les seules preuves possibles pour enclencher une procédure juridique?
Le temps de rendre des comptes
Le 7 octobre 2001 avaient lieu les premières frappes aériennes américano-britanniques contre l'Afghanistan, en représailles aux attentats du 11-Septembre. La guerre contre le terrorisme a été déclenchée il y a huit ans, entraînant avec elle de nombreuses suites, dont les mesures folles des gouvernements occidentaux pour protéger leurs citoyens et leurs intérêts contre les organisations terroristes islamistes. Pour le Canada, la guerre allait modifier complètement l'image du pays, tant à l'intérieur qu'à l'extérieur.
De son ancienne réputation de gardien de la paix, il ne reste plus grand-chose. Le Canada est maintenant un pays militariste, même s'il n'en a guère les moyens. Notre pays est passé d'une logique préventive, par son importante participation aux missions des Casques bleus de l'ONU, à une logique guerrière, tournée de plus en plus vers l'OTAN. Depuis 2001, les gouvernements libéraux et conservateurs ont donné des moyens toujours plus grands à l'armée, sans jamais que cela ne fasse l'objet d'un véritable débat démocratique. Cette logique a conduit au scandale sans précédent auquel nous assistons à l'heure actuelle. Notre gouvernement cherche à minimiser ces abominations, dans le meilleur des cas, ou tout simplement à ne pas en tenir compte. À l'heure d'un débat de fond sur le retour des militaires canadiens au pays après huit ans de combats en Afghanistan, il est temps de rendre des comptes.
Le temps des bilans
Huit ans après les débuts de la guerre, il est urgent de faire le bilan juridique de nos actions en Afghanistan. Si le gouvernement s'y refuse et si l'opposition ne peut ou ne veut rien faire, muselée par la crainte d'élections qu'elles risquent de perdre, il faut alors espérer l'intervention de la Cour pénale internationale, comme l'avaient suggéré il y a plusieurs mois les juristes Michael Byers et William Schabas.
Huit ans après les débuts de la guerre, il est temps de faire le bilan moral et politique de cette guerre. Il est temps de poser des questions. Certes, le retour des troupes est prévu pour 2011. Mais il serait hasardeux d'attendre cette date pour obtenir des informations essentielles aux citoyens canadiens. Après tout, aucun citoyen ne peut se laver les mains au sujet de ce qui se passe maintenant en Afghanistan. Au Canada, notre mission en Afghanistan est vue comme l'un des nombreux engagements militaires auxquels nous aurons à faire face dans les prochaines années. Rien de plus, rien de moins.
Au diable les longs questionnements sur le pourquoi et le comment de ces missions. La position du gouvernement actuel se résume, à peu de choses près, à ceci: «Nous sommes venus, nous avons vu, et peu importe que nous n'ayons pas vaincu: l'important, est que notre effort de guerre soit reconnu.» Il y a bien sûr les déclarations d'usage sur la veuve et l'orphelin, mais aucune discussion n'a lieu, ou si peu, entre élus et électeurs, sur les raisons de notre présence, sur le sens réel de cette mission et sur notre complicité dans des crimes de guerre.
Améliorer la vie de qui au juste?
Le 17 septembre dernier, à la suite du décès du soldat Jonathan Couturier, le premier ministre Harper déclarait: «La participation du Canada à cette mission mandatée par les Nations unies s'inspire des valeurs canadiennes. Nous continuerons d'aider le peuple afghan à ériger un pays stable, démocratique et autosuffisant. Jamais le Canada n'oubliera le soldat Couturier qui a sacrifié sa vie pour améliorer celle des autres.»
Améliorer la vie de qui au juste? Des prisonniers transférés dans les geôles afghanes? Du peuple afghan, dont les larmes et le sang n'ont pas fini de couler? Des Canadiens dans leur ensemble, même si le pays a perdu toute crédibilité sur le plan international et est vu comme le dernier reliquat des pires années Bush?
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Christian Nadeau
Professeur de philosophie à l'Université de Montréal |