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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Une édition électronique réalisée à partir de l'article de Mikhaël Elbaz et Françoise Morin, “Trajets socio-identitaires de générations de migrants en France et au Québec.” ÉDITORIAL. Un article publié dans la Revue Européenne des Migrations Internationales, vol. 9, no 3, 1993, pp. 5-11. Éditorial. [Autorisation accordée par l'auteure le 18 février 2009 de diffuser cet article dans Les Classiques des sciences sociales.]

[5]

Mikhaël ELBAZ et Françoise MORIN

Respectivement anthropologue à l’Université Laval, d’une part,
et anthropologue à l’Université Toulouse Le Mirail, d’autre part

Trajets socio-identitaires
de générations de migrants
en France et au Québec.

ÉDITORIAL

Un article publié dans la Revue Européenne des Migrations Internationales, vol. 9, no 3, 1993, pp. 5-11. Éditorial.



De tout temps, la symbolique des générations s'est imposée aux être humains qui l'interprètent comme logique des transmissions, du généalogique et du mémoriel. Les usages littéraires et scientifiques de la notion de génération font intervenir des classifications fondées sur l'âge, le genre et l'ethnicité, des expériences et des significations partagées, sans toujours distinguer les termes de cohorte et de filiation que la notion condense. Loin de signifier uniquement l'enracinement et la tradition, la notion de génération réfère au temps social et à la mémoire ainsi qu'au changement social et identitaire, comme l'ont montré notamment Mannheim (1990) et Connerton (1985).

Réappropriée aujourd'hui par divers champs des sciences sociales : sociologie des âges, de la famille et de l'immigration (voir Attias-Donfut 1988, Godard 1992, Nahirny et Fishman 1965), l'étude des générations fut longtemps suspecte pour les partisans de l'individualisme héroïque, de l'universalisme abstrait et du réalisme conquérant de la modernité et du modernisme. Dans l'histoire de l'immigration, la vision assimilationniste tant en France qu'aux États-Unis témoigne de la croyance dans la nécessité de se défaire des déterminismes familiaux, de la tradition, des pratiques locales et communautaires, grâce à la rationalisation instrumentale de la vie dont la finalité est de produire un citoyen condamné à être libre dans l'espace de la modernité. Durkheim (1978, 1985) mise sur l'éducation sociale et l'institution scolaire pour fabriquer le citoyen républicain et se méfie de la confusion entre le généalogique et le générationnel. Programme idéologique autant que principe théorique, le modèle assimilationniste suit d'autres voies aux États-Unis et pousse ses [6] théoriciens (Warner et Srole 1945, Myrdal 1944, Gordon 1964) à percevoir dans la chaîne générationnelle la mesure du temps nécessaire pour une acculturation réussie, combinant à la fois mobilité sociale, dispersion institutionnelle et spatiale des immigrants. Le dilemme persistant pour les adeptes de ce courant a été d'interpréter les contre-tendances qui bloquaient la défamiliarisation avec les « origines » et le changement inter-générationnel : maintien de la stratification ethnique et de la ségrégation spatiale ici, préjugés et discrimination là. Toutefois, en France comme aux Etats-Unis, les travaux de Noiriel (1988), de Schnapper (1991), d'Alba (1990) et de Waters (1990) semblent démontrer que l'empreinte du temps et le travail des institutions sur les générations d'immigrants européens ont abouti à une nationalisation des sujets dont l'ethnicité, quand elle est affirmée, ne serait que résiduelle sinon symbolique (Gans 1979). Il en va tout autrement quand la barrière de la couleur devient une marque infamante, contraint les trajets identitaires et fige les positions de classe (Omi et Winant 1986).

Une autre lecture du procès d'incorporation et d'intégration des migrants a été offerte à la même époque par un historien de l'immigration aux États-Unis, Marcus Lee Hansen (1937 a et b). L'auteur reconnaît l'importance de l'héritage des immigrants et dénonce l'apostasie des origines par la deuxième génération, soumise à la désocialisation et à la normativité de la société d'accueil. Il postule une quasi-regénération en notant que « ce que le fils veut oublier, le petit-fils souhaite se le remémorer ». La thèse de Hansen souffre de vérifications empiriques sûres, mais est perçue aujourd'hui comme une vision prémonitoire de la réinvention de l'ethnicité, de la nostalgie et du « revival » qui caractérisent les sociétés multiculturelles et post-modernes. En relisant ses travaux, on constate cependant qu'il s'agissait pour lui moins de s'opposer à une intégration civique et citoyenne que de faire accepter la culture américaine comme un répertoire de traditions venues des horizons du monde (voir Ferraro 1993, Sollors 1986).

Le Canada et le Québec ont combiné, dans une tension instable, des logiques citoyenne et ethnique qui tiennent à la relation triangulaire qui s'est nouée historiquement entre peuples fondateurs, autochtones et immigrants. La « mosaïque verticale » qui se reflète dans les politiques multiculturelles, le dualisme linguistique et les luttes pour la reconnaissance nationale des Autochtones et des Québécois, demeure un terrain nourricier pour des expériences interculturelles et transculturelles et une plus grande autonomie institutionnelle des immigrants. Ces derniers peuvent décliner des appartenances multiples dans un État qui leur reconnaît par ailleurs l'accès à la citoyenneté par le ius soli et leur offre la protection des chartes contre des discriminations et des exclusions. Le pluralisme culturel qui se reflète dans l'espace urbain et institutionnel provoque de moindres tensions que celles qui se manifestent tant aux Etats-Unis qu'en Europe. Tout se passe comme si les générations d'immigrants au Québec recomposaient leur histoire par emprunts successifs, dialogues et résistances réciproques dans un État qui cherche à protéger sa langue et sa culture, tout en s'arrimant à l'espace économique nord-américain. L'État québécois n'est prisonnier ni du modèle de la nation « ethnique » ni de celui la nation « contrat » (voir Helly 1992). La fluctuation des frontières entre majoritaires et minoritaires est telle que l'intégration passe par une négociation continue, au sein et entre les communautés, et des efforts de traduction des valeurs, des identifications, des projets des uns et des autres. Les processus de désignation [7] autonomes et hétéronomes de l'identité, aussi conflictuels soient-ils, permettent de concilier dans le Québec contemporain rationalisation et subjectivation, civilité, nationalité et ethnicité (voir Elbaz 1994).

En France, la vision étatique et contractuelle de la nation a prévalu, permettant à des vagues successives d'immigrants et notamment à leurs descendants de devenir français, depuis 1851, par le ius soli (Massot 1985, Brubaker 1992). Depuis une décennie, plusieurs facteurs contribuent à contester ce droit à la citoyenneté et réinterrogent tant le projet assimilationniste que le devenir national de la société française. La crispation semble être tournée vers les immigrés maghrébins, désormais enracines grâce aux politiques de regroupement familial, alors que la féminisation de cette immigration comme J'accroissement de ses jeunes sont à l'origine d'une plus grande visibilité dans tous les secteurs. Elle se manifeste aussi par un affaiblissement des mécanismes institutionnels (école, armée, valeurs républicaines) qui, jusque-là, avaient permis la participation des immigrés à la vie nationale (Dubet 1992). Le projet de réforme du droit à la nationalité (Long 1988) consacre une conception plus élective de l'appartenance à la nation et laisse en suspens l'expression des particularités. Or, les modalités d'insertion économique et d'intégration culturelle des immigrants sont multiples et engendrent des identités très variées, dont le rapport avec la culture d'origine n'est pas le moindre (Oriol 1984). Pour ceux qui ont réussi (Zéroulou 1988) et s'estiment intégrés dans la société française, la culture originelle est une source d'enrichissement et beaucoup de jeunes revendiquent la double appartenance. Pour ceux qui ont échoué et qui se sentent exclus, elle devient une valeur refuge. La langue devient alors un marqueur ethnique (Billiez 1985), la religion un espace de référence (Kepel 1987). Les identités plurielles de ces « générations nouvelles » ont été abordées dans cette revue en 1985, mais leur actualité s'impose de plus en plus dans la tourmente que provoquent tant la crise et les mutations économiques que la construction européenne.

De nos jours, ces perspectives et orientations sont soumises à une réinterprétation qui tient tant à la mondialisation des échanges économiques et médiatiques, les migrations de populations et la formation de diasporas qu'à la reconnaissance que les frontières des États-nations sont poreuses et que leur homogénéité imaginée devient en fait une hétérogénéité pluriculturelle. Ces processus de globalisation se sont traduits par la perte des systèmes de référence que sont le progressisme et l'historicisme et par la célébration des politiques de l'identité et de la dissémination des univers culturels. La condition postmoderne est beaucoup plus réceptive à la déconstruction et au bricolage des références, aux narrations variées dont usent les acteurs et les mouvements catégoriels pour aménager la vie quotidienne, définir un entre-soi, forger des communautés imaginées, se remémorer ce qui n'est plus vénéré.

On ne s'étonnera pas dès lors de constater l'engouement pour les récits de vie, la reconstitution des traces mémorielles, les tentatives de commémoration et de restauration de l'identité chez divers groupes d'immigrés en Occident. L'influence de cet état d'esprit et des lieux est manifeste dans les recherches récentes qui portent leur attention sur les stratégies identitaires et les procès d'éthnicisation, les célébrations communales ou associatives, les luttes pour la distinction dans des [8] villes éclatées, alors que semblent avoir triomphé les lois du marché et que l'État providence est en crise. Mais cette appréciation n'est qu'une partie de l'histoire.

L'analyse des trajets des immigrants et des « ethniques »exige, hier comme aujourd'hui, de comprendre les stratégies économiques de ceux-ci, de situer les liens qu'ils tissent avec le pays de départ, de déterminer comment des avoirs et des savoirs sont transmis de génération en génération, de distinguer les conditions instrumentales et symboliques de l'intégration dans le pays d'accueil. Sans doute, la nouvelle immigration en provenance du tiers monde est confrontée à la spécialisation flexible dans le post-fordisme, à des tentatives de régulation de l'accès à la citoyenneté, à la xénophobie comme aux politiques multiculturelles qui cherchent à normaliser les identités, dans un contexte de compétition économique mondiale et de reformulation du statut de l'État-nation ainsi que de l'espace de la démocratie. La mobilisation ethnique - réactive ou symbolique - semble ainsi inséparable de la globalisation économique et de la fragmentation de l'urbain. Elle démontre aisément que les « ethniques » ne sont pas que des victimes, mais aussi des acteurs, et que nous devons par conséquent rester attentifs à la manière dont ils recomposent, au croisement des lignées, le familial et le générationnel et aux efforts qu'ils initient, économiques ou associationnels, pour échapper à la stigmatisation et à l'exclusion tout en transcrivant et en combinant identités et appartenances.

Telles sont les réflexions qui ont orienté l'organisation de ce numéro sur les trajets générationnels d'immigrants et « d'ethniques » en France et au Québec. Il fait suite à une collaboration franco-québécoise dont ont été responsables les coordinateurs de ce numéro [1]. Les études présentées ici ne suivent pas une problématique commune elles n'ont pas une appréhension convergente de la question des générations, mais tous les auteurs interrogent - selon le cadre national et les groupes étudiés - l'empreinte du temps sur les pratiques identitaires, les formes de mobilisation, les stratégies de visibilité et d'invisibilité que les immigrants mettent en oeuvre pour s'assurer une place dans les sociétés d'accueil. Les études ont parfois des échos inattendus, implicites ou explicites, sur l'importance de prendre désormais en considération la formation de quasi-diasporas à l'échelle continentale ou mondiale, des logiques de solidarité trans-ethnique, notamment là où des ensembles d'immigrants font face à la contraction de niches socio-occupationnelles, des tentatives d'échapper à la racisation par l'ethnicisation de marques distinctives ou la revendication au nom de celles-ci d'une justice générationnelle, des affirmations identitaires qui font intervenir en les télescopant divers référents imaginés et imaginaires et des dispositifs spatio-temporels.

Les articles de Peressini, Elbaz, Benayoun analysent les stratégies identitaires d'immigrants grâce à un travail interprétatif ou comparatif de leur univers symbolique et de leur espace générationnel. Peressini note que la construction de soi chez les générations d'immigrants procède de continuités et de discontinuités, d'identifications et d'oppositions, de bricolages de référents qui leur permettent de définir et parfois d'opposer citoyenneté, civilité et ethnicité. Grâce au travail de mémoration auquel il soumet un père et un fils d'Italo-montréalais, il souligne que les rapports entre générations fluctuent selon le contexte historique, les projets des uns et des autres et le contenu des transmissions. Un bref bilan de la littérature sur les générations d'immigrants en Amérique du Nord ainsi que ses propres résultats [9] d'une enquête récente amènent Elbaz à situer la comparaison des trajectoires et des aspirations de la première et de la seconde génération de Juifs sépharades à Montréal. Il Y décèle que les héritiers putatifs agissent, dans un contexte de mobilité descendante appréhendée, comme une troisième génération en termes du modèle hansenien, se rejudaïsent et se reproduisent selon les logiques familiales et ethniques. Benayoun compare les revendications identitaires chez les Juifs et les Arabes de France, montrant notamment comment s'opère la construction d'un espace générationnel tramé par l'imaginaire national et l'influence du transnational. Elle analyse leurs stratégies croisées et compétitives pour s'insérer dans la cité et illustre les enjeux que pose dans ces communautés l'universalisme particularisé.

Les notions de visibilité et d'invisibilité et le déplacement des ressources « ethniques » à des espaces régionaux et transnationaux sont présents à des degrés variables dans les contributions d'Oriol et Hily, de Morin, de Meintel et d'Elbaz, Murbach et Olazabal. Oriol et Hily remarquent comment le silence et l'invisibilité des immigrants portugais en France ont été coûteux pour les trajectoires scolaires et la rétention de la langue chez la seconde génération dont les options sont autres aujourd'hui, grâce à l'espace et à l'identité européens qui les autorisent à conjuguer les appartenances et à déployer une visibilité accrue pour leur reproduction économique et culturelle. Pour sa part, Morin, en comparant les communautés haïtiennes de New York et de Montréal, démontre qu'ici comme là, échapper à la racisation a impliqué une tentative de désaccouplement ethnique du stigmate racial, modulée par un effort d'invisibilité. L'autre orientation conjoint des pratiques de recomposition du groupe comme diaspora et celles de construction d'une ethnicité volontaire, caraïbéenne, comme autant de moyens de traduire une altérité. Meintel débat, elle aussi, des notions de pan-ethnicité, de transnationalité et de transethnicité pour signifier comment des jeunes immigrés issus de groupes variés tendent à Montréal de construire des liens et des identifications, locales et globales, qui sont des ressources tant pour contourner le racisme que pour forger des réseaux qui leur assurent une intégration. Elbaz, Murbach et Olazabal s'interrogent sur les effets normatifs de l'institutionnalisation des programmes d'action positive envers les « minorités visibles » au Canada. Ils concluent que l'essentialisation et la catégorisation des porteurs des droits à l'égalité positive ont pour conséquence de créer des communautés soudées par des marques imputées et réputées être somatiques. lis ajoutent cependant que ce débat ne peut être facilement tranché et qu'il a une portée riche, si nous voulons réfléchir sur la justice générationnelle et la responsabilité partagée que nous avons face aux exclusions.

Enfin, dans une note de recherche, Pottier soutient que les jeunes maghrébines responsables d'associations en France, jouent un rôle de médiation culturelle qu'on ne saurait comprendre sans prendre en considération les catégories sociales de sexe. Elle propose l'hypothèse que ces jeunes filles agissent comme intermédiaires parce qu'elles auraient été socialisées dans leur univers familial comme troisième sexe social.

On lira donc ces travaux selon ses intérêts ou de manière transversale, notant tantôt les convergences et tantôt les divergences qui caractérisent l'univers des relations inter-ethniques aujourd'hui. Mais quelle que soit la position que l'on adopte, l'étude des générations demeure l'une des armatures de la mémoire collective [10] et invite à ne pas dissocier modernité et tradition, mais plutôt à considérer comment des éléments culturels sont transposés et déplacés par des acteurs et transmis de génération en génération (voir Fischer 1986).


Références bibliographiques

ALBA (R.-D.). Ethnic Identity. The Transformation of White America. Yale University Press, New Haven, 1990.

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[11]

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[1] Cette coopération France-Québec fut subventionnée durant les années 1989-1991 par les gouvernements français et québécois que nous tenons à remercier. Le projet portait sur les trajectoires socio-identitaires de la seconde génération de Juifs et d'Haïtiens, en France et au Québec. Outre les éditeurs de ce numéro, y participèrent Chantal Benayoun et Ruth Murbach. Céline Pottier y fut associée comme stagiaire française au Québec, durant la seconde année du projet.



Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le lundi 7 janvier 2013 16:55
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur de sociologie retraité du Cégep de Chicoutimi.
 



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