“La crise.”
par Jean-Paul Montminy
et Jean Hamelin
Un article publié dans l’ouvrage sous la direction de Fernand DUMONT, Jean-Paul MONTMINY et Jean HAMELIN, IDÉOLOGIES AU Canada FRANÇAIS, 1930-1939, pp. 21-28. Québec: Les Presses de l’Université Laval, 1978, 361 pp. Collection: Histoire et sociologie de la culture, no 11. Une édition numérique réalisée par Réjeanne Toussaint, Chomedey, Laval, Québec. [Autorisation formelle accordée le 7 décembre 2009, par le directeur général des Presses de l’Université Laval, M. Denis DION, de diffuser ce livre dans Les Classiques des sciences sociales.]
- I. Une économie en difficulté
- II. Ils ne mouraient pas tous...
- III. Les réponses à la crise
Pour les survivants de l'époque, la grande crise est un mauvais rêve, un cauchemar qu'on s'efforce d'oublier de crainte de le revivre. Pour l'historien d'aujourd'hui, ces années noires sont un révélateur qui fait apparaître dans la trame de notre histoire l'image d'un Québec qui n'est plus celui de Maria Chapdelaine, mais celui dans lequel se débattaient, déjà en 1880, Jos. Beef. et les pauvres bougres du quartier Saint-Henri, à Montréal. Aucune brisure donc avec le passé, mais la projection brutale et en trois dimensions dans la conscience des Québécois d'une situation qui se modifiait depuis que des entrepreneurs avaient commencé à construire des manufactures le long du canal Lachine et que des agronomes avaient conseillé aux habitants d'utiliser les machines aratoires. Le recensement de 1921 n'établit-il pas que le Québec est une société à majorité urbaine ?
I. - une économie en difficulté
Durant les années 20, les élites québécoises réagissent différemment à ces changements à long terme. Témoins attristés et inquiets, des idéologues, issus du clergé et des professions libérales prêchent un conservatisme sans issue, tandis que des hommes d'affaires, aveuglés par l'euphorie d'une prospérité factice, favorisent l'industrialisation et l'urbanisation qui renforcent leur statut social, mais ne savent déchiffrer les signes d'essoufflement de l'économie nord-américaine. Aux États-Unis, la machine fonctionne grâce aux ventes à tempérament : les spéculateurs misent davantage sur les besoins futurs qu'ils estiment illimités que sur les réalités présentes. Le Canada, fier de la croissance soutenue de son revenu national, oublie qu'il est un colosse aux pieds d'argile, à la merci [22] de l'humeur changeante des investisseurs étrangers et de quelques denrées d'exportation - le blé, les pâtes et papier, les métaux - sujettes à de brusques variations de prix. Investissements et exportations sont alors l'énergie qui actionne l'économie canadienne.
On comprend mal aujourd'hui - et c'est sans doute parce que lisant à rebours les événements nous oublions que les contemporains d'une conjoncture n'arrivent pas à discerner les probabilités des possibilités - que les hommes des années 20 n'aient pas vu venir la catastrophe. D'une part, le marché d'exportation se resserre chaque année un peu plus : les pays européens commencent à dépasser leur volume de production d'avant-guerre et la Russie, depuis 1925, s'affirme grand exportateur de blé ; d'autre part, le marché intérieur de l'Amérique est saturé d'automobiles et d'appareils électriques, ces innovations qui sont un des pôles de croissance de l'économie nord-américaine. En septembre 1929, les stocks s'accumulent aux États-Unis, et les prix commencent à vaciller début octobre. Les milieux d'affaires s'énervent : la prospérité pourrait-elle être mortelle ? Le 24 octobre, demeuré dans la mémoire populaire le vendredi noir, la foudre frappe la Bourse de New York pleine à craquer de vendeurs. Le marché des actions s'effondre. En moins d'un mois, l'index Dow-Jones, ce thermomètre qui mesure la santé de l'économie américaine, chute de 327 à 199. C'est la crise.
Ce mot chargé d'émotivité dans la langue quotidienne n'est dans la bouche d'un économiste qu'un terme neutre qui désigne l'un des temps du cycle économique : celui qui marque le renversement brusque vers la baisse d'un mouvement à la hausse. Techniquement, la crise est de courte durée et amorce un temps de contraction qui sera suivi inévitablement d'une reprise et d'un essor. Le tableau présenté plus loin, qui ne retient que les données de l'industrie manufacturière, illustre ce phénomène général, tout en révélant des caractéristiques propres au cycle des années 30. La crise est brutale, mais s'étire dans le temps indûment ; la reprise qui semble ferme en 1934 devient hésitante dès 1936, et l'essor agonise déjà en 1938. N'eût été la guerre qui éclata en 1939, il y a tout lieu de croire que 1939-1940 aurait à nouveau été une année de crise.
Que se passe-t-il dans les années 30 ? En premier lieu, la diminution des échanges internationaux touche d'autant plus le Canada que la valeur des produits à l'exportation (blé, papier) baisse plus rapidement que celle des produits à l'importation (produits ouvrés). La valeur des exportations canadiennes baisse de 50 pour cent de 1928 à 1932 et la balance commerciale canadienne, positive depuis 1921, enregistre des [23] déficits inquiétants : + $120M. en 1929, - $125M. en 1930, -$28M. en 1931. À ces difficultés s'ajoute dans les Prairies une série de mauvaises récoltes. Ces facteurs défavorables enrayent l'économie canadienne caractérisée par la spécialisation régionale et les échanges interprovinciaux.
Le Québec, notamment Montréal (40 pour cent de la population québécoise) dont les activités commerciales et manufacturières sont axées surtout vers les prairies canadiennes et les villes papetières qui travaillent pour le marché américain, est durement touché. Notre tableau le montre à l'évidence : les industries du matériel de transport, du bois, des pâtes et papier sont les plus atteintes ; viennent ensuite les industries du vêtement et du textile. Grâce à la guerre tarifaire que mène Ottawa (Conférence impériale de 1932, ententes bilatérales avec les É.U.A.), la reprise est plus ferme et plus accentuée dans les industries protégées. Une analyse plus approfondie montrerait cependant que les tarifs ont freiné la reprise dans les autres secteurs de l'économie.
Durant les années 30, le Québec a donc connu tous les temps d'un cycle économique. Mais la crise a été si brutale et si longue, la reprise et l'essor si timides dans certains secteurs et si courts que les contemporains n'ont retenu de ce cycle décennal que le premier temps. La Crise avec un C majuscule en est donc venue tout naturellement à désigner, dans la mémoire populaire, la décennie 1930. (Voir le tableau de la page suivante.)
II. - Ils ne mouraient pas tous...
La crise, par son ampleur et sa durée, prend l'allure d'un malheur public. Rumilly, imbu de la Bible, parle d'une plaie, car les mauvais effets de la crise gangrènent tout le corps social.
La crise frappe d'abord le corps social dans sa croissance même : le taux de croissance annuel de la population tombe de 2,2 pour cent à 1,3 pour cent en 1938, moins à cause d'un arrêt de l'immigration que d'une chute du taux de natalité. Ce taux s'était maintenu à des sommets durant la décennie 1910-1920 ; il oscillait aux alentours de 38 pour mille par année. Dans la décennie suivante, l'urbanisation accélérée de certaines zones amorce un efficace travail de sape : le taux de natalité dégringole à 28 pour mille. La crise joue dans le même sens : à partir de 1933, le taux de natalité se stabilise aux alentours de 25 pour mille, conséquence, entre autres facteurs, d'une chute du taux de nuptialité amorcée en 1930. N'eût été une baisse parallèle du taux de mortalité, [25] consécutive à la politique d'hygiène mise en place dans les années 20, le taux de croissance annuel aurait connu une baisse marquée. De 13 pour mille en 1930, le taux de mortalité ne dépasse guère 10 pour mille à la fin de la décennie.
Beaucoup plus graves sont les effets de la crise sur la main-d'oeuvre active qui se retrouve sans emploi. Le nombre de chômeurs atteint des proportions effarantes que les statistiques déficientes de l'époque n'arrivent pas à cerner : entre 1931 et 1933, on évalue à 30 pour cent de la main-d'oeuvre active le nombre de chômeurs, taux qui serait de plus de 50 pour cent dans certaines zones. Ces taux sont des approximations, mais combien révélatrices !
[24]
Valeur brute de la production manufacturière du Québec, 1929-1940
(en milliers de dollars courants)
Années
|
Aliments et boissons
|
Textile
|
Vêtement
|
Bois
|
Papier
|
Fer et acier
|
Matériel de transport
|
Métaux non ferreux
|
Total de tous les produits
|
1929
|
202 124
|
85 152
|
107 133
|
59 428
|
138 823
|
77 940
|
82 309
|
36 959
|
1, 106 475
|
1930
|
179 896
|
68 507
|
97 507
|
60 774
|
118 084
|
73 417
|
59 603
|
35 343
|
971 782
|
1931
|
151 781
|
63 714
|
87 765
|
35 549
|
94 408
|
53 583
|
37 771
|
41 298
|
801 644
|
1932
|
127 366
|
58 624
|
73 462
|
23 836
|
71 963
|
33 689
|
17 031
|
40 145
|
619 094
|
1933
|
122 771
|
70 501
|
75 330
|
18 839
|
64 938
|
31 564
|
13 891
|
43, 456
|
604 497
|
1934
|
145 452
|
82 543
|
89 956
|
20 768
|
84 458
|
38 325
|
19 085
|
47 308
|
715 514
|
1935
|
156 144
|
84 614
|
95 968
|
24 041
|
89 309
|
43 973
|
21 534
|
36 459
|
769 095
|
1936
|
167 271
|
90 827
|
106 385
|
28 710
|
101 085
|
52 326
|
30 699
|
66 716
|
859 687
|
1937
|
196 288
|
98 112
|
117 478
|
40 462
|
123 514
|
73 788
|
52 077
|
86 841
|
1 046 471
|
1938
|
197 093
|
76 953
|
111 914
|
40 250
|
104 665
|
62 948
|
45 904
|
93 173
|
979 123
|
1939
|
201 331
|
96 813
|
120 229
|
39 729
|
121 616
|
66 466
|
34 466
|
102 212
|
1 045 758
|
1940
|
228 635
|
138 435
|
151 826
|
51 829
|
173 265
|
101230
|
69 018
|
135 475
|
1 357 376
|
*Statistiques compilées par Marc VALLIÈRES.
|
[25]
Il s'ensuit que la crise touche inégalement les citoyens. Faute d'études sur la question, les témoignages que nous avons permettent de formuler des hypothèses. Chez les travailleurs, on pourrait distinguer trois catégories : ceux qui ont un emploi permanent et peu sensible aux variations de salaire, tels les fonctionnaires, vivent bien ; ceux qui conservent leur emploi, mais subissent des baisses de salaire, végètent, car la politique du gouvernement fédéral tend à maintenir le niveau des prix ; ceux qui perdent leur emploi, tels les journaliers, les ouvriers de la construction, les bûcherons, les ouvriers du textile et des pâtes et papier, connaissent la misère noire. Les cultivateurs touchent moins d'argent mais réussissent par un retour à l'autarcie à survivre. La situation est plus confuse chez les élites et les notables : bon nombre subissent des baisses de revenus appréciables, tous sentent leur statut social menacé et s'effraient d'une crise qui tend à éroder la pyramide sociale. J.-M. Savignac, président du comité exécutif de la ville de Montréal, a bien décrit la situation qui prévaut de 1934 à 1936 :
- Lorsque la présente administration est entrée au pouvoir en avril 1934, la situation était loin d'être rose. il y avait deux refuges ouverts où logeaient les étrangers en notre ville et qui nous coûtaient environ $45,000. par mois. Les banques, à qui nous devions alors une dette flottante d'environ 33 millions, refusaient d'avancer de nouveaux argents. Elles avaient complètement perdu confiance dans l'administration qui nous avait précédés. il était dû en arrérages de loyers aux propriétaires qui avaient hébergé des chômeurs, aux épiciers qui les avaient nourris, aux médecins qui les avaient soignés une somme de près de trois millions en souffrance depuis de longs mois. Nos revenus suffisaient à peine à payer le chômage. Nous étions à la veille du déménagement du mois de mai 1934. Les propriétaires en très mauvaise posture financière ne voulaient pas louer aux chômeurs. Et nous avions à faire face à un déficit de $7,700,000...
[26]
- En mai 1935, nous ne savions comment boucler notre budget. Les propriétaires ployaient sous des impôts. Les propriétés étaient vides, se louaient mal. Nous décidions de ne plus toucher à la propriété. Et conséquemment, pour l'alléger un peu, nous décidions d'imposer la taxe dite de « chômage », pour nous donner les revenus suffisants pour continuer à nourrir et à abriter les chômeurs...
- Le chômage à date, depuis les cinq dernières années, coûte à la Cité de Montréal environ 23 millions. C'est-à-dire que notre dette aurait augmenté de ce montant. La Cité de Montréal paye, pour frais d'administration de chômage, environ $600,000. par année. Durant ces deux dernières années, Montréal va perdre environ 3/4 de million seulement sur sa taxe d'eau due par des chômeurs et par d'autres qui ne sont pas sur le chômage, mais qui ne vivent guère mieux [1]...
Le Québec avait déjà été confronté avec des crises. Ainsi, les années 1929-1934 ne sont pas sans rappeler la crise des années 1873-1878. Cependant la crise des années 30 tire son originalité du fait qu'elle frappe une société déjà avancée dans la voie de l'industrialisation, mais très en retard dans la voie de l'urbanisation. La population, concentrée dans la région de Montréal et quelques centres de moindre importance, s'appuie encore sur les mécanismes de défense de la société traditionnelle - l'Église et ses oeuvres, les municipalités et les paroisses, la famille et ses mécanismes d'entraide - pour assurer sa sécurité dans les moments de crise. Ces moyens de défense se révèlent aussi désuets que les flèches des hommes de pierre dans les guerres modernes. Les instruments plus adaptés aux temps nouveaux sont si peu développés qu'ils sont inefficaces (vg. les mesures de sécurité sociale étatiques) ou si fragiles qu'ils ne résistent pas au travail de sape de la crise, ainsi le syndicalisme qui s'effondre.
La crise devient donc l'épicentre d'une violente secousse qui jette par terre les structures fondamentales de la société. Elle accélère le démembrement de la famille patriarcale qui ne peut plus subvenir aux besoins de ses membres et celui des quartiers qui constituent autant de villages autonomes à l'intérieur des villes. Elle remet en cause le partage des responsabilités entre les trois niveaux du gouvernement : le municipal, le provincial ce le fédéral, et du même coup remet en question le système socio-économique.
III. - Les réponses à la crise
La crise pose des questions. Les réponses, comme en témoigne la chronologie de la période, sont multiples et pas toujours cohérentes. On [27] peut les regrouper en deux familles : celles données par les hommes au pouvoir et celles énoncées par les contestataires.
Quel que soit le parti politique auquel ils se rattachent et le niveau d'administration où ils se situent, les hommes au pouvoir font face à la crise à partir d'un même schème de pensée issu d'une part du libéralisme économique et d'autre part des connaissances scientifiques des fluctuations économiques. Il existe alors une orthodoxie à laquelle adhère tout bon administrateur : 1) l'État doit intervenir le moins possible ; 2) l'équilibre annuel du budget est un idéal qu'on atteint par la hausse des taxes et la réduction des dépenses publiques, mais qu'on applique en répartissant les charges de manière à ne pas changer la position financière des groupes dans la société ; 3) on laisse le mécanisme ordinaire du marché, à l'intérieur d'un système tarifaire, régler le cours du dollar et des prix. Les slogans électoraux de l'époque traduisent ces principes en jargon électoral : King durant sa campagne de 1930 ne parle que de « saine administration » et de « coupure des dépenses », tandis que Bennett promet d'utiliser le tarif « to blast a way into the markets that have been closed ». Maurice Lamontagne a montré les effets néfastes de cette politique qui tendait à aggraver le mal plutôt qu'à le guérir. Ainsi, la hausse des impôts et le maintien des prix eurent pour conséquence de réduire le pouvoir d'achat des consommateurs et partant d'accentuer le chômage [2].
L'idée d'un ordre nouveau à inventer n'effleure pas la conscience des hommes au pouvoir. Défenseurs du statu quo, d'un retour au cours normal des choses, ils essaient tout au plus de corriger les abus les plus criants. Ils vivent d'expédients et utilisent le système des commissions d'enquête pour temporiser. Les recommandations de trois principales enquêtes de cette période - l'enquête Montpetit sur la sécurité sociale, l'enquête Stevens sur l'écart des prix, l'enquête Rowell-Sirois sur le partage des pouvoirs - alimenteront les débats de la décennie suivante.
Les hommes au pouvoir subissent plus qu'ils ne canalisent les événements. Aucun n'a la stature d'un leader, la plupart vivent dans la crainte d'une situation exploitée par les communistes. Symbole d'une époque : Bennett, en 1932, s'adresse aux délégués des fermiers derrière un rideau de policiers, et Duplessis, en 1937, vote la « Loi du cadenas ».
Pourtant, par-delà quatre décennies, l'impression demeure que les réponses formulées par les contestataires n'ont rien de révolutionnaire et ne nécessitent pas ces mesures extrêmes. Ceux-ci, comme les administrateurs de l'époque, ont un petit air de famille, tant il est vrai qu'une culture n'assimile que lentement les corps étrangers et que le corps [28] social, tout comme le corps humain, connaît des phénomènes de rejet : ainsi le C. C. F., le parti canadien le plus socialisant de la décennie, ne peut se faire entendre dans le Québec, ostracisé qu'il est par les autorités ecclésiastiques ; et jusqu'à preuve du contraire, force est d'admettre que le parti communiste a moins rayonné que servi d'épouvantails à des élites désireuses de se maintenir.
Qu'ont-elles donc en commun ces voix qui contestent les pouvoirs ? Une origine : elles sont les rationalisations des élites et des notables. Un ennemi : l'éthique protestante aux visages multiformes (la richesse, les trusts, etc.). Un objectif : reconstruire un ordre social qui garderait sa gouverne hors de l'État. Une angoisse : la perte d'un statut social. Une tonalité : un rationalisme défensif. Enfin, une caution : un ou des courants idéologiques européens. À partir de là, comme en témoignent les études de ce volume, commencent les différences.
- Jean-Paul MONTMINY
- Département de sociologie,
- Université Laval.
- Jean HAMELIN
- Département d'histoire,
- Université Laval.
[1] Le Devoir, 23 novembre 1936, p. 7.
[2] Maurice LAMONTAGNE, le Fédéralisme canadien. Évolution et problèmes. Québec, Les Presses de l'université Laval, 1954, 300p.
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