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L’homme d’affaires
Avant-propos
Depuis vingt-cinq ou trente ans, il s’est fait chez nous un gros effort pour détourner une partie de la jeunesse instruite des professions libérables vers les carrières techniques et commerciales. Non sans succès d’ailleurs, puisque nos écoles spécialisées ont vu croître d’une année à l’autre leurs effectifs, que de nouvelles ont dû être créées et que les plus anciennes envisagent pour bientôt des réaménagements et des agrandissements. Le mouvement semble donc lancé, le courant bien établi vers des carrières qu’il y a quelques années encore on qualifiait de nouvelles bien que certaines d’entre elles soient vieilles comme le monde.
Mais avant de pousser plus outre et pour établir ce mouvement sur des bases saines, il conviendrait, nous semble-t-il, de revenir sur l’idée même qui l’a déclenché, et de nous demander si nous en avons jusqu’ici sondé suffisamment les exigences et si en l’agitant pour elle-même, simplement parce qu’elle répondait à un besoin réel, nous en avons tiré tout le bénéfice désirable, davantage si nous n’avons [14] pas pris le risque de causer certains dommages en orientant à faux une partie de la jeunesse.
En effet, il ne suffit pas de remplir telles écoles de jeunes gens ; il faut y conduire ceux qui sont aptes aux carrières auxquelles elles préparent. Or si les besoins sociaux peuvent éclairer la jeunesse arrivée au moment de choisir une carrière, être pour elle une indication, en revanche l’orientation d’un jeune homme se détermine pour d’autres motifs que les besoins sociaux eux-mêmes, et surtout pour d’autres motifs que le degré d’urgence d’un besoin social donné. Il ne suffit donc pas que telle situation sociale sollicite le concours immédiat d’un plus ou moins grand nombre de spécialistes pour que les autorités de toutes catégories se croient justifiées d’insister sans distinction auprès de la jeunesse, et pour qu’un jeune homme choisisse la carrière correspondante tout simplement parce qu’on l’assure que le succès et l’avenir sont de ce côté.
C’est pourtant un peu ce qui s’est produit chez nous touchant les carrières économiques. Le besoin, personne ne le conteste, était réel et l’intention en tous points excellente. Il fallait provoquer un renouveau dans l’orientation de la jeunesse, créer un mouvement vers les carrières que notre société en pleine transformation ouvrait aux jeunes générations. Mais la nouveauté et la spécialisation même [15] des carrières qui s’ouvraient ainsi posaient le problème du choix des plus aptes. Peut-être n’était-il pas, pour des raisons diverses, opportun de s’y arrêter au début. C’était déjà une tâche assez lourde que de frapper l’attention, de créer l’opinion, provoquer le mouvement. Quoi qu’il en soit et si excellents qu’aient pu être les motifs qui ont dans le temps inspiré l’action, il semble établi qu’une certaine proportion de la jeunesse a suivi le courant nouveau plus ou moins à l’aveugle, sans être en état de fournir elle-même les véritables raisons de son choix.
Eh bien, c’est ce qu’il s’agit désormais de corriger et c’est pour contribuer au redressement, ou si on le préfère, à l’assainissement du mouvement qui porte ainsi une partie croissante de notre jeunesse vers les carrières économiques mouvement dont on ne saurait d’aucune manière, répétons-le, discuter l’à-propos que nous avons entrepris cette étude sur les carrières commerciales, leur nature, leurs exigences. Nous sommes loin, et nous tenons à le déclarer tout de suite, d’avoir épuisé le sujet. Peut-être en avons-nous saisi quelques-unes des données principales et pourrons-nous jeter dans la discussion certaines idées utiles à de nouvelles études, à de nouvelles recherches. Nous n’ambitionnons pas plus pour le moment.
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Le problème étudié dans cet ouvrage est important du point de vue de l’homme mais aussi de la nation. On l’a dit et répété bien des fois : si nous voulons comme peuple consolider nos positions, nous mettre en état de réaliser pleinement notre vocation nationale, donc de porter à leur plus haut degré d’épanouissement les valeurs de culture et de civilisation dont nous sommes les dépositaires, il va nous falloir améliorer notre situation économique, parvenir à une autonomie assez large pour nous soustraire, touchant l’une des nécessités les plus irréductibles de nos effectifs humains, à la dépendance de l’étranger.
Or ce redressement, ne l’attendons pas des peuples voisins notre cas échappe à leurs préoccupations ni de la politique seule, encore moins d’un miracle, mais d’abord et avant tout de l’effort de nos esprits et de nos mains. Il sera œuvre d’hommes adaptés par le tempérament, les dispositions profondes de leur personnalité aux exigences des diverses fonctions de la vie économique et qui l’accompliront du fait même qu’ils atteindront au succès dans leurs propres carrières. Il nous faut donc des hommes d’affaires : commerçants, industriels, [17] financiers, plus nombreux et plus puissants. C’est la première condition. Mais si leur action doit avoir la portée nationale que nous en attendons, il importe et c’est la deuxième condition, aussi vitale que la première que ces hommes ne s’écartent pas par leur tour d’esprit, leur conception générale de la vie, en particulier des affaires et de leur rôle dans la vie sociale et nationale, des données de fond de notre culture et de notre philosophie sociale.
Le problème économique, sujet à des solutions définies quant à sa fin spécifique, n’est pourtant pas autonome. Il est un des aspects du problème plus haut de la vie nationale et cela pour tous les peuples sans exception, le nôtre comme les autres. Et c’est en fonction de celui-ci qu’il doit être résolu, donc que doivent être formés les hommes dont c’est précisément le rôle de le résoudre. Eh bien, la solution du problème économique ayant ses exigences propres procédant de techniques d’application universelle, c’est par ses modalités variables qu’elle s’adapte au cas particulier de chaque peuple ; et c’est à découvrir celles qui sont le plus en accord avec les intérêts nationaux que doivent être dressés les hommes d’affaires.
Dans le dernier chapitre du présent ouvrage, nous indiquons comment le problème psychologique et [18] pédagogique du recrutement et de la formation des hommes d’affaires se rattache directement aux valeurs de culture et de civilisation qui sont l’essence même de notre vie nationale. Il s’agit aujourd’hui de corriger les mauvais effets d’une fidélité culturelle qui, faute de s’interpréter elle-même avec suffisamment de rigueur en regard des faits, ou mieux peut-être, d’interpréter plus justement le milieu dans lequel elle s’affirme en regard de ses propres exigences, a compromis l’une des conditions de sa pérennité. Mais il faut prendre garde, en modifiant l’interprétation, de ne rien abandonner d’essentiel car, du point de vue national, le relèvement économique qui en résulterait serait plus désastreux que notre infériorité actuelle.
Répétons-le : l’étranger ne nous fournira ni solution ni recette. Nous pouvons, nous devons même l’observer, lui emprunter certaines techniques et méthodes de travail à la condition que ces emprunts n’aillent pas jusqu’à forcer l’adaptation de l’homme, donc à la condition de les repenser nous-mêmes en fonction de notre personnalité, de nos besoins et de nos moyens. La préparation aux affaires, par delà l’initiation professionnelle et pour lui servir de fondement et de guide, doit donc sans cesse ramener l’attention au problème économique comme il se pose chez nous, dans notre milieu géographique et [19] humain. Faute de cette sorte de constante polarisation et de dressage corrélatif des esprits, la multiplication des techniciens de toute catégorie n’entraînera aucune conséquence vraiment heureuse pour la nation. Celle-ci, en effet, est une synthèse, et c’est en accord par l’esprit et la forme avec le tout que ses diverses branches d’activité doivent être organisées. Si l’une d’elles échappe à cette ordination parce que les hommes chargés d’en assurer le fonctionnement ne savent ou ne veulent s’adapter aux intérêts supérieurs de l’ensemble, tout l’édifice est compromis.
Et nous sommes ainsi ramenés, pour en souligner l’un des aspects fondamentaux, au problème central de l’éducation, dont nous parlons longuement au cours des pages qui vont suivre. Il faut que nos hommes d’affaires, comme les autres classes sociales, aient le sens des intérêts nationaux, que spontanément ils choisissent dans l’exercice de leur propre activité professionnelle la ligne de conduite la mieux adaptée à l’esprit de notre culture et de notre civilisation, la plus conforme par conséquent aux exigences de fond de notre vie nationale. Il ne s’agit pas d’imiter tel ou tel peuple dont les succès semblent plus ou moins éclatants. Il s’agit de bâtir nous-mêmes en toute originalité. Question d’hommes, question d’éducation, qui, dans l’état présent de la [20] science pédagogique et de la science économique chez nous, demanderont de longs travaux de recherche et d’adaptation. Mais, rassurons-nous, ce sont les travaux de cette sorte qui assurent la vigueur et la grandeur d’un peuple.
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