Avant-propos
à la réédition américaine
de 1963
Horace MINER
University of Michigan
janvier 1963
Un quart de siècle s'est écoulé depuis que cette étude sur Saint-Denis-de-Kamouraska a été menée. Le temps a ajouté un intérêt historique à la valeur que pouvaient déjà posséder la description et l'analyse de la culture canadienne-française traditionnelle. Comme cette étude s'intéressait aussi aux forces sociales qui modifiaient cette culture, les événements des années subséquentes ont servi de test à nos premières assertions. Seul l'impact imprévisible de la Seconde Guerre mondiale sur l'ensemble du Canada a accéléré le changement à Saint-Denis selon des orientations imprévues.
L'auteur et sa famille ont conservé des contacts intermittents mais chaleureux avec leurs amis de Saint-Denis. En 1949, au cours d'une visite de deux semaines dans la paroisse, on essaya de rassembler des données sur les principaux changements survenus depuis l'étude originale et d'en expliquer les causes. Les résultats de cette brève enquête furent publiés dans un article, « A New Epoch in Rural Quebec », dans la revue American Journal of Socïology, LVI, 1950, pp. 1-10. Avec la permission du Journal, des extraits de cet article ont servi de base à la postface qui complète cette nouvelle édition de l'étude sur Saint-Denis. Je réitère ma gratitude pour l'aide que j'ai reçue en 1949 du professeur Charles Gagné et du curé Joseph Laforet.
Touchant la justesse de la description originale de Saint-Denis, il est à remarquer que ce volume a fait l'objet d'une controverse dans les milieux universitaires. Le professeur Philippe Garigue a attaqué notre analyse de la culture rurale canadienne-française de même que les constatations analogues de Léon Gérin, Everett Hughes, Jean-Charles Falardeau, Marcel Rioux et Hubert Guindon. On peut trouver un résumé de cette polémique dans l'article de Guindon, « The Social Evolution of Quebec Reconsidered », dans le Canadian Journal of Economics and Political Science (XXVI, 1960, pp. 533-551). Essentiellement, Garigue semble s'opposer à la conception selon laquelle les anciens modes de vie ruraux sont apparentés à des modes paysans ou semblables à ceux des sociétés de type « traditionnel [1] » telles que les a définies le professeur Robert Redfield. Contrairement à ce que nous avions observé, à savoir que Saint-Denis était une communauté relativement isolée, centrée sur la famille et se suffisant à elle-même, Garigue voit la culture traditionnelle du Québec comme « une société surtout urbaine et commerciale » (Bernard Blichen et al., Canadian Society : Sociological Perspectives, p. 523).
Nous n'avons aucunement l'intention de commenter davantage notre interprétation des faits dans ces remarques préliminaires, mais le lecteur de Saint-Denis serait en droit de s'inquiéter si, comme on l'a aussi insinué, nous avions déformé la description de cette paroisse pour l'adapter à des concepts a priori. Bien sûr, l'authentique sociologue choisit des données qui sont pertinentes à son schème d'analyse, mais il ne rejette pas de données parce qu'elles s'adaptent mal à ce schème. Quoi qu'il en soit, toute observation étant inévitablement sélective, les instruments conceptuels avec lesquels le chercheur aborde sa recherche influence ce qu'il voit. À ce propos, il semble qu'un fait ait échappé à l'attention touchant l'objectivité de cette étude. Bien que l'auteur ait été l'élève de Redfield, il a élaboré son analyse de Saint-Denis selon des orientations ethnologiques et structuro-fonctionnelles, fortement influencé en cela par l'enseignement de A.R. Radcliffe-Brown. Il a conçu le changement culturel comme résultant de forces sociales structurelles et du processus de diffusion, et non pas comme une dérivation à partir d'une culture de type traditionnel. C'est Robert Redfield qui, dans l'introduction dont il a coiffé cette étude, introduction fréquemment citée, a placé nos données sur Saint-Denis dans la perspective d'une culture paysanne. Bien que son interprétation nous paraisse fondée, il faut d'abord se rappeler, pour apprécier l'exactitude de cette étude, que cette recherche n'a pas été entreprise dans le but d'illustrer ou de vérifier quelque typologie sociale que ce soit. Bien que les données s'ajustent à de tels types, les faits en sont indépendants et demeurent tels que nous les avons établis.
Horace MINER
University of Michigan
janvier 1963
[1] Nous traduisons ainsi, une fois pour toutes, le terme anglais « folk society » tel qu'il a été utilisé par l'anthropologue américain Robert Redfield et employé subséquemment par de nombreux spécialistes de langue française. Nd.T.
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