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Jean MEYNAUD et Alain Lanceloy
“Les idéologies ».” [1]
Un article publié dans L’ÉTUDE DE LA SOCIÉTÉ, Section 9: “La culture”, pp. 370-372. Textes recueillis et présentés par Jean-Paul Montminy. Québec : Les Presses de l’Université Laval, 1965, 517 pp.
La politique, disait Thibaudet en une formule fameuse, ce sont des idées. D'autres, aujourd'hui en grand nombre, ramènent à des conflits d'ordre matériel les luttes pour le pouvoir que quelques observateurs, encore assez rares semble-t-il, interprètent comme un choc de caractères opposés. Si nous disons que les uns et les autres ont raison, ce n'est ni par un souci de prudence excessif, ni par un goût pour les explications éclectiques qui, généralement, provoquent les pires confusions. En réalité, ces trois séries d'éléments sont présentes dans la situation qui, sous réserve d'une marge d'autonomie, détermine les attitudes des sujets, leur prédisposition à agir à titre individuel ou en groupes (groupes que divers spécialistes en science politique qualifient de "groupes d'intérêts", c'est-à-dire de groupements fondés sur des attitudes collectives). Ignorer l'un ou l'autre de ces facteurs, c'est se condamner à une présentation incomplète.
Les idées entrent dans la culture politique dont l'un des aspects, nous l'avons vu, est de proposer aux citoyens des modèles tout préparés d'interprétation et de conduite. En même temps, le mouvement même de la vie sociale suscite une remise en cause - modifications, refonte, remplacement - de ces systèmes intellectuels : transformation qui, selon le dynamisme des communautés en cause, demandera des siècles ou quelques années. L'idée incorporée dans les normes culturelles ou sub-culturelles d'un peuple prend figure de moteur des choix et des comportements, mais elle y pénètre au prix d'une sorte d'élaboration sociale qui lui confère un aspect dérivé. L'idée inspire des attitudes, mais ce sont aussi des attitudes qui l'ont façonnée et lui ont donné son contenu actuel.
On pourrait en dire autant des intérêts au sens matériel du mot. Dans une situation donnée, la défense d'une position économique ou la recherche d'avantages suscitent des opinions ou des comportements mais, ici aussi, l'évolution sociale impose de nouvelles constellations de forces, une configuration neuve des [371] oppositions. Quoique nous soyons beaucoup moins bien informés sur le problème, il est douteux que l'ambiance corporelle elle-même échappe à un tel processus.
Dès lors, pourquoi réserver un sort particulier dans cet exposé aux idées et à leur influence sur la formation des attitudes politiques ?
Ce traitement est justifié par la place spéciale que les idées tiennent dans les combats pour le pouvoir. Dans notre civilisation, les hommes n'aiment guère exprimer leurs revendications matérielles en tant que telles : ils s'efforcent de les lier à une conception morale pouvant leur valoir un plus grand respect. L'idée devient ainsi facteur de justification ou de protection reléguant à l'arrière-plan les mobiles réels de l'action entreprise. Il serait absurde de ramener les grands systèmes intellectuels ou moraux à un simple mode d'attaque ou de présentation des privilèges, mais on ne saurait oublier qu'ils jouent également ce rôle, parfois contre l'aveu de leurs fondateurs. Tout compte fait, il est plus facile de ruser avec les idées qu'avec les éléments matériels de la situation. Une preuve en est que des hommes se réclament d'une même idée pour justifier des conduites différentes ou parviennent à conserver un même drapeau intellectuel tout en adoptant des points de vue opposés sur des problèmes réels.
D'un autre côté, les idées, quelle que soit leur origine, acquièrent une sorte de vue autonome, une espèce d'autonomie relative, qui aboutit à placer certaines d'entre elles à contre-courant de l'évolution sociale : les unes se révélant en avance sur le temps, d'autres ne correspondant plus aux exigences de l'époque. Or, il n'est pas rare que les individus ou les groupements politiques qui les rassemblent deviennent, plus ou moins consciemment, les jouets de tels décalages. Les uns ou les autres s'en tiendront à des conceptions périmées qui ne correspondent plus aux positions que la communauté, en proie aux facteurs de transformations, élabore peu à peu.
Cette sorte d'autonomie des systèmes intellectuels justifie sans doute que l'on entreprenne une analyse séparée de leur rôle dans la formation de la personnalité et des tempéraments politiques. Mais faut-il la conduire sous le vocable des idées ou des idéologies ?
Disons tout de suite qu'en ce domaine l'imprécision de la terminologie, reflet d'incertitudes sur le fond, est totale. L'idée évoque une notion plus claire et plus précise que l'idéologie, mot dont on se sert assez volontiers pour désigner des tendances diffuses et par là quelque peu confuses [2].
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Selon certains, l'idée serait le produit intellectuel à l'état pur, tandis que l'idéologie traduirait l'état de cette idée après passage au niveau de l'assimilation collective qui implique simplification et déformation. L'idéologie serait ainsi inséparable du groupe au sein duquel elle se construit et se propage. En fait, s'il est possible et, à plusieurs égards, souhaitable de distinguer le système de pensée d'un auteur (ce que Jean Touchard appelle la doctrine), de l'élaboration qui en est faite à l'étage de la pratique, la distinction entre "idée" et "idéologie" reste purement conventionnelle et varie d'un manuel à l'autre. Si nous choisissons finalement le terme "idéologie", c'est pour exprimer l'idée dans son épaisseur sociale et pour traduire les liens privilégiés qui s'établissent entre les représentations intellectuelles et les groupes sociaux, le cas échéant, par la médiation d'une grande "œuvre politique".
L'idéologie nous apparaît donc comme un système de cohérence variable qui exprime, explique ou justifie les attitudes de l'homme envers le monde dans lequel il vit : elle est aussi "aspect moteur", une incitation à agit dans telle ou telle direction suivant un jugement de valeur de la société. En un sens donc, on peut rapprocher l'idéologie du système, d'attitudes ou de la notion de tempérament. Mais, contrairement à la position d'Eysenck, on ne saurait l'assimiler à l'un ou l'autre de ces éléments. L'idéologie exprime une perspective sur le monde : elle est un système rationalisé et abstrait qui découle au moins partiellement de la lutte sociale tout en contribuant à la modeler. C'est un phénomène d'une autre nature.
[1] Jean MEYNAUD et Alain LANCELOT, "La notion d'idéologie", in les Attitudes politiques, Paris, Presses Universitaires de France, (Coll, Que sais-je ? no 993), pp. 99-102.
[2] "L'idéologie est un système d'idées qui ne sont plus pensées par personne", écrit W. WEIDLE, Res Publica, 1960, no 3, p. 191.
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