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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Une édition électronique réalisée à partir du texte de Alain Massot, “L'appropriation culturelle et la liberté du créateur.” Texte inédit non publié. Québec : le 3 septembre 2018. Chicoutimi : Les Classiques des sciences sociales, 2020. [Autorisation accordée par l'auteur le 20 octobre 2020 de diffuser cet article inédit, en accès libre à tous, dans Les Classiques des sciences sociales.]

Alain MASSOT

sociologue et professeur agrégé,
retraité du Département des fondements et pratiques en éducation,
Université Laval

L'appropriation culturelle
et la liberté du créateur
.”

Texte inédit non publié. Québec : le 3 septembre 2018. Chicoutimi : Les Classiques des sciences sociales, 2020.

Robert LEPAGE, créateur culturel

À la veille des élections provinciales, le Québec fut aux prises d'un sociodrame collectif sur le thème de l'appropriation culturelle. Ce débat déboucha sur l'annulation d'un spectacle de chants sur l'esclavage afro-américain — SLAV— dans le cadre du Festival international de jazz de Montréal. La raison de la polémique était liée au fait que les interprètes, dont Betty Bonifassi, étaient majoritairement Blancs ainsi que le metteur en scène Robert Lepage d'Ex Machina.

Un deuxième spectacle traitant de l'histoire du Canada à travers les relations entre Blancs et Autochtones fut retiré des programmations tant au Québec qu'au théâtre de la Cartoucherie à Paris (dirigé par Ariane Mnouchkine). La tournée prévue aux États-Unis fut également annulée. Là encore le motif relève d'une appropriation culturelle spoliatrice, y compris au niveau économique.

À part le Parti Québécois qui a réagit timidement sur ce sujet particulièrement sensible au Québec, à cause de l'éternel débat canadien sur la question des relations dites interculturelles ou bien multiculturelles, les autres partis politiques —Parti libéral du Québec, Action démocratique du Québec, Québec solidaire —n'ont dit mot. Cela montre à quel point cet enjeu collectif envenime l'esprit du temps au nord des frontières des États-Unis, d'où émergea ce débat.



Je n'entrerai pas dans les dédales de ce mouvement dont les tentacules rejoignent dans la plus grande confusion l'analyse des rapports de domination, du racisme, du genrisme, des marqueurs biologiques identitaire, pour me limiter à la question de la liberté du créateur.

Il n'est pas inutile de rappeler que les débats sur la liberté des artistes et créateurs ont une longue et complexe histoire, à la fois judiciaire, politique, idéologique et morale. À titre d’exemple, pour alimenter la réflexion, voici un cas célèbre, aujourd'hui oublié, mais qui nourrit la chronique en son temps.

Lors d’un procès dont les plaidoiries furent publiées dans La Revue des grands procès contemporains (1934-1936), Jean Lemoine, bibliothécaire-archiviste, historien, poursuivit Anatole France par ses héritiers et Calmann-Lévy, éditeurs, au motif que ces derniers avaient causé un grave préjudice au requérant*. En effet, Jean Lemoine sous les traits d'un personnage ridicule, maniaque, dément et criminel — "Julien Sariette" dans le roman à clé : La Révolte des Anges (1913) — fut interné pendant onze ans (1913-1924), à la suite, notamment, d'un diagnostic de délire de persécution puisqu'il se reconnaissait sous les traits de ce personnage fictif.

Les avocats de monsieur Lemoine convainquirent le tribunal de l'association pernicieuse et délibérée de l'auteur. Un attendu du jugement précise le niveau de la preuve : « Qu'il échet [...] après avoir lu le roman dans son entier, de rassembler toutes les analogies qui se rencontrent dans les actes de la vie du personnage fictif et du personnage réel et de dégager de ce faisceau de présomptions la volonté secrète de l'auteur de tracer sous l'apparence du premier [le "père" Sariette] la personnalité du second [Lemoine]».

Le tribunal condamna les héritiers d'Anatole France et la maison d'édition à des dommages et intérêts.

L'enjeu judiciaire fut de rechercher la ligne de conduite que la jurisprudence reconnaît aux artistes et aux écrivains : « Celle-ci consacre le principe de la liberté du littérateur ».

Cependant, le tribunal, dans son arrêt, établit les limites de la liberté de l'écrivain : « Il [le littérateur] commet une faute dommageable [...] s'il représente sous les traits ridicules ou odieux des tiers suffisamment désignés aux lecteurs pour qu'ils se trouvent ainsi livrés à la malignité publique, et atteints dans leur honneur et leur considération ».

La Chronique de la Société des gens de lettres (1934) souligna que ce procès a le mérite de soulever « une question qui intéresse tous les écrivains dans leur liberté de création ». 

Dans l’affaire actuelle — SLAV et Kanata — qui dépasse l'espace québécois, les protagonistes se trouvent dans la position inverse à celle de Lemoine contre Anatole France. Ici, le créateur, Robert Lepage, en premier lieu, les acteurs, les producteurs dont Ariane Mnouchkine ... seraient les "DEMANDEURS" voyant leur liberté brimée par des "DÉFENSEURS" se disant en détresse victimaire. 

C'est l'équilibre entre deux principes — la liberté de l'écrivain et le respect de l'intégrité d'autrui — qu'aurait pu argumenter le " tribunal " des militants.

Il s'agit de déterminer si un acteur, un créateur, dans son imagination créatrice, occasionne délibérément un préjudice à une personne où à une communauté spécifique qui, par association réelle ou supposée, se reconnaissent dans un ou des personnages fictifs, impliquant ainsi une atteinte à leur considération et leur honneur, et livrés à la malignité publique.

Alain Massot

Québec, le 3 septembre 2018

* L'AFFAIRE JEAN LEMOINE, (1867-1938), La liberté de l'écrivain et la liberté individuelle, édition établie par Alain Massot, Chicoutimi, Les Classiques des sciences sociales, 2018, 310 p.


Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le Lundi 08 août 2005 16:50
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur associé, Université du Québec à Chicoutimi.
 



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