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Éthique et santé publique.
Enjeux, valeurs et normativité
Préface
La parution en langue française d’un ouvrage sur l’éthique de la santé publique est extrêmement bienvenue. Elle comble une lacune. En effet, s’il existe en français quelques travaux sur l’histoire du mouvement hygiéniste [1], la réflexion sur les enjeux éthiques des programmes de santé publique a été jusqu’ici largement anglophone. On est reconnaissant à Raymond Massé et à Jocelyne Saint-Arnaud d’avoir, à travers une enquête de terrain menée au Québec, fait émerger les questions éthiques qui se posent aux professionnels de la santé publique ; et de nous donner ici à la fois une vue d’ensemble systématique de ces questions, et une méthodologie permettant de les analyser.
« Un verre ça va, trois verres... bonjour les dégâts. » Ce slogan, martelé par la télévision française il y a quelques années, devint rapidement populaire. Il était principalement destiné à la prévention des accidents de la route. En luttant contre l’alcoolisme, en imposant aux automobilistes le port de la ceinture de sécurité et aux fumeurs l’abstention dans les lieux publics, en organisant le dépistage systématique des cancers du sein, en facilitant l’accès des toxicomanes à des seringues propres, et l’accès des femmes enceintes au diagnostic prénatal de la trisomie 21, en suggérant aux consommateurs de changer leurs habitudes alimentaires (cuisiner à l’huile plutôt qu’au beurre), les responsables de nos institutions sanitaires diffusent un message qui, même appuyé sur quelques évidences scientifiques, est un message normatif, dont les présupposés rarement explicités sont tenus pour consensuels : il s’agit de « faire le bien » de la population. Cette normativité est parfois mal supportée : ainsi, l’obligation vaccinale fut, et est encore, contestée au nom des libertés individuelles. Mais cette normativité est aussi la source d’un conformisme social et d’une « moralisation » des individus, qui mérite d’autant plus d’être réfléchie et critiquée que les évidences scientifiques sont incertaines et la notion du bien relative à toutes sortes de particularismes.
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Est-il légitime de tenir des registres de cancers, au risque de trahir la confidentialité des diagnostics ? Faut-il être coercitif en imposant le port du casque aux cyclistes, ou respecter leur liberté en diffusant une information sur les avantages du port du casque ? Une intervention sanitaire ciblée sur un groupe vulnérable est-elle moralement inadmissible si elle entraîne pour ce groupe un danger de stigmatisation sociale ? L’auteur ne cherche pas à « déconstruire » par une critique radicale les normes intrinsèques aux actions de santé publique. Il ne prétend pas non plus apporter aux décideurs de la santé des solutions toutes faites aux dilemmes qu’ils rencontrent. Il vise à « outiller » les professionnels qui ont à résoudre ces dilemmes. La première partie de l’ouvrage élabore les instruments. La seconde partie les applique à l’analyse d’enjeux éthiques qui ont été jugés préoccupants par les professionnels québécois.
Les outils conceptuels et méthodologiques proposés par Raymond Massé sont un mixte d’éthique principielle (inspirée du « principisme spécifié » de Beauchamp et Childress), et d’éthique de la discussion (inspirée d’Habermas). L’éthique est définie comme le lieu (l’espace) d’une discussion critique, et d’un arbitrage entre des principes (ou valeurs) pouvant être invoqués pour justifier telle ou telle intervention de santé publique. De l’éthique principielle est issue une liste (non hiérarchisée) de valeurs de référence : autonomie individuelle, bienfaisance, justice, solidarité, responsabilité, précaution... De l’éthique argumentative sont tirées les conditions auxquelles opère le processus d’arbitrage. La fluidité de l’opération est assurée par « une dose de pragmatisme », et une touche de « respect pour des rationalités divergentes » - une « éthique ethno- sensible », où l’on reconnaît que l’auteur a une formation d’anthropologue. Une démonstration de la méthode est donnée à la fin du chapitre 5, à propos d’un problème-type : à quelles conditions les partenaires sexuels d’une personne contaminée par le VIH ont-ils le droit de savoir que leur partenaire est séropositif ?
Ce livre est un livre d’éthique appliquée, non pas d’éthique théorique : le lecteur en est clairement averti. On ne doit donc pas y chercher une discussion des enjeux éthiques internationaux, comme celui de l’accès aux multithérapies des personnes contaminées par le VIH dans les pays en développement. Le cadre posé par l’auteur est celui d’un pays développé, ayant un système de santé structuré, et d’un État doté des moyens de définir et de faire appliquer une politique de santé. À l’intérieur de ce cadre, l’ouvrage Éthique et santé publique est un splendide instrument de travail et de réflexion pour tous les acteurs du système, et [xv] pour l’ensemble des citoyens, qui sont partie prenante dans le « contrat social implicite » qui sous-tend toute institution d’un système de santé publique.
Anne Fagot-Largeault
Professeure
Chaire de philosophie des sciences biologiques et médicales
Collège de France, Paris
12 avril 2003
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[1] Jacques Lambert, Le chirurgien de papier. Études d’histoire et de philosophie de l’hygiène, thèse pour le Doctorat ès lettres, Université de Paris-I, 1991.
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