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Éthique et santé publique.
Enjeux, valeurs et normativité
Introduction
Les contributions de la santé publique à l’amélioration de la santé des populations au cours du siècle passé constituent certainement l’un des faits majeurs des civilisations occidentales. Nul besoin ici de revenir sur les impacts positifs des interventions de prévention et de promotion de la santé sur l’espérance de vie en bonne santé des citoyens. Toutefois, confrontée aux pressions de l’État gestionnaire et à l’insatiable appétit de bien-être des citoyens modernes, la santé publique misa, durant les dernières décennies, sur deux stratégies complémentaires : d’abord une réglementation plus poussée des lieux d’expositions aux facteurs de risque, ensuite des interventions de promotion de la santé qui feront des citoyens des acteurs engagés dans la quête de santé. C’est cet appel pressant à la solidarité et à la responsabilité citoyenne qui générera des enjeux éthiques qui sont, par nature, différents de ceux soulevés par les interventions traditionnelles de protection (ex. : vaccination obligatoire, quarantaine). Dès lors, la promotion de la santé implique la promotion d’une nouvelle hiérarchisation des valeurs. L’hédonisme, l’autonomie, la liberté individuelle ou le libre arbitre par exemple, tout en demeurant des valeurs centrales, seront confrontés à des valeurs de souci du bien commun et de solidarité du citoyen avec les réglementations acceptées par la collectivité. La santé publique ne se présente plus sous la seule forme d’une entreprise « scientifique » justifiée par des évidences épidémiologiques ; elle émerge, pour certains, comme entreprise d’acculturation dont le mandat est de promouvoir les valeurs véhiculées par une « culture sanitaire ». Un nouveau lieu des enjeux éthiques est donc celui des conflits qui émergent entre la hiérarchie des valeurs promues par certaines populations cibles et la hiérarchie des valeurs implicites dans les interventions de santé publique.
Entreprise normative et d’acculturation, la santé publique est aussi vue par plusieurs comme le site d’une nouvelle moralité séculière définissant les voies d’un salut sanitaire. Perdez du poids, arrêtez de fumer, évitez le cholestérol, faites de l’exercice, portez votre casque à vélo, pratiquez une sexualité sécuritaire peuvent apparaître comme les avatars des commandements de la morale religieuse traditionnelle. Plus encore, au-delà du salut individuel, les citoyens sont invités à s’impliquer dans la construction d’une société et d’un environnement sain en [2] soutenant des politiques et des réglementations qui agiront, en amont des habitudes de vie, sur les entreprises polluantes, les fabricants de cigarettes ou d’automobiles qui exposent le citoyen à des risques échappant à son contrôle. Pour remplir cette mission de salut sanitaire individuel et collectif, les États modernes mandateront des institutions vouées à la protection et à la promotion de la « santé publique », qui a leur tour s’entoureront d’experts (épidémiologues, environnementalistes, spécialistes du « marketing social » ou de l’advocacy). Élevés au rang de nouvelles vertus, la gestion individuelle et collective des « facteurs de risque » et l’engagement collectif à promouvoir les saines habitudes de vie, deviennent de nouveaux lieux de définition de normes et de règles, bref d’une nouvelle moralité. Est immorale toute pratique qui ne respecte pas ces normes et entrave la quête du salut sanitaire. L’éthique, telle qu’elle sera abordée dans le présent ouvrage, référera à une réflexion critique sur les fondements et les enjeux générés par cette nouvelle moralité séculière.
Au cours des dernières années, divers auteurs ont amorcé une analyse critique des philosophies et des enjeux sociaux et politiques qu’implique le développement de cette « nouvelle santé publique » (Lupton, 1995 ; Petersen et Lupton, 1996 ; Lecorps et Paturet, 1999 ; Dozon et Fassin, 2001). Dans le contexte de l’engouement récent pour les questions d’éthique, l’entreprise « moralisatrice » de la santé publique est devenue l’un des lieux importants de réflexion sur les enjeux éthiques contemporains (Guttman, 2000 ; Beauchamp et Steinbock, 1999 ; Coughlin et Beauchamp, 1996 ; Buchanan, 2000). Dans le sillage de la bioéthique, l’éthique de la santé publique sort du cénacle restreint des philosophes et théologiens pour devenir un point focal de débats de société et un champ de réflexion incontournable pour les sciences sociales.
Les enjeux éthiques émergent à la frontière, toujours à redéfinir, entre informer et persuader, convaincre et contraindre. Quelles sont les limites acceptables de l’entreprise visant à convaincre le citoyen d’adopter les comportements préventifs ? Dans quelles circonstances la santé publique est-elle justifiée de contraindre les citoyens, les industries ou les municipalités au respect de réglementations cherchant à produire un environnement sain ? Dans quelle mesure les professionnels de la santé publique sont-ils tenus de respecter des valeurs populaires qui sont perçues comme des freins à la prévention ? Bref, à partir de quels critères peut-on affirmer qu’il est mal de vouloir le bien ? Le défi que souhaite relever le présent ouvrage sera de proposer des outils conceptuels pour identifier, analyser et solutionner les enjeux éthiques soulevés par cette [3] quête de la santé. Évitant les ornières d’un manuel du « comment faire pour bien faire [1] », l’objectif sera de proposer des outils de réflexion que devront s’approprier les acteurs professionnels et communautaires concernés.
LA DEMANDE D’ÉTHIQUE
Cet ouvrage s’inscrit donc à la fois dans la mouvance de l’élargissement des champs de l’éthique appliquée et dans la demande d’éthique qu’expriment les sociétés modernes. Les explications avancées pour comprendre ce « retour de l’éthique » dans les discours sont multiples. Soulignons qu’on a pu y voir, entre autres explications, une réaction au vide éthique caractéristique des sociétés postmodernes (Lipovetsky, 1993), un courant de responsabilisation d’un citoyen souhaitant échapper à l’emprise des appareils bureaucratiques et technocratiques. Certains y voient la consolidation du contrôle social par l’État et les groupes professionnels via la multiplication des codes d’éthique (Giroux, 1997), la manifestation d’une crise des démocraties représentatives confrontées à un vide normatif et une logique de l’incertitude (Ricœur, 1994) ou encore un déplacement du pouvoir politique hors de l’État et un prétexte, pour ce dernier, pour justifier le délestage de ses responsabilités (Boisvert, 1997). D’autres y perçoivent, plus positivement, une nouvelle opportunité pour revitaliser nos démocraties (Lipovetsky, 1992) ou, encore, une avenue pour rendre plus visibles des questions sociales et politiques (Genard, 1997). Quelle que soit la lecture retenue, l’éthique semble bien s’être imposée comme un lieu de débats sur les valeurs fondamentales remises en question dans le contexte de la modernité. Mais ce lieu n’est plus réservé à une élite intellectuelle ; le débat est désormais ouvert au public et aux divers groupes d’intérêts. Surtout, il s’inscrit dans le cadre de sociétés pluralistes qui, loin de négliger les valeurs, voient plutôt les citoyens exposés à une avalanche de messages normatifs qui, tous, prétendent au respect et trouvent défenseurs. Le cadre de réflexion éthique proposé ici ne pourra servir de prétexte à un transfert des responsabilités décisionnelles de l’État vers des comités d’éthique en santé publique. Il ne devra pas non plus être perçu comme un outil de construction d’une éthique normative qui pourrait être utilisée [4] par l’État ou par d’autres acteurs sociaux (ex. : corporations professionnelles, groupes communautaires), soit pour enfermer les intervenants dans un carcan normatif démobilisant, soit, au contraire, pour offrir une « éthique alibi » qui justifierait toute intervention qui respecterait les normes édictées. L’éthique ne doit pas être uniquement au service d’un renforcement de la légitimité des interventions face aux populations cibles. Encore moins l’objectif de cet ouvrage sera-t-il le développement de la moralité des professionnels et des décideurs de santé publique. Le but ultime sera plutôt de leur fournir des outils conceptuels (principes, valeurs) et un cadre méthodologique d’analyse (modèle centré sur les valeurs phares, les processus de discussion) pour gérer adéquatement les enjeux éthiques qu’ils ont à arbitrer. L’éthique de la santé publique sera abordée dans cet ouvrage comme un lieu ouvert de débats entre des partenaires partageant à la fois un langage commun et une lecture commune des principaux enjeux éthiques soulevés.
LA SANTÉ PUBLIQUE
La santé publique ne s’entend pas ici simplement comme le secteur des interventions préventives délaissé par le libre marché des soins. Elle invoque la communauté elle-même, le « public », qui est à la fois l’objet de l’intervention mais aussi l’un des acteurs conviés à participer. On peut la définir comme la somme des efforts communautaires organisés pour la prévention de la maladie et la promotion de la santé (Frenk, 1993). Il s’agit alors d’un champ en constante évolution conçu à la fois comme lieu et système de rapports politiques entre divers acteurs institutionnels et la population. Le champ « public » d’intervention s’est vu conférer au moins cinq significations au cours de l’histoire selon Frenk (1993). Ces cinq signifiés sont : a) un niveau spécifique d’analyse des problèmes de santé (la population) ; b) un niveau d’action gouvernemental en opposition aux interventions privées individuelles ; c) la participation du public (de la communauté) ; d) des services préventifs destinés à des groupes vulnérables qui sont mal outillés pour gérer leurs rapports à la maladie et aux facteurs de risque ; e) des problèmes publics de santé, soit des maladies particulièrement prévalantes et dangereuses pour le reste de la population. Nous entendrons par santé publique une entreprise publique de gestion de la santé de la population.
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Cette entreprise est publique, dans le contexte québécois auquel nous nous référerons principalement, dans la mesure où elle est repose sur un « contrat social » par lequel la population investit implicitement l’État d’une responsabilité de gestion de la prévention. Comme toute entreprise, elle comporte à la fois un mandat, une organisation et des ressources humaines, tous dédiés à la surveillance, la protection, la prévention et la promotion de la santé. Cette notion de contrat social implicite est fondamentale pour la construction d’un cadre d’analyse des enjeux éthiques. En fait, elle rappelle que cette entreprise de gestion de la santé n’est pas imposée unilatéralement à des citoyens passifs exposés aux excès d’une bienfaisance paternaliste, mais qu’elle est à la fois requise par une population qui ne tolérerait plus l’inaction des pouvoirs publics face à des menaces à la santé de la collectivité ou de sous-groupes sociaux vulnérables. Les réactions de quasi-révolte de la population, alimentées par les médias de masse, face à l’inaction des autorités sanitaires dans des dossiers d’épidémies appréhendées (ex. : méningite), de pollution de l’eau potable, de conditions de travail à risque dans les industries, de violence familiale ou de suicide chez les jeunes, illustrent cet appel à l’intervention. Une telle requête populaire ne peut être aucunement invoquée pour justifier, soit d’éventuels excès de paternalisme sanitaire, soit les potentielles dérives totalitaires que craignent certains chantres d’une critique déconstructiviste postmoderne. Elle rappelle toutefois que la réflexion éthique s’inscrit dans une dialectique entre interventionnisme bienveillant et responsabilisation citoyenne, entre paternalisme étatique protecteur et solidarité citoyenne, entre devoir d’intervention et respect des attentes de la population.
Les interventions mises en œuvre pour remplir ce contrat social sont de divers ordres. Après avoir axé ses interventions sur l’individu, reconnu l’agent causal principal de la maladie (agent causality), la santé publique a pris, vers la fin du siècle dernier, un virage « promotion » qui met tout autant en cause les facteurs hors du contrôle individuel. Le modèle de la causalité par exposition (exposure causality) complète le mandat d’éducation à la santé par un mandat d'advocacy et d’intervention politique pour limiter l’exposition à la pollution industrielle, à des véhicules moteurs non sécuritaires ou à la fumée secondaire produite par les fumeurs dans les milieux de travail. Aux fonctions traditionnelles de protection, de prévention et de surveillance de l’état de santé de la population s’ajoute désormais une fonction de promotion de la santé. En nous inspirant des définitions qui ont guidé le processus d’élaboration [6] du programme national de santé publique du Québec [2], nous définissons comme suit les quatre mandats de base de l’entreprise de santé publique. La surveillance se décrit comme un processus continu d’appréciation de l’état de santé et de bien-être d’une population et de ses déterminants. Elle rend compte des variations et des tendances observées, détecte les problèmes en émergence et élabore des scénarios prospectifs de l’état de santé et de bien-être tenant compte de l’évolution naturelle des problèmes, des interventions mises en place et de l’évolution des déterminants. Elle implique la diffusion, auprès de la population, de l’information relative à son état de santé et de bien-être. La protection fait référence à l’intervention des responsables de santé publique auprès d’individus, de groupes, d’intervenants ou de populations dans le cas d’une menace réelle ou appréhendée pour la santé, en vue d’obtenir l’information jugée nécessaire et de prévenir ou corriger une situation dangereuse. La prévention des maladies, des problèmes sociaux et des traumatismes est un ensemble d’activités qui visent à réduire les facteurs de risque associés aux problèmes sociaux et de santé et à détecter les signes hâtifs de problèmes dans le but de les contrer. Selon le cas, elle peut prendre la forme de stratégies qui rejoignent les individus ou les groupes à risque par le renforcement des compétences personnelles, le développement et l’acquisition des aptitudes individuelles, la pratique de soins préventifs incluant le dépistage. Enfin, la promotion de la santé se rapporte à l’ensemble des activités qui soutiennent l’action des individus et des collectivités pour exercer un meilleur contrôle sur les facteurs déterminants de la santé et du bien-être. Ces activités s’appuient sur des interventions qui, tout en incluant le renforcement du potentiel des personnes, mettent l’accent sur les dimensions sociales et politiques : le renforcement de l’action communautaire, l’élaboration de politiques publiques et la création d’un environnement (physique, culturel, social, économique et politique) favorables à la santé.
Afin de définir encore plus explicitement ce que nous entendons par santé publique, précisons que ces quatre « fonctions spécifiques » sont couplées aux quatre autres « fonctions de soutien » [3] suivantes : a) le travail de soutien à l’élaboration et à l’application de lois et de règlements [7] qui ont une incidence sur la santé et le bien-être des citoyens ; b) la recherche visant l’avancement des connaissances nécessaires au maintien et au développement de l’expertise pour soutenir la réalisation, mais aussi l’évaluation des programmes de santé publique ; c) le développement et le maintien des ressources, de l’expertise et des compétences professionnelles ; d) l’appréciation des effets du système de soins, de services sociaux et de santé sur la santé et le bien-être de la population et l’évaluation des impacts des transformations du système de soins et de services préventifs.
Ces huit fonctions essentielles de la santé publique sont susceptibles d’interpeller, de diverses façons, les principes éthiques. Par la constitution de fichiers de données administratives ou épidémiologiques et la diffusion de ces données, la surveillance interférera plus directement avec le principe d’autonomie et les règles de confidentialité et de respect de la vie privée. De son côté, la protection, qui peut impliquer des interventions d’autorité, interpellera plus souvent des principes, tels ceux de bienfaisance, de responsabilité et de bien commun. La prévention, par les activités de dépistage et l’accent placé sur les individus et les groupes à risque, est plus susceptible de soulever des enjeux éthiques liés à la non-malfaisance (étiquetage social, discrimination) et à la solidarité. Pour sa part, la promotion de la santé, agissant sur les déterminants de la santé de l’ensemble de la population, soulève des enjeux en termes d’autodétermination (liberté de choisir son mode de vie et de sa propre hiérarchie des valeurs) ou d’utilité (en soulevant par exemple la question de l’équilibre entre les bénéfices à retirer pour le plus grand nombre et la minimisation des conséquences négatives sur le plus petit nombre d’individus). Du fait que la prévention et la promotion visent d’abord des populations saines et, donc, des problèmes de santé « anticipés » chez des populations qui n’ont pas demandé d’aide, toutes deux laissent planer le spectre d’un paternalisme excessif. Bref, les réflexions qui suivront sur les enjeux éthiques soulevés par la nouvelle santé publique devront être ancrées dans la réalité concrète de la multiplicité des formes et niveaux d’intervention qui coloreront chacun à leur façon les conflits de valeurs à arbitrer.
OBJECTIF GÉNÉRAL DE L’OUVRAGE
Le présent ouvrage ne sera ni un essai savant d’éthique appliquée ni un rapport d’enquête empirique visant à dresser un portrait de l’ensemble [8] des enjeux éthiques soulevés. Il s’agit encore moins d’un guide offrant une réponse toute faite aux interrogations, par ailleurs légitimes, de professionnels confrontés quotidiennement, sur le terrain, à des prises de décisions à portée éthique. Mais, en construisant tout à la fois sur une enquête empirique réalisée auprès d’un large échantillon de professionnels de la santé publique au Québec et sur les modèles d’analyse proposés par les éthiciens théoriciens, notre objectif sera d’outiller les intervenants et les décideurs afin qu’ils puissent assumer une responsabilité désormais incontournable : celle d’une justification structurée des finalités et des moyens sous-jacents aux interventions de santé publique.
La démarche proposée ici se découpe en deux temps. La première partie de l’ouvrage définira les outils conceptuels et méthodologiques requis pour fonder une éthique appliquée à la santé publique. La seconde partie identifiera et analysera une série d’enjeux éthiques qui sont apparus comme particulièrement préoccupants aux professionnels de la santé publique du Québec dans le cadre de notre enquête de terrain. En préalable à l’élaboration d’un cadre éthique, nous ferons d’abord le point au premier chapitre sur les critiques parfois acerbes adressées par les sciences sociales à la « nouvelle santé publique ». Cette dernière est vue, par certains, comme une nouvelle moralité profane qui prend le relais de la religion et de la loi dans le monde moderne. En tant qu’entreprise culturelle dédiée à la promotion de valeurs, de rationalités et d’habitudes de vie souvent étrangères à la culture des populations ciblées, la nouvelle santé publique est investie d’un mandat d’acculturation axé sur la promotion d’un nouveau style de vie. L’enjeu ici est celui de la normativité implicite dans des stratégies d’intervention dédiées à la définition des bonnes et mauvaises habitudes de vie et à l’établissement d’une liste de prescriptions (quoi faire, quels comportements adopter) et des proscriptions (comportements à bannir et à éviter). Selon ce point de vue, la maladie s’attaque autant au corps social qu’au corps individuel et « les individus déviants doivent faire l’objet d’un contrôle pour le bien de la population entière » (Lupton, 1994 : 31). La nouvelle santé publique est ainsi vue comme un nouveau répertoire de vérités. En tant que médecine préventive, elle apparaît comme un nouveau système de moralité dans des sociétés occidentales toujours plus sécularisées, un moyen pour établir un ensemble de principes moraux (Zola, 1981).
Une fois identifiés les divers lieux de construction de ces normes, nous définirons les concepts de valeur, norme, conflit de valeurs, enjeu [9] éthique et normativité. Le second chapitre abordera la santé publique comme une entreprise normative, soit comme un lieu de définition des normes sanitaires. Nous soutiendrons que les interventions de santé publique véhiculent implicitement, plus ou moins consciemment, des valeurs et des normes qui sont encastrées dans chacune des composantes et à chacune des étapes d’un programme de prévention. La normativité est vue comme inhérente au travail de prescription et de proscription de comportements et au travail de réglementations des environnements de vie. Pour nous, le problème n’est pas tellement lié au fait que les interventions véhiculent des valeurs et des normes. Le problème est plutôt la négation de ce fait à partir d’un discours scientiste prétendant à l’objectivité. Partant de ce constat, nous proposerons une grille de mise à jour des valeurs présentes, et ce de l’étape de la définition des problèmes jusqu’à l’étape de l’évaluation des interventions, en passant par la définition des stratégies et du contenu des interventions. Enfin, nous resituerons cette entreprise normative dans le contexte de sa cohabitation avec de multiples autres normativités (juridiques, administratives, professionnelles et technoscientifiques) en soulignant les difficultés d’un départage de ce qui relève, désormais, d’une normativité éthique, politique, administrative ou autres.
À une telle entreprise normative, doit-on opposer une éthique normative ? Est-il défendable d’en appeler à certains principes fondamentaux pour guider la santé publique dans son travail d’analyse des enjeux éthiques liés à l’intervention ? C’est à la construction d’une réponse positive mais prudente à cette question que sera consacré le troisième chapitre. Constatant que chacune des diverses théories éthiques (déontologiques, de la vertu, utilitariste, etc.), tout en contribuant à éclairer le débat, n’est pas en mesure, à elle seule, d’offrir des réponses satisfaisantes à l’éventail d’enjeux éthiques soulevés, nous proposons qu’un modèle d’analyse basé sur l’arbitrage d’une liste ouverte de valeurs phares partagées par les divers acteurs sociaux d’une société donnée constitue un cadre d’analyse constructif pour une éthique appliquée à la santé publique. Ce modèle reprend à son compte deux composantes méthodologiques fondamentales de la version du principisme spécifié développée par Beauchamp et Childress, en particulier dans la cinquième édition (2001) de leur Principles of Biomédical Ethics. Cet élargissement du principisme s’exprime à deux niveaux. D’abord, les principes sont ramenés ici au rang des valeurs phares qu’ils sous-tendent (valeurs élevées au rang de principes par divers théoriciens de l’éthique). Le principe d’autonomie, [10] par exemple, est moins abordé comme un guide normatif duquel peut découler une série de règles et de normes que comme le véhicule d’une valeur fondamentale largement partagée et respectée dans les sociétés modernes. Nous proposerons de même une série de dix valeurs phares qui, croyons-nous, confèrent à la fois une plus grande souplesse et une plus grande spécificité au cadre d’analyse que les quatre principes formels du principisme classique. Ensuite, les valeur phares ne pourront servir de guides éthiques pour arbitrer les conflits de valeurs que si elles sont utilisées avec une bonne dose de pragmatisme et de sensibilité aux circonstances et aux contextes dans lesquels les interventions seront mises en œuvre. Bref, ce n’est pas le principisme lui-même qui est retenu, mais deux de ses composantes fondamentales soit : 1) la considération des normes fondamentales (les principes, ici les valeurs phares) comme des guides non absolus, prima facie, dont aucun n’a de prétention à l’hégémonie ; 2) le souci d’une spécification de ces normes pour les ajuster à la fois aux contextes dans lesquels émergent les problèmes éthiques et aux multiples interprétations dont ces valeurs phares peuvent faire l’objet. Le cadre d’analyse proposé dans cet ouvrage se veut donc un compromis entre le principisme dans la version emblématique qu’en ont donné Beauchamp et Childress et un modèle d’analyse exclusivement centré sur les valeurs, tel celui développé par Guttman (2000) sur lequel nous reviendrons plus loin dans l’ouvrage. Un préalable à l’adoption d’une telle approche sera toutefois celui d’une définition de l’éthique comme lieu d’arbitrage, ouvert et constructif, entre des valeurs qui sont considérées comme des guides pertinents, mais non absolus, pour l’analyse éthique.
La logique principiste postule que la pluralité de valeurs phares qui peuvent légitimement être invoquées pour justifier l’action se trouve résumée dans un nombre restreint de principes. Si un tel exercice de synthèse théorique demeure pertinent pour la réflexion fondamentale, une éthique appliquée sera, croyons-nous, mieux servie par une identification plus explicite des valeurs phares sous-jacentes. Au quatrième chapitre, considérant que la santé publique repose sur des interventions essentiellement populationnelles et qu’elle gère des risques appréhendés chez des individus sains plutôt que des problèmes de santé d’individus déjà malades, nous proposerons, en lieu et place des quatre principes classiques, une liste de dix valeurs phares considérées comme trouvant racine dans une moralité commune partagée par la population. Ces valeurs sont alors le respect de l’autonomie-autodétermination, le respect [11] de la vie privée, la promotion de la vie en santé, la défense du bien commun, la bienfaisance, la non-malfaisance, la responsabilité, la solidarité, la justice, l’utilité. Une dernière valeur, la prudence, s’inscrit plutôt dans le principe « politique » de précaution. Enfin, nous ajoutons à ces valeurs phares le principe « épistémologique » d’incertitude face aux « évidences » épidémiologiques.
Le principisme offre donc aux professionnels et aux populations ciblées par l’intervention un langage commun qui pourra être utilisé dans les délibérations éthiques. Il n’est toutefois aucunement explicite quant aux conditions et aux mécanismes de ces délibérations. En s’inspirant de l’éthique de la discussion d’Habermas, le cinquième chapitre alimentera donc la réflexion sur les mécanismes de résolution de dilemmes éthiques et d’arbitrage entre des valeurs phares spécifiées. Y seront de même abordées les questions du statut à accorder à la moralité populaire et à la consultation publique que ne manque pas de soulever une éthique de la discussion qui ne se veut pas ouverte aux seuls experts. Le chapitre sera complété par un sommaire du cadre d’analyse éthique proposé dans cet ouvrage et par un exemple d’application de ce cadre à la problématique de la transmission d’information aux partenaires sexuels du statut de santé.
Cet ouvrage n’a aucune prétention théorique. La réflexion sur les théories éthiques revient aux philosophes et aux scientifiques sociaux compétents en la matière. L’objectif ici est de proposer, dans une perspective d’éthique appliquée, un cadre d’analyse des enjeux éthiques tels qu’ils se présentent dans la pratique quotidienne de la santé publique. Quels sont, alors, les grands domaines dans lesquels émergent les enjeux et les dilemmes éthiques auxquels sera confrontée une telle éthique appliquée ? La seconde partie de l’ouvrage sera consacrée à l’identification de ces enjeux et à la formulation des questions éthiques qu’ils soulèvent. Cet exercice repose sur deux sources de données. D’abord, au cours des deux dernières décennies, diverses analyses des enjeux éthiques soulevés par les interventions de prévention et de promotion de la santé ont été publiées. Nous tenterons de leur rendre justice. Ensuite, Jocelyne Saint-Arnaud, une collègue philosophe, et moi-même avons dirigé une enquête de terrain [4] qui nous a conduits entre 1998 et 2000 à [12] interroger près de 200 professionnels québécois de la santé publique sur leur perception des principaux enjeux éthiques qu’ils rencontraient dans le cadre de leur pratique. Ces médecins, infirmières, chercheurs et spécialistes de la promotion de la santé travaillent dans les directions régionales de la santé publique du Québec. À travers 24 entrevues de groupes et plus de 25 entrevues individuelles, nous avons tenté d’identifier les enjeux qui émergent de problématiques aussi diverses que la vaccination, la prévention du sida, la violence, la toxicomanie, la prévention des traumatismes liés aux véhicules moteurs ou la promotion d’une saine alimentation, bref l’ensemble des champs d’activités de la santé publique moderne. Ces enjeux et questions éthiques ont été regroupés en neuf grands domaines. Il s’agit des enjeux éthiques liés à la divulgation et à la circulation de l’information en contexte de respect de l’autonomie du citoyen (chapitre 6), à la culpabilisation de la victime, à la persuasion et la coercition qui accompagnent certaines interventions de promotion et de protection de la santé (chapitre 7), aux conséquences négatives imprévues en termes d’étiquetage, de discrimination et de stigmatisation sociale qu’entraîne parfois l’approche par population cible (chapitre 8), à l’injustice dans la répartition des ressources préventives ou dans l’exposition aux facteurs et conditions de vie à risque (chapitre 9), à l’action en condition d’incertitude épidémiologique (chapitre 10), à un utilitarisme mal compris et aux méfaits de la rationalité instrumentale (chapitre 11), à la spécificité de la recherche en santé publique (chapitre 12), à l’insensibilité des programmes d’intervention à la réalité multiculturelle et aux formes divergentes de rationalité (chapitre 13), enfin, à la redéfinition de la hiérarchie des valeurs et au processus de moralisation inhérent à l’intervention normative (chapitre 14). Mentionnons que le chapitre 12 portant sur l’éthique de la recherche est fondé sur l’analyse d’un corpus de protocoles de recherches conduites récemment en santé publique au Québec. Jocelyne Saint-Arnaud, collaboratrice à cet ouvrage, en a assumé seule la rédaction.
La collaboration de cette dernière déborde toutefois largement la rédaction de ce chapitre. Co-chercheure dans le projet de recherche qui fut le déclencheur de la rédaction du présent ouvrage, Jocelyne Saint-Arnaud a participé activement à la réflexion conduisant à la construction du cadre d’analyse présenté ici. En particulier, ses réflexions sur les rapports entre l’éthique fondamentale et l’éthique appliquée de même que ses remarques constructives sur la rigueur avec laquelle doivent être traités certains concepts philosophiques marquent l’ensemble de [13] l’ouvrage de son empreinte. Une véritable complicité a, de même, pu se développer au cours des dernières années à travers d’autres lieux de collaboration (participation à des réseaux de chercheurs, organisation de colloques, etc.). Même si je me dois d’assumer ultimement la responsabilité du contenu de l’ouvrage, les nombreuses discussions que nous avons eues sur les propos tenus à travers l’ensemble des chapitres ont permis d’enrichir de façon substantielle la réflexion et d’inscrire le travail dans un cadre multidisciplinaire conjuguant anthropologie, philosophie et santé publique.
Les multiples contacts que nous avons eu avec les professionnels de la santé publique au Québec (mais aussi en France, en Suisse, en Belgique) confirment l’ampleur des attentes des intervenants de terrain face à l’identification des enjeux et dilemmes éthiques, mais aussi face à la production d’un « catalogue » de solutions éthiques, voire d’un petit guide permettant de trouver rapidement des réponses « éthiquement correctes » aux questions qu’ils se posent. Le modèle d’identification et d’analyse des enjeux éthiques que nous avons proposé permet, croyons-nous, d’éviter les deux écueils que sont l’empirisme (identification d’une liste finie d’enjeux) et le normatif rigide (un code d’éthique fermé et une démarche essentiellement procédurale d’arbitrage des dilemmes). Toutefois, la tentation demeure grande de gérer les enjeux éthiques, non par une ré-appropriation des délibérations par les professionnels et les divers acteurs sociaux concernés, mais en ayant recours aux avis experts. Ainsi, en conclusion de l’ouvrage, nous ferons la promotion d’une éthique de la discussion qui laisse la parole à la population, aux professionnels de terrain tout autant qu’aux experts, et ce, dans le cadre d’une éthique définie comme approche multidisciplinaire. La lecture de cet ouvrage ne doit donc pas conduire à une démobilisation justifiée par un souci éthique chez des intervenants et des décideurs fragilisés par la perspective d’accrocs aux principes éthiques dans leur moindre geste. Une sensibilisation aux enjeux éthiques ne doit aucunement devenir une justification à l’inaction, pas plus que l’idéal de bienfaisance ne peut justifier inconditionnellement l’intervention. Au-delà d’une sensibilisation à la présence d’enjeux rendus plus explicites, le but de cet ouvrage est d’offrir aux professionnels les outils conceptuels pour faire l’analyse des enjeux éthiques et pour opérer un arbitrage constructif des dilemmes que ne manquent pas de soulever les interventions.
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[1] Pour reprendre l’expression utilisée dans l’ouvrage d’Eric Fuchs (1995).
[2] « Document de consultation préliminaire en vue de l’élaboration d’un projet de loi sur la santé publique » (MSSS, 2000 : vi-vii).
[3] Cette classification s’inspire de celle proposée par la Pan American Organization et la World Health Organization (juillet 2000). Essential Public Health Functions, 42nd Directing Council, 52nd Session of the Regional Comitee, Washington, D.C.
[4] R. Massé, J. Saint-Arnaud, « Analyse des enjeux éthiques associés à la santé publique à partir du discours des professionnels des directions de santé publique du Québec ». Subvention CRSH. 1997-2000, #806-97-0022.
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