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Détresse créole.
Ethnoépidémiologie de la détresse psychique
à la Martinique
Introduction
Dans l’imaginaire européen et américain, les populations antillaises sont les dépositaires d’un bonheur tranquille, évoluant dans un paradis tropical en marge des conflits et des tensions du monde moderne. Tel serait le cas, en particulier, des Antilles françaises, grâce à leur statut de « département français d’Amérique » et à leur intégration à l’Union européenne. Bien sûr, on reconnaît qu’une telle paix de l’âme peut être sporadiquement bousculée par des catastrophes naturelles, même des crises économiques et politiques. Mais l’indolence, l’insouciance, la lascivité, la musique et la danse sont vues comme des remparts naturels à tout désespoir persistant. L’Antillais présenterait une résilience naturelle lui permettant de gérer calmement les malheurs et les infortunes et de tenir dépression et anxiété à distance.
Par contre, cette image idyllique se trouve fortement nuancée chez quiconque a vécu dans cette société insulaire, et a fortiori chez l’anthropologue de la santé qui en a fait l’observation sur plusieurs décennies. Même à la Martinique (ou à la Guadeloupe), de loin les îles les plus favorisées de la région caraïbe sur le plan économique, l’observateur fait l’expérience d’une tension ambiante et d’un malaise profond dans les rapports sociaux entre Antillais. Il en décèlera des traces dans les multiples mouvements sociaux, les discours politiques accusateurs, les rapports interraciaux, les rapports de voisinage, les conflits en milieu de travail, les rapports intrafamiliaux. Il notera que, selon les données épidémiologiques disponibles, la Martinique est tout autant marquée que la métropole française, l’Europe de l’Ouest ou le Canada par les troubles de l’humeur (dépression, anxiété), la schizophrénie, les décompensations ou les agressions violentes. Les signes d’une détresse psychique rampante sont visibles à travers les vécus des toxicomanes, des jeunes délinquants, des enfants abusés, des parents désespérés qui ont vu leurs enfants quitter l’île pour trouver un emploi en Métropole ou des conjoints divorcés [2] minés par les conflits conjugaux. Les centaines d’entrevues que nous avons réalisées avec les psychiatres, médecins généralistes, marabouts-voyants, psychologues, pasteurs fondamentalistes, prêtres catholiques et adultes de la population générale convergent toutes vers un même constat : une fraction importante de la population vit dans un état de détresse psychologique et d’affliction profond, marqué par l’angoisse, le désespoir, l’abattement. Ces personnes vivent une véritable souffrance mentale, souvent associée à diverses formes de somatisation. Tous les thérapeutes consultés travaillant dans l’un ou l’autre des trois grands secteurs de soins (biomédecine, médecines traditionnelles, Églises avec mission de guérison) s’entendent pour considérer ces multiples facettes des humeurs dépressives comme le principal motif de consultation et de recherche d’aide. À l’image de plusieurs sociétés modernes, la société martiniquaise n’échappe pas à la montée d’une détresse psychique envahissante. Le diagnostic fréquemment posé voulant que la dépression constitue le mal emblématique du mal être dans le monde occidental contemporain vaut de plus en plus pour la Martinique d’aujourd’hui. Toutefois, l’originalité du contexte culturel et historique des Antilles françaises en a profondément coloré les modes d’expression, d’explication et de prise en charge. Et c’est ce travail original qu’opère la culture locale antillaise sur le vécu des diverses formes de détresse qui fera l’objet du présent ouvrage.
Cette montée du phénomène de la détresse psychique dans l’île la plus riche de la Caraïbe peut-elle être vue comme une nouvelle expression du « paradoxe au paradis » selon la formule utilisée par William Miles (1992) pour désigner les déchirures qui marquent les Martiniquais entre des identités à la fois française et martiniquaise, francophone et créolophone, tiers-mondialiste et européenne ? Il semble bien que oui. Et s’y greffent d’autres paradoxes. Celui d’une identité collective forte cohabitant avec une crise identitaire tout aussi affirmée. Celui d’un niveau de vie relativement élevé, mais qui ne réussit pas à effacer un profond sentiment d’exploitation et d’injustice. Autre paradoxe, l’omniprésence de cette détresse est encore plus surprenante si l’on considère qu’il s’agit d’une société remarquablement dynamique, mobilisant les énergies d’une large partie de sa population dans plusieurs centaines d’associations, de mouvements communautaires (sportif, d’entraide, religieux, folklorique), de collectifs, de mouvements politiques ou d’initiatives artistiques. Tout observateur sera surpris par la force de ce dynamisme des communes et des municipalités dont font état, au quotidien, les journaux et la télévision : pléthore de fêtes communales, de spectacles, de compétitions [3] sportives, d’activités d’entraide. Tout en étant bien réelle et prévalente, la détresse psychique cohabite allègrement avec un dynamisme communautaire, une mobilisation syndicale et politique et une créativité littéraire et artistique affirmés. Bref, cette société demeure « une provocation intellectuelle en soi » pour les scientifiques sociaux intéressés par la santé mentale.
La souffrance psychique et sociale qui marque les Martiniquais dans leur âme et leur corps et qui les incite à consulter les thérapeutes des divers univers de soin, s’exprime toutefois à travers des manifestations qui ne correspondent que rarement aux catégories diagnostiques psychiatriques (ex. : épisodes de dépression majeure, désordres cyclothymiques, troubles généralisés de l’anxiété, schizophrénie). Les multiples dimensions de la souffrance ressentie se laissent difficilement enfermer dans les catégories formelles et la symptomatologie que leur associent la Classification mondiale des maladies ou le Diagnostic and Statistical Manual (DSM-IV) de l’Association américaine de psychiatrie. La fraction de la population générale qui se qualifie pour une ou plusieurs catégories diagnostiques est beaucoup plus restreinte que celle qui présente un niveau élevé de détresse psychologique et de souffrance mentale. Les « malades » hospitalisés ou inscrits dans un processus thérapeutique formel ne représentent que la pointe de l’iceberg d’une population en détresse beaucoup plus nombreuse.
Cette détresse n’est donc pas nécessairement une « maladie ». Elle est le lot d’individus faisant l’expérience d’infortunes, de pertes, de malheurs, de frustrations à divers moments de leur vie. Elle n’est pas plus « pathologique », au sens strictement médical, quelle n’est chronique. Mais la souffrance psychique n’en est pas moins bien réelle, tangible. Ressentie à travers des sentiments d’impuissance, d’abandon, d’angoisse, de désespoir, elle prédispose certains individus à des troubles psychiatriques sévères. Alors que la psychiatrie s’intéresse aux cas répondant aux critères diagnostiques de même qu’à leur traitement, pharmaceutique ou psychanalytique, les sciences sociales s’intéressent au phénomène beaucoup plus englobant de la souffrance psychique en tant que facteur prédisposant aux désordres mentaux sévères de même qu’à ses causes sociales, politiques, économiques et culturelles. La santé mentale dont il sera question dans le présent ouvrage sera abordée sous l’angle de cette détresse psychique, elle-même conçue comme une résultante et une forme d’expression d’une souffrance avant tout sociale.
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DÉTRESSE PSYCHOLOGIQUE
ET SOUFFRANCE SOCIALE
Une mère martiniquaise de cinq enfants a vécu dans les mornes du nord de l’île une enfance marquée par la pauvreté et un climat de violence familiale. Elle ne peut terminer ses études secondaires ; en dépit d’un attrait certain pour l’école, elle doit prendre en charge ses frères et sœurs aînés. À dix-sept ans, elle aura un premier enfant d’un conjoint qui ne laissera aucune autre trace. Quatre autres enfants naîtront d’un mariage marqué par l’alcoolisme du mari, la grossesse à l’adolescence de sa fille, la toxicomanie de son cadet. Les tensions conjugales générées par le divorce alimenteront une détresse marquée par l’angoisse et l’anxiété. Usée par les multiples petits métiers quelle a dû exercer pour survivre, privée du soutien potentiel de ses enfants qui ont tous émigré vers la Métropole pour éviter le chômage, elle sombre dans un désespoir devant l’avenir. Une angoisse existentielle la ronge. Elle se sent abandonnée et impuissante en dépit du soutien moral offert par la communauté pentecôtiste quelle a rejoint récemment. Les symptômes quelle rapporte au médecin généraliste (fatigue, insomnie, perte d’appétit, pensées suicidaires, humeurs dépressives) la qualifient pour un diagnostic d’épisode de dépression majeure. Pourtant, la frontière entre la notion anthropologique de souffrance sociale et le diagnostic médical d’épisode de dépression apparaît mince, sinon confondante.
C’est un tel type de souffrance sociale que nous avons fréquemment rencontré chez les Martiniquais qui vont chercher de l’aide auprès des pasteurs, des prêtres, des guérisseurs de toutes sortes ou des médecins. C’est celle de l’adolescente victime des abus sexuels de son père et du silence de sa mère ; celle du travailleur de la banane, frustré par sa pauvreté relative et insécurisé devant l’avenir de cette plantation dans le cadre des politiques de l’Organisation mondiale du commerce ; celle aussi de l’enseignante du primaire qui vit dans l’angoisse engendrée par la multiplication des infortunes (accident d’auto, crise conjugale, maladie d’un enfant) perçue comme manifestation des attaques de quimbois [1] (tjenbwa) dont elle se sent victime depuis quelques semaines, à la suite de l’envie et de la jalousie que ses succès récents, croit-elle, ont dû susciter chez des membres de son entourage. La détresse de ces personnes est profondément personnelle ; mais leur souffrance est profondément sociale. La souffrance [5] psychique est l’une des expressions que peu prendre la souffrance sociale. Mais surtout, au-delà des diagnostics, la détresse peut être vue comme un langage culturellement structuré permettant la communication de cette souffrance. L’enjeu pour l’anthropologue est alors la compréhension des interrelations entre l’individuel et le social ; le culturel et le politique, le microsocial et le macroéconomique. Le défi à relever est celui de la complémentarité des échelles d’analyse et des multiples dimensions de la souffrance.
Nous comprenons alors mieux les raisons pour lesquelles nous devons nous intéresser à cette détresse, même si elle ne conduit que dans un nombre restreint de cas à de véritables « désordres psychiatriques » ? D’abord, sur le plan clinique, un niveau élevé de détresse constitue un signe prédicteur d’un possible basculement dans des désordres mentaux invalidants. On peut y voir un cri de détresse ou un appel à l’aide qui justifie des interventions préventives tant de la part des membres de l’entourage que de la part des autorités politiques et sanitaires. Ensuite, cette détresse constitue une véritable « souffrance » qui, bien que mentale, n’en est pas moins concrète, tangible ; elle justifie un souci humaniste pour les soins tout autant que pour toute autre forme de souffrance. Troisièmement, comme le rappellent Mirowsky et Ross (2003), la distribution sociale de la détresse est un puissant révélateur des inégalités sociales et des rapports de pouvoir asymétriques. La détresse est à la fois une forme d’expression, mais surtout le révélateur, d’une souffrance sociale qui appelle des mesures politiques et communautaires de soutien aux groupes vulnérables. Comme nous le soutiendrons, la détresse constitue une forme de commentaire moral sur les causes économiques et politiques de la souffrance sociale, causes que nous associerons avec d’autres chercheurs à une violence structurelle.
L’objet du présent ouvrage ne sera donc pas directement une anthropologie de la dépression, ni des autres désordres psychiatriques, mais une anthropologie de la détresse psychique et de la souffrance sociale qui fragilisent les individus et les y prédisposent. Moins une anthropologie de la maladie dans une perspective médicale, qu’une anthropologie politique de la santé mentale et sociale. Tout autant une anthropologie sociale et culturelle des racines de la souffrance, qu’une anthropologie médicale préoccupée par les prises en charge médicale et traditionnelle des désordres psychologiques auxquels peut parfois conduire une détresse sévère. Enfin, tout autant une anthropologie préoccupée par les représentations sociales et le champ symbolique des manifestations de la détresse psychologique, qu’une macro-analyse des diverses formes que [6] prend une violence structurelle inscrite dans les structures politiques et économiques d’une société postcoloniale.
Cet ouvrage tentera de relever l’un des principaux défis posés à l'anthropologie de la santé, soit celui d’une articulation entre une économie politique de la santé préoccupée par l’influence des facteurs macrosociétaux sur l’état de santé des populations vulnérables et une anthropologie dédiée à l’analyse de la construction locale du sens de la maladie. Loin de conclure à l’incommensurabilité d’une analyse des causes économiques et politiques et d’une analyse du travail de la culture sur la maladie, nous soutiendrons que c’est dans la quête d’une complémentarité de ces approches que réside l’essence de l’anthropologie, dans le champ de la santé comme dans ses autres objets de recherche. Le contexte postcolonial antillais représente un cadre socioculturel original qui impose à toute épidémiologie de la maladie mentale le double impératif d’une prise en compte de l’influence des structures politiques et économiques sur la causalité des désordres mentaux, mais aussi d’une influence de la culture locale sur la façon dont l’impact de ces facteurs structurels sont métabolisés et redéfinis dans le cadre des savoirs et des pratiques traditionnels. Tel est le défi que doit relever une ethnoépidémiologie critique de la détresse psychique sensible autant aux systèmes locaux de sens qu’aux enjeux de l’histoire et du pouvoir.
La détresse sera analysée ici comme une forme de langage mobilisant un lexique de catégories culturelles ou « idiomes » à travers lesquels l’Antillais nomme, exprime et explique ses souffrances. De tels idiomes d’identification (ex. : gwopwèl, ababa, moun ka dessan), de communication (ex. : hallucinations, délires, bouffées de violence) et d’explication (quimbois, dévenn [déveine], jalousie) de la détresse sont inscrits au cœur de la culture martiniquaise. Ils constituent les premiers objets d’étude de cette ethnoépidémiologie. Mais, tout à la fois, comme c’est le mandat de toute épidémiologie, seront analysées les causes de cette souffrance psychique. Nous traiterons alors de la pathogénie indirecte des effets de domination politique et économique sur des populations locales. La souffrance sera étudiée comme résultant de violences structurelles, économiques et politiques, façonnées par l’histoire coloniale et postcoloniale. C’est ici que le concept créole de « société krazé » (Armet, 1990) prend son sens en s’appliquant à une société présentant une série de pathologies (de la reconnaissance, de la dépendance, de l’identité). La souffrance psychique individuelle semble, en effet, enracinée dans une souffrance collective faisant référence à une crise identitaire et à un profond ressentiment collectif devant ce qui est perçu, et régulièrement dénoncé comme un [7] manque de respect, de reconnaissance, voire un mépris de la Métropole à l’égard de la société et de la culture martiniquaise. Comme en témoignent les études dites postcoloniales, « l’indépendance, l’accès au pouvoir des ex-colonisés n’ont nullement suffi à désamorcer la logique de la haine, du mépris, du racisme et de la stigmatisation » (Caillé, 2007 : 6). La Martinique offre une version postcoloniale originale de cette quête de reconnaissance généralisée qui caractérise les sociétés modernes (Onneth, 2006) dans un contexte social postmoderne marqué par la multiplication des scènes et des échelles de socialités fragmentées (familiale, professionnelle, de voisinage, insulaire, européenne).
Mais, en rester à une seule analyse des violences structurelles confinerait cette ethnoépidémiologie à une économie politique de la santé. D’où notre préoccupation pour une analyse complémentaire des conditions concrètes d’existence quotidienne (ex. : sous-emploi, conflits conjugaux, rapports de couleur, rapports homme-femme, tensions intergénérationnelles) qui deviennent des facteurs causals intermédiaires façonnés autant par les violences structurelles que par la culture antillaise. L'ethnoépidémiologie de la détresse se donnera comme mandat l’étude des interfaces entre ces dimensions, structures politiques et économiques, conditions concrètes d’existence et culture créole.
La Martinique est entrée de plain-pied dans la postmodernité. Si plusieurs composantes de la culture traditionnelle sont toujours vivantes, cette société est tout aussi marquée par des problématiques sociales modernes telles la déstructuration de la famille, les revendications des femmes, les toxicomanies, les questionnements religieux, l’individualisme et le souci de soi. L’enjeu ici est l’analyse de cette métabolisation de la postmodernité par la société créole à travers la réinterprétation du sens de la détresse et la définition de nouvelles approches de gestion des épisodes de maladie.
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Le thème central du présent ouvrage sera donc celui de l’articulation des divers ordres de facteurs, politiques, économiques et culturels, dans l’analyse des causes de la détresse et de la souffrance sociale. La structure de l’ouvrage comporte trois parties. La première partie est consacrée à une analyse des concepts et des données épidémiologiques qui balisent une telle ethnoépidémiologie de la détresse psychique. Le premier chapitre, d’ordre plus théorique, propose donc une discussion sur les [8] notions de détresse et de souffrance. Nous traiterons plus particulièrement des arguments en faveur d’une « troisième voie » en anthropologie médicale, approche ouverte qui saura concilier économie politique de la santé et ethnologie de la maladie. Ce débat ouvre sur une reconsidération de la notion de « contexte global » d’émergence de la maladie dans des sociétés postmodernes. Une présentation de la méthodologie et des présupposés épistémologiques retenus pour la collecte et l’analyse des données clôtureront le chapitre [2]. Un deuxième chapitre présente un portrait épidémiologique de l’état de santé mentale des Martiniquais. Nous couplons alors les données produites par divers chercheurs et par l’Observatoire de la santé de la Martinique avec les perceptions qu’en ont plus d’une centaine de professionnels de la santé et d’intellectuels martiniquais interviewés dans le cadre d’un projet de recherche qui couvre une douzaine d’années (1995-2006).
La deuxième partie de l’ouvrage est consacrée à l’analyse des causes structurelles de la détresse. L’accent est d’abord placé sur le poids des structures politiques qui marquent une subordination politique à la France métropolitaine (passé colonial, départementalisation, intégration à l’Union européenne, régionalisation) (chapitre trois) ; celui des structures économiques qui consacrent une dépendance économique (paiement de transfert, tertiarisation de l’économie locale, déstructuration des productions agricoles traditionnelles) et enfin celui des facteurs structuraux d’ordre culturel (crise d’identité, ressentiment face au passé esclavagiste, revendication de réparations pour les torts causés par la colonisation, survivance du préjugé de couleur) (chapitre 4) qui conditionnent l’environnement culturel dans lequel chaque Martiniquais construira le sens des souffrances sociales. Ces trois ordres de structures sont présentés non comme des causes directes de la détresse, mais comme des conditions structurelles qui font le lit d’une série de facteurs causals intermédiaires (entre la macrostructure et le vécu quotidien). Les principaux facteurs intermédiaires qui alimentent la souffrance sociale, puis la détresse, sont le chômage et le sous-emploi, les conflits conjugaux, les tensions intrafamiliales, les rapports de couleur et l’isolement social. Ils sont étudiés au chapitre cinq.
La troisième partie de l’ouvrage est consacrée à l’analyse de l’influence de la culture antillaise sur la santé mentale. Dans un premier temps (chapitre six), nous présentons les grandes lignes d’une théorie de la [9] détresse psychique comme « langage » permettant de communiquer à soi, à l’entourage et sur la scène sociale le vécu de la détresse. Une telle approche sémiologique prend nettement ses distances avec une approche empiriste des désordres mentaux définis par l’entremise d’une liste prédéterminée de symptômes supposés universels. Elle privilégie le recours à la notion d’idiomes de détresse, utilisés par une culture, pour identifier, exprimer et expliquer la souffrance dans le respect des balises culturelles locales. Suivront deux chapitres clefs consacrés à une analyse ethnologique des idiomes martiniquais d’identification (ex. : gro pouèl, ababa, zinzin) et d’expression (ex. : dépression masquée, somatisation, hallucinations auditives, délires verbaux) de la détresse (chapitre sept), mais aussi aux idiomes d’explication (ex. : quimbois, dévenn, jalousie) des causes de la souffrance (chapitre huit). Enfin, le dernier chapitre (neuf) sera consacré au rôle particulier que joue la religion à la fois comme facteur de protection contre la détresse et comme facteur de fragilisation chez certains individus plus vulnérables à la pression sociale qu’exercent, tout particulièrement, les Églises fondamentalistes protestantes. Ce chapitre se termine par une analyse plus phénoménologique de l’impact de la ferveur et de la pratique religieuse, tant chez les catholiques que dans les nouvelles Églises fondamentalistes.
Nous concluons l’ouvrage en tentant de répondre aux questions soulevées par la relative incommensurabilité des approches critique et constructiviste en anthropologie médicale et aux limites d’une articulation des niveaux d’analyse macrosociétaux et micro-sociétaux. Un schéma, présenté page 250, synthétise et illustre l'articulation entre ces divers niveaux d'analyse. Mais surtout, nous réfléchissons à la pertinence d’une conclusion faisant de la détresse psychique, de même que de ses excroissances cliniques (dont la dépression), des formes de commentaires moraux critiques sur la société postcoloniale martiniquaise.
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[1] Les termes créoles qui seront utilisés dans l’ouvrage respecteront l’orthographe proposée par Manuella Antoine, Le créole martiniquais de poche, (préface de Raphaël Confiant) 2000, Paris, Éditions Assimil, coll. Évasion. Toutefois les termes de « quimbois » et de « quimboiseurs » seront écrits dans cette forme considérant l’usage dans plusieurs publications.
[2] Le lecteur moins préoccupé par ces débats théoriques pourra faire l’économie de ce chapitre (tout comme du chapitre six).
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