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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Jean-Christophe Marcel, Georges Gurvitch: les raisons d'un succès (2001)
Introduction


Une édition électronique réalisée à partir de l'article de Jean-Christophe Marcel, Georges Gurvitch: les raisons d'un succès”. Un article publié dans la revue Cahiers internationaux de sociologie, vol. 110, janvier-juin 2001, pp. 97-119. Paris: Les Presses universitaires de France. [Autorisation formelle de l’auteur accordée le 25 juillet 2006.]

Introduction

Dans l'histoire de la sociologie française, Georges Gurvitch apparaît aujourd'hui comme un laissé-pour-compte. Cet oubli a de quoi surprendre, quand on sait qu'après 1945 il était une référence obligée pour quiconque s'intéressait à la sociologie [1]. D'aucuns se sont interrogés sur les raisons d'un succès qui ne survit guère à la mort du principal intéressé. Après 1965, il n'y aurait plus eu d'école gurvitchéenne [2], dotée d'un paradigme précis, et d'un programme de recherches clairement défini [3]. Alors qu'à des noms comme Stoetzel et Friedmann sont associées des techniques d'enquêtes et une certaine conception de la sociologie, de Gurvitch il ne nous reste que des livres qu'on lit aujourd'hui comme des documents historiques [4]. 

Les arguments généralement avancés pour expliquer cette absence de postérité (ou du moins de postérité « visible ») font valoir un « effet de contexte ». Toutefois, les études de sociologie des sciences qui les sous-tendent ont tendance à privilégier dans l'explication des « objets, institutionnels ». Elles font en général valoir que de retour des Etats-Unis [5], Gurvitch apporte après la Libération « un noyau de bibliothèque » [6] et de documentation sur la sociologie américaine ainsi qu'« un capital de relations personnelles qui se révélera très précieux dans les premiers contacts avec les milieux universitaires d'outre-Atlantique » [7], ce qui lui aurait permis par exemple de revenir des États-Unis avec dans la poche le texte de La sociologie au XXe siècle, initialement publié là-bas. Si bien que pendant une vingtaine d'années, c'est un personnage clef du monde de la sociologie, et il y occupe une position quasi monopolistique. Rappelons que c'est lui qui, en mars 1946, prend l'initiative avec Y. Halbwachs de la création du Centre d'études sociologiques, premier (et longtemps unique) laboratoire public de recherches de l'après-guerre, placé sous la direction du CNRS. Il fonde aussi les Cahiers internationaux de Sociologie, qui sont jusqu'en 1960 la principale revue de sociologie de l'époque [8]. En 1950, il lance aux Presses Universitaires de France la « Bibliothèque de sociologie contemporaine », qu'il dirige jusqu'à sa mort, et qui est à l'origine de la première réédition d'une partie des œuvres de Mauss [9], mais aussi de la parution du livre posthume d'Halbwachs sur La mémoire collective [10]. La même année il est élu professeur titulaire à la chaire de sociologie de la Sorbonne [11]. En 1958, il crée avec Henri Janne l'Association des sociologues de langue française. Sur la période enfin, la plupart des manuels de sociologie sont publiés à son initiative. 

Ces arguments confortent une interprétation qui fait valoir qu'après la guerre, alors que la sociologie française est à reconstruire, Gurvitch, qui bénéficie d'une conjoncture favorable, est respecté parce qu'il £ait beaucoup pour redonner une assise institutionnelle à la discipline, et a du pouvoir, mais n'est pas « théoriquement parlant » l'homme de la situation. Sa posture intellectuelle n'aurait pas été en phase avec les exigences du moment (construire enfin une sociologie empirique, inspirée du modèle américain) [12], creusant un hiatus toujours plus grand avec cette situation institutionnelle forte. À la suite de Stoetzel, on s'accorde pour voir en Gurvitch la tradition érudite et philosophique de la sociologie, héritière de la période précédente de l'entre-deux-guerres, révolue dès 1945 [13] : T. Clark interprète ce hiatus par le fait que Gurvitch, très influencé par le marxisme et la phénoménologie allemande, soucieux de surcroît de combiner certains thèmes durkheimiens à la phénoménologie, n'a jamais pu s'intégrer dans la sociologie française [14]. 

Il nous semble que, pour intéressantes qu'elles soient, ces thèses n'expliquent pas absolument le succès de la sociologie de Gurvitch. Car à force de privilégier les « objets cachés » de l'histoire des sciences, on en oublie les plus « visibles », à savoir les écrits. Or il apparaît qu'en fait, aussi éloigné de la tradition française qu'il ait été en apparence, Gurvitch a essayé de mener à bien un vaste projet intellectuel qui a fait sens pour certains chercheurs de l'époque, et qui est, nous semble-t-il, la condition de son succès. C'est sur cette dimension cognitive que nous voudrions revenir ici. 

La sociologie qu'il défend s'appuie en effet sur un texte scientifique dont les arguments paraissaient pertinents parce qu'ils posaient des problèmes qui préoccupaient la communauté des sociologues [15]. Gurvitch est persuadé que la discipline est « en crise », « parce qu'elle n'a pas encore atteint l'âge de sa maturité et qu'elle n'a pas encore abouti à la jonction [...] de la théorie et de la recherche empirique » [16]. L'idée n'est pas originale pour l'époque [17]. Ce qui l'est plus, c'est le modèle alternatif qu'il propose, et probablement le seul qui ait dans la sociologie non marxiste des années 1950, une vocation universaliste [18] à traiter tous les « objets sociaux » tant sur le plan théorique qu'empirique. Or, si l'on insiste souvent sur l'admiration qu'avaient pour la sociologie américaine les jeunes chercheurs à l'époque, on oublie qu'apparemment elle cohabitait avec un souci de « retraduction » conceptuelle qui était destiné à reconstruire une sociologie, certes plus empirique que par le passé, mais aussi « conceptuelle » notamment pour faire face àdes savoirs et des disciplines concurrentes qui, tant du côté de l'existentialisme que du marxisme par exemple, estimaient avoir quelque chose à dire sur la société [19]. En ce sens, la sociologie de Gurvitch ne jouait pas uniquement la carte de la rupture avec l'ère précédente, mais, parce qu'elle entendait reprendre à son compte certaines questions telles que la possibilité de relier les études microsociologiques aux institutions et à la totalité de la société, elle revendiquait aussi ouvertement [20] la persistance d'une certaine continuité. Or précisément, il nous semble que c'est en interrogeant ce dernier aspect de l'oeuvre de Gurvitch, et l'argumentaire qui lui était associé, que la sociologie des sciences peut trouver quelques éléments d'explications pour expliquer ce qui fut aussi son succès.


[1] « Il était avec Davy le seul directeur possible pour des thèses en sociologie », écrit par exemple J.-M. Chapoulie (Chapoulie, 1991, p. 326, no 8). En 1955, Aron est à son tour élu à la Sorbonne, ce qui va quelque peu contrebalancer le pouvoir de Gurvitch.

[2] Si tant est qu'il y en ait jamais eu une.

[3] De l'avis même de l'un de ses proches, avec le décès de Gurvitch, « leader charismatique », disparaissent les études et enquêtes utilisant ses concepts et ses idées (P. Bosserman, 1981, p. 113 et sq.).

[4] Outre bien sûr les travaux de collègues de Gurvitch tels que G. Balandier et J. Duvignaud..., le livre récent de F. Farrugia, qui revendique une filiation avec une sociologie de la connaissance inspirée de Gurvitch, est l'exception qui confirme la règle (voir F. Farrugia, 2000).

[5] Après l'armistice, en 1940, il part aux États-Unis, invité par la New School for Social Research de New York. Là-bas, il fonde l'École fibre des hautes études en 1941.

[6] Qui est vraisemblablement la propre bibliothèque de l'École libre des sciences sociales, selon les dires de H. Lautman (1981, p. 271).

[7] Tréanton, 1991, p. 383.

[8] Les Cahiers commencent à paraître en 1946 et sont en quasi-situation de « monopole » jusqu'en 1960, date à laquelle est créée la Revue française de sociologie, fondée par Stoetzel.

[9] Rassemblées comme on sait dans le volume Sociologie et anthropologie.

[10] Les deux ouvrages paraissent en 1950, au moment du lancement de la collection. Leur choix n'est sûrement pas innocent.

[11] Qu'il occupait de fait depuis 1948, mais en tant que Maître de Conférences, en remplacement d'Albert Bayet.

[12] Sur la référence à la sociologie américaine, voir par exemple H. Mendras, 1995, et J.-M. Chapoulie, op. cit., p. 342 et sq., et en particulier la p. 345.

[13] Voir par exemple Stoetzel, 1957, pp. 647-648.

[14] Clark, 1973, p. 232.

[15] P. H. Chombart de Lauwe, par exemple, considérait, malgré ses inimitiés avec Gurvitch, que sa pensée était intéressante car elle « suscitait la réflexion ». D'après lui, il aurait été un des seuls à défendre la théorie de Gurvitch après la mort de ce dernier (entretien avec l'auteur, 31 mars 1993).

[16] Gurvitch, 1967, p. 3.

[17] Voir, outre Gurvitch, 1956, par ex. R. Polin, 1946, p. 127 ; R. Girod, 1956, p. 100 ; G. Friedmann, 1963, p. 211 et sq.

[18] Le travail de Friedmann reste en effet très centré sur son objet, à savoir la sociologie du travail. Stoetzel se positionne comme le défenseur et l'importateur d'une technique d'enquête. Quant à Aron, jusqu'en 1955 il est retiré de la scène pour exercer son activité de journaliste.

[19] Ainsi, dans la production sociologique de l'époque, à côté de la volonté d'en finir avec l'ère durkheimienne pour bâtir une sociologie enfin empirique, cohabite un leitmotiv qui consiste à déplorer l'absence d'un paradigme unifié dans la discipline (voir par ex. G. Friedmann et P. Naville, in Friedmann et Naville (dit.), 1961, pp. 5-6 ; et G. Gurvitch, « Avant-Propos », in Gurvitch (dir.), 1968 ; A. Girard, 1952, p. 125). C'est aussi cet argument qui motive bien souvent une certaine prise de distance avec la sociologie américaine, jugée trop peu théorique.

[20] À la différence de Stoetzel, par exemple, qui a largement passé sous silence cet aspect de son œuvre. À noter que le souci de replacer les études empiriques dans le cadre plus général de la société globale est aussi une constante dans les études de l'équipe de Friedmann sur le travail... voire même dans la conception qu'ont Stoetzel et Girard de la démographie ! (sur ces questions, voir J.-C. Marcel, 1997, chap. 9 et 10).


Retour au texte de l'auteur: Jean--Christophe Marcel, sociologue, Sorbonne Dernière mise à jour de cette page le vendredi 11 août 2006 15:18
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur au Cégep de Chicoutimi.
 



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