Introduction
On doit à Robert K. Merton l'assertion selon laquelle l'ambivalence des processus sociaux est au fondement même de la démarche sociologique. L'ambivalence est d'abord inhérente à la structure sociale, ne serait-ce que sous la forme de tensions conflictuelles, de contradictions structurelles, de dysfonctionnements et d'effets pervers et inattendus de l'action sociale. Puis, toujours selon Merton, elle sous-tend l'action en tant même qu'orientations normatives fondamentalement conflictuelles. En un seul et même mouvement, toute action sociale est toujours jeu oscillatoire et contradictoire de détachement et de compassion, de retrait et de participation, de règles impersonnelles et d'expressions personnelles, de comportements stéréotypés et d'ouvertures créatrices (Merton, 1977, p. 6-14 [1]).
L'action collective, mouvement conflictuel s'élevant contre l'ordre social établi, est elle aussi ambivalente. Elle est inhérente à la structure sociale, qu'elle contribue à façonner, et, à sa manière, elle est jonction d'orientations normatives opposées et conflictuelles. À ce titre, l'action collective est action de résistance, expression de dysfonctionnement, conduite de retrait, et même souvent fermeture stéréotypée s'opposant pourtant à la nonne, au code dominant. Mais elle est aussi contestation sociale porteuse de mutations, affranchissement de l'expérience, participation relationnelle à une communauté luttant contre des forces et des pouvoirs de domination. Tant et si bien que l'on doit appeler mouvement social cette action collective qui, en un seul et même mouvement indissociable, est jeu oscillatoire et contradictoire de contestation créatrice et de résistance défensive, d'action conflictuelle et de participation relationnelle.
Les mouvements sociaux, comme une fraction importante de l'action collective, produisent et reproduisent donc l'ambivalence inscrite dans le social même. Ils canalisent d'autant plus l'ambivalence - si l'on peut s'exprimer ainsi - que nos sociétés construisent activement la modernité radicale. En effet, dans ces sociétés marquées par des forces de pouvoir et de domination, tout comme par des fronts de résistance et de luttes contestataires qui font éclater les identités globales antérieures, dans ces sociétés travaillées par la fragmentation, la montée des différences, la structuration d'acteurs et de rapports sociaux qui construisent la transition vers de nouvelles formes sociétales à peine émergées (Touraine, 1969), vers la globalisation et la planétarisation des rapports sociaux (Reich, 1991), dans ces sociétés, bref, de la modernité radicale (Giddens, 1990) sont encore plus indissociables les mouvements sociaux et l'ambivalence de l'action collective.
Le caractère fondamentalement ambivalent de l'action collective commande aussi de prendre des distances quant à certaines polarisations et tensions, qui divisent les écrits contemporains, de plus en plus nombreux, qui traitent des mouvements sociaux. Pour certains, les mouvements sociaux envahissent tout. Acteurs bien concrets et singuliers par leur composition sociale, leurs stratégies et leur forme organisationnelle d'action, ils constituent une industrie, un marché en pleine floraison de l'action contestataire. Pour d'autres, les mouvements sociaux sont d'abord et avant tout des constructions théoriques. Systèmes d'action complexes articulés à des facteurs déterminants de la structuration du social, les mouvements sociaux ne sont toutefois pas toujours bien clairs. La plus grande réserve s'impose : ne sera vraiment mouvement social qu'une lutte du niveau le plus élevé de l'action, une lutte sociale construisant l'historicité d'une société.
Sans prêter le flanc à une définition 'strictement nominale, et tout en concevant l'action collective, dans son ambivalence même, comme conflictuelle et contestataire de l'ordre social établi, on ne peut cependant ignorer combien les mouvements sociaux sont des acteurs concrets. Ils occupent des terrains de luttes sociales, constituent des réservoirs d'actions contestataires, développent des stratégies, transgressent plus ou moins l'institutionnalisation et la régulation sociales des conflits dont ils ont partie. Donner sens à l'action collective structurant les sociétés de la modernité radicale exige que soit revue la trop forte distance, et tout à la fois maintenue la vive tension, entre le mouvement social comme construction théorique et le mouvement social comme acteur concret. La notion de communauté, à certaines conditions bien sûr, peut aider à jeter un pont entre l'acteur et le mouvement, entre le mouvement social acteur concret et le mouvement social facteur de structuration du social à même les luttes et les conflits sociaux.
Pareille notion sera d'une utilité certaine si la communauté n'est pas considérée acquise d'entrée de jeu. Ou encore si elle n'est pas tout de go synonyme de la solidarité organique d'un « nous » aux frontières clairement délimitées. C'est plutôt sa nature de produit social complexe qui doit retenir l'attention, toujours là, mais en même temps toujours à refaire. La communauté est une trajectoire, de même qu'un espace, un territoire. Elle est lieu et enjeux d'affirmation de l'acteur, d'expression du droit à l'expérience, de rapports sociaux avec l'autre, l'autre plus ou moins proche, plus ou moins distant et oppositionnel (Wolfe, 1989). Les divisions et tensions sociales, les conflits ne s'opposent pas à la communauté comme son contraire ; le partage relationnel de ce qui est commun n'émane que d'une maîtrise collective, toujours bien fragile et constamment à reprendre, de tensions sociales et de conflits.
Les pages qui suivent explorent certaines des traces les plus significatives, les plus singulières laissées par les mouvements sociaux sur les sociétés d'aujourd'hui. Des traces qui traduisent l'ambivalence, le mouvement oscillatoire de l'action collective et par lesquelles se matérialisent le mouvement social comme acteur concret et le mouvement social comme facteur de structuration du tissu social. Aussi sera-t-il ultimement question des modes de production sociale de l'authenticité, de la construction sociale de l'expérience au travers de processus sociaux s'étendant au culturel et au politique, tout en connotant les dimensions morales et identitaires de l'action. J'ai aussi choisi, pour illustrer quelque peu et bien rapidement, il est vrai, ces dimensions particulières de l'action collective, de m'attarder à des travaux de la sociologie surtout, sinon exclusivement, anglo-saxonne. Ces travaux traitent de mouvements sociaux relatifs à l'identité et aux orientations sexuelles, et plus spécifiquement encore du mouvement homosexuel nord-américain.
Les mouvements sociaux sont alors au centre d'une démarche qui donne a priori tous les signes d'une grande distance par rapport à la sociologie générale de l'action avancée par Alain Touraine. Son oeuvre explore d'autres voies typiques et confère au mouvement social une place centrale en tant que champ social, voire en tant que sujet de l'historicité caractéristique de la société post-industrielle. Cet essai entend présenter une problématique d'un tout autre niveau : prenant appui sur certains traits des mouvements sociaux d'aujourd'hui, il veut en dégager la constante ambivalence, cerner leur nature d'acteurs concrets indissociables de facteurs structurant le social. Mais reste à voir si cette distance, par trop apparente, est aussi réelle qu'elle le paraît à première vue. Des observations, formulées en conclusion, nous amèneront à reconnaître ce que cette démarche doit à l'œuvre d'Alain Touraine, laquelle a si fortement marqué la sociologie contemporaine.
[1] Les références bibliographiques sont à la fin de l'article.
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