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Collection « Les sciences sociales contemporaines »
Une édition électronique réalisée à partir de l'article de Georges Leroux, “TROUBLES”. [À propos de l'identité sexuelle.] Un article publié dans la revue Conjonctures, no 41-42, hiver-printemps 2006, pp. 281-292. [Autorisation accordée par l'auteur le 5 novembre 2006 de diffuser cet article dans Les Classiques des sciences sociales.]
Texte de l'article
Georges Leroux, “TROUBLES”.
[À propos de l'identité sexuelle.]
Cet essai est un travail de philosophie sur une question qui compte parmi les plus déstabilisantes qui soient dans l’histoire des idées. Ce n’est pas d’hier en effet que l’identité sexuelle est venue perturber la définition de l’être humain : avant même qu’Aristote ne propose ce qui allait devenir la forme canonique d’une distinction empruntée à une description biologique, Platon avait déjà mis en place un dispositif de déplacement symbolique qui ruinait, pour ainsi dire par avance, la possibilité d’une identité sexuelle essentielle. Le Banquet Freud et après lui Jacques Lacan y ont insisté est d’abord et avant tout un effort pour penser cette identité comme une forme variable, résultant d’une composition des désirs explicable seulement par un mythe d’origine. En-deçà des rôles sexuels que la société invite ou contraint chacun à adopter, la question de la sexualité en tant qu’activité qui excède les exigences de la nature apparaissait déjà à Platon comme une énigme. Orientée vers la reproduction, elle favorise l’adoption de fonctions ritualisées dans des institutions, mais orientée vers le plaisir ou transformée par le travail de la sublimation, la sexualité apparaît comme une force qui déborde de toutes parts sa définition biologique.
L’histoire de cette question a beaucoup profité de travaux récents, en particulier ceux de Thomas Laqueur [1], de Michel Foucault [2] et d’Anthony Giddens [3]. Dans un essai à la fois historique et critique qui propose une synthèse de la recherche, Valérie Daoust [4] a insisté sur le rôle déterminant de la vie sociale dans la constitution de l’identité sexuelle. Son travail passe en revue la plupart des grandes recherches sociologiques des cinquante dernières années, et permet d’associer de manière précise l’évolution des moeurs et des pratiques à la transformation des représentations symboliques et des justifications morales. Mais sur la question du genre, bien qu’elle fasse une large part aux revendications féministes et à la réflexion sur l’identité, son essai s’arrête sur le seuil des normes ou de la réflexion normative. Pour entrer de plain-pied dans ce débat, c’est vers l’essai désormais classique de Judith Butler qu’il convient de se tourner. Philosophe, Judith Butler prend acte des transformations sociales qui affectent la représentation de l’identité, mais elle fait un pas de plus : elle entreprend de justifier philosophiquement la dissémination du genre, dont le résultat le plus net est une diffraction de l’identité en évolution dans le social. Cette justification n’est elle-même pensable que sur la base d’une ontologie de la sexualité qui ne peut éviter, comme j’essaierai de le montrer, certains écueils ou certaines limites. Cet essai, dans sa radicalité même, n’est par ailleurs que le texte le plus connu dans l’oeuvre d’une philosophe qui a écrit plusieurs livres [5], où elle s’intéresse aussi bien à des figures mythiques comme Antigone qu’à des questions fondamentales comme celle de la connaissance de soi.
Les analyses proposées dans ce livre sont très nombreuses et elles ne s’enchaînent pas sur le modèle d’une démonstration linéaire. Le premier chapitre aborde la détermination des sujets de sexe, de genre et de désir. Reprenant le travail de Michel Foucault, Judith Butler critique d’abord le présupposé répandu de l’unité et de l’universalité du féminisme contemporain. Elle en montre à la fois les apories et les incohérences sur le plan de la question de l’identité du genre et du sexe. « La construction de la catégorie "femme" comme un sujet cohérent et stable n’est-elle pas, à son insu, une régulation et une réification des rapports de genre ? » [6] Passant en revue le travail de plusieurs théoriciennes féministes, elle montre que leurs analyses sont prisonnières d’une matrice conceptuelle qui repose sur le présupposé de l’hétérosexualité ; elle montre également que l’unité du genre n’est sans doute pas la position politique la plus productive pour le féminisme. Contre ces positions fondationnalistes, recourant au genre dans son essence, Judith Butler veut montrer la diversité et la pluralité des identités, qui empêchent a priori de faire coïncider le sujet de genre et le sujet de sexe, pour ne rien dire du sujet de désir. Dans une analyse très serrée du concept de genre, elle fait voir qu’il ne peut dénoter une unité de l’expérience, du sexe, du genre et du désir, que lorsque le sexe est compris comme ce qui nécessite d’une certaine manière le genre et le désir, le genre étant ici une désignation psychique ou culturelle du soi, le désir étant hétérosexuel et se différenciant donc dans un rapport d’opposition à l’autre genre qui est son objet.
La possibilité d’échapper à cet ordre traditionnel et essentialiste n’intervient que si on rompt avec l’hétérosexualité normative. La philosophie intervient donc ici comme critique d’une ontologie traditionnelle, qui aboutit naturellement au sexisme et au phallogocentrisme. Il n’est pas question, Judith Butler y insiste, de s’investir dans une nouvelle phénoménologie du féminin ou du masculin, toujours déjà prisonnière des catégories essentialistes. Le genre, au contraire, n’est pas une essence, mais une construction politique et sociale dont il s’agit de révéler la généalogie, au sens le plus radical possible, celui-là même que Foucault hérite de Nietzsche.
Le second chapitre est consacré à la généalogie de la matrice hétérosexuelle, à compter des approches de l’anthropologie structurale et de la psychanalyse. Très critique, et sans doute à juste titre, des schémas autoritaires de Jacques Lacan, Judith Butler cherche une voie qui permettrait d’éviter les apories du symbolique déterminé dans le langage. Selon elle, la théorie lacanienne aboutit à une réification de la Loi :
L’injonction à devenir un être sexué de la façon prescrite par le Symbolique débouche toujours sur un échec et, dans certains cas, sur le dévoilement de la nature fantasmatique de l’identité sexuelle elle-même. [7]
Ses analyses de Freud ne sont pas moins décapantes et révèlent la difficulté de penser la différence sexuelle dans le cadre de la théorie orthodoxe, en raison de l’omniprésence d’une universalité normative oppressante. Il est certes impossible de rendre justice à la subtilité de ces analyses en les résumant si brièvement, l’important étant cependant de garder en vue le but poursuivi, c’est-à-dire la possibilité d’un bouleversement du genre au sein même de la pensée. Pour cela, il faut en effet transgresser le dogme universaliste de la psychanalyse, quelles que soient les conséquences. Ce chapitre n’est sans doute pas le plus important du livre, mais pour les théoriciens, philosophes et psychanalystes, il demeure le plus exigeant, car il impose un long détour critique dans le texte fondateur. Le point d’arrivée résulte d’une confrontation assez brutale entre les propositions de l’anthropologie sur la genèse du tabou de l’inceste et la prohibition de l’homosexualité, et l’émergence de pratiques transgressives nécessitant de nouvelles fondations.
Le troisième chapitre est celui qui a fait la réputation de ce livre et l’a associé, malencontreusement, à un manifeste pour la culture queer. Il est vrai qu’en présentant un ensemble de développements sur les actes corporels subversifs, Judith Butler semble quitter le terrain de la critique des normes pour celui de la sociologie ou de l’agitation politique. Mais est-ce bien le cas ? Une riche analyse du travail de Julia Kristeva montre le contraire, même si Butler déconstruit ce travail pour en montrer les limites, notamment en raison de son adoption de l’universalisme lacanien et du privilège donné à l’aspect prohibitif de la loi paternelle. Plus proche de Michel Foucault, qu’elle discute dans la foulée, Butler montre le potentiel critique d’une oeuvre qui permet une analyse de la sexualité libérée de l’universalisme. Elle analyse enfin la pensée de Monique Wittig, où elle retrouve une expérience littéraire qui déborde et transgresse les catégories de l’identité. Ce n’est finalement que dans une brève section finale du livre que nous trouvons l’analyse du travesti, dont l’auteur tire une sorte de leçon qui depuis est demeurée attachée à son travail :
Si le drag produit une image unifiée de la « femme » (ce qu’on critique souvent), il révèle aussi tous les différents aspects de l’expérience genrée qui sont artificiellement naturalisés en une unité à travers la fiction régulatrice de la cohérence hétérosexuelle. En imitant le genre, le drag révèle implicitement la structure imitative du genre lui-même, ainsi que sa contingence. » [8]
Cette analyse présente les apparences d’une conclusion pour tout l’essai, dans la mesure où elle affirme clairement que le genre n’est pas une identité stable, mais une identité formée avec le temps par une répétition stylisée d’actes. Ce que le drag montre, dans sa parodie, c’est la possibilité de faire échec au caractère définitif de ces identités et de le subvertir politiquement.
Comme Michel Foucault qu’elle a beaucoup lu et discuté, Judith Butler appartient à une génération de philosophes qui ne peut accepter de dissocier le travail de la pensée normative et l’engagement dans des causes sociales. La constitution même des règles et des normes qui structurent la vie sociale appartient à un processus que la philosophie a la responsabilité de mettre en question : il ne s’agit pas seulement de le décrire pour l’expliquer, il s’agit de lui adresser la question de la vérité. Si le partage hétérosexuel des rôles, justifié de manière traditionnelle dans les religions et les coutumes, est entré dans une phase de transformation critique, ce n’est pas d’abord parce qu’il est l’objet de l’assaut de minorités déviantes comme les groupes féministes, lesbiens ou homosexuels. La raison de cette déstabilisation est beaucoup plus profonde : c’est la question du caractère infondé et infondable de la différence sexuelle, au regard de toute philosophie de la nature. La distinction du genre et de la sexualité appartient en effet à ce débat de fond, où le partage des rôles montre de partout des fractures profondes dès qu’il est rapporté à la question du genre. Judith Butler entreprend donc de mettre en question l’ordre symbolique lui-même, un concept emprunté certes à la pensée de Jacques Lacan où il décrit en gros la Loi. Une telle mise en question ne peut que heurter l’ensemble des normes transmises par l’héritage culturel et religieux de toutes les sociétés, au moment où chaque sujet, chaque individu se retrouve dans un espace social où il devient libre de choisir une identité. La grande question pour la philosophie devient donc la suivante : cette liberté du choix de l’identité sexuelle est-elle une liberté réelle ?
C’est à cette jonction que la psychanalyse devient rapidement un détour obligé : seule l’histoire personnelle de chaque sujet permet de reconstituer, autant que cela est possible dans le recours à la connaissance de soi par le travail sur l’inconscient, ce qui serait le choix des formes de vie possibles pour lui, et cela en tenant compte de toutes les variables introduites par le temps, l’occasion, la circonstance. Le trouble dans le genre, c’est donc à la fois le brouillage introduit par la considération philosophique de l’identité sexuelle, et la perturbation inévitable provoquée par l’avènement contemporain d’une liberté sexuelle jusqu’à maintenant inaccessible. Dans sa préface à la traduction de l’essai, Éric Fassin parle de la proposition supplémentaire d’une éthique de la sexualité. Cette remarque a son intérêt, si on la met en rapport avec le projet de Michel Foucault d’associer son histoire de la sexualité à la formulation d’une nouvelle éthique. Mais ce serait trop attendre de ce livre que d’y chercher une formulation explicite de normes nouvelles concernant la vie sexuelle, ou même l’identité sexuelle. La question même de la transgression y est présentée en effet dans un contexte qui demeure marqué par une société d’autant plus répressive qu’elle semble incapable d’intégrer les facteurs de transformation qui l’affectent de manière souterraine.
Dit autrement, si ce livre est plus qu’une recherche normative et s’il doit atteindre le registre d’une éthique authentique, c’est seulement dans ses marges ou entre ses lignes qu’on pourra lire comment le trouble dans le genre peut conduire à une forme de justice ou de sérénité. Pour l’instant, il s’adresse d’abord à des minorités qui souffrent d’exclusion et il leur propose des instruments de liberté fondés sur une philosophie adéquate. Mais cette philosophie n’est justement adéquate que parce qu’elle renonce à l’universalité, et c’est beaucoup exiger de l’effort philosophique que de le fractionner selon les groupes et les expériences. Autant on peut apprécier l’effort de Judith Butler de rendre compte des identités et des expériences impossibles que la société capitaliste de consommation a rendu visibles, autant on peut s’interroger sur la possibilité de généraliser son doute à l’ensemble des rôles et des comportements sexuels. La notion de rôle dominant ou majoritaire n’est-elle que le fait d’une adaptation réussie ou préférée majoritairement ? Dans tous les cas où il demeure impossible d’expliquer les modèles minoritaires autrement que par un choix, il l’est encore plus de tenter d’en rendre raison par un recours à un fait de nature. On ne peut pas prévoir, par exemple, une théorie naturaliste de l’homosexualité, et ce constat à lui seul donne toute sa légitimité à la déconstruction opérée par Budith Butler, même si cette légitimité n’entraîne aucunement la possibilité de la généraliser.
Judith Butler écrit à compter d’une position féministe, mais elle intervient également dans le champ des études queer. La compatibilité de ces deux efforts est apparue, aux yeux de plusieurs de ses critiques, problématique ; mais au moment de discuter ses conclusions, il est important d’insister sur la convergence de deux projets : d’une part, celui de donner substance au concept de genre, c’est-à-dire de penser l’identité sexuelle dans la culture et jamais ailleurs, et d’autre part de maintenir une critique féministe sans se fonder sur une identité comme celle de la « féminité » essentielle déposée dans la tradition. L’essai de Butler est à la fois une critique de toute approche essentialiste de l’identité sexuelle et un effort de promotion politique de la déstabilisation du genre. C’est la raison pour laquelle il lui semble si important d’affronter le système lacanien du Symbolique, car selon elle il n’existe pas plus de genre antérieur à la Loi qu’il n’existe de sexe essentiellement déterminé. La proposition philosophique commune à ces deux projets semble la suivante : autant l’identité sexuelle que le genre sont des résultats du pouvoir social, ils n’existent jamais de manière prédéterminée. Cette thèse exige, si elle doit agir comme axiome de l’entreprise, quelques commentaires.
La philosophie peut certes proposer une normativité déconstruite, dont le résultat le plus immédiat sera la destruction de toute identité : nous sommes ce que nous devenons, et même si nous ne pouvons pas déterminer avec toute la souveraineté nécessaire, en raison à la fois de notre histoire personnelle et de notre situation historique particulière, le choix d’identité que nous souhaiterions faire, nous devons accepter que nous sommes le résultat concret des régulations sociales et des rôles définis par l’acceptation des normes. La position de Judith Butler est donc très proche de celle de Michel Foucault, et elle prête flanc aux mêmes objections : l’existence dans un corps, chaque fois singulier et sexué, ne présente-t-elle pas des limites a priori à la possibilité d’intervenir de manière libre sur le choix du sexe et du genre ? Judith Butler a accordé beaucoup d’importance à ces questions [9], dans la foulée des travaux de Foucault, mais on ne peut pas dire qu’elle ait réussi là où lui-même avait vu son effort interrompu. Pourquoi ? S’il est vrai que les relations de pouvoir produisent les institutions qui à leur tour vont préciser les rôles et les identités, le corps sexué lui-même leur préexiste, et c’est l’enseignement de la psychanalyse que de montrer comment tout corps est une histoire inconsciente qui certes croise le pouvoir social, mais qui résulte aussi d’affects auto-réfléchis, de représentations imaginaires déterminés eux-mêmes par une sexualité originaire. Pour que la proposition de Judith Butler garde son potentiel critique, il faut donc la confronter avec ce qui de la psychanalyse nous instruit du pouvoir de la vie inconsciente. Si, au point de départ, nous ne sommes ni sexualité particulière, ni genre particulier, que sommes-nous ? Le trouble dans le genre peut-il être un trouble si originaire qu’il affecte la vie psychique de tout être humain dans sa constitution primitive ? Chacun peut-il vraiment s’inventer lui-même au hasard des circonstances et des désirs ? Or justement, Judith Butler semble refuser la possibilité que le genre soit l’effet d’un choix. Nous nous trouvons ici devant une aporie qui pourrait être la pierre d’achoppement de toute l’entreprise. Car pour que la proposition sur le genre conserve sa plausibilité, il faut conserver une part importante de choix ; autrement, nous retombons dans les apories de l’essentialisme, nous ne sommes que ce dont la nature nous a dotés à la naissance, un sexe et un genre.
Entre ces deux extrêmes que seraient la liberté et la détermination naturelle, nous sommes donc invités à penser un processus réflexif que Judith Butler associe à la performance [10] et dont elle donne l’exemple dans son analyse du travesti : nous ne sommes pas constitués par un genre essentiel et déterminé, dont découleraient toutes nos activités et nos désirs, en revanche c’est le fait d’agir, de répéter certaines pratiques qui finit par créer le genre. La pratique de la subversion, comme dans le travestissement, peut donc avoir un effet profondément moral et critique, en ce qu’il provoque une déstabilisation des prémisses du genre, il montre en quelque sorte l’abîme sur lequel marche tout sujet dès lors qu’il accepte, simplement, de briser ses habitudes. De l’autre côté de la transgression, il trouvera une autre identité et d’autres plaisirs. Bien sûr, cette position repose elle-même sur une critique de la présomption d’hétérosexualité qui pénètre toute la théorie féministe des années quatre-vingts. Si en effet la différence de genre peut être assumée, selon un modèle réactif ou dynamique, dans l’histoire de chacun, c’est d’abord parce que la définition traditionnelle de la différence sexuelle a été bouleversée. Choisir « son genre » n’est pensable que si un certain féminisme est dépassé, en gros celui qui accepte la différence sexuelle comme un fait de nature et cherche à établir l’égalité des femmes et à déterminer leurs privilèges propres. Pour Judith Butler, « toute théorie féministe qui en vient à limiter les significations du genre pour rendre possible sa propre pratique érige le genre en norme d’exclusion » [11]. Même si elle hésite entre des formules plus libertaires, et d’autres qui seraient simplement des revendications contre une forme d’oppression, cet essai penche plutôt vers la recherche d’une position de liberté contre la violence des normes de la tradition. De cette pratique de libération dans la pensée, adressée en premier lieu à des groupes minoritaires, la philosophe est donc passée à la formulation d’une critique générale de la vie dans le genre (vie genrée [12]).
Nul ne voudra douter de la portée politique de cet essai, à l’heure où tous les fondamentalismes opèrent un repli très répressif sur des positions naturalistes : la condamnation religieuse de l’homosexualité, le refus de revoir la définition du mariage ne sont que les aspects les plus visibles d’une politique sexuelle de droite qui, à sa face même, révèle sa profonde convergence avec le conservatisme politique ambiant. Le travail de Judith Butler appartient à une sphère théorique de gauche radicale et ses conséquences sont de grande importance, autant sur le plan politique que sur le plan théorique. Pour la psychanalyse, qu’elle conteste avec vigueur tout en adoptant plusieurs de ses propositions, il semble évident que le présent appelle des reformulations ajustées à une définition plurielle ou pluralisée de l’identité sexuelle. Cela, ni Freud ni Lacan ne pouvaient ou ne voulaient l’entrevoir. Pour la philosophie, cette entreprise radicale exige, comme Claude Lévesque [13] y insistait encore récemment dans le sillage de la pensée de Jacques Derrida, un travail sur l’identité et la différence qui accepte de dépasser les apories de l’essentialisme traditionnel. Pour toutes ces raisons, ce livre appartient à une classe à part, celle des essais véritablement radicaux et novateurs, qui malgré leurs exagérations et souvent leur imprécision, rendent nécessaire une remise en question des enjeux les plus fondamentaux.
[1] Thomas Laqueur, La Fabrique du sexe. Essai sur le corps et le genre en Occident, Paris, Gallimard, 1992.
[2] Michel Foucault, Histoire de la sexualité, Paris, Gallimard, « Bibliothèque des Histoires », Tome I, La volonté de savoir (1976) ; tome II, L’usage des plaisirs (1984) et tome III, Le souci de soi (1984).
[3] Anthony Giddens, The Transformation of Intimacy. Sexuality, Love and Emotion in Modern Society, Stanford, Stanford University Press, 1992.
[4] Valérie Daoust, De la sexualité en démocratie. L’individu libre dans ses espaces identitaires, Paris, Presses Universitaires de France, « Sociologies d’aujourd’hui », 2005. Très riche bibliographie.
[5] On en trouvera la bibliographie complète, en suivant le fil des notes au bas des pages de la traduction française. Notons parmi les titres essentiels : La vie psychique du pouvoir, Paris, Éditions Léo Scheer, 2002 ; Antigone, la parenté entre vie et mort, Paris, Epel, 2002 ; Vie précaire : les pouvoirs du deuil et de la violence après le 11 septembre 2001, Paris, 2005.
[9] Voir son livre Bodies that Matter. On the Discursive Limits of Sex, Londres, Routledge, 1993.
[10] Elle recourt au concept de performativité, c’est-à-dire de production dans l’action du genre, pour critiquer l’illusion d’une psyché intérieure préexistante. Voir Trouble dans le genre, Introduction de 1999, p. 36. L’introduction d’une approche psychanalytique est sur ce point essentielle, compte tenu qu’il s’agit de rien de moins qu’une théorie de la constitution de l’appareil psychique.
[11] Trouble dans le genre, Introduction de 1999, p. 26.
[12] Cette traduction de l’expression « gendered life » ne me semble pas la meilleure possible.
[13] Claude Lévesque, Par-delà le masculin et le féminin, Paris, Aubier, 2002.
Dernière mise à jour de cette page le samedi 27 janvier 200714:23
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur de sociologie au Cégep de Chicoutimi.
Saguenay - Lac-Saint-Jean, Québec
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