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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Une édition électronique réalisée à partir de l'article de Georges Leroux “L’enseignement universitaire.” In Vingt-cinq ans de syndicalisme universitaire. Éléments d’histoire et enjeux actuels, pp. 151-174. Recueil préparé à l’occasion du 25e anniversaire du SPUQ par Georges Leroux et André Vidricaire. Montréal: SPUQ, 1996, 205 pp. Collection: “Analyses et discussions”, cahier no 5. [MM. Georges Leroux, André Vidricaire et Louis Gill nous ont confirmé respectivement les 18 et 19 mai 2024, leur autorisation de diffuser en libre accès à tous ce livre dans Les Classiques des sciences sociales.]

[151]

Vingt-cinq ans de syndicalisme universitaire.
Éléments d’histoire et enjeux actuels.

L’enseignement universitaire.

Tensions et défis d'une tâche en mutation”

Par M. Georges LEROUX

professeur au Département de philosophie, UQAM

Les questions qui sont adressées aujourd'hui à l'enseignement universitaire sont des questions relatives aux responsabilités de l'Université à l'égard de la société. Elles ne proviennent plus, depuis belle lurette, de la dynamique purement interne de l'Université et des enseignements et de la recherche qui la constituent, mais bien du rapport de l'enseignement universitaire avec la société. De plus en plus, les professeurs sont interpellés dans ce qu'on pourrait appeler leur mandat public : qui forment-ils ? comment le font-ils ? en sont-ils redevables à la société qui finance le réseau des universités ? Serait-il réaliste en effet de continuer de parler d'une parfaite liberté de la recherche et de l'enseignement, comme si l'Université n'avait aucune responsabilité à l'égard de la société qui la finance par ses impôts publics ? Ces questions méritent d'être abordées en toute franchise : qu'est-ce que la société attend de l'enseignement universitaire ? quelle est la place de cet enseignement dans la tâche des professeurs d'université ? Dans les réflexions qui suivent, j'ai tenté de poser un diagnostic sur la situation actuelle dans l'université à laquelle j'appartiens, sans toujours prendre le temps de mettre en garde contre le danger de généralisations à l'ensemble des universités de notre société. Mon point de vue est celui d'un professeur de philosophie, sensible aux enjeux de la formation fondamentale et inquiet du déséquilibre croissant qui s'installe dans la tâche de professeur d'université.

[152]

L’enseignement et la recherche :
le paradoxe croissant des priorités


Dans un livre récent [1], Michel Freitag a soutenu que l'essence même de l'université était dénaturée par l'influence de facteurs externes qui lui imposent l'adoption de procédures et de normes organisationnelles. Son analyse concernant l'internalisation de ces normes est juste, mais la protestation qu'il formule vise sans doute d'autres facteurs externes que ceux qui constituent l'exigence sociale et la nouvelle imputabilité de la tour d'ivoire : en très peu d'années, nous sommes en effet passés d'un modèle moderne et critique, dans lequel l'universitaire est aussi bien un intellectuel responsable qu'un savant, à un modèle administratif, où l'universitaire est un chercheur spécialiste et un directeur d'organisation. Cela le rend-il plus responsable pour autant ? On pourrait soutenir le contraire et chercher à faire voir que les pressions sociales qui s'exercent sur l'enseignement universitaire sont paradoxales et peuvent conduire à une forme de schizophrénie. C'est la même société qui demande à la fois un investissement authentique dans la formation et une rationalisation structurée qui aboutit souvent à briser cet investissement.

Ces exigences paradoxales ne sont pas faciles à clarifier, dans la mesure où tous les professeurs n'en subissent pas les effets avec la même intensité. On peut néanmoins risquer d'affirmer qu'en général le fait que ce même universitaire se soit éloigné de l'enseignement, qu'il tient pour une activité de deuxième ordre, n'est qu'une conséquence de cette mutation de base : l'enseignement spécialisé n'apporte plus la reconnaissance et la valorisation qui sont attendues presque exclusivement de la recherche. Défendre l'enseignement, c'est risquer de s'attacher la réputation d'une recherche médiocre. L'enseignement en effet n'est plus investi pour lui-même, mais seulement en fonction d'une capitalisation ultérieure dans la recherche ; l'étudiant n'est pas considéré en fonction des finalités qu'il poursuit, mais dans [153] son rapport objectif au discours de recherche qui lui est présenté : saura-t-il l'intégrer et éventuellement y contribuer ? S'il s'agit d'étudiants de premier cycle, on ne peut que souhaiter qu'ils s'accommodent de présentations émanant de la “niche” de recherche où chaque professeur se trouve. Que la connaissance puisse avoir d'autres fins que la recherche paraît désormais une position sans conséquences ; qu'elle puisse d'abord appartenir à un ensemble dont la finalité est la formation et non l'autoreproduction est devenu pratiquement invisible.

On pourrait, suivant cette logique dont les effets pernicieux exacerbent toujours plus la vie universitaire, préconiser une décomposition complète de la tâche et même du système universitaire. Dans les faits, cette tâche est déjà décomposée, si on tient compte du clivage qui sépare les professeurs des chargés de cours. Dans une université qui tolère qu'une proportion d'environ les deux tiers de ses activités d'enseignement soit confiée à des chargés de cours, sans qu'aucune ressource particulière ne soit mise à leur disposition et sans qu'aucune évaluation efficace vienne sanctionner leur contribution à la formation, comment penser que l'enseignement est une composante de la tâche professorale qui mérite reconnaissance et valorisation ? Les conditions de travail des chargés de cours mériteraient une analyse séparée : non seulement l'enseignement qu'ils prodiguent n'est-il articulé dans l'université sur aucune recherche, mais la collaboration entre le corps professoral régulier et le corps des chargés de cours est quasi inexistante. Cette situation intolérable, qui ne se résorberait que si les chargés de cours s'intégraient dans le syndicat des professeurs et se voyaient garantir des conditions acceptables de travail, est présentée comme un fait incontournable, une sorte de destin économique de l'université. Ce n'est pas le cas. Devant cette situation, mais aussi tenant compte du fait que tous les professeurs ne maintiennent pas une production régulière de recherche, plusieurs théoriciens ont pensé que l'université devrait se concentrer dans les tâches d'enseignement et créer des instituts de recherche, qui regrouperaient les chercheurs de calibre, et laisser aux autres professeurs et chargés de cours, la responsabilité de l'enseignement. Les arguments pour une modulation de la tâche appartiennent à cette réflexion, sans toutefois préconiser un système duel. Plusieurs professeurs ne souhaiteraient-ils pas augmenter le volume de leur enseignement [154] et cesser de prétendre faire une recherche qu'ils ne font que sur un mode artificiel ou emprunté ?

Ces questions ont toujours rencontré une résistance considérable dans l'approche syndicale de l'enseignement universitaire. Les raisons de cette résistance sont bien connues et il n'est pas inutile de les rappeler. La première et la plus importante est le refus de créer à l'intérieur du corps professoral des catégories de professeurs. Cette raison ne justifie rien, bien entendu, dans la mesure où ce refus repose sur une motivation plus déterminante. Le clivage du corps professoral, et dans une version atténuée, la modulation de la tâche, conduiraient à reconnaître que l'enseignement n'est pas organiquement relié à la recherche. Dans l'état actuel de la réflexion, personne n'est prêt à adopter une position universelle de ce genre. S'il est vrai que la recherche, comme le montre l'exemple de tous les centres et instituts de recherche connus se passe parfaitement de l'enseignement pour se développer, peut-on soutenir par contre que l'enseignement peut maintenir son calibre s'il n'est pas directement alimenté par une activité de recherche ? Cette position représente un idéal que la position syndicale a hérité de l'université traditionnelle et qu'elle cherche à maintenir.

Dans le contexte de la démocratisation de l'enseignement, un tel idéal peut-il encore être proposé ? Plusieurs objections méritent d'être examinées avec soin. En premier lieu, je crois utile d'insister sur le fait que cet idéal, s'il doit être soutenu, doit l'être sans hypocrisie. Personne ne niera pourtant que l'hypocrisie et la duplicité n'ont jamais été aussi considérables sur ces questions que maintenant. Pas seulement parce que nous acceptons le double standard d'un enseignement fait soi disant par des professeurs chercheurs et d'autre part par des chargés de cours que nous maintenons dans un lumpen-professorat exploité, mais surtout parce que chacun reconnaîtra, y compris dans son propre parcours, combien l'équilibre de la recherche et de l'enseignement est difficile à maintenir. Les succès relatifs des uns et des autres, pour ne rien dire des variations de cet équilibre au cours d'une même carrière, exigent donc qu'on regarde avec une nouvelle franchise la proposition d'un idéal que nous ne sommes pas toujours capables de réaliser.

[155]

Pourtant, le mandat public de l'enseignement universitaire comprend toujours l'enseignement visant la formation et s'il en est venu à privilégier la recherche, il n'a jamais voulu le faire expressément au détriment de l'enseignement ? Les professeurs conservent un mandat de formation, leur travail auprès des étudiants n'est pas une portion superfétatoire de leur tâche et la tension qu'ils ressentent de manière toujours plus vive constitue donc un problème réel. Si chaque heure passée dans mon bureau à discuter avec un étudiant représente une perte de temps dans mon agenda de recherche, l'équilibre de ma tâche est menacé. Cette heure passée à discuter devrait m'apporter une joie et une reconnaissance authentique, mais en fait je suis amené à préférer la reconnaissance et le plaisir que j'aurai quand je recevrai les tirés à part de mon prochain article et que je les mettrai à la poste à destination de mes collègues chercheurs. D'autres gratifications externes peuvent aussi faire la différence (je n'ose pas faire intervenir le plaisir pur de la recherche de la vérité), comme les budgets de recherche et toutes les libertés qui leur sont associées : auxiliaires de recherche, congrès, colloques internationaux, achat de matériel informatique et de documentation, etc.

Les choix qui découlent de ces situations de tension sont souvent cruciaux. Cette polarisation, que l'idéologie de l'université présente abusivement comme une complémentarité, n'a jamais en effet été aussi vive que maintenant. Dans mon propos, je juge utile de grossir les traits du portrait que je brosse, pour faire ressortir les véritables enjeux. Les professeurs, objets de pressions différentes, doivent réaliser un équilibre le plus souvent impossible à atteindre. Les attentes de la société concernant la formation ne coïncident pas nécessairement avec les pressions sociales relatives à la recherche et à l'efficacité administrative. Les analyses de M. Freitag montrent très bien que ces pressions ont tendance à diverger. Les exigences de la société, manifestées par exemple dans des demandes d'imputabilité comme celles qui sont véhiculées dans la loi 95 [2], ne sont pas compatibles avec les pressions vers l'adoption d'un modèle néo-libéral mercantile. Dans une analyse récente de nos collègues du GRES [3] (Groupe de recherche sur l'enseignement [156] supérieur, dirigé par Denis Bertrand), les traits déterminants de ces modèles divergents ont été analysés avec beaucoup de précision. Il se pourrait que l'Université comprenne mal les messages qui lui sont adressés, ou interprète de manière trop servile les contraintes qui lui sont imposées. Dans un cas comme dans l'autre, elle perd son pouvoir critique et la vision de ce qu'elle devrait être. Dans un cas comme dans l'autre également, la pensée syndicale pourrait être amenée à considérer une révision réaliste de son idéal d'universalité.

De la polarisation à un nouvel équilibre

Pour que cette réflexion progresse, et pour qu'elle se maintienne en harmonie avec l'idéal véhiculé par la définition syndicale de la tâche, elle devra procéder à des analyses minutieuses de la situation, autant de l'évolution des paradigmes de la recherche que des conditions de l'enseignement. Ces analyses sont encore très pauvres dans notre société. On peut en gros faire état de deux mouvements ou tendances principales : d'une part, une accélération des processus auto-reproductifs de la recherche, avec pour conséquence ce que Guy Rocher a appelé un élitisme radical [4] et d'autre part, une délestation croissante des finalités de formation. Dans mon analyse, ces deux constats sont actifs, j'en reconnais la pertinence et je pense que dans un deuxième temps, ils doivent être reconduits vers l'examen d'éléments extérieurs à la définition de la tâche, mais néanmoins essentiels à son évolution, qu'on peut structurer rapidement de la manière suivante. Je distingue pour l'essentiel deux ensembles de contraintes.

En ce qui concerne la recherche, l'auto-reproduction est accentuée par la concurrence dans le financement ; la recherche marginale ou critique n'a aucune chance de percer. Ceci est une des conclusions les plus nettes de la métascience contemporaine, [157] notamment des travaux de Radnitzky [5] sur les sciences sociales. Dans cette concurrence, le paradigme exclut l'introduction d'une composante critique ou simplement périphérique. Dans les pays comme la France et l'Allemagne, où le financement de la recherche est moins soumis à la compétition, notamment par l'introduction de mesures universelles favorisant les conditions de la vie intellectuelle, et en particulier par des mesures fiscales incitatives, la recherche libre fleurit davantage et la productivité est plus élevée, en dépit de l'inexistence d'un système de subventions. Je laisse de côté ici la recherche menée par des chercheurs professionnels, regroupés dans des institutions comme le CNRS. On peut donc dans une première approximation dénoncer facilement l'hypocrisie qui considère tous les chercheurs sur le même pied, comme s'ils pouvaient s'abreuver également à des sources intarissables de financement. Au Canada et au Québec, ces sources n'ont pas cessé de se faire moins généreuses, condamnant les chercheurs à une compétition devenue féroce avec le temps. Par ailleurs, les chercheurs qui veulent librement poursuivre individuellement une recherche ne trouvent aucun soutien, ni dans l'université, ni dans la loi fiscale qui pourrait facilement les aider (et aider l'édition, faut-il y insister ?) en rendant possible comme en France des déductions fiscales pour matériel de recherche. Il n'est pas vrai, il n'est plus vrai que le professeur d'université est d'emblée un chercheur. C'est son idéal, mais les conditions ne sont plus là pour soutenir la réalisation de cet idéal.

Cet idéal est lui-même assujetti à des indicateurs de pertinence ou d'efficacité, qui n'ont encore qu'une existence abstraite dans le système de financement de la recherche. Rien n'interdit de penser qu'ils auront bientôt une figure plus concrète. Si de tels indicateurs devaient être exigés dans les demandes de subvention de recherche, le modèle organisationnel pourrait sans doute espérer devenir optimal : actuellement, ceux qui dénoncent ce modèle, comme Michel Freitag, dénoncent en gros l'emprise [158] de l'idéologie naturaliste au détriment de finalités critiques dans l'allocation des fonds de recherche. S'ils devaient se prononcer sur l'introduction d'une composante critique ou la considération d'une mesure de pertinence, ils seraient sans doute incapables de proposer des modalités, tant le modèle deviendrait complexe. Tout le système actuel repose en effet sur un présupposé tacite que le chercheur poursuit en même temps le vrai et le pertinent. Ce qui, bien entendu, est tout à fait variable, d'une part, et relatif selon le point de vue, d'autre part. Les pressions des lobbys de droite à Ottawa pour réduire la recherche en humanités et en sciences sociales, sont un bon exemple des influences qui s'exercent sur ce modèle dans un contexte de restriction budgétaire. Devenu optimal, le modèle serait donc entièrement inapplicable et dangereux. On préfère donc pour l'instant le laisser à la dérive, plus ou moins sujet aux turbulences politiques du moment : ni le Canada, ni le Québec n'ont développé une véritable politique de la recherche, les structures des Conseils ont été supprimées autant au fédéral qu'au provincial et le mot de l'heure est partenariat avec le privé. Dans une telle situation, quel est le recours du professeur, sinon de jouer le jeu comme les règles lui sont présentées ?

Plusieurs théoriciens américains recommandent par ailleurs, comme je l'ai indiqué plus haut, que la fonction recherche soit supprimée dans la tâche professorale et qu'elle soit confiée à une élite de chercheurs productifs, dans des centres spécialisés ou ailleurs. Cette position nous rapprocherait toujours davantage d'une technocratisation de la recherche, mais peut-être libérerait-elle une énergie nouvelle pour l'enseignement ? Je n'entrerai pas cependant dans ce débat, moins important pour mon propos. Une chose est certaine, dans un contexte de raréfaction des ressources, la notion même de la recherche non seulement ne pourra se redresser par rapport aux contraintes qui s'exerçaient sur elle auparavant, mais elle continuera d'être toujours plus aliénée par des facteurs externes. Il y aurait par ailleurs beaucoup à dire sur le fait que cette recherche, dans les domaines où cette logique est la plus dommageable, c'est-à-dire en arts, lettres et sciences humaines, malgré son affiliation au système qu'elle sert en paroles, en demeure coupée dans les faits. Il n'y a pas en effet de technologie des humanités et dans un monde de saturation de l'information, le discours produit dans l'université est tout simplement brouillé dans la rumeur, dans le bruit informatique [159] ambiant, contrairement aux connaissances scientifiques qui ont toujours une valeur marchande, c'est-à-dire un prolongement technique. Dit autrement, si l'autonomisation de la recherche peut avoir un sens dans les disciplines liées à la technique, il semble impossible de briser le lien enseignement et recherche pour toutes celles qui n'ont rien à voir avec la technique et qui possèdent au contraire une visée critique ou herméneutique [6]. Un examen critique des recherches subventionnées par le CRSH et le FCAR illustrerait mon propos.

Notons par ailleurs que les conséquences de la compétition ne sont pas souvent analysées et elles mériteraient de l'être, ne serait-ce que sur le plan de l'inflation de la publication savante, et sur la croissance de ce que les américains appellent la token-publication, c'est-à-dire la publication faite uniquement en vue de l'alimentation du curriculum vitae : publications partiellement modifiées, publications co-signées, publications maison, etc.

En ce qui concerne l'enseignement, la situation actuelle est surtout marquée par les analyses de l'encadrement et leur rapport avec les taux de persistance. Aucune analyse récente ne permet de préciser le rôle que joue l'enseignement dans la vie des professeurs d'université, le degré de satisfaction qu'ils en tirent, la valorisation relative à la recherche. Nous ne pouvons que considérer les faits : le plus possible, ils s'en retirent, cherchant toutes les occasions d'allègement et de dégrèvement. Chaque département doit forcer ses professeurs à accepter des tâches d'enseignement dans les cours de premier cycle, et notamment dans les cours obligatoires. Malgré des diagnostics très sévères portés sur ce délestage de l'enseignement il y a environ dix ans par des avis du Conseil supérieur de l'éducation, la situation ne s'est pas améliorée [7]. La raison en est simple : les pressions vers la recherche sont trop fortes et ce sont les seules qui sont gratifiantes. La création d'un prix d'excellence de l'enseignement ne change rien à l'affaire.

[160]

Eu égard aux attentes de la société, la position de l'université demeure prisonnière de contraintes draconiennes. Elle n'a tout simplement pas le moyen de recruter les centaines de professeurs qui seraient nécessaires pour garantir aux étudiants qu'ils pourront avoir accès au premier cycle à des professeurs, et non seulement à des chargés de cours. En fait, le cynisme de l'université à l'endroit des étudiants est devenu total : la machine rejette 66 % de ses étudiants-clients de premier cycle, sans être capable de poser un diagnostic lucide sur les attentes de ces étudiants. Le présupposé tacite est que ceux qui sont rejetés le sont naturellement, c'est-à-dire en vertu d'un processus naturel d'élimination des inaptes. Dans un article du magazine L'Actualité, le sociologue de Concordia Hubert Guindon affirmait sans sourciller que 40 % des étudiants qui sont dans l'université n'y ont pas leur place. Il se peut que ce diagnostic soit juste, mais qui nous garantit que ceux qui vont se retrouver marginalisés dans les deux premières années sont ceux qui n'ont pas les aptitudes ? On peut faire l'hypothèse contraire : beaucoup de ceux qui seront marginalisés seront précisément des étudiants qui n'auront pas trouvé une structure, une programmation ou des professeurs capables de les accompagner dans leur processus d'apprentissage et dans leurs choix. En France, le taux d'abandon est de 50 %.

Cette situation est souvent imputée aux professeurs, jugés par l'université responsable d'un encadrement de qualité médiocre. Les analyses des taux de persistance, souvent effectuées à l'aide d'instruments de mesure américains, ont certes tendance à confirmer ce jugement, même si la comparaison entre des systèmes universitaires aussi différents pose plusieurs problèmes méthodologiques sérieux. Il ne faut jamais oublier en effet que le système québécois a fait le choix en 1969 de couper les deux premières années post-secondaires, regroupées dans le système collégial, des années proprement universitaires. Rien n'interdit de faire d'autres hypothèses sur les taux désastreux qui affectent nos premiers cycles, et en particulier de penser que la coupure artificielle introduite dans la formation des étudiants universitaires les force à faire trop rapidement des choix pour lesquels ils ne sont pas, en majorité, préparés. Il est donc rien moins que douteux d'imputer à l'enseignement universitaire la responsabilité d'une situation qui devrait être corrigée autrement. Les professeurs, victimes des pressions paradoxales que j'ai [161] décrites plus haut, ne peuvent être seuls responsables de cette situation désastreuse. Je pense souvent que si les étudiants se réveillaient, ils ne pourraient que se révolter contre un système qui n'a pour eux que mépris : indifférence à l'endroit de leurs attentes de formation, cynisme à l'égard de la détermination progressive de leur liberté. Ton chèque d'abord, ensuite essaie donc de rejoindre quelqu'un sur sa boîte vocale ; ton chèque d'abord, et un deuxième chèque si tu as fait un mauvais choix la première fois, et personne n'a le temps de te parler si tu hésites.

Les étudiants eux-mêmes doivent par ailleurs être considérés comme des acteurs responsables dans un système qui cherche, en dépit des apparences, à les aider. L'université évolue rapidement et des efforts d'adaptation seront requis. Qu'on pense seulement aux transformations dans les procédures de transmission des connaissances qui résultent des technologies informatiques, des réseaux de connaissances virtuelles et de la gigantesque encyclopédie vivante que chacun a désormais à sa disposition dans un micro-ordinateur. Les responsabilités sont donc partagées.

Plusieurs indicateurs mériteraient d'être passés ici en revue pour mesurer la rapide évolution du modèle dans lequel nous évoluons maintenant. Dans une période relativement brève de son évolution, l'enseignement universitaire a dû, dans un premier temps, relever le défi de l'adaptation aux clientèles étudiantes nouvelles. Les cohortes étudiantes ont beaucoup évolué, non seulement en volume, suivant en cela l'exceptionnelle démocratisation de l'enseignement [8] qui a suivi les réformes des années soixante, mais en diversité et en degré de préparation. Des étudiants adultes aux collégiens indécis, qu'une pression sociale pousse aveuglément à trouver dans l'université une formation donnant présumément accès à un statut social recherché, l'éventail est vaste. Cette diversité mérite d'être considérée comme un signe de santé de l'université, dans la mesure où de moins en moins de jeunes craignent l'université, et le regard élitiste qui consisterait à juger leur préparation en général défectueuse doit être nuancé. Encore ici, aucune analyse sérieuse [162] n'a été menée qui nous permettrait d'en juger ; il y a là un vaste chantier sociologique qui constitue une réelle urgence [9]. Mon propre jugement est qu'en général les étudiants sont mieux formés que jamais auparavant dans l'histoire de notre société.

Par ailleurs, l'enseignement universitaire a dû rompre avec la logique interne héritée du seul développement intrinsèque des disciplines. L'adaptation aux demandes sociales constitue désormais un facteur incontournable de l'évolution curriculaire, les programmes doivent tenir compte des débouchés et des objectifs de formation assignés aux étudiants acceptés. La responsabilité de former est socialement plus urgente que jamais, pas seulement dans les programmes dits professionnels, mais encore et surtout peut-être dans les programmes disciplinaires ouvrant sur l'enseignement et la recherche. Ces questions ont à voir avec les objectifs de formation générale et de formation fondamentale, un débat complexe dans lequel il est essentiel de préciser toujours davantage les finalités de formation assignées au premier cycle, dans son rapport avec les études collégiales [10].

La concertation avec les partenaires sociaux a apporté à cette nouvelle dynamique une composante déterminante. En peu de temps, dans la plupart des programmes, les institutions publiques et parapubliques (commissions scolaires, établissements de santé, ministères, etc.) ont fait connaître les paramètres selon lesquels les demandes sociales étaient reformulées par les institutions. Ces [163] nouvelles exigences ne sont sans doute pas comparables aux traditionnelles demandes des corporations professionnelles, mais nul ne peut nier qu'elles ont un impact important sur les programmes et sur l'enseignement lui-même. L'université ne peut plus enseigner un ensemble de connaissances coupées de leur finalité dans la pratique que l'enseignement doit préparer.

Depuis quelque temps, des demandes provenant de plusieurs milieux ont provoqué une profonde remise en question de la gestion des universités. On pense en particulier à l'importance de l'évaluation des résultats pour la gestion des programmes. Si le financement des universités devait reposer sur les taux de remise de diplômes, une véritable révolution s'en suivrait, entraînant probablement dans un très court laps de temps une dévaluation générale des diplômes. La discussion de ce nouvel enjeu laisse entrevoir qu'une des fonctions de l'université est de permettre, même dans une période de temps indéterminée, à une catégorie importante d'étudiants de se mesurer à des objectifs de maîtrise de connaissances et de chercher à modeler leur projet de vie sur les exigences portées par l'université. Que plusieurs doivent y renoncer, soit parce que leur situation personnelle ne leur donne pas la liberté financière de poursuivre, soit parce que leurs talents personnels ou leur orientation les en détournent, ne change rien à la situation : l'université ne peut, sans se soviétiser, refuser son accès à ceux qui cherchent un progrès dans la détermination de leur projet de vie. Sélectionner rigidement les candidats à l'entrée conduirait à rétrécir très rigidement les privilèges acquis par la démocratisation. Une attitude qui vaut pour les études avancées ne saurait sans risques être étendue au premier cycle.

Tous ces indicateurs, — adaptation aux clientèles, évolution de la demande sociale, concertation avec les partenaires sociaux et développement de critères d'évaluation nouveaux —, n'ont pas la même valeur ou le même poids relativement à l'évolution de la formation. En ce qui concerne les programmes et l'enseignement, surtout au premier cycle, la dynamique relative à ces indicateurs est cependant en gros la même : l'enseignement, en raison des pressions de la recherche, tend à l'auto-reproduction des disciplines, notamment de la connaissance dite de pointe, et le présupposé tacite est que les professeurs recherchent pour les étudiants à la fois le pertinent et le vrai. Il se trouve que souvent ils ne recherchent que leur propre niche. Cette situation peut [164] évoluer vers un état où les risques de déstabilisation seront réels. Si l'écart avec les attentes sociales devient trop grand, l'opinion peut en venir à juger sévèrement l'enfermement dans des problématiques dont la pertinence sera devenue opaque pour la société. Les mêmes pressions de droite, qui critiquent durement la tour d'ivoire, si elles devaient devenir dominantes, réduiraient et supprimeraient sans hésiter toutes les formations fondamentales (en arts, lettres et sciences) et concentreraient les ressources dans les programmes professionnels. Cette tendance est très nette aux États-Unis actuellement, sauf encore une fois dans les collèges d'élite qui accordent une importance croissante à la formation générale.

Dans un contexte de raréfaction des ressources, il est donc prévisible que les disciplines fragiles seront plus directement affectées, dans une logique de rationalisation, si l'enseignement demeure incapable de se centrer sur la formation et d'adopter des objectifs de pertinence : l'exemple de plusieurs universités (de Sherbrooke, pour ne citer que la plus vulnérable) montre le chemin qui sera suivi et qui l'est déjà dans plusieurs autres provinces, de même qu'en Angleterre et en Allemagne. Dans tous les cas où la programmation de l'enseignement répond plutôt à des impératifs disciplinaires qu'à des objectifs de formation, les disciplines fondamentales en souffrent. Un exemple plus que d'autres mériterait discussion : la disparition en Europe de la formation de philologie, alors que les disciplines de la philologie (histoire, littérature, science politique) étaient l'armature même de la formation fondamentale et de l'humanisme. Aux États-Unis, l'insistance sur le maintien d'une structure canonique héritée des arts libéraux apporte une garantie contre la destruction d'une pensée structurante pour la formation universitaire et procure un moyen très puissant de résistance à la spécialisation et à la technocratie. Les programmes britanniques de Greats maintiennent aussi des orientations de ce genre. On peut donc, pour me résumer, craindre que la raréfaction des ressources ne conduise vers un point catastrophique la considération de l'étudiant comme client, et non comme membre d'une communauté de formation. Dans cette situation, l'enseignement universitaire va donc être appelé à un défi majeur de redressement et de pertinence.

[165]

Enjeux actuels et voie d’issue

Cette situation pourrait-elle avoir des effets bénéfiques sur la définition de la tâche aussi bien que sur la conception des programmes ? Il se pourrait en effet que le processus de rétrécissement des ressources humaines et financières qui affecte l'université dans son ensemble conduise à son point limite l'évolution même du modèle dans lequel nous sommes engagés, et permette éventuellement de le transformer en le purgeant. Si ce modèle produit l'inflation des symptômes d'une maladie que nous reconnaissons, il se pourrait que la raréfaction des ressources constitue autant un remède qu'une aggravation de la maladie. Les tensions entre la recherche et l'enseignement, les pressions exercées sur l'enseignement tant sur le plan de la productivité que de la pertinence, ne pourront se maintenir dans une situation où personne ne pourra plus réalistement poursuivre tous les objectifs avec la même intensité. Nous arriverons peut-être, à notre corps défendant, à un point où il redeviendra gratifiant d'enseigner et légitime d'y trouver du plaisir.

En ce qui concerne les programmes d'enseignement, je pense en particulier, en disant cela, aux effets déjà prévisibles d'une accentuation de la contrainte sur l'étudiant-client. Plus la crise financière de l'université s'accentue, notamment en raison de l'inflation bureaucratico-organisationnelle, plus la pression sur le recrutement et la rétention du client-étudiant s'accroît : ne constitue-t-il pas la base du financement de toutes les activités, mis à part les subventions de recherche externes ? Dans le discours officiel de l'université, proposé en réaction à la situation de restriction, l'accent est mis sur l'accessibilité et l'inclusion : le premier objectif s'entend de faciliter l'accès aux programmes (et non de mesures d'aide financière), le second s'entend d'une communauté ouverte aux adultes, aux femmes, aux minorités culturelles. Dans les faits, chaque étudiant est devenu une pierre essentielle sur laquelle repose l'édifice. Personne néanmoins n'en tient compte, car paradoxalement, cet édifice ne s'écroule pas même si on en retire les fondations : chaque pierre qui se retire est en effet remplacée par une nouvelle, les cohortes se succèdent sans disposer du moyen de s'instruire mutuellement de leur expérience. Mais parfois, la machine se grippe et s'affole : que se passerait-il si les étudiants devaient en venir à considérer le facteur de risque qui affecte leur formation avant de s'inscrire au [166] lieu de devoir l'affronter après ? Les 66 % qui n’obtiennent pas de diplôme ont néanmoins payé cher leur expérience (et un payeur de taxes de droite dira aussi que la société a payé cher leur erreur de parcours).

Les solutions ne sont pas nombreuses, on peut néanmoins évoquer des scénarios différents de ce qui existe actuellement. Un étudiant inscrit dans une faculté ou un secteur ne devrait-il pas se voir offrir plusieurs passerelles qui ne pénalisent pas ses changements de parcours ? Les facultés devraient encourager la création de lieux différents, de programmes ou de segments de programmes plus libres, sur le modèle des concentrations ; par exemple, en encourageant le développement de réelles mineures, sans tenir compte des tendances conservatrices des départements à cet égard. Les départements seront récompensés au deuxième cycle, leurs étudiants seront meilleurs, plus ouverts et mieux déterminés.

Quels seront donc les effets à moyen terme de cette pression nouvelle ? L'expérience d'échec nous instruira-t-elle ? On peut penser d'abord que même si les frais de scolarité seront augmentés, ce qui semble inéluctable, l'attrait de l'université n'en sera pas affecté, tant elle paraît encore l'instrument de la promotion sociale ; les étudiants, captés par la filière préuniversitaire du cégep, en dépit du bon sens qui devrait les orienter vers la filière technique, continueront de tomber au champ d'honneur de la formation générale ; après deux ou trois parcours infructueux, ils ne se relèveront pas. Comparons la France et l'Allemagne : en France, la situation est en gros celle que nous connaissons ici, les facultés débordent un peu plus parce que l'éducation est entièrement gratuite, mais les filières techniques sont ignorées : tout le monde veut faire communication, sociologie ou psychologie ; en Allemagne, dès le primaire, les filières techniques sont installées et l'université est en équilibre. Les pressions qui s'exercent sur le système devraient donc favoriser un nouvel équilibre entre le préuniversitaire collégial et le premier cycle universitaire. Les programmes du cégep préuniversitaire pourraient être révisés et transférés dans l'université avant que celle-ci n'éclate, et les programmes techniques devraient être l'objet d'investissements majeurs pour affronter le virage technologique dans lequel nous sommes engagés.

[167]

Notre discours sur ces questions demeure complaisant, et aveugles devant les faits, nous préférons ne rien dire aux cégeps, laisser les options techniques stagner ou décliner et espérer vaguement que l'avenir sera meilleur. Nous devrions au contraire favoriser à Montréal la création de plusieurs écoles polytechniques polyvalentes, niveau cegep-université, de manière à servir les objectifs de formation de tous ces étudiants que notre enseignement universitaire renvoie dans la marge.

Un second effet de la situation a trait à l'endettement catastrophique des étudiants. Cet endettement va devenir à court terme un problème social et politique ; il ne faut jamais oublier que chaque dollar que l'université encaisse de la part des étudiants est le plus souvent un dollar emprunté par l'étudiant au ministère de l'éducation. Quand on pense que cet endettement se transforme pour 66 % d'entre eux en vague capital culturel, de surcroît remboursable avec intérêts, on ne peut qu'être effrayé et scandalisé par un système où l'enseignement est si cyniquement indifférent aux projets des étudiants et à leurs conditions de vie. Nous déplorons qu'ils soient tenus de consacrer un nombre croissant d'heures à travailler pour payer leurs études, sans tenir compte du fait que nous les encourageons à maintenir longtemps cette situation de dépendance dans un système incohérent.

En troisième lieu, il faut faire état du fait que les contraintes de l'université sur le décernement des diplômes seront de plus en plus directes, en particulier à l'endroit des départements. Le calcul de l'administration n'est pas entièrement dépourvu d'intérêt, comme on peut le voir si on accepte mon analyse, mais le but visé ne servira pas nécessairement l'étudiant. Dans cette analyse, ce qui est sidérant c'est le peu de place qui est fait à l'enjeu intellectuel ou de formation, ce que j'ai désigné tantôt comme le présupposé tacite du système, la recherche du vrai et de l'utile. Jusqu'à maintenant, les universités semblent vouloir résister de toutes leurs forces à l'introduction de ces nouveaux critères et personne ne peut prévoir comment ils s'appliqueraient. Mais on peut facilement imaginer le paradoxe qui s'installerait dans l'enseignement si les professeurs devaient voir leurs conditions de travail liées au maintien du volume de leurs groupes-cours. Cette contrainte pousserait à sa limite absurde l'ensemble des déterminations externes que j'ai passées en revue [168] et il faut souhaiter que nous ne soyons jamais obligés d'en arriver là.

En ce qui concerne l'approfondissement de la pensée syndicale sur la tâche, la revalorisation de l'enseignement me semble une urgence absolue. Cette revalorisation se trouve au fondement de tous les efforts curriculaires et structurels que je viens d'évoquer, elle en est la condition première et essentielle. Si on tente de dresser un bilan provisoire de l'évolution de l'investissement dans l'enseignement dans notre université, on verra malheureusement que cette valorisation n'a guère progressé depuis 1987, date à laquelle la réflexion sur le premier cycle s'est engagée dans l'Université du Québec. Beaucoup de choses ont évolué, mais beaucoup de choses se sont aggravées. En terminant, je propose concrètement de faire le tour du terrain.

Je commence par les bons points. Depuis quelques années, l'Université a accordé beaucoup d'importance à la question de la persistance ; elle a recruté un vice-recteur aux affaires étudiantes, elle a donné le peu de ressources qu'elle a pu au Service à la vie étudiante, dans le but de créer un milieu de vie dans l'université. Cette tâche n'est pas facile, dans le contexte d'une université de masse où le sentiment d'appartenance demeure toujours superficiel et volatile. Cet investissement devra être multiplié, si nous désirons que l'enseignement s'intègre dans quelque chose qui s'apparenterait à un milieu de formation, mais nous sommes encore très loin du compte. Par ailleurs, l'Université a engagé par le Décanat du premier cycle un processus de réforme des programmes ciblé sur la formation fondamentale, l'accroissement des troncs communs, et la persistance ; elle a favorisé le développement de concentrations multidisciplinaires ; elle a mis sur pied un comité chargé de réfléchir sur l'encadrement. Jusqu'à présent, les mesures timides mises en place n'ont pas donné de signe tangible d'amélioration (l'inventaire en est fait rapidement). Mais le comité devra sans doute rendre obligatoire la formulation d'une politique d'encadrement dans chaque unité [11]. C'est un pas dans la bonne direction. Si les étudiants y sont indifférents, et il y a malheureusement fort à parier qu'ils le seront, alors c'est la programmation elle-même qui est la seule voie de solution.

[169]

Toutes ces initiatives sont importantes, mais elles sont toutes tributaires d'une revalorisation de l'enseignement comme composante essentielle de la tâche et elles en dépendent entièrement. Elles ne font que rendre plus urgent un débat sur l'équilibre de la tâche et sur tous les éléments qui contribuent à sa redéfinition.

Au chapitre des difficultés, le bilan est lourd. En présentant ce bilan, je reviens de manière plus concrète sur plusieurs éléments que j'ai abordés plus haut dans ma présentation. L'évolution de la programmation se heurte à l'emprise des contenus de recherche spécialisés sur les programmes, qui n'a fait que s'accroître. Les départements sont devenus entièrement propriétaires des modules ; les programmes pluridisciplinaires sont une poignée de résistants marginaux, ce qui accentue la force la logique disciplinaire et la priorité de la recherche. Pour que la programmation s'assouplisse, pour qu'elle accepte de se plier aux exigences de la formation, il faudrait que les professeurs cessent de considérer l'enseignement comme une fonction subsidiaire de la recherche. Comme rien ne les y presse dans le moment, la situation évolue très lentement.

Par ailleurs, l'embauche des professeurs se fait d'abord et avant tout à partir du dossier de recherche, ce qui est conforme à l'ensemble de la structure de la tâche. Mais l'évaluation des professeurs demeure impuissante en ce qui a trait à leur performance d'enseignant, et notamment sur le plan de l'encadrement et de la persistance. Les professeurs refusent une évaluation basée sur un nombre faible d'étudiants à la treizième semaine, sans mettre en question le fait même que leurs classes se vident après la semaine de lecture. L'évaluation de l'enseignement demeure donc un dossier problématique.

Sur le plan des structures, les lieux où l'enseignement pourrait et devrait être revalorisé sont eux-mêmes l'objet d'une dévaluation sans précédent dans l'histoire de l'université. Je veux parler de la vie modulaire et la collaboration des professeurs et des étudiants dans la réflexion sur la programmation et l'amélioration de l'enseignement. Les projets de réforme (Sages en 1976, Vocelle en 1991) n'ont pas abouti et les structures familiales sont de moins en moins vitalisées et efficaces, dans [170] leurs rapports avec les départements : il n'y a plus d'interlocuteur des départements, il n'y a pas d'instance susceptible de porter le discours de la formation. Paradoxalement, les départements s'en remettent aux modules et aux familles pour s'occuper de l'enseignement, ils leurs délèguent toute responsabilité : en clair, ils n'y ont aucun intérêt et ils s'en lavent les mains. Si les départements devaient devenir responsables de l'enseignement, la situation pourrait peut-être évoluer et la revalorisation de la tâche suivrait. C'est en tout cas une hypothèse séduisante. Pourquoi en effet les département sont-ils si indifférents à la persistance et à la formation, si ce n'est parce qu'ils ne s'intéressent qu'au financement par étudiant-cours et aux moyennes-cibles. Une analyse récente de M. Pierre Pichet, malgré ses défauts de méthode évidents, montre même que ces mêmes départements, face aux pressions budgétaires, vont choisir la solution qui défavorise les étudiants (l'augmentation de la moyenne cible) plutôt que l'augmentation de la charge de travail qui favoriserait l'objectif de formation. Cette analyse mérite réflexion.

Toujours sur le plan des structures, il faut noter que les départements sont entrés dans une phase de rivalité féroce pour les ressources, compte tenu de la raréfaction et compte tenu aussi de l'importance croissante des procédures d'allocation des ressources ; l'influence décroissante du VRER n'aide pas à rééquilibrer l'université, notamment dans la tension entre le développement de la recherche et la programmation de premier cycle. Cette rivalité, soutenue par une formule de financement qui est l'exemple même de la bureaucratie organisationnelle indifférente aux finalités, a des effets pernicieux sur tous les départements qui ont moins de vingt-cinq ou trente professeurs : ces départements doivent soutenir toutes les tâches administratives et ne peuvent assumer de manière suivie et cohérente les enseignements et encadrer les étudiants. L'administration joue un rôle disproportionné dans l'allocation des ressources. Les départements ne disposent d'aucune structure où ils pourraient discuter, sans avoir à défendre leur intérêt spécifique, de finalités de formation : ils n'ont que des structures qui les mettent en rivalité. Comme ils contrôlent les modules, ils s'assurent que leurs intérêts y sont protégés, notamment par le nombre de cours qu'ils y maintiennent. Tout projet d'ouverture multidisciplinaire, cherchant à prendre en charge les problèmes [171] d'orientation et la recherche de projet de vie des étudiants, est rendu impossible par cette logique purement économique.

Un élément important demeure le contact avec l'étudiant. Ne sommes nous pas scandalisés de l'indifférence de l'université à l'égard des étudiants ? Dans n'importe quelle usine ou compagnie, les jeunes sont mieux accueillis que dans l'université. Non seulement notre accueil est médiocre [12], mais nous avons multiplié les barrières pour nous séparer d'eux : le système d'inscription par téléphone rend le contact inutile, et ruine toute possibilité de discuter l'orientation, l'insertion, etc. ; l'universalisation du répondeur rend pratiquement impossible un contact humain avec un responsable dans un programme ou un département.

Enfin, les professeurs et le syndicat sont indifférents aux pressions qui s'exercent sur les chargés de cours, qui sont devenus dans la plupart des départements les officiers de première ligne auprès des étudiants. Les chargés de cours n'ont aucune responsabilité d'encadrement précise, ils ne sont ni dans le programme, ni au département et toute évolution de la situation devra compter avec leur implication plus grande dans la formation. Le projet de partager avec eux les ressources et les privilèges, compte tenu de la part du fardeau qu'ils assument, semble malheureusement pour l'instant une utopie.

L'ensemble de ce constat demeure général, il est temps de chercher à proposer quelques pistes de sortie. Notre université est au carrefour, elle ne peut plus entreprendre tout et son contraire. Que voyons-nous cependant quand nous analysons les textes récents qui nous ont été proposés comme position dans un contexte de coupures budgétaires ? Un désir, aussi vague que flou, de garder le cap sur tout. Il semble plutôt urgent de secouer la cage et de provoquer une discussion générale, qui pourrait prendre la forme, comme Gilles Thérien et moi voulons le proposer [13], d'états généraux de l'UQAM qui pourraient coïncider [172] avec les états généraux de l'éducation. Pas seulement pour vaincre la morosité qui nous affecte tous, mais pour mettre en œuvre des solutions aux problèmes que nous avons rapidement évoqués. Cette discussion générale devrait être la plus libre possible.

Certaines de ces solutions sont dans l'air depuis un moment, par exemple les solutions qui empruntent le chemin d'une restructuration académique. J'ai beaucoup réfléchi à ces questions et j'ai toujours été un ardent défenseur des modules comme porteurs des projets de formation, des programmes et de la vie étudiante. Les modules étaient, dans la conception même de l'université, les entités où devait se développer la responsabilité de l'enseignement comme fonction essentielle de la tâche professorale. Je crois maintenant qu'ils devraient disparaître en tant qu'entités autonomes et être rapatriés dans les départements, de manière à donner aux départements la responsabilité de la formation que les modules n'ont jamais été capables d'assumer seuls, et que les départements, en raison de la priorité de la recherche, n'ont jamais voulu reconnaître comme leur responsabilité. Les modules étaient une belle idée, mais c'était une idée inspirée par un idéal très élevé de l'université : un idéal coopératif et humaniste, où l'enseignement et la formation avaient la priorité absolue. La situation n'a jamais satisfait les exigences d'un idéal aussi élevé et les modules n'ont jamais eu assez de pouvoir. Un bon indice de cela est la désaffection absolue où les tiennent les étudiants. Par ailleurs, cette situation s'est entièrement renversée au bénéfice des priorités de recherche. Il n'y a donc pas beaucoup de moyens pour rétablir l'équilibre. Vouloir tout donner aux programmes, comme dans certaines universités radicales de la côte ouest aux États-Unis, est une utopie dans une université où les départements tirent leur légitimité de leur force disciplinaire aux cycles supérieurs et dans la recherche. Une grande université, pour moi, ne peut pas être une université qui désavoue ses objectifs de premier cycle, — après tout, à l'UQAM, nous parlons de 90 % des effectifs —, une grande université est une université où les départements seraient sans pouvoir réel devant les instances de programmation et où la recherche se ferait dans des équipes disciplinaires et des instituts multi-disciplinaires chargés d'accomplir des programmes de recherche. Cette utopie peut au moins nous inspirer.

[173]

Mais ce premier élément n'a de sens que si, du même coup, l'Université crée de véritables instances ( facultés, ou secteurs, etc) responsables des programmes et entièrement décentralisées : sciences, arts — lettres et sciences humaines, éducation, toutes sur le modèle de l'actuelle école des sciences de la gestion. Dans ces facultés, la responsabilité des programmes serait entièrement la prérogative de la faculté sur le plan de l'orientation curriculaire et sur le plan des ressources. Dit autrement, il faudrait trouver une formule où l'autonomie départementale serait limitée au premier cycle par des objectifs supérieurs ; aux cycles supérieurs, que les départements fassent ce qu'ils veulent. Cette institution me paraît d'autant plus essentielle qu'elle est la seule où la discussion des objectifs pourrait être en même temps libre et responsable : libre, parce que dégagée de la protection d'intérêts et de territoires, capable d'envisager des priorités normatives transcendant les prétentions de chacun, responsable parce que nécessairement en dialogue avec la société et susceptible de redonner son sens à l'enseignement.

Ces deux éléments de réflexion me semblent par ailleurs pouvoir pleinement tirer parti de la crise financière actuelle : les économies réalisées ne seront pas considérables, mais on pourra s'intéresser directement aux étudiants de manière authentique, et non pas avec l'hypocrisie qui caractérise la situation actuelle. L'expérience de l'université devant les défis de l'encadrement est récente et très limitée. En un sens, elle est très naïve : confiante dans le fait que l'encadrement pourrait stopper l'hémorragie en cours, on a tendance à oublier que l'encadrement n'est qu'un instrument, pas une fin en soi et surtout pas une médecine universelle. Le point ultime de notre réflexion est la place du professeur d'université comme enseignant, dans des structures qui valorisent son travail et qui donnent aux étudiants un milieu de formation authentique. Si cette mission fondamentale demeure marginalisée comme elle l'est dans le moment, l'université s'acheminera vers une situation de crise dont personne ne peut prévoir l'issue.

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[1] Michel Freitag, Le naufrage de l'université et autres essais d'épistémologie politique. Québec, Nuit blanche éditeur, 1995. J'ai pu lire aussi de M. Freitag, La technocratisation de la recherche et l'abandon du projet pédagogique des sciences sociales, communication présenté au Colloque de l'Acfas (La bureaucratisation de la recherche en éducation et en sciences sociales. Chicoutimi, 23-26 mai 1995).

[2] Avec le commentaire de Lise Lis sonnette, éditorial du Devoir, 24 juin 1995.

[3] Voir l'excellent document synthèse, accompagné d'une riche bibliographie, présenté par Denis Bertrand et Gandayi Gabudisa Busugutsala, L'université québécoise du troisième type. Dynamique vers l'an 2010. Université du Québec, Cahiers de renseignement supérieur, Mai 1995.

[4] Guy Rocher, L'idéologie de l'excellence devient un élitisme radical. Université, vol.4, 2 (février 1995).

[5] Radnitzky n'est qu'un des théoriciens , très nombreux aux États-Unis et en Europe, qui cherchent à évaluer les conditions d'évolution de la recherche ; voir son livre désormais classique, dans lequel il présente une analyse épistémologique de ces conditions, Contemporary Schools of Metascience. Chicago, Henry Regnery, 3rd édition, 1973. Voir également M. Gibbons, C. Limoges, et ait. The New Production of Knowledge. London, Sage, 1994.

[6] Cette idée est bien discutée par Radnitzky, op. cit., pp.211 ss.

[7] Le plus récent de ces avis, Réactualiser la mission universitaire (Conseil supérieur de l'éducation, septembre 1994) passe en revue les composantes de la tâche, insiste sur les priorités de la formation, mais ne propose aucune analyse des problèmes résultant de la priorité effective de la recherche.

[8] Voir l'étude de Pierre Chénard et Mireille Lévesque, La démocratisation de l'éducation : succès et limites, dans le recueil préparé par Gérard Daigle et Guy Rocher, Le Québec en jeu. Comprendre les grands défis. Montréal, les Presses de l'Université de Montréal, 1992 ; pp. 385-422.

[9] Aux États-Unis, la recherche sociologique sur les motivations et les conditions de vie des étudiants est très riche ; voir par exemple Paul R. Lœb, Generation at the Crossroads, Apathy and Action on the American Campus. Rutgers University Press, 1995.

[10] J'ai discuté ces questions dans quelques contributions auxquelles je prends la liberté de renvoyer, notamment Penser l'éducation aujourd'hui, in Penser l'éducation. Nouveaux dialogues avec André Laurendeau, N. PIROTTE, Ed. Actes du Colloque André Laurendeau. Montréal, Editions du Boréal, 1989 ; pp. 219-229. Voir également Le premier cycle en question : Histoire, économie, culture. Actes du Colloque sur les études de premier cycle. UQAM, Décanat du premier cycle, Cahier 1, pp. 9-25 ; Le canon de la culture et la formation fondamentale. Carrefour 11 (1989), 76-91 ; Les objectifs de formation en travail social. Actes du Colloque du Regroupement des Unités de formation en Travail social du Québec. Cahiers de l'Acfas, 1992 ; pp. 9-35. Et plus récemment La formation et la vie, Conjonctures, à paraître, Mai 1996.

[11] Voir à cet égard le document préliminaire de Nadia Palkiewicz, L'encadrement des étudiants. Document de réflexion. Décanat des études de premier cycle, Janvier 1995.

[12] Plusieurs projets sont en voie de formation au Service de la vie étudiante, par exemple l'opération Tchome, menée par Pierre Chénier, une opération centrée sur l'accueil et l'encadrement des nouveaux.

[13] Dans notre intervention conjointe à la rencontre organisée dans le cadre des Beaux jeudis (7 décembre 1995) par le Décanat des études premier cycle. Le présent texte reprend partiellement ma communication à cette séance.



Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le mardi 21 mai 2024 7:21
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur associé, Université du Québec à Chicoutimi.
 



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