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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Une édition électronique réalisée à partir du texte de Maurice Lagueux, “Merleau-Ponty et la linguistique de Saussure.” Un article publié dans la revue DIALOGUE, vol. IV, no 3, 1965, pp. 351-364. [Autorisation accordée par l'auteur le 28 septembre 2010 de diffuser ce texte dans Les Classiques des sciences sociales.]

[351]

Maurice Lagueux

Professeur de philosophie, Université de Montréal

Merleau-Ponty et la linguistique
de Saussure
.”

Un article publié dans la revue DIALOGUE, vol. IV, no 3, 1965, pp. 351-364.


Introduction
1. Le rôle des schèmes saussuriens dans l'œuvre de Merleau-Ponty
2. L'interprétation de Saussure par Merleau-Ponty
3. Le sens de cette interprétation


Introduction

La linguistique saussurienne paraît avoir exercé, spécialement au cours des années 1951 à 1954, une influence assez considérable sur la pensée de Merleau-Ponty. Un travail de portée plus générale nous ayant amené à mesurer l'importance de la chose pour l'ensemble de l'oeuvre de ce philosophe, nous allons seulement essayer ici de préciser un peu le rôle d'une telle influence en nous appuyant sur une analyse de l'interprétation de Saussure par Merleau-Ponty.

Dans la Phénoménologie de la Perception, celui-ci avait déjà consacré un chapitre à l'étude de la parole conçue comme gesticulation ou expression corporelle. Quand, en 1953-54, il abordera le Problème de la Parole, dans un cours au Collège de France, c'est à Saussure lui-même qu'il attribuera des vues assez voisines : "Le cours cherchait à illustrer et à étendre cette notion saussurienne de la parole comme fonction positive et conquérante." [1] Si, pour Merleau-Ponty, la parole se donne chez Saussure comme une "fonction positive et conquérante" comparable à celle conçue et éprouvée par l'écrivain, elle le doit à ce qu'elle débusque en quelque sorte "l'expression implicite", qu'elle révèle d'un seul coup l'un par l'autre signes et significations. Merleau-Ponty observe en effet : "La fameuse définition du signe comme 'diacritique, oppositif et négatif' veut dire que la langue est présente au sujet parlant comme un système d'écarts entre signes et entre significations, que la parole opère d'un seul geste la différenciation dans les deux ordres, et que finalement, à des significations qui ne sont pas closes et des signes qui n'existent que dans leur rapport, on ne peut appliquer la distinction de la res extensa et de la res cogitans." [2] Signes et significations ne s'opposent donc plus radicalement dans la parole et c'est pour cela que celle-ci peut les révéler ensemble ; Merleau-Ponty dit donc de Saussure : [352] "Il mettait en cause la distinction massive du signe et de la signification qui parait s'imposer à ne considérer que la langue instituée, mais qui se brouille dans la parole." [3]

Seulement, ce qui est troublant, c'est qu'à relire Saussure, on s'étonne de le trouver bien moins radical en ce sens, et de loin, que Merleau-Ponty ne le laisse croire. Sans doute met-il en cause une distinction massive du signe et du signifiant, mais, il est bien loin d'abolir cette distinction puisqu'elle est en somme, présente dans la distinction de l'image acoustique et du concept, sur laquelle à vrai dire toute son ouvre prend appui. Notre inquiétude s'accentue d'ailleurs quand on voit Saussure, loin d'accorder à la "parole" l'attention dont Merleau-Ponty fait état, écarter placidement celle-ci du champ de ses intérêts. Il nous faudra donc examiner ce qu'il en est de cette interprétation, mais avant de le faire, il nous faut bien comprendre l'enjeu d'un tel débat.


1. Le rôle des schèmes saussuriens
dans l'œuvre de Merleau-Ponty


Il ne s'agira pas tellement pour nous, ici, de discuter Merleau-Ponty comme historien de la pensée, que de comprendre en quel sens il entend orienter la linguistique saussurienne et queue est la signification d'une telle orientation dans sa propre démarche. La chose n'est pas sans importance car Merleau-Ponty a, en quelque sorte, misé sur Saussure. Dans Éloge de la Philosophie, il se faisait même le prophète d'une philosophie de l'histoire modelée sur la pensée saussurienne et apte à rétablir un équilibre que ni Hegel, ni Marx n'avaient pu maintenir entre contingence et réflexion, apte en somme à passer "outre à l'alternative des choses et des consciences." [4] Ce recours à la pensée de Saussure n'était d'ailleurs qu'une application à la problématique de l'histoire de la démarche fondamentale de Merleau-Ponty qui l'avait fait recourir à l'acte d'expression pour réaliser un équilibre entre réflexion et action.

La démarche antérieure de Merleau-Ponty l'avait amené en [353] effet à souligner de plus en plus le rôle de l'expression dans l'oeuvre philosophique. L'idée d'expression, mieux que celle de réflexion, pouvait faire leur part aux exigences d'un monde irréfléchi. Le recours à l'expression n'allait pas toutefois sans introduire de nouvelles difficultés. Merleau-Ponty pouvait bien décrire avec éloquence cet acte d'expression par lequel un sens est arraché à un milieu indifférencié pour s'inscrire dans un paysage mental, mais, qui ne voit cependant le danger pour le philosophe de se retrouver à bout de souffle, une fois reconnue et décrite en ces termes cette fonction capitale ? Il lui importait donc de se donner un instrument conceptuel permettant de suivre les articulations d'un univers d'expérience pour mieux mesurer le bouleversement que l'expression y introduit. De telles articulations allaient permettre de suivre le chemin qui, dans l'acte d'expression, conduit du niveau perceptif et gestuel au niveau de l'entendement lui-même.

C'était bien là l'ambition manifestée dans le texte, inédit jusqu'en 1962, préparé par Merleau-Ponty pour sa candidature au Collège de France, ambition qui s'y traduisait par une attention tant à ce qui dans la perception annonce la parole (organe de la pensée) qu'à ce qui dans la parole tient encore de la vie perceptivo-motrice. Aussi Merleau-Ponty se proposait-il déjà, dès ce texte, de faire valoir d'une part, dans les gestes expressifs, une "valeur diacritique", l'annonce de "la constitution d'un système symbolique capable de redessiner un nombre infini de situations," et d'autre part, de traiter le langage "comme une gesticulation tellement variée, précise, systématique, et capable de recoupements si nombreux, que la structure interne de l'énoncé ne puisse finalement convenir qu'à la situation mentale à laquelle il répond et en devienne le signe sans équivoque". [5]

Le cours de 53 s'attaquait à la première partie de ce programme puisqu'il voulait montrer que les "gestes" expressifs portaient déjà un savoir et laissaient deviner les structures (écarts, chaîne perceptive) révélées dans le langage. Le présent cours s'arrête donc à l'autre partie de ce programme et se propose plutôt de [354] montrer que la parole avec toutes les articulations qu'elle met en branle demeure une gesticulation issue de la vie irréfléchie.

Ce que Merleau-Ponty trouve chez Saussure à l'appui de cette thèse c'est l'idée d'une parole qui "d'un seul geste" opère la différenciation tant des signes que des significations. Or -et c'est ce qu'il nous faudra examiner- Saussure interprété rigoureusement semble bien prendre en considération la langue comme entité sociale au dépens de la parole comme geste individuel et, se situer à un niveau méthodologique où signes et significations peuvent encore, le long de deux chaînes, être étudiés séparément. Il ne serait donc, en ces conditions, d'aucun secours à Merleau-Ponty. Le Saussure que nous présentera ce dernier ce sera avant tout celui qui peut apporter des structures au mouvement d'expression qui est geste, parole et non langue, et, qui plus est, à ce mouvement situé au moment précis où signes et significations naissent ensemble d'un sens déjà présent dans les choses.

Pour Merleau-Ponty c'est là qu'il faut voir ce qu'il y a de meilleur chez Saussure. Une telle interprétation est possible car pour lui structures linguistiques et expression sont tellement liées qu'il associe admirablement ces deux thèmes dans un article, le dernier écrit pour les Temps Modernes et dédié à Jean-Paul Sartre. [6] Expression picturale et langage parlé ont ceci de commun qu'ils finissent par trouver en s'exerçant un équilibre aux lois fort complexes où les vides ont autant d'importance que les pleins et où le tout forme comme un organisme qui emporte comme à leur insu celui qui peint ou qui parle. "On ne peut pas plus, observe Merleau-Ponty, faire l'inventaire d'une peinture, - dire ce qui y est et ce qui n'y est pas, - que, selon les linguistes, on ne peut recenser un vocabulaire, et pour la même raison : ici et là, il ne s'agit pas d'une somme finie de signes, mais d'un champ ouvert ou d'un nouvel organe de la culture humaine". [7]

Ce rapprochement permettait à Merleau-Ponty de trouver chez [355] Saussure une espèce de libération. La tâche du philosophe et celle de l'artiste pouvaient heureusement être mises en parallèle mais à condition de ne pas exiger du philosophe une attitude aussi immédiate que celle de l'artiste ; par vocation, la philosophie devait demeurer réflexion articulée. Il s'agissait pourtant pour la philosophie de ne pas quitter cet acte d'expression où se forme un paysage mental, sous peine de retomber encore une fois dans une réflexion pure coupée de la source d'expérience irréfléchie qui l'alimente. Ce dont le philosophe avait besoin pour aller plus avant, c'était des articulations expressives à même lesquelles s'élabore un paysage mental. La linguistique saussurienne n'apportait rien de moins avec cette idée de l'interdépendance des signes dans une configuration totale et avec celle, aussi, du mouvement tâtonnant d'où résulte cette élaboration. Il s'agit comme on voit de caractéristiques valables pour toute forme d'expression au point qu'on puisse dire qu'un tel équilibre structurel au terme d'une démarche tâtonnante soit le fait de toute œuvre expressive, picturale, philosophique ou autre....

Cet équilibre que le peintre réalise au terme d'une pénible démarche, par le jeu combiné des couleurs et des blancs, le philosophe comme tout écrivain, doit le réaliser par le jeu combiné des mots et des silences. C'est en utilisant heureusement ces instruments que le philosophe contribue à façonner un paysage mental. Il ne peut sans doute rien ajouter à une sensation simple qui s'exprime pour se traduire dans quelques mots. Mais cette sensation est organiquement liée à d'autres pour former tout un univers d'expérience, et c'est dans l'expression de celui-ci que se rencontrent les articulations sur lesquelles peut avoir prise le philosophe. C'est donc grâce aux vues structurales de Saussure que l'homme de la parole pourra prendre en charge son instrument et c'est là pour Merleau-Ponty l'essentiel de l'apport saussurien ; aussi l'article des Temps Modernes s'ouvre-t-il sur ces mots où perce presque l'enthousiasme : "Ce que nous avons appris dans Saussure, c'est que les signes un à un ne signifient rien, que chacun d'eux exprime moins un sens qu'il ne marque un écart de sens entre lui-même et les autres. Comme on peut en dire autant de ceux-ci, la langue est faite de différences sans termes, ou plus exactement les termes en elle ne sont engendrés que par les [356] différences qui apparaissent entre eux." [8] C'est cette considération des plus orthodoxes qui semble bien chez Merleau-Ponty emporter le reste de son interprétation de la pensée de Saussure.


2. L'interprétation de Saussure
par Merleau-Ponty


Nous pourrons le vérifier en examinant de plus près cette interprétation. La première chose à remarquer c'est qu'il y a au point de départ de l'œuvre saussurienne des définitions précises dont il faut faire état. S'appuyant sur une psychologie que son œuvre elle-même allait peut-être remettre en question (association d'une image acoustique à un concept) Saussure propose quelques définitions : "Nous appelons signe la combinaison du concept et de l'image acoustique : mais dans l'usage courant ce terme désigne généralement l'image acoustique seule, par exemple un mot (arbor, etc...)" [9] et il ajoute : "Nous proposons de conserver le mot signe pour désigner le total, et de remplacer concept et image acoustique respectivement par signifié et signifiant." [10] Quant à la signification, il y fait mention à la page 158 où, comme "contrepartie de l'image auditive", elle semble désigner le concept, lequel peut d'ailleurs être qualifié de la même façon. [11] Notons au passage que dans tout ceci il n'est nullement question de "perception" ni même de "sens".

Or quand Merleau-Ponty rend hommage à Saussure d'avoir mis en cause la distinction du signe et de la signification, il veut parler manifestement de la distinction du signifiant et du signifié. (Saussure en effet a dit du signe qu'il pouvait dans l'usage courant désigner l'image acoustique, donc le signifiant, et il rapproche la signification du concept, donc du signifié.) Or cette distinction du signifiant et du signifié, loin d'être mise en cause par Saussure se donne comme l'une des bases de son analyse. [12]

On pourrait toutefois soutenir que Saussure ne maintient cette [357] distinction que pour montrer l'étroite corrélation des termes et on tomberait vite dans une subtile querelle de mots si la question n'était aggravée par le fait que l'interprétation de Merleau-Ponty prétend s'appuyer, tel que signalé plus haut, sur le rôle inattendu attribué par lui à la parole dans l'oeuvre saussurienne. Le cours de 53-54 ne laisse place à aucune équivoque sur ce point : "En prenant pour thème la parole, c'est en réalité dans un milieu nouveau que Saussure transportait l'étude du langage, c'est une révision de nos catégories qu'il commençait. Il mettait en cause la distinction massive du signe et de la signification qui parait s'imposer à ne considérer que la langue instituée, mais qui se brouille dans la parole." [13] Comment dire que Saussure a "pris pour thème la parole" quand celui-ci distinguait langue et parole comme l'"essentiel" et l'"accessoire" [14] et consacrait un chapitre entier à exclure de ses investigations le domaine de la parole. Il concluait d'ailleurs ce chapitre en termes fort clairs : "Nous nous attacherons uniquement à cette dernière ("la linguistique proprement dire, celle dont la langue est l'unique objet."), et si, au cours de nos démonstrations, nous empruntons des lumières à l'étude de la parole, nous nous efforcerons de ne jamais effacer les limites qui séparent les deux domaines." [15] Merleau-Ponty d'ailleurs trouvait sans doute quelque difficulté à son interprétation puisqu'il faisait allusion à des "définitions restrictives" [16] de la parole chez Saussure, mais à vrai dire, cet effort d'atténuation confirme ici plutôt qu'autre chose ce qu'il faut bien appeler une déviation dans son interprétation de la pensée saussurienne.

On peut d'ailleurs vérifier autrement le fait d'une telle déviation dans le texte intitulé Sur la Phénoménologie du Langage (Communication de 1951) [17] ; Merleau-Ponty y affirme sans sourciller que Saussure "distinguait une linguistique synchronique de la [358] parole et une linguistique diachronique de la langue..." [18] Il est pourtant évident chez Saussure que synchronie et diachronie sont deux aspects de la linguistique de la langue et que pour lui, ils ne concernent que très indirectement une linguistique éventuelle de la parole. Il traduit même la chose dans le schéma suivant : [19]

3. Le sens de cette interprétation

Il serait trop facile de parler ici de mésinterprétation pure et simple. Mieux vaut s'efforcer de comprendre la chose dans la perspective d'une réinterprétation de l'œuvre saussurienne qui, bien sûr, n'a pas fait sa part aux exigences d'une saine méthode historique, mais qui pourrait traduire le fait que pour Merleau-Ponty les thèses centrales de l'œuvre rejaillissent sur l'ensemble de sa formulation et la situent bien au delà du point où elle s'est elle-même située. Si, comme Saussure le reconnaît lui-même au cours de son œuvre, "psychologiquement, abstraction faite de son expression par les mots, notre pensée n'est qu'une masse amorphe et indistincte" [20] et que les mots ne représentent pas "des concepts donnés d'avance" [21], les bases psychologiques de l'œuvre sont à repenser. Que devient le concept sur lequel on s'appuyait au point de départ ?

La difficulté d'ailleurs, loin d'être ignorée de Saussure, est précisément ce qui l'a retenu avant tout. Il s'agissait en effet pour lui, de déterminer des unités linguistiques qui soient en même temps, puisque le concept n'est pas "donné d'avance", des unités [359] sonores et conceptuelles. [22] Sa réponse qui devait le rendre célèbre est dans cette idée des différences sonores et conceptuelles aptes à constituer les unes par les autres un système positif de valeurs : "Un système linguistique est une série de différences de sons combinées avec une série de différences d'idées ; mais cette mise en regard d'un certain nombre de signes acoustiques avec autant de découpures faites dans la masse de la pensée engendre un système de valeurs ; et c'est ce système qui constitue le lien effectif entre les éléments phoniques et psychiques à l'intérieur de chaque signe. Bien que le signifié et le signifiant soient, chacun pris à part, purement différentiels et négatifs, leur combinaison est un fait positif ; c'est même la seule espèce de faits que comporte la langue, puisque le propre de l'institution linguistique est justement de maintenir le parallélisme entre ces deux ordres de différences." [23] L'idée était géniale mais elle invoquait des "découpures faites dans la masse de la pensée", découpures qui comme concepts, ne pouvaient se définir que "négativement par leurs rapports avec les autres termes du système. [24] Saussure expliquait bien qu'il s'agissait plutôt de "valeurs émanant du système". [25] Mais le système en question était celui composé de l'ensemble de ces valeurs : différences d'idées et différences de sons. Comme les idées, les sons ont pour caractéristique non pas, "comme on pourrait le croire, leur qualité propre et positive, mais simplement le fait qu'ils ne se confondent pas entre eux". [26] On peut donc reconnaître que le système (la langue) réalise une symbiose au sens le plus strict entre sons et concepts. Nous demeurons donc en face d'une réalité dont le caractère mystérieux était d'ailleurs admis par Saussure : "Il n'y a donc ni matérialisation des pensées, ni spiritualisation des sons, mais il s'agit de ce fait en quelque sorte mystérieux, que la "pensée-son" implique des divisions et que la langue élabore ses unités en se constituant entre deux masses amorphes." [27]

[360]

Le problème du statut de la langue se pose alors tout naturellement : tant que celle-ci pouvait être considérée comme un ensemble conceptuel ou un ensemble sonore, on pouvait lui attribuer selon le cas, une réalité logique ou physique. Mais puisqu'ici Saussure refuse l'une et l'autre option et que la langue n'en est pas moins réelle -au point d'"élaborer" ses unités en "se constituant" entre deux masses amorphes- il faut bien la situer quelque part.

Saussure ne répond pas très clairement à ce problème et, à vrai dire, Merleau-Ponty ne le pose pas comme tel. Car pour lui, la solution s'impose au départ et c'est précisément, nous semble-t-il, parce qu'il voit cette solution déjà présente chez Saussure qu'il interprète celui-ci de la manière que nous avons signalée. La langue pour Merleau-Ponty, c'est, bien sûr, un tout organisé qui a ses structures propres, sa force, son inertie propre, mais qui demeure en quelque sorte un dépôt de la parole ; c'est une parole déjà "parlée" qui pourra entraîner sans doute le sujet parlant mais dont les articulations ne prennent consistance, ne redeviennent vivantes et opérantes que si un sujet parlant les "apprend", les utilise et leur fait une place dans son univers d'expérience. Le mystère que Saussure dévoile dans la langue et selon lequel une structure surgit de masses amorphes, pour Merleau-Ponty, c'est essentiellement dans la parole qu'il se produit. [28] Ce mystère est celui-là même qu'il reconnaissait dans l'acte d'expression : "sens implicite" qui se fait "sens manifeste". Cette façon de voir avait l'immense avantage de nous débarrasser de ces "deux masses amorphes" (la pensée et les sons) pour tout ramener sous forme de sens et de geste dans le monde indifférencié de l'expérience vécue qu'il s'agira précisément de différencier par la parole.

Bref, la tentation était grande de faire converger les considérations psychologiques, si chères à Merleau-Ponty, selon lesquelles un "sens" cherche à s'exprimer dans un monde perçu encore muet et la conception saussurienne selon laquelle le langage apparaît [361] par différenciation de masses amorphes : dans les deux cas on rencontre un processus de différenciation, ce qui autorisait Merleau-Ponty' à parler, dans son cours de 53, d'une "chaîne perceptive" en face de la "chaîne verbale". [29] Alors que Saussure étudiait cette différenciation sous son "aspect conceptuel" [30] et sous son "aspect matériel" (sonore) [31], Merleau-Ponty déplace l'aspect conceptuel vers l'aspect perceptif ou si l'on préfère, la signification vers le sens. Ce glissement se fait d'ailleurs sans heurt : au début du cours de 53-54 il enchaîne ainsi : "Il (Saussure) mettait en cause la distinction massive du signe et de la signification qui paraît s'imposer à ne considérer que la langue instituée, mais qui se brouille dans la parole. Ici le son et le sens ne sont pas simplement associés." [32] Ce qui intéresse Merleau-Ponty, ce n'est pas tant la combinaison du signifié et du signifiant qui rend l'un et l'autre pensable que l'acte d'expression dans lequel un sens qui se fait son devient proprement signifiant.

Nous tenons apparemment la clef de l'interprétation de Saussure par Merleau-Ponty. Signe et signification se différencient l'un par l'autre comme le montre Saussure et cela est d'autant plus vrai que chez Merleau-Ponty, la signification est considérée au moment même où elle surgit en même temps que le signe, au moment où un son se révèle en révélant. un sens. [33] Or ce surgissement se réalise en chaque sujet parlant ; c'est pourquoi Merleau-Ponty ramène tout à "la parole qui opère d'un seul geste la différenciation dans les deux ordres" [34] (l'ordre des signes et l'ordre des significations), et s'intéresse beaucoup plus à la "gesticulation linguistique" qu'à la langue comme telle. Ceci a eu pour corollaire de déplacer l'opposition synchronie-diachronie, car la diachronie étudiant l'histoire de la langue, [362] reste forcément tout entière au niveau de cette langue et demeure étrangère au passage du perceptif au parlé. Tandis que la synchronie qui s'arrête à la structure de la langue à un moment donné du temps reflue en quelque sorte jusqu'au niveau perceptif : il y a déjà dans toute perception une structure qui se déploie le long d'une "chaîne perceptive", et ouvre à cette perception une dimension synchronique avant même qu'elle soit dite. C'est ainsi que la synchronie peut intéresser tout le trajet qui va du perçu au parlé le long duquel s'effectue la parole. C'est pour cela que Merleau-Ponty parle tout naturellement d'une "linguistique diachronique de la langue" et d'une "linguistique synchronique de la parole".

Tout se passe comme si ce qui intéresse Merleau-Ponty dans le fait linguistique n'est pas la réalité sociale bien définie qui intéresse Saussure [35] (V.g. : le grec du siècle de Périclès, le français au XXe siècle, etc...) mais bien plutôt une structure dans laquelle s'introduit progressivement chaque sujet parlant (v.g. : le français d'un enfant, d'un étudiant, d'un savant, etc... . Le français d'un enfant et celui d'un adulte obéissent également à des lois synchroniques même si le mécanisme des oppositions et des différences peut se réaliser fort différemment en l'un et en l'autre. Il semble que pour Saussure la langue soit à apprendre progressivement en ce sens qu'il faut y accéder petit à petit comme à une réalité objective, alors que pour Merleau-Ponty, elle est à assimiler progressivement en ce sens que déjà présente, elle s'élargit peu à peu avec le champ d'expérience du sujet parlant. [36] La langue de [363] l'enfant serait ainsi une totalité apte à s'intégrer continuellement à la nouvelle totalité qu'elle devient progressivement, par maturation. Merleau-Ponty précise d'ailleurs cette notion de totalité en commentant Saussure. Celui-ci remarque quelque part ; "c'est du tout solidaire qu'il faut partir pour obtenir par analyse, les éléments qu'il renferme." [37] Faisant apparemment allusion à ce passage, Merleau-Ponty remarque : "La langue s'apprend et en ce sens, on est bien obligé d'aller des parties au tout. Le tout qui est premier dans Saussure, ce ne peut être le tout explicite et articulé de la langue complète, tel que l'enregistrent les grammaires et les dictionnaires." [38] Après avoir encore éliminé de son interprétation l'idée de "totalité logique", Merleau-Ponty conclut : "L'unité dont il parle est unité de coexistence, comme celle des éléments d'une voûte qui s'épaulent l'un l'autre. Dans un ensemble de ce genre, les parties apprises de la langue valent d'emblée comme tout et les progrès se feront moins par addition et juxtaposition que par l'articulation interne d'une fonction déjà complète à sa manière." [39] Notre but ici encore n'est pas de donner raison ou tort à Merleau-Ponty dans son interprétation de Saussure mais de bien comprendre celle-ci et partant ses vues sur l'acte d'expression par la parole. En ce sens il semble qu'on puisse conclure que la lecture de Saussure par Merleau-Ponty subit l'attraction de considérations psychologiques et en particulier ici du rôle, en matière de langage, des processus d'acquisition et de perte de la parole.

*
*    *

Nous avons souligné au début le rôle de la linguistique saussurienne dans l'élaboration de la pensée de Merleau-Ponty ; soulignons, pour conclure, la contribution de cette dernière à l'élucidation du problème linguistique. Car si la lecture de Saussure par Merleau-Ponty nous paraît fort discutable sur le plan critique, son mérite est sur un autre plan dans la tentative de comprendre en même temps une approche linguistique et une [364] approche psychologique de la parole et du langage, tentative qui, comme on l'a vu, ne peut aller d'ailleurs sans la position du problème quasi-ontologique du statut même de la langue. Il nous semble que c'est là précisément la contribution qu'en ces matières, il faille attendre d'un philosophe.

Maurice Lagueux
Université de Montréal


[1] Le Problème de la Parole, Annuaire du Collège de France 1954-55 (cours de 1953-54), p. 75. (Nous désignerons cet annuaire par le sigle ACF, 54).

[2] Le Problème de la Parole, ACF, 54, p. 175.

[3] Ibid., p. 175.

[4] Éloge de la Philosophie, Gallimard, Paris, 1953, pp. 86-87. Le souligné est de Merleau-Ponty. [Livre disponible dans Les Classiques des sciences sociales. JMT.]

[5] Un Inédit de Maurice Merleau-Ponty, publié par M. Guéroult in Revue de Métaphysique et de Morale, no 4, Oct. 1962, p. 406.

[6] Le Langage indirect et les Voix du Silence, Les Temps Modernes, no 80, juin 1952, pp. 2113 à 2144 ; no 81, juillet 1952, pp. 70 à 94 ; reproduit in Signes, Gallimard, Paris, 1960, pp. 49 à 104 (Nous désignerons Signes par le sigle S).

[7] S, p. 74.

[8] S, p. 49.

[9] F. de Saussure, Cours de Linguistique générale, Payot, Paris, éd. 1964 ; p. 99 (Le souligné est de Saussure).

[10] F. de Saussure, op. cit, p. 99.

[11] Ibid., p. 159.

[12] Cf. les définitions de la p. 99, reprises au par. 2, pp. 158 et ss.

[13] ACF, 54, p. 75.

[14] F. de Saussure, Op. cit., p. 30.

[15] Ibid., ch. IV, Linguistique de la Langue et Linguistique de la Parole, pp. 36 à 39.

[16] ACF, 54, p. 175.

[17] Sur la Phénoménologie du Langage, Communication faite le 13 avril 1951 au premier Colloque International de Phénoménologie, dans Problèmes actuels de la Phénoménologie, pp. 89 à 109, Bruxelles, Desclée de Brouwer, 1952 ; reproduit in S, pp. 105 à 122.

[18] S, p. 107.

[19] F. de Saussure, op. cit., p. 139. Est il nécessaire de préciser que nous parlons de Saussure comme s'il avait lui-même publié l'oeuvre qui résulte, comme on sait, d'un travail de compilation de ses disciples ? L'important est que M-P parle de la même oeuvre quand il parle de Saussure.

[20] Ibid., p. 155.

[21] Ibid., p. 161.

[22] C'est le problème posé par les chapitres Il et III de la deuxième partie : pp. 144 à 149 et pp. 150 à 154.

[23] Ibid., pp. 166-167.

[24] Ibid., p. 162.

[25] Ibid., p. 162 (Le souligné est de Saussure).

[26] Ibid., p. 164.

[27] Ibid., p. 156.

[28] Saussure reconnaissait lui-même que "c'est dans la parole que se trouve le germe de tous les changements", mais tant que ceux-ci demeurent individuels (fait de parole) ; ils doivent d'abord être accueillis par la collectivité pour devenir faits de langue et par là intéressants pour le linguiste. Cf. ibid., p. 138.

[29] Annuaire du Collège de France, 1953-54 (cours de 53) p. 147.

[30] F. de Saussure, op. cit., Deuxième partie, ch. IV, par. 2.

[31] Ibid., par. 3.

[32] ACF, 54, p. 175.

[33] Ceci, au passage, explique que Merleau-Ponty insiste tant sur ce fait que "la parole (...) est prégnante d'une signification qui est lisible dans la texture même du geste linguistique" (S, p. 111) alors que Saussure penché avant tout sur une langue instituée insistait au contraire sur "l'arbitraire du signe" (F. de Saussure, op. cit., première partie, ch I, par. 2).

[34] ACF, 54, p. 175.

[35] F. de Saussure, op. cit., pp. 25 et 31.

[36] Merleau-Ponty s'était intéressé à cette question lors de son passage à la Sorbonne, surtout dans son cours sur L'Acquisition du Langage chez l'Enfant (Bulletin de Psychologie de la Sorbonne, nov. 64, p. 226 à 259). Il y revient à l'occasion du cours de 53-54 pour rapprocher ce processus de celui révélé par Saussure. Dans la parole conçue comme "gesticulation linguistique" on peut suivre en effet une langue qui s'organise, se différencie, se "synchronise", oserons-nous dire, et qui est sujette à se dédifférencier dans l'aphasie. Aussi Merleau-Ponty remarque-t-il : "Les conceptions de la pathologie nerveuse comme dédifférenciation et la conception saussurienne du signe diacritique se rejoignent et rejoignent les idées de Humboldt sur le langage comme "perspective sur le monde" (ACF, 54, p. 177). C'est donc un Saussure adapté à une psychologie plus neuve qui a permis à Merleau-Ponty de fixer ses conceptions sur l'acte d'expression par la parole.

[37] Ibid., F. de Saussure, op. cit., p. 157.

[38] S, pp. 49-50.

[39] S, p. 50.



Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le dimanche 3 juin 2012 16:07
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur de sociologie retraité du Cégep de Chicoutimi.
 



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