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Guy Laforest
“La tourmente planétaire”.
Un texte publié dans le livre sous la direction de Mikhaël ELBAZ, Andrée Fortin et Guy Laforest, LES FRONTIÈRES DE L'IDENTITÉ. Modernité et postmodernité au Québec, pp. 129-134. Québec: Les Presses de l’Université Laval; Paris: L'Harmattan, 1996, 384 pp.
Les dernières années du vingtième siècle sont, dans notre monde, celles de la perte des repères et de l'éclatement du sens. La chute du Mur de Berlin et l'enterrement du communisme à l'Est n'ont pas seulement mis fin à la guerre froide. Ils ont aussi détruit le socle de la stabilité bipolaire qui, pour être menaçante, n'en garantissait pas moins un certain ordre. Avec toutes ses limites, le marxisme-léninisme restait une vulgate de l'esprit des Lumières, avec son culte téléologique du progrès indéfini. L'épuisement de cet univers, tout d'un coup, a fait fleurir des doutes qui existaient déjà, en Occident et ailleurs. Désormais, les êtres humains savent davantage que rien ne leur est garanti : pas plus le progrès que la liberté, la justice ou même la survie de leur planète. Notre époque est bel et bien celle de toutes les incertitudes.
Les textes qui se trouvent dans cette section sont autant de réflexions sur la place du Québec dans cette tourmente planétaire. Les auteurs ont été invités à considérer, sur le fond de cette mutation, des tendances lourdes comme le grand mouvement vers le resserrement de l'intégration économique et politique, la résurgence des nationalismes, la montée en force des primordialismes culturels et des fondamentalismes religieux. Les interrogations sérieuses ne leur faisaient pas défaut : où se situent le Québec, et le Canada, face à ce paradoxe de la modernité tardive que représente, d'un côté, la tendance à l'intégration économique et à l'homogénéisation culturelle et, de l'autre côté, la tendance contraire vers la fragmentation politique et l'exacerbation des quêtes de reconnaissance ? La mondialisation des marchés, des ressources, des communications, de la science et de la technologie annonce-t-elle nécessairement un progrès de la démocratie ? La résurgence des nationalismes est-elle opposée à la [130] démocratie ? Les tendances à la globalisation sont-elles en train de parachever le désenchantement de notre monde ?
D'ores et déjà, on peut trouver des éléments de réponse à ces questions dans les contributions de Charles Taylor et d'Alain Touraine. Ces deux penseurs font de la politique de reconnaissance l'axe majeur de la vie démocratique dans le monde contemporain. Nous n'avons pas cherché à ignorer que, pour le Québec, la problématique de l'identité et de la reconnaissance se pose dans un rapport complexe avec le Canada dans son ensemble. Parler de l'identité et de la modernité au Québec, au lieu de concentrer le tir, par exemple, sur l'identité québécoise moderne, c'est déjà un parti pris et un engagement méthodologique. Le Québec et le Canada sont pris ensemble dans la tourmente planétaire. Ils représentent un formidable laboratoire d'identités politiques enchevêtrées les unes dans les autres, de nationalismes civiques en compétition pour l'allégeance des mêmes citoyens, de particularismes culturels assoiffés de symboles et de moyens pour assurer leur propre promotion. Nous reconnaissons donc notre appartenance à une communauté de chercheurs, tant francophones qu'anglophones, œuvrant à cerner les dilemmes de l'identité et de la modernité dans un pays qui fait de la tourmente, de l'angoisse existentielle, son menu quotidien à l'ombre du géant américain.
Laboratoires exemplaires à l'heure de la tourmente planétaire, le Québec et le Canada s'imposent encore davantage sur ce plan quand on tient compte des revendications des peuples autochtones. Ces derniers font de la lutte pour leur réintégration symbolique dans le système politique canado-québécois, pour leur accession pleine et entière à l'autonomie gouvernementale, un tremplin essentiel de la résurgence identitaire autochtone qui secoue les Amériques et le monde depuis une quinzaine d'années.
Toutes les capitales fédérales du monde ont les yeux tournés vers un Canada qui cherche à faire cohabiter en son sein une multiplicité d'aspirations identitaires. En Catalogne, en Flandre et ailleurs, on suit attentivement le cheminement d'une société québécoise qui aspire à maintenir une identité distincte en Amérique. Au Chiapas mexicain, au Guatemala et sur le plateau andin, on se demande si les Autochtones, au Canada et au Québec, parviendront à réconcilier leur désir de réappropriation et leur volonté d'intégration.
La tourmente planétaire, dans une recherche sur l'identité et la modernité au Québec, exige donc un prisme multifocal. Nos auteurs n'ont pas manqué de livrer la marchandise.
Jane Jenson ouvre le dossier en insistant sur l'imbrication des démarches identitaires canadienne et québécoise, toutes deux reflétant les défis de la politique démocratique à l'époque de la globalisation. Elle compare l'État-nation moderne à un jardin-territoire fermé et bien circonscrit par des revendications qui portent tant sur la nature des actions et des modes d'être légitimes que sur l'élargissement du cercle de la délibération et de la décision. À notre époque hyperdémocratique, les jardiniers se font très nombreux et mille fleurs [131] identitaires luxuriantes poussent pour nous offrir un bouquet d'une remarquable diversité.
Après avoir tracé un bilan de l'évolution des politiques de la citoyenneté démocratique dans les États modernes depuis 1850, Jane Jenson retrace l'émergence de la citoyenneté différenciée au Canada. Sa lecture de trois textes classiques écrits par Pierre Trudeau, George Grant et Charles Taylor lui permet d'établir que jusqu'à la fin des années soixante, on prêtait très peu attention aux revendications des groupes particuliers. La discussion de Trudeau, Grant et Taylor nous semble éclairante à un autre égard. Elle aide à comprendre le rôle fondamental joué par la pensée canadienne et québécoise dans la genèse du débat entre libéraux et communautaristes en philosophie politique.
Jenson conclut son texte par une analyse du développement de la citoyenneté différenciée suite au travail de sape des néo-nationalistes québécois, des peuples autochtones et des nouveaux mouvements sociaux. Quel peut être le sens d'une telle réalité pour les rapports entre démocratie et nationalisme ? On trouvera l'esquisse d'une réponse à cette question dans le texte de Philip Resnick.
Le politologue de Vancouver conseille la plus grande prudence à ceux qui veulent élucider les rapports entre ces deux grands courants de la politique contemporaine que sont la démocratie et le nationalisme. Aux origines emmêlées dans les révolutions de la fin du XVIIIe siècle, ces deux courants peuvent se prêter à des définitions larges ou étroites. S'il reconnaît les mérites incontournables de l'individualisme libéral, Resnick ne peut s'empêcher de noter qu'il a produit une sorte de vide moral dans nos sociétés. Pour durer, la démocratie libérale exige, selon lui, un sens de la communauté. C'est précisément ce qu'offre le nationalisme. Ce dernier peut toutefois prendre des formes civiques, politiques ou revêtir des habits ethniques. Resnick rappelle que le nationalisme ethnique tend à dresser des obstacles empêchant l'émergence d'une culture démocratique étendue. À propos du Canada, il juge que le système politique n'est pas encore parvenu à réconcilier une culture démocratique devenue plus participative avec la reconnaissance du pluralisme national. Au Québec, comme au Canada de langue anglaise, la société aurait beaucoup progressé dans l'harmonisation entre communauté démocratique et communauté nationale. Il reste à l'un et à l'autre de trouver un compromis sur la nature de l'espace politique.
Resnick émet deux hypothèses : quand la démocratie se pare de formes collectives, elle se rapproche de l'esprit du nationalisme moderne ; quand le nationalisme permet davantage de pluralisme institutionnel et culturel, il se rapproche de l'esprit de la démocratie moderne. Sa réflexion montre que ces deux courants vivent leur proximité avec un certain nombre de tensions constitutives. La prégnance de telles tensions au Québec, tel est le fil conducteur du texte de J.-Yvon Thériault sur le démocratisme et le trouble identitaire.
L'auteur estime urgente la dissipation d'un certain nombre de malentendus. On a erré, selon lui, dans la pensée québécoise en estimant incompatibles [132] la démocratie et le nationalisme. Ce travers, Thériault le trouve à la fois chez un promoteur de la démocratie libérale comme P.E. Trudeau et chez un défenseur de la nationalité canadienne-française comme Lionel Groulx. Il pense que l'autre position extrême est tout aussi erronée. Il récuse donc et la thèse de l'incompatibilité et celle qui voit dans le nationalisme, canadien-français puis québécois, un simple approfondissement logique de la démocratie.
Pour creuser les rapports entre démocratie et identité nationale, Thériault fait un détour du côté de la genèse du projet démocratique moderne. Il y trouve un univers contractuel fondé sur la volonté pure des sujets, ramenant le lien social à la simple agrégation des individus. La nation, dans un tel univers, ne peut être que contractualiste. Mais ceux qui, comme Lionel Groulx, n'ont eu d'yeux que pour le danger de l'idée démocratique pour toute identité nationale ont succombé à une confusion entre cette idée et la réalisation effective de la démocratie dans une forme de société. Paradoxalement, la démocratie fondée sur le projet d'une harmonie entre des individus rationnels et sans attaches active la production d'intersubjectivités et de communautés particulières traversées par toutes sortes de conflits. La matrice de la démocratie disqualifie les enracinements que ses multiples incarnations politiques ne cessent de reproduire. La démocratie tend vers l'éradication du particulier en même temps qu'elle en active la prolifération. Selon Thériault, il s'agit d'une tension constitutive et indépassable. Au Québec, ceux qui, dans la foulée de Lionel Groulx, ont vu dans les prémisses démocratiques des menaces pour le sentiment national avaient à la fois raison, et tort. La démocratie domestique et atténue les prétentions du nationalisme, sans en éliminer les racines dans la vie sociale. Thériault, en conclusion, ne croit pas que la pulsion démocratique soit le principal moteur dans la quête de souveraineté nationale. Il anticipe les arguments développés par Charles Taylor en conclusion de ce livre lorsqu'il rappelle que la souveraineté serait difficilement justifiable si le Québec n'était pas le « lieu de déploiement d'un héritage particulier ».
La tourmente planétaire, de ce point de vue, en fin de XXe siècle, c'est une forme d'exacerbation de la tension constitutive entre la démocratie et le nationalisme, entre l'universel et le particulier. Dans sa conférence introductive, Alain Touraine avait souligné que la société québécoise, qui vit ces tensions de façon singulièrement intense, représentait un véritable laboratoire pour notre monde. La contribution de Louise Fontaine et de Danielle Juteau ainsi que celles signées par Denise Helly et Nicolas van Schendel, d'une part, et Dorvald Brunelle, de l'autre, représentent trois formes de parcours de ce laboratoire.
Fontaine et Juteau commencent par distinguer les diverses conceptions de la citoyenneté et de l'appartenance nationale dans le monde moderne. Elles opposent le modèle ethnique à celui d'une intégration ouverte et franche où l'entrée dans la communauté politique passe néanmoins par l'incorporation à la culture dominante. Elles rappellent que dans le réel, la plupart des sociétés adoptent un modèle hybride. Un troisième modèle, carrément pluraliste, serait, [133] selon elles, en train d'émerger. Il serait caractérisé par une dissociation entre l'entrée dans la communauté politique et le désir de se fondre dans la culture dominante. Cette exploration théorique leur permet de se pencher sur les diverses formes historiquement revêtues par l'identité nationale au Québec. Fontaine et Juteau pensent qu'une telle étude doit se faire concurremment avec une analyse de l'évolution des politiques de « nation-building » et de citoyenneté au Canada. Cet ancrage leur permet de mieux cerner les ambiguïtés présentes dans les efforts successifs de définition d'un modèle identitaire pluraliste par les gouvernements du Québec. La campagne référendaire de l'automne 1995 aura démontré que ces ambiguïtés sont loin d'être encore toutes dissipées.
De telles ambiguïtés et tensions prennent un caractère tout aussi concret, et plus personnalisé, dans le texte de Helly et van Schendel. Les auteurs ont mené des entrevues auprès des différents responsables (députés, ministres, fonctionnaires, chercheurs) du dossier de l'immigration au Québec. Dans leur analyse, ils identifient les postulats communs aux différents intervenants, avant de les répartir en quatre grands courants : un courant nationaliste (subdivisé en des camps méritocrate, anti-anglais et pluraliste), une tradition ethniciste, une vision néo-libérale et enfin un courant trouvant son credo dans l'État de droit pluraliste. Une lecture de cette contribution en parallèle avec celle du texte de Fontaine et Juteau permet de deviner l'influence des permutations de personnel dans l'élaboration des politiques publiques en matière d'immigration.
Quant à Dorval Brunelle, il cherche du côté de l'essai contemporain les formes de la difficile quête de soi dans un Québec postmoderne. Après avoir problématisé les motivations sous-jacentes à l'établissement d'une équivalence entre identité québécoise et identité canadienne, il constate une rupture ces dernières années par rapport à l'approche sociopolitique revendicatrice, qui avait prévalu depuis la Révolution tranquille. Autant des défenseurs du nationalisme québécois, comme Christian Dufour et Louis Sabourin, que des détracteurs, comme William Johnson et Mordecai Richler, auraient amorcé récemment un virage vers une approche ontologique, imprimant ainsi une direction essentialiste à la réflexion sur l'identité québécoise. Brunelle s'astreint à préciser les dangers et les limites d'une telle exploration des profondeurs dans les essais que l'on doit à ces différents auteurs.
Roberto Miguelez vient parachever cette section en reprenant certaines catégories de la philosophie de Hegel. Sans vouloir faire de travail concret sur le laboratoire québécois, il reconnaît néanmoins que c'est celui-ci qui a inspiré sa réflexion.
Miguelez voit, dans la tourmente planétaire, les sociétés contemporaines osciller entre les délices du narcissisme et le projet de la reconquête héroïque des particularismes. Il trouve, chez Hegel, une anticipation de nos dilemmes dans une articulation lucide des rapports entre l'individuel, le particulier et l'universel. Pour Hegel, on le sait, l'individu autonome moderne œuvre dans une société civile caractérisée par le système des besoins, tandis que l'État est [134] l'instance productrice d'universalité. D'un côté, l'individu s'arrache du particulier et, de l'autre, l'État englobe, en s'y reconnaissant, les individualités et les particularités. Il y a toutefois deux dérives possibles de l'individualisme, auxquelles correspondent deux dérives de l'État. Dans la première dérive, laquelle substitue le marché à la socialité, un modèle d'individualité est placé sur un piédestal. L'État qui correspond à cela ne produit qu'une seule forme d'universalité, celle qui chapeaute l'esprit du marché. Dans la deuxième dérive, toute animée de volontarisme, l'individu se donne comme programme la reconduction du particularisme. Par exemple, il s'enferme dans la référence ethnique. L'État correspondant travaille à amener la détermination particulariste du groupe à l'universel.
Nous renvoyons les lecteurs, qui vont se demander ce que tout cela peut bien vouloir dire à propos du Québec, à un article récent de Daniel Jacques dans la revue Possibles. Intitulé « La mort annoncée d'un projet insignifiant ? », le texte en question replace ces deux dérives de l'individualisme et de l'État dans l'histoire récente du mouvement souverainiste québécois. Il croit que c'est la première dérive qui est devenue hégémonique dans la rhétorique souverainiste :
Et si les apparences trompent encore quelques naïfs, parmi ceux qui se rattachent à cette politique par la présence en eux d'une histoire partagée, ceux-là sont floués, car, pour ce qui est de l'essentiel, les gestes de ce gouvernement répondent désormais à une tout autre finalité. En vérité ce nationalisme de raison ne trompe plus : sa sécheresse, sa pauvreté sur le plan symbolique, son insignifiance même sont manifestes. Si la priorité est désormais accordée au bien-être individuel, si ce projet apparemment collectif est au service de l'économie et que la souveraineté n'est qu'un levier économique, alors appelons les choses par leur nom, il s'agit là au mieux d'une forme hypertrophiée de régionalisme [1].
Au Québec comme ailleurs, dans la tourmente planétaire, on constate la présence simultanée des deux dérives de l'individualisme et de l'État, sans que rien ne vienne garantir l'émergence d'une nouvelle synthèse où les formes diverses de l'individuel et du particulier trouveraient un nouvel équilibre dans les institutions de l'État. Affaibli dans une conjoncture marquée par la globalisation économique et la prolifération des identités et des flux transnationaux, l'État fait de moins en moins sens. S'il se trouve encore bien des gens, ici comme ailleurs, qui essaient d'être patriotes au sens hégélien et, donc, qui considèrent la vie en commun comme but et comme fondement essentiel, notre époque semble néanmoins être celle des indéterminations postmodernes de l'identité.
Fin du texte
Notice biographique
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- Guy LAFOREST
Guy Laforest est professeur agrégé au Département de science politique de l'Université Laval et codirecteur de la Revue canadienne de science politique. Il détient un doctorat de l'Université McGill. Ses recherches portent sur la philosophie politique et l'histoire des idées. Publications récentes : De l'urgence, Montréal : Boréal, 1995 ; De la prudence, Montréal, Boréal : 1993 ; Trudeau et la fin d'un rêve canadien, Sillery : Septentrion, 1992.
[1] Jacques, Daniel (1995), « La mort annoncée d'un projet insignifiant ? », Possibles, XIX, 1-2 : 222.
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