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Préface
Serge MOSCOVICI
Tout le monde connaît le destin que Paul Valéry prévoyait, en 1919, aux civilisations : "Nous autres civilisations nous savons maintenant que nous sommes mortelles. Nous avons entendu parler de mondes disparus tout entiers, d'empires coulés à pic avec tous leurs hommes et tous leurs engins." Cette phrase était de toute évidence un avertissement mais aussi une mise en question d'une conviction millénaire, remontant à Platon, celle que les idées et à un moindre degré les mythes sont éternels. On suppose ainsi que dans l'histoire de toutes les civilisations ou sociétés destinées à la mort, il y aurait une mémoire donnée, non pas acquise, et servant de principe de vie.
Ces remarques, sommaires et superficielles, permettent cependant de préciser le sentiment et le motif de l'attirance vers le mythe, malgré tout ce qui nous en éloigne et nous incite à l'éviter. Est-ce la raison pour laquelle il semble parfois si étrange d'accepter l'idée d'un mythe actuel, de le penser authentique sans toutes ces morts, toutes ces sociétés absentes dont témoigne sa présence ? L'exotisme est une qualité dont on est ravi. On aime à penser que ceux qui ont conçu le mythe nous font signe et nous préparent à comprendre leur existence, leur culture et à en tirer tous les fruits. Bergson leur a réservé une fonction fabulatrice et Platon évoque des histoires contées par des enfants ou des vieilles femmes.
Il est possible de dire, d'une façon un peu différente, que le mythe est une autre façon d'accéder à la culture, à une culture autre, en rêve. Un rêve éveillé, certes, dans lequel on trouve des personnages, des événements qui auraient pu avoir lieu et une intention qui transforme habilement les événements, les faits et les représentations. On y trouve aussi une trame de détails véritables, une composition qui les métamorphose discrètement en métaphores de la langue du conteur. C'est donc qu'il y a des règles. C'est exactement le contraire de ce que, dans mon esprit, ils auraient dû être, à savoir : des illusions, des fabulations de culture qui ne peuvent être connues que du dehors.
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Toutes ces raisons, ou plutôt ces impressions, un peu vagues certes, m'ont empêché de souscrire avec enthousiasme à cette idée d'une recherche sur les mythes actuels ou actualisés lorsque Eugênia Paredes et Denise Jodelet m'en ont parlé pour la première fois. Ou plutôt je n'ai pas d'emblée saisi quelle pouvait être la contribution d'une telle recherche à la théorie des représentations sociales. Toujours est-il que je m'y suis intéressé dès le début, parce qu'il me semble que la psychologie sociale et la théorie en général, gagnent toujours lorsque l'on se consacre à l'étude des phénomènes concrets, à l'observation holiste des groupes ou pour employer la notion de Mauss, à des "phénomènes sociaux totaux".
Une telle démarche est exactement le contraire de ce qui se pratique le plus souvent en découpant la réalité sociale, en isolant des catégories qui n'ont d'autre existence que le nom qu'on leur donne. On accède alors à des réalités fragmentées et fragmentaires, coupées du monde qui se crée autour d'elles et bien éloignées de l'arrière-plan de notre existence sociale. À procéder de la sorte, une grande partie de la psychologie sociale se contente de créer des entités, des êtres abstraits qui ne peuvent être identifiés dans la réalité d'aucune manière, ni par la théorie, ni par l'observation, ni par l'expérience vécue. Et dans les tourbillons de détails, dans les ambiguïtés d'un lieu abstrait de la réalité véritable, on a l'impression de perpétuer la triste image qu'a donnée le positivisme. Il est possible de rompre avec cette image, saisir dans le vif la matière d'un monde vécu. C'est ce que fait ce livre et tel est certainement l'un de ses intérêts. Mais il en a un autre sur lequel je vais m'arrêter plus longuement.
C'est un fait que mythos et logos sont les deux thêmata souverains de notre culture. Et ce qui enchante le lecteur de ce livre, c'est la façon dont chaque auteur avance, tantôt attiré par l'un, tantôt attiré par l'autre, l'importance qu'il attache à l'aspect métaphorique du premier ou à l'aspect réflexif du second. Nous nous intéressons d'autant plus à ces "ruses", ces "métis", pour reprendre un terme que Vernant (1965) utilise pour parler, entre autres, du combat de la raison et du mythe, à la fois opposés et semblables, que nous ne pouvons pas être trop précis sur la frontière entre le mythos et le logos. On éprouve alors le sentiment de celui qui passe clandestinement une frontière. Il sait qu'il l'a [9] passée mais sans l'avoir vue, sans savoir même où elle est. C'est le passeur qui lui dit qu'il l'a passée. Peu à peu on s'aperçoit que la frontière entre mythos et logos est une affaire d'imprégnation culturelle. Bref qu'il s'agit d'être capable d'accepter de bonne foi des habitudes et des coutumes, même si l'on a le sentiment de n'avoir pas tout compris. Quelque chose comme l'expérience de Lévi-Strauss dans Tristes tropiques !
Je me suis donc rendu compte que l'on ne peut aborder l'étude des mythes en toute innocence, spontanément, non seulement parce qu'il y faut un sixième sens, mais surtout parce que leur champ est vaste, la littérature les concernant immense. Il y a longtemps que les philologues et les anthropologues, plus récemment les psychanalystes, ont tiré de l'étude des diverses familles de mythes, la partie la plus magnifique de leur œuvre. Ils ont lutté d'invention avec ce qu'il y a de plus singulier et de plus durable dans la pensée humaine et qui n'a jamais cédé sa place à, ni reculé devant, la religion, la philosophie ou la science. Et je crois vraisemblable que l'usage du mythe "serves to stabilize a set of ideas and images that might otherwise be blown apart by their own contradictions achieving such stability by designating the 'Muse' otherwise paradoxical act of speech as something one can accept as absolutely true in spite of its ambiguous and internal contradictions" (Lincoln, 1999, p. 21).
Qu'il s'agisse d'investiguer des mémoires révolues, des sédiments ou des coutumes ou bien des normes indispensables aux objectifs d'un groupe, d'une société, dans ce livre on tient les mythes pour acquis, plutôt que d'en faire un objet de doute ou de polémique. Les philosophes grecs n'avaient pas une grande estime pour les "fabricateurs de mythes." Mais ils ne dénonçaient pas les mythes dont la durée et la solidité étaient supérieures à celles de la philosophie. À quoi était due la permanence ou l'unité des mythes ? Vraisemblablement à l'autorité de leurs assertions, du discours qui se représente comme "something to be beleived and obeyed" (Lincoln, 1999, p. 17).
Sans doute les mythes dont il est question dans ce livre sont dispersés dans le temps ou l'espace ; ils laissent de nombreuses lacunes à combler. Mais il est vrai également que les propriétés que [10] je viens de mentionner y existent bien, elles aussi. Ensemble, elles nous permettent d'accéder aux thêmata de la société, au dialogue parlant et parlé de tout un chacun. Homère disait avoir reçu des Muses une nouvelle voix pour raconter les mythes. Une voix semblable, je l'imagine, à celle des conteurs errants ou à celle des paysans qui, l'hiver, fabriquaient la légende de Napoléon, selon le récit de Balzac. Une fois cette voix entendue, on ne peut pas oublier ces occasions privilégiées de "communication phatique" célébrant l'union de la pensée et du plaisir de penser ensemble. Sans ce plaisir, le mythe nous apparaît vite pour ce qu'il est : un tissu décousu de récits éparpillés, incohérents, et dont la vérité ne se distingue pas de l'erreur. C'est donc par une dialectique du plaisir et du déplaisir et non par le seul travail cognitif que les contrastes entre les représentations s'estompent dans l'unité du mythe. Tout cela est connu depuis bien longtemps, même si on n'en parle pas autant qu'il le faudrait. Mais la tâche du préfacier n'est pas d'avancer de nouvelles idées. 11 lui suffit de commenter celles des auteurs, même s'il s'embrouille un peu dans ses raisonnements.
L'une des questions qui m'a passionné dans ce livre est celle de l'actualité du mythe, au sens de "mythe actuel". Elle correspond à un phénomène en vogue, le kitch des sciences de l'homme en quelque sorte ; elle n'en reste pas moins une idée très attachante. Mais n'y a-t-il vraiment que cela qui soit en cause ? Et peut-on faire la théorie de ce qui pour beaucoup est juste une façon de parler ? Cela suffit-il pour devenir un concept à tout faire même dans une collectivité aussi satisfaite de sa logique que l'est la nôtre ? Alors plutôt que d'esquisser un débat autour d'un nom, partons d'un constat d'évidence. Certes les mythes ne sont pas historiques, mais ils ne sont pas immémoriaux, primitifs, originaires non plus. Ils ont une histoire très significative pour une théorie des représentations sociales. C'est l'histoire de la "fabrication" des mythes.
En général, les commencements des mythes nous échappent et c’est leur privilège. Avec toute ma génération, j'ai découvert cette merveilleuse origine chez les Indiens d'Amérique Latine, comme une forme de pensée dont le contenu est arbitraire et la fonction universelle. La magistrale analyse structurale de Lévi-Strauss, intimide toujours et l'on hésite à se poser des questions. Comme, [11] par exemple, celle de savoir si les mythes "fabriqués" en Amérique Latine obéissent aux mêmes exigences que ceux "fabriqués" en Grèce ou dans d'autres cultures ? Formulée ainsi la question préjuge de la réponse : bien sûr que non. Faute d'en savoir plus on peut supposer que les mythes d'origine métamorphosaient, à la Durkheim, la société en un dieu et ses membres réunis en une église célébrante.
La philosophie grecque a beaucoup débattu sur la nature du mythe. Elle cherchait à établir sa propre légitimité, son droit exclusif de dire la vérité, presque dans le même sens et de la même manière que la science moderne a débattu sur la nature de la philosophie. Et c'est le même sacrifice humain qui a consacré la fondation de l'une et de l'autre : la condamnation de Socrate à Athènes et celle de Galilée à Rome. Quoiqu'il en soit, et pour faire bref, on a l'impression que les philosophes voulaient tuer non leur père mais leur mère en condamnant les mythes comme des fabulations d'enfants et de grand-mères. En lisant les dialogues de Platon par exemple, les commentateurs et les historiens ont découvert non seulement la vocation politique des mythes mais aussi le fait "qu'ils "exemplifiaient la pensée de la masse et du commun incapable de se hausser au niveau de celle des élites de leurs très grands philosophes. En ce sens, la fabrication des mythes aurait correspondu, à bien des égards, à celle des opinions publiques, des sophismes rhétoriques et des fables, comme nous avons les nôtres qui circulent de bouche à oreille et que certains prennent plaisir à raconter sur la place publique. On a souvent le sentiment que le dédain exprimé à l'égard des sophistes ou des "faiseurs" de mythes qui circulent de bouche à oreille, visait aussi le plaisir que les uns et les autres prenaient à les raconter.
Je reconnais volontiers que ces remarques ponctuelles ne sont pas à la hauteur d'un thème qui a mobilisé les plus grands esprits depuis l'Antiquité. Pour le temps présent, si vous en avez le temps ou la patience, lisez le texte fondateur, écrit après la seconde guerre mondiale par Horkheimer et Adorno, La dialectique de la raison (1974). Comme vous le devinez, il traite de la dialectique du mythe et de la raison dans une perspective d'émancipation. Ce qui donne tout de suite à penser que l'intérêt porté aux mythes, à partir du XIXe siècle, n'est pas sans rapport avec le fait que l'âge moderne [12] est à la fois l'âge de l'émergence des nations créées par les États, celui de l'étude des mythes et enfin celui de leur création délibérée. Les mythes ont alors été justifiés par le caractère forcément ambigu des artifices et des alchimies qui changent les sciences en savoirs populaires et l'inverse. La nostalgie des temps passés et la froide lucidité en face du temps présent ont ajouté une certaine poésie à une science intéressée par la prose des sociétés et des cultures. Qui lit attentivement le célèbre Rameau d'Or de Frazer, découvre maints passages indiquant que le primitif des cultures modernes est le peuple. 11 pense mal. À peu près à la même époque le mot volk apparaît dans la langue allemande pour m'en tenir à un seul exemple. C'est le symbole et le noyau des mythes créés par les philosophes et les musiciens. Nietzsche et Wagner, par exemple, inspirés par l'idée d'unité de la nation allemande, pensaient l'enraciner dans un passé immémorial et dans la terre européenne, celle du sud d'abord, celle du nord ensuite. Tout le XIXe siècle et le début du XXe siècle se sont consacrés à la découverte des mythes d'origine, des langues d'origine, des patries d'origine, des peuples d'origine : ursprache, urvolk, urheimat, etc. et donc des anciens "ariens", "indo-européens" et de quelques autres dont il fut difficile d'attester l'existence. Tous ces mythes ont eu une influence considérable, non seulement sur les sciences de l'homme, mais aussi sur les représentations et les croyances du peuple allemand et peut-être sur son sentiment d'unité. Si je ne parle pas du "mythe arien" qu'Alfred Rosenberg, l'idéologue nazi, a qualifié de "mythe du XXe siècle", ni du "mythe d'État" que dénonce le philosophe Ernst Cassirer, c'est parce qu'ils n'ont aucun rapport avec ceux qu'aborde ce livre. Encore que l'on puisse se demander si la transmission ou la reformulation d'un mythe aujourd'hui n'exige pas une réinvention ou une invention, comme ce fut le cas pour les mythes nationaux. Un tel processus se fait sans doute de manière involontaire ou inconsciente car ni le langage, ni les représentations ne sont reproduites à l'identique d'une personne à l'autre ou d'une génération à l'autre.
Les plus beaux textes des sciences humaines ont été écrits par des auteurs qui ont étudié les mythes : Freud, Malinowski, Lévi-Strauss, Frazer, Evans Pritchard, et ainsi de suite. L'histoire, sans [13] doute contestable, que j'ai esquissée très rapidement, permet d'aborder cependant la question soulevée par ce livre : est-ce qu'il convient de revaloriser l'étude des mythes actuels ? Et donc leur faire une place dans les phénomènes psychosociaux, alors que dans une période récente on a le plus souvent manifesté de l'indifférence ou de l'aversion à leur égard ? On voit ainsi un auteur comme Norbert Elias faire le point sur cette question dans un chapitre intitulé "Le sociologue comme chasseur de mythes" de son livre Questions de sociologie. Lorsque l'on lui demanda plus tard s'il croyait toujours que les mythes ne sont pas indispensables à la vie sociale, il répondit : "cela ne marche pas avec les mythes. Je suis" profondément convaincu que les hommes cohabiteraient plus facilement sans mythes. Les mythes me semble-t-il, finissent, toujours par se venger. Ou encore : "Il faut regarder les choses en face parce que c'est une condition indispensable si l'on veut s'efforcer de donner un sens à la vie. Et seuls les hommes peuvent le faire les uns pour les autres. Vue de cette façon, l'illusion d'un sens pré-établi est nocive". En réponse à une autre question Elias conclue : "Je pense très sérieusement que nous vivons dans une véritable forêt de mythologies et qu'en ce moment une de nos missions essentielles est de nous en débarrasser. Ce grand nettoyage de printemps, voilà ce qui doit arriver" (Elias, 1991, p. 55).
Bien entendu Elias n'est pas le seul. Lincoln, l'anthropologue américain déjà cité, écrit : "Si le mythe est une idéologie sous forme narrative, son étude est un mythe avec des notes de bas de page" (1999, p. 209). Invoquer l'idéologie à propos du mythe suppose que nous soyons en posssession d'une connaissance vraie et objective de la réalité sociale, de la marche de l'histoire et que nous puissions dire à autrui : ceci est vrai, ceci est faux. En bref, que nous soyons en mesure de démystifier les illusions communes. Il résulte de ce point de vue que le chercheur n'aurait qu'un pas à franchir en toute légèreté pour penser que les sciences humaines devraient se consacrer à la critique des illusions plutôt que découvrir des phénomènes significatifs. La méthode du doute et de la table rase peut facilement s'interpréter de ce point de vue. Mais la volonté de critique ne peut remplacer dans une science l'impératif de découverte de ce qui pourrait être la vérité, démarche [14] nécessaire pour agrandir le domaine de ses théories et de ses phénomènes.
Pour rendre compte du retour de la notion de mythe que l'on constate un peu partout aujourd'hui, il est vraisemblable d'y voir une conséquence des bouleversements historiques de la fin du XXe siècle. C'est comme un ébranlement ou un réveil de vérités qui a changé le regard sur ce qui a un sens effectif dans la société telle qu'elle est afin de comprendre ce qu'elle peut être. Il est vrai que nous sommes dans l'attente. Et parce que le mythe est forcément la réponse à une attente, ou une relation d'attente entre celui qui raconte et celui qui écoute, il peut occuper l'espace conceptuel qu'a laissé l'idéologie incapable de livrer la clé des illusions. En bref, une société succombe non parce qu'elle est aux prises avec le faux problème de l'illusion mais parce qu'elle affronte le vrai problème de l'apathie, du manque de passion. Hegel l'avait souligné en disant qu'on ne fait rien sans passion. À bien des égards, le rôle du mythe est de réveiller, intensifier la passion de chaque individu et du groupe avec lequel il partage son destin. Ce livre ouvre ce débat.
Dernière leçon de ce livre. Dans un texte figurant dans un recueil, Foucault sépare nettement les représentations de la conscience : "Les sciences humaines en traitant de ce qui est représentation (sous une forme consciente ou inconsciente) se trouvent traiter comme leur objet ce qui est leur condition de possibilité. Elles ne cessent d'exercer à l'égard d'elles-mêmes une reprise critique. Elles vont de ce qui est donné à la représentation à ce qui rend possible la représentation. Si bien qu'elles cherchent moins, comme les autres (sciences), à se généraliser ou à se préciser, qu'à se démystifier sans arrêt : à passer d'une évidence immédiate et non contrôlée, à des formes moins transparentes, mais plus fondamentales" (2004, p. 287). C'est une perspective qui n'a pas prévalu dans la praxis de nos sciences, même pas dans l'œuvre de Freud ou de Marx qui sont à l'arrière-plan de la conception de Foucault, de son épistémè des sciences humaines.
Toutefois, ce qu'il affirme concernant le passage à des formes moins transparentes et plus fondamentales, est une évidence pour toutes les représentations, qu'elles soient scientifiques ou sociales. Pour la simple raison qu'il faut combler la distance entre [15] conscience (ou cognition, perception, etc.) et représentation et, partant, considérer que l'unité de nos représentations sociales n'est pas un effet empirique de l'unité des consciences individuelles ou d'une conscience collective, s'il en existe une. Si nous voulons justifier la relation entre mythes et représentations sociales et la rendre pour ainsi dire plausible, il faut supposer que les mythes qui sont premiers chronologiquement unifient les représentations sociales. Ils sont pour ainsi dire le "ciment" du monde représenté, de la confiance en la réalité de celui-ci. À son premier degré, et en quelque sorte chronologique, d'existence un mythe confère à toute représentation et à toute action qui s'ensuit sa "valeur collective" et son sens relatif dans une échelle de représentations. Il en résulte non seulement un ensemble relativement clos sur lui-même et cohérent, mais aussi une attente de cohérence et d'action. C'est pour ce motif que les représentations constituent des modèles et des exemples à suivre pour la conduite sociale et dont on ne peut s'écarter sans en sacrifier la cohérence. Mais cela, pour en revenir à la philosophie, Bergson l'a déjà constaté. Ne serait-ce que par son concept de société close qui est fondé sur une critique du traitement des mythes et des représentations collectives dans la sociologie de Durkheim. Il n'en reste pas moins que le plus important serait sans doute de sonder, à partir et au niveau des mythes, ce que l'on a toujours considéré comme le plus éphémère dans les représentations sociales : leur unité.
Ce livre, touche, à travers l'étude des mythes, à la question de l'unité des représentations, du passage à ces formes moins transparentes mais plus fondamentales évoquées par Foucault. Toutefois, si l'on voulait faire la preuve de cette fonction d'unité, de manière presque expérimentale, il faudrait aborder la question de la désagrégation des mythes, de leur dissolution, comme un effet fatal du processus de modernisation ou de diffusion dans un milieu urbain, comme le suggère l'évolution de la vie des Kamaiura, analysée dans ce livre. Processus au cours duquel non seulement la confiance dans la transmission des mythes serait perdue, mais aussi la mémoire collective se serait brisée et n'en garderait que des fragments vidés de leur énergie symbolique. Avec pour conséquence que mythe d'un groupe deviendrait alors un mythe de [16] pacotille, "marchandise" comme dirait Marx, sans aucun rapport avec les représentations sociales de ce même groupe.
C'est bien plus qu'une préface que j'ai fini par écrire, sans en avoir l'intention en commençant. Je demande pardon aux auteurs de ce livre. On s'aperçoit, à la transgression que j'ai commise, de l'intérêt que j'y ai pris, de la valeur des recherches qu'ils nous présentent. J'espère que ce livre aura une suite, qu'il trouvera les lecteurs qu'il mérite et que ce qu'il nous propose scientifiquement aura un avenir. Je n'aurais pas formulé cela de manière aussi inexorable, si je n'avais pas pensé que la théorie des représentations sociales n'avance, ne se sent avancer, que si elle enrichit le champ des phénomènes à explorer. En abordant celui des mythes, les auteurs de ce livre font preuve d'une grande "audace de savoir".
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