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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Une édition électronique réalisée à partir du texte de Lizette Jalbert, “L'État ancré ou les frontières de la démocratie”. Un texte publié dans l'ouvrage sous la direction de Gérard Boismenu, Pierre Hamel et Georges Labica, Les formes modernes de la démocratie. Chapitre 5, p. 83-112. Montréal: L'Harmattan et Les Presses de l'Université de Montréal, 1992, 300 pp. Collection: Politique et économie. Tendances actuelles. [Mme Saint-Pierre nous a autorisé, le 18 décembre 2003, à diffuser toute l'oeuvre de Mme. Jalbert. Un immense merci].

Lizette Jalbert 

L'État ancré
ou les frontières de la démocratie
. 

Un texte publié dans l'ouvrage sous la direction de Gérard Boismenu, Pierre Hamel et Georges Labica, Les formes modernes de la démocratie. Chapitre 5, p. 83-112. Montréal : L'Harmattan et Les Presses de l'Université de Montréal, 1992, 300 pp. Collection: Politique et économie. Tendances actuelles.
 

Introduction
 
L'État ancré : expression de la tendance à la fusion État-société
Trilogie institutionnelle et dynamique fusionnelle
 
Consolidation de l'interventionnisme d’État
Élargissement progressif de la démocratisation
Affirmation des capacités organisationnelles de la société civile et recours à la gestion des organisations par le compromis
 
Dialectique intégration-fragmentation de la société et de l'État
Frontières de la démocratie et mutation sociétale
 
Bibliographie

 

Introduction

 

Le texte qui va suivre est divisé en quatre parties. Dans la première, je propose la notion d'État ancré pour désigner la tendance des régimes démocratiques modernes à la fusion État-société. Dans la seconde, je montre qu'à partir de cette dynamique fusionnelle émerge une trilogie d'institutions qui, une fois consolidées, vont constituer l'architecture des démocraties libérales. La troisième partie expose la dialectique intégration/fragmentation concomitante à cette tendance centrale. Je termine enfin en soulevant quelques interrogations à propos des incertitudes que laisse planer sur le destin de la démocratie cet ancrage État-société, phénomène qui risque d'en rapprocher les frontières bien avant, pour paraphraser Henri Lefebvre (1976, tome 1, p. 13, 1976, tome 2, p. 11), qu'elle n'ait pu s'épanouir pleinement, gagner le monde et atteindre la catholicité, au même titre que le phénomène étatique.

 

L'État ancré : expression de la tendance
à la fusion État-société

 

Si, jusqu'à la crise des années 1930, la conception libérale d'une dichotomie État-société, où ces deux sphères sont tenues pour distinctes, pouvait encore prétendre s'imposer comme approche prédominante de la réalité sociale, un changement de perspective était dès lors devenu inévitable. Karl Polanyi aura été l'un des premiers penseurs à saisir l'ampleur du retournement qu'était en train de subir l'évolution des sociétés modernes, parallèlement à celle des modes de les appréhender. Dans The Great Transformation (1944), il dévoile un aspect central de cette transition en diagnostiquant la mort du libéralisme économique. Il montre plus spécifiquement que « les phénomènes économiques ne peuvent plus être pensés comme séparés de la société et constituant à eux seuls un système distinct auquel tout le reste du social [devrait] être soumis » (Polanyi, 1983 : préface de R. Dumont). En bref, ce qui est en cause, c'est la découverte ou la redécouverte que l'économie n'est pas auto-explicative mais qu'elle est politique de manière constitutive (Barel, 1984, p. 42). 

Cette nouvelle approche des rapports économie-société trouvera sa pleine confirmation dans la période d'après-guerre. En effet, l'expansion spectaculaire de l'État à laquelle celle-ci a donné lieu a encore modifié plus profondément la structure globale des relations entre l'État, la société et l'économie, en sorte que leur entrelacement en un réseau de liens complexes se poursuivra jusqu'au point de rendre parfaitement caduque toute la construction idéologique libérale au profit d'une vision inversée, celle d'une « interdépendance pénétrante » (Banting, 1986a, p. 14). C'est de la dissolution progressive des frontières entre ces différentes instances et du recul du principe d'extériorité qui en régissait les relations que découle l'expression d'État ancré. 

Mais, plus précisément, I'État ancré renvoie à une configuration de relations entre le politique et le social, incluant l'économie, au sens où Robert Delorme et Christine André emploient cette formule pour décrire les rapports État-économie. Mais alors que ces auteurs privilégient l'analyse de « l'insertion de l'État dans l'économique et le social » (1983, p. 657-662), la problématique que je propose ici est multidirectionnelle et se fonde sur une articulation des sphères dans laquelle l'ensemble des actions et rétroactions s'exercent de l'État vers la société et de la société vers l'État. 

Jürgen Habermas a amorcé très tôt l'analyse de cette tendance de l'État et de la société à former un couple inséparable, lorsqu'il a proposé un paradigme qui rende compte de la nouvelle « dialectique » enclenchée par le phénomène d'« une socialisation de l’État qui s'affirme en même temps qu'une étatisation progressive de la société. On peut constater [ajoutait-il] entre l'État et la société, et pour ainsi dire 'a partir de chacun de ces deux domaines, l'apparition d'une sphère sociale repolitisée [...] où des institutions sociales et celles de l'État se fondent en un unique complexe de fonctions qu'il n'est plus possible de différencier selon les notions de public et de privé. » (1986, p. 150 et 156.) 

Cette interpénétration des « domaines étatisés de la société et de ceux socialisés de l'État » (p. 184), poursuit Habermas, s'est traduite dans « I'éclatement du droit privé classique » dont l'expression a pris la forme d'une « publicisation du droit privé » combinée à une « privatisation du droit public ». Dans le premier cas, l'auteur donne entre autres exemples celui des restrictions imposées aux droits de propriété à travers la transformation des contrats de location en contrats quasi publics d'utilisation des surfaces locatives. Dans le second cas, il illustre « la fuite de l'État hors du droit public » par le fait que l'administration transfère certaines de ses tâches à des entreprises sous-traitantes qui relèvent du droit privé (p. 156-158). 

Ce type d'analyse, menée du point de vue de la philosophie politique, est relayé aujourd'hui par des spécialistes qui empruntent cette fois une démarche empirique de réflexion. Parmi ces chercheurs, retenons l'étude récente de Mattei Dogan et Dominique Pélassy, qui, sur la base d'une comparaison systématique entre pays européens, dessine un portrait de ces sociétés en situant leur dynamique au confluent de deux mouvements : l'un descendant, conçu à travers le phénomène de l'étatisation du tissu social, l'autre montant, qui correspond, en contrepoint, à la corporatisation de l'État (1987, p. 6-7). Deux trajectoires qui se révèlent de plus en plus complémentaires et inséparables. 

Plus près de nous, le politiste Alan Cairns jette un regard critique sur la société canadienne en reprenant à son compte la réflexion de B. Guy Peters et Marten O. Heisler (1983, p. 186) sur la fusion et la confusion de plus en plus étroites du public et du privé qui marqueraient aussi, selon eux, un nouveau phénomène caractéristique des cinquante dernières années. Dans ce contexte, il nous invite à son tour à « penser simultanément en termes de sociétés politisées prises dans le filet de leur interdépendance avec l'État [et à] considérer celui-ci comme un État captif, retenu par ses multiples liens avec la société [...] par un réseau complexe d'avantages, de liens de dépendance et de contraintes ». Toutefois, fait-il remarquer - et cela est à mon sens le plus important à retenir chez Cairns, à l'encontre d'un certain traitement du phénomène par trop enclin à insister sur la dimension univoque de l'appropriation étatique du tissu social -, on ne peut pas parler de l'activisme d'État en suggérant que ce dernier joue le rôle d'« acteur » et la société celui de « sujet passif de son intervention ». Le jeu de leur influence mutuelle fait en sorte que non seulement l'État ne peut être conçu comme façonnant « une société inerte disposée à être modelée suivant [ses] impératifs », mais il ne peut l’être davantage comme « un exécutant neutre qui exécute de façon mécanique les choix de la société [...] à partir de calculs pré-établis [qu'il] effectue [...] entre des demandes concurrentielles » (1986, p. 61-64). Une plus juste approche, selon Cairns, qui s'appuie à ce sujet sur la contribution de William Goode (1982, p. 146), devrait mener à envisager leur engagement réciproque sous l'angle d'« un processus social incessant de constante renégociation [...] pour la répartition du statut, du pouvoir et des privilèges dans la société » (p. 82 et 85). 

De ce qui précède, il ressort que quel que soit l'angle ou le contexte en fonction duquel on l'aborde, le phénomène d'ancrage État-société se confirme comme figure dominante des États démocratiques. Il faut néanmoins souligner que des axes de différenciation se profilent simultanément, tant en ce qui concerne les modalités d'étatisation que le processus de socialisation, lesquels peuvent varier d'un pays à l'autre. 

On peut relativement facilement photographier la tendance de l'État à se déployer de manière tentaculaire au cœur de la société. Cette expansion est d'abord mesurable statistiquement à partir du budget interne de l'État. Au Canada, par exemple, les dépenses gouvernementales se sont accrues remarquablement depuis l'entre-deux-guerres. Elles représentaient 15,7 pour cent du PIB en 1926, 22,1 pour cent en 1950, 35,7 pour cent en 1970, 40,9 pour cent en 1980 et 42,8 pour cent en 1988 (Howard et Stanbury, 1984, p. 129-140 ; Bellemare, 1987, p. 12 ; OCDE, 1989, p. 22-23). Sur une base internationale, cette performance situe le Canada dans la moyenne, avant les États-Unis (35,3%) et des pays réputés peu interventionnistes comme l'Australie, la Nouvelle-Zélande, la Suisse ou le Japon. Il reste encore loin derrière surtout ceux de l’Europe centrale, bien qu'il commence à talonner l'Allemagne (43,2%) et le Royaume-Uni (42,9%) (OCDE, 1989, p. 22-23). Sur le plan des dépenses sociales, par contre, le Canada appartient résolument au camp des pays conservateurs déjà mentionnés : le modèle nord-américain prévaut ici. Nos dépenses sociales étaient proches en 1985 (22,6%) de celles engagées aux États-Unis (18,2%), pays qui n'a certes jamais été à l'avant-garde en ce domaine (Banting, 1986a, p. 4). La moyenne des pays de l'OCDE se situait à 24,6 pour cent et était largement dépassée dans des pays comme la Belgique, le Danemark, la France, les Pays-Bas et la Suède (OCDE, 1988, p. 11). Par contraste, toutefois, on pourra noter que le Canada se situe en bonne position quant à l'effectif des fonctionnaires qui représente un cinquième et plus de sa population active et le place devant des pays plus fortement interventionnistes, tels l'Autriche, la Belgique, la France, l'Italie et l'Allemagne. Il est clair que la bureaucratie pèse d'un poids assez lourd dans la croissance du budget de l'administration publique canadienne. Cette situation est fonctionnelle par rapport à la structure des dépenses publiques du Canada, plus orientées vers les services publics à forte densité de main-d'œuvre que vers les paiements de transfert direct aux particuliers (Cameron, 1986, p. 27-29). Enfin, en ce qui a trait au rôle économique de l'État, tant pour ce qui est de l'octroi de subventions au secteur privé que de l'étendue des sociétés d'État ou mixtes, « le Canada semble représenter un juste milieu entre les tendances européenne et américaine » (Banting 1986a, p. 4). 

Mais l'image de l'évolution de l'intervention gouvernementale reste bien imparfaite, appréciée sur la seule base de ces critères quantitatifs et budgétaires. Ils permettent cependant de situer l'État comme un important acheteur, employeur, investisseur, entrepreneur, producteur, distributeur, et d'apprécier l'écart qui existe entre les pays et les continents concernant l'arbitrage entre étatisation et privatisation. Au-delà, existe pourtant tout le champ de l'intervention juridique et réglementaire qui confirme les fonctions déterminantes de régulation sociale dont s'est pourvu l'État pour orchestrer ses actions tant vis-à-vis son propre fonctionnement administratif qu'en ce qui concerne l'administration de la société dans des domaines de plus en plus nombreux. Ainsi, aux épithètes ci-haut accolées à l'État, il faudrait, pour rendre justice à son rôle nouveau, allonger la liste et mentionner : l'État providence, protecteur, assureur, tuteur, éducateur, planificateur, etc. Bref, comme tout citoyen peut le constater et s'en inquiéter, l'État a su s'immiscer dans les moindres recoins de son existence et, faut-il le souligner, les moyens dont il dispose désormais sont plus raffinés quant au dosage de la contrainte et de la persuasion. 

Il s'avère alors que l'image d'un État voué à « la normalisation, la discipline et le contrôle » apparaît insuffisante du fait qu'elle ne prend pas la mesure de l'obligation quasi incontournable devant laquelle se trouvent les États démocratiques de « mobiliser » les forces vives de la nation, de jouer le rôle de « dynamo », en gouvernant sur le registre positif et non strictement négatif. Il est essentiel de constater, nous dit le chercheur François Fourquet, que « l'impératif premier de l'État capteur est de capter, non de tarir ; de canaliser, non de faire barrage ; de concentrer, non de bloquer » (1982, p. 64). C'est bien l'exacte leçon de sociologie que les Soviétiques sous Gorbatchev semblent avoir tirée, et à leur suite, mais trop tard, semble-t-il, les dirigeants communistes des autres « démocraties populaires » d'Europe de l'Est. C'est probablement aussi celle à laquelle aurait dû être plus sensible une certaine tradition sociologique encline à ne voir partout que du contrôle et de la domination, sans penser qu'à ce régime, loin de se reproduire, les sociétés capitalistes avancées se seraient tout simplement asphyxiées. Il n'est enfin pas si paradoxal de prendre acte de l'importance de cette dimension active et surtout positive de l'action de l'État au moment où l'on parle de plus en plus de la prégnance d'une tendance autoritaire et disciplinaire au sein des États post-keynésiem. En effet, le contexte politique actuel fait mieux apparaître les risques qui pèsent sur ceux d'entre eux qui seraient tentés de pousser très loin de telles méthodes de gouverner. 

Mais revenons au constat de départ pour examiner l'aspect complémentaire de cette relation symbiotique de l'État avec la société. On observe donc qu'à ce mouvement de politisation de la société par l'État, s'exerçant à travers de multiples instruments et relais, correspond le mouvement en sens inverse où l'État se trouve à son tour pris dans les tenailles de la société. Encerclé donc et prisonnier de la dynamique qui meut les acteurs sociaux vers son infiltration, il est assailli de demandes nombreuses et multiformes. Non pas au sens étroit et comptable de l'économie libérale, précise encore Fourquet, mais bien plus profondément à celui d'une fascination d'État qui envahit la société civile et se traduit dans la réalité contemporaine par le fait que « cette publicisation de la société civile ne lui est pas imposée d'en haut mais vient toujours au-devant de sa volonté à elle ». Exprimé en d'autres termes, cela signifie qu'il existe immanquablement une « volonté de demande publique » qui se conjugue avec une « volonté de puissance publique » (p. 33). 

Quant aux mécanismes qui concourent à cette pénétration, ils sont aussi repérables, bien que cette fois d'un point de vue principalement qualitatif. Ils concernent les innombrables organes consultatifs mis sur pied par l'Administration pour enregistrer et filtrer les réquisitions des administrés. Ils le sont également par l'intermédiaire des canaux d'« accès direct » à l'Administration que développent les intérêts corporatifs de plus en plus nombreux, lesquels assurent le rôle d'instances d'agrégation en amont du processus décisionnel (Lochak, 1986, p. 61-62). À ce sujet, constatons que les entreprises canadiennes consacrent une énergie considérable à entretenir le dialogue avec la bureaucratie gouvernementale ; leurs lobbyistes sont en tout cas fort nombreux. William D. Coleman a recensé 482 associations industrielles et commerciales d'envergure nationale au Canada et 102 associations agricoles (1986, p. 282-283). Toutes cherchent à s'attirer les bons offices des membres du gouvernement et des fonctionnaires autant qu'elles rivalisent d'astuces pour trouver les meilleures stratégies d'évitement aux réglementations étatiques. 

A la panoplie d'intermédiaires qui remplissent le rôle d'assurer la présence des intérêts privés au sein de l'Administration, il faudrait également faire la part de l'influence plus subtile par laquelle la logique du capitalisme pénètre au sein de l'État. « L'homogénéisation des principes de fonctionnement » des secteurs public et privé s'articule sur des valeurs devenues communes « d'efficacité, de rentabilité, voire de profit » (Lochak, p. 62). Ce cadre référentiel identique ne se réduit pas au surplus à l'unique aspect mercantile. La nouvelle gestion étatique se modèle aussi, en effet, sur les idéaux communautaristes qu'elle ne craint pas d'emprunter et dont on trouvera des exemples saisissants dans les discours d'accompagnement de réformes, telle la décentralisation-régionalisation (Jalbert, 1991). 

Cette poussée socialisatrice se manifeste également par le fait qu'elle émerge de l'intérieur même de la sphère privée qui se transforme et participe à son propre élargissement. À cet égard, il est de plus en plus fréquent que des entreprises privées dirigent des hôpitaux, construisent des écoles, des bibliothèques, organisent des concerts, etc. Bref, qu'elles se chargent de « tout un ensemble de fonctions qui étaient à l'origine assumées par des institutions publiques [et qui] sont désormais prises en mains par des organisations dont l'activité n'est pas d'ordre public » (Habermas, 1986, p. 161). Cet enchâssement de l'État dans la société a conduit à ce que des intérêts définis juridiquement comme privés ne peuvent plus être appréhendés sociologiquement comme tels. Dès lors, on est bien forcé de considérer cette réalité d'une mutation du politique qui « se déplace à l'intérieur de la société [...] change de contenu et de formes » (Barel, p. 49). En ce sens, bien évidemment, les nouveaux rôles qu'assume l'entreprise, privée ou publique, comme acteur politique en constituent un exemple convaincant tout autant qu'un démenti supplémentaire à la vision schizophrénique entretenue par le néo-libéralisme actuel à travers sa façon de penser théoriquement les rapports de l'économie à son environnement. 

On peut donc considérer à ce point de l'analyse que la tendance osmotique s'est généralisée, quelle que soit la forme d'organisation des intérêts sociaux qui apparaissent dans différents contextes : forme englobante des social-démocraties, « corpora­tisme sectoriel » à la française (Jobert, 1985, p. 12), ou encore forme d'organisation pluraliste associée à un mode de coordination décentralisé et officieux comme au Canada (Banting, 1986b, p. 17 et 32). Il ne fait donc plus de doute que « I'État est un enjeu [...] dans lequel tous les agents en conflit tentent de s'insérer pour consolider leur propre stratégie » (Théret, 1988, p. 15), de même qu'il est évident que l'État cherche à s'introduire lui-même dans tous les pores de la société. De plus, l'absence de relation à sens unique entre l'État et la société montre bien que cet ancrage de l'un par rapport à l'autre détruit l'image d'un État au-dessus de la société. l'État ne surplombe pas, il est, comme le disent Delorme et André, « un État orienté mais non instrumental » (p. 685). 

Est-ce à dire que cette évolution des régimes de démocratie pluraliste où prime l'interdépendance - une interdépendance qui se conjugue à la fois à une remise en cause de l'autonomie du marché et de la société prise globalement et à une autonomie de l'État de plus en plus relative « s'exerçant à la zone-frontière » (Cairns, p. 88) - conduirait ou bien à une colonisation de l'État, ou bien à une étatisation intégrale de la société assimilable au totalitarisme ? Une telle éventualité catastrophiste parait jusqu'ici peu vraisemblable puisque les deux tendances se contrebalancent et qu'aucun des secteurs de la société ou de l'État n'est vraiment annihilé par l'autre, comme c'est le cas des régimes totalitaires, qu'ils soient des dictatures de droite ou de gauche. À moins d'adopter la vision eschatologique de ceux, parmi les marxistes, qui continuent de prétendre qu'une classe ou un groupe est en mesure d'instrumentaliser à ses fins exclusives l'appareil d'État capitaliste, ou celle des néo-libéraux qui n'hésitent pas à faire de tout interventionnisme étatique, et de l'État-providence en particulier, le marchepied du totalitarisme, on sera tenté d'exclure de telles prospectives. Néanmoins, il va sans dire que l'ancrage État-société n'est pas sans inquiéter quant au futur des formes de la démocratie. La « crise généralisée du sentiment de l'avenir » (Besnier et Thomas, 1987, p. 64) qui assaille nos contemporains est donc étroitement corrélée à la crainte de voir les acquis de la liberté politique menacés et au pressentiment que le modèle démocratique avant d'avoir achevé son invention en soit déjà à mesurer la distance qui le sépare de ses nouvelles frontières, redessinées par une conjoncture moins favorable.

 

Trilogie institutionnelle
et dynamique fusionnelle

 

À ce point de notre analyse, nous disposons d'un premier jalon selon lequel l'évolution des États démocratiques depuis une cinquantaine d'années - ou davantage si on fait remonter l'amorce du processus à la crise des années 1930 et même au-delà à la Première Guerre - aurait été marquée par une dynamique d'interdépendance pénétrante État-société induite à partir d'un double mouvement d'étatisation de la société et de socialisation de l'État. Cette nouvelle configuration des rapports État-société qui s'instaure au rythme des guerres et des crises du XXe siècle, nous l'avons représentée sous l'image d'un État ancré, métaphore qui sous-tend, malgré le vocable qui ne retient qu'un des termes de la relation qu'on veut traduire, la coexistence de l'ancrage de l'État dans la société et de la société dans l'État. 

Nous voudrions maintenant montrer comment cette dynamique fusionnelle va peu à peu s'institutionnaliser, par cumul mais aussi à l'occasion par bonds, pour connaître une poussée exceptionnelle au cours de la dernière phase d'accélération, approximativement circonscrite entre 1945 et 1975. Cette période verra alors l'édification définitive d'une trilogie institutionnelle dont l'impulsion a été fournie à partir de processus spécifiques mais coextensifs qui, arrivant à maturité, vont constituer l'architecture des démocraties libérales. On peut désigner l'essentiel de cette trilogie de la façon suivante : 

• une consolidation de l'interventionnisme d'État qui débouche sur la mise en place d'un régime politique approprié : l'État interventionniste de providence ;
 
• un élargissement progressif de la démocratisation, lié à l'apparition de droits sociaux effectifs et au développement de la citoyenneté démocratique ;
 
• une affirmation des capacités organisationnelles de la société civile trouvant à s'incarner dans. la multiplication de nouvelles structures d'agrégation des intérêts ou le renforcement des anciennes, ainsi que dans le phénomène des mouvements sociaux, le tout englobé dans des compromis négociés et institutionnalisés plus ou moins formellement.

 

Consolidation de l'interventionnisme d’État

 

La promotion de l'État au rôle de régulateur économique et social soulève la question des facteurs qui sont à l'origine de l'expansion de l'État interventionniste de providence. Ces derniers ne sont ni fortuits ni issus a priori du calcul rationnel de quelque économiste ou technocrate. Ils sont plutôt à rechercher du côté des conditions difficiles, et apparemment incontrôlables, rencontrées dans l'environnement socio-économique. Essentiellement, il s'agit d'un développement qui s'ébauche dans la nécessité et selon une démarche plus empiriste que volontariste (Chevallier, 1980, p. 263). 

D'entrée de jeu, ce sont les défaillances de l'institution décentralisée du marché, révélées par la grande crise, qui occasionnent le premier choc et ébranlent les certitudes acquises, provoquant une brutale prise de conscience de la fragilité du système de production capitaliste et des moyens alors disponibles pour le préserver. En second lieu, l'apparition de nombreux problèmes et besoins nouveaux, charriés par le mouvement d'industrialisation et d'urbanisation, présente, à son tour, moins brusquement peut-être mais tout aussi sûrement, un potentiel lourd de tensions sociales auxquelles il faudra apprendre à faire face. Et cela avec d'autant plus d'imagination que, dans ce contexte inédit, l'extension numérique du salariat et la montée du syndicalisme se profilent comme menaces. Enfin, on commence aussi à mesurer les conséquences pour la cohésion sociale de l'effritement des formes traditionnelles de médiation et de contrôle. Car tant et aussi longtemps que l'on ne trouve pour y suppléer que des palliatifs, la question demeure irrésolue de savoir qui remplira les fonctions de support pour assurer à plus long terme la sécurité économique, les services éducatifs, les soins de santé et l'aide aux plus démunis qu'assumaient par le passé tant la famille, les institutions religieuses et de bienfaisance, les gouvernements locaux que les sociétés fraternelles ou l'entreprise privée elle-même (Bellemare, 1987, p. 14-17 ; Bélanger, 1987, p. 23-24). 

L'organisation de la providence étatique viendra finalement à la rescousse de la société civile pour relayer les anciens médiateurs et jouer le rôle de substitut au secteur privé. D'abord, l'État tentera de remédier à certaines inégalités des conditions d'existence de la population et prendra en charge les risques sociaux les plus criants. Ensuite, le pouvoir public favorisera, à l'instar de l'entreprise privée, la massification de la vie sociale, production et consommation de masse, dans l'espoir de parvenir à maîtriser le cycle économique perturbé par la crise et ainsi relancer la machine capitaliste. Politique économique, conçue comme instrument de stabilisation autant que de dynamisation du marché, et politique sociale, comme moyen de gestion du bien-être individuel et collectif, seront ainsi les ingrédients absolument indispensables de la nouvelle forme d'État. Dès lors, on verra l'« État inséré » succéder à l'« État circonscrit », selon la formule de Delorme et André qui veulent par là rendre compte du passage d'un État « à part », séparé, délimité par rapport à l'activité économique vers un État dont la présence et l'engagement dans le social et l'économie sont dorénavant de rigueur (p. 658-662 et 682-683). 

C'est dans ces circonstances que la vision d'un ordre spontané, assuré au moyen de mécanismes économiques autorégulateurs et par le seul intermédiaire des cadres sociaux existants, perd de son pouvoir de conviction, et que s'inaugure une ère de constructivisme où l'État devient arbitre des rapports sociaux et agent de promotion économique. À y regarder de près, il s'agit moins d'une rupture que d'un dépassement de la pensée libérale, si l'on considère, à la suite de Guy Hermet, que « c'est seulement dans l'abstrait que les libéraux postulent l'autosuffisance - notamment politique - de la société pour contester la suprématie de l'État. Dans la réalité, la société libérale n'apparaît jamais que partiellement autonome. » (1983, p. 23.) C'est également le point de vue de François Ewald, pour qui l'émergence de l'État-providence se réalise lentement, à partir de l'État libéral de laisser-faire de la fin du XIXe Siècle (Lesemann et Lamoureux, 1987, p. 5). De fait, il faut bien admettre une « ambivalence de la pensée libérale face à l'État », laquelle expliquerait « Ies connotations tour à tour positives ou négatives respectivement attachées aux termes 'public' et 'privé' (Lochak, p. 53). Nous croyons donc pouvoir soutenir que l'étatisme et l'antiétatisme devraient être considérés comme des variantes de la doctrine libérale et non comme des affrontements thèse-antithèse. En effet, après le triomphe du « libéralisme individualiste » au XIXe siècle, la pensée libérale se réoriente en fin de course et fait place au « libéralisme organique » dans lequel le rôle de l'État change, il devient médiateur et non plus simple spectateur (Jalbert et Beaudry, 1987, p. 12-13 ; Machlup, 1970, p. 199). 

Cette métamorphose, à peine esquissée, de la pensée libérale donne déjà un aperçu du véritable bouillonnement d'idées qui a accompagné le processus d'élaboration de lMÉtat interventionniste de providence. En effet, l'innovation qu'il représente, tout en étant le fruit d'une longue et tumultueuse expérimentation sociale, ne saurait manquer d'avoir été inspirée par les débats théoriques et idéologiques qui ont ponctué son parcours depuis l'Allemagne de Bismark. C'est à partir du malaxage de ces deux dimensions, démarche pragmatique et théorique, que l'État-providence construit ses assises, en conciliant les divers aspects des problèmes à résoudre grâce àun « réel effort d'invention intellectuel ». Bruno Jobert a donc raison d'insister pour dire que la constitution de l'État-providence ne peut être déduite directement de la situation sociale soi-disant objective. Dans ce cas, comme dans toute intervention politique, « aucune situation sociale menaçante -crises, conflits, tensions rampantes - ne dicte par elle-même mécaniquement la nature de l'intervention éventuelle de l'État » (1985, p. 664-665). Comment autrement comprendre la variation observée entre différents types d'État-providence, sinon à travers l'originalité du travail de conception que les sociétés réalisent par un retour sur elles-mêmes, bien souvent à partir d'une inspiration commune ou de situations sociales similaires, donnant néanmoins lieu à la formation d'arrangements spécifiques.

 

Élargissement progressif de la démocratisation

 

Conjointement à la mise en œuvre de l'État interventionniste de providence, on assiste à une poussée des exigences en faveur de la démocratisation. D'abord portée par les courants libéral démocratique et socialiste réformiste, influencée également par le catholicisme social et le radicalisme, cette mobilisation ira en s'amplifiant, portant au cœur du débat de société les idéaux d'égalité des chances, de justice sociale et de solidarité. Une nouvelle notion en sera tributaire, celle de droit social. L'apparition de cette notion, synonyme de droit-créance, constitue, comme l'explique Lionel Groulx, « un changement majeur dans la conception de la responsabilité » qui, n'étant plus individuelle, « se construit en opposition à la philanthropie et à la charité », où comptent avant tout « la générosité du donateur » et « les qualités morales du demandeur » (Groulx, 1987, p. 4). 

Comment ne pas voir dans cet affranchissement de la morale par la problématique du droit, qu'exprime la préséance de l'assurance sur l'assistance, l'apport innovateur de l'État-providence ? Pour Ewald, en effet, c'est avec cette institution qu'apparaissent une nouvelle conception du contrat social et sa formulation par la doctrine de la solidarité, en bref, que s'invente un autre monde, une autre rationalité politique (Ewald, 1986, p. 226-227). Dès lors, cette dernière pourra se traduire non seulement par l'acquisition de droits formels mais bien de droits fondés sur les conditions réelles d'accès à des biens et services ; en conséquence sur la confirmation de nouvelles libertés et de pouvoirs effectifs (Jalbert et Beaudry, p. 10). L'action sociale aura donc permis la programmation de droits sociaux avec l'institutionnalisation d'un Social Service State (Laski, 1933) dont les fondements reposeront à terme sur un système de mieux en mieux intégré de protection sociale couvrant un éventail toujours plus large de domaines d'application. Ajoutons à cela qu'aux formes de garanties socio-politiques nouvellement acquises sera progressivement jugé indispensable l'adjonction d'un arsenal de mesures préventives (Habermas, 1986, p. 163). 

Dans le bouillonnement de réformes d'après 1945, ne perdons pas de vue que l'élargissement des droits sociaux au XXe siècle est ancré dans l'héritage que constituent les acquis fondamentaux obtenus de haute lutte à travers la conquête de droits civils au XVIIIe siècle et politiques au XIXe siècle. On doit rendre au sociologue britannique T.H. Marshall (1964) le crédit d'avoir établi cette interconnexion entre les différentes formes de droit qui vont non seulement s'appuyer chronologiquement les unes sur les autres mais vivre en synchronie et s'étayer mutuellement. En ce sens, dans la mesure où le droit social, au-delà des garanties de bien-être et de sécurité minimums qu'il accorde, reconnaît à quiconque « le droit de partager entièrement l'héritage et la vie sociale d'un être civilisé selon les normes qui prévalent dans la société » (Groulx, p. 4-5 ; Moscovitch, 1989), il est en soi porteur d'« un essai de définition d'une citoyenneté aux droits étendus » (Gilbert, 1988, p. 84). De plus, au moment même où ces droits sociaux permettent à tous, et non seulement aux plus défavorisés, d'arracher des compromis et d'être reconnus comme membres à part entière de la société, bref, lorsque ces droits acquièrent un caractère d'universalité, ils consacrent alors pleinement leur participation au développement de la citoyenneté démocratique. Il faut toutefois bien reconnaître qu'une telle perspective de progrès dans la démocratisation se révèle toujours de l'ordre des objectifs à atteindre même au sein des pays dits de démocratie avancée où le principe d'universalité, on le sait, est aujourd'hui la dimension la plus contestée de l'État-providence. 

Certes, la résistance à étendre les droits à tous a toujours existé depuis l'introduction de la démocratie censitaire, mais il n'en reste pas moins que la grande énigme de l'évolution des droits demeure le sort réservé aux femmes qui, tant du point de vue des droits politiques que sociaux, se verront longtemps ou bien exclues de la citoyenneté pleine et entière, ou bien tenues dans un statut d'inégalité économique et sociale sans égard à leur poids numérique. Rappelons, pour qu'on ne l'oublie pas, que les Québécoises obtiendront en 1940 seulement le droit de vote au plan provincial - le fédéral avait accordé ce droit aux Canadiennes depuis 1918, deux ans avant que leurs consœurs américaines ne l'acquièrent - et que les Françaises ont attendu 1945 pour le conquérir à leur tour. Quant au droit au salaire égal pour un travail égal, je laisse au lecteur deviner la date de son application. Même la libre disposition de leurs corps est aujourd'hui encore déniée aux femmes dans la lutte pour le droit à l'avortement. 

Ce bémol nous ramène aux barrières qu'il a fallu franchir pour atteindre un niveau relativement décent de démocratisation dans un cercle encore limité de pays. Car pendant longtemps, l'État est resté souverainement ignorant aux « notions de consentement » et « de bien-être de ses sujets » (Hermet, 1983, p. 188). Une telle imperméabilité, il va sans dire, restait étroitement indexée à l'opposition farouche des élites qui cherchaient à la fois à faire obstacle à la participation du plus grand nombre à la vie publique et à restreindre l'espace de la citoyenneté au petit nombre. D'ailleurs, fait remarquer Blandine Barret-Kriegel, en France, les élites dirigeantes furent même relayées par les élites populaires dans leur manque d'enthousiasme vis-à-vis des droits civils et de la démocratie juridique, bien que pour des raisons différentes : « les unes parce qu'elles jugeaient le peuple inapte, les autres parce qu'elles estimaient les libertés illusoires » (1986, p. 39). Dès lors, la reviviscence démocratique de l'après-guerre n'aurait-elle été à tout prendre qu'un simple « ajustement » tardif et « à prix raisonnable », réalisé par des régimes représentatifs s'estimant en mesure de fournir un certain délestage des contraintes « sans traumatisme majeur pour la société » (Hermet, 1983, p. 228-229). Ou bien, si on l'envisage d'un point de vue moins pessimiste mais non contradictoire, aurait-elle fourni l'occasion aux différentes élites de négocier « le premier compromis politique de longue durée » autour de l'État-providence, en liant sécurité et bien-être minimum à l'extension des libertés publiques, d'où découlera une « pacification civile » mettant en sursis « la lutte des classes et la guerre civile à répétition » (Barret-Kriegel, p. 10, 27, 43). Et pendant que l'État-providence confirme l'avènement de ce pacte social, il ouvre par la même occasion la voie à l'épanouissement d'une « culture de la négociation », substitut à celle de « l'affrontement », qui servira à son tour d’« instrument de civilisation de la politique » (Donzelot, 1989). Pacification civile et civilisation de la politique, de nouveau deux concepts et deux réalités qui nous renvoient à ce phénomène omniprésent de l'interdépendance État-société.

 

Affirmation des capacités organisationnelles de la société civile et recours à la gestion des organisations par le compromis

 

Malgré bien des résistances de la part des élites et des frustrations accumulées dans les rangs populaires, il demeure indéniable que la société. aura fait depuis la guerre un travail considérable de retour sur elle-même. Effort de conscientisation, d'une part, devant aboutir au désenclavement de secteurs entiers de la société, sous peine de rupture de l'ordre social, et action de structuration des îlots de sans-voix ou de réorganisation des forces sociales constituées, d'autre part, allant inaugurer une ère de consensus et de compromis basés sur la reconnaissance mutuelle, le partage et les concessions réciproques entre les individus et les groupes. Par ailleurs, les activités de l'État vont aussi converger avec cette affirmation des capacités organisationnelles de la société civile par suite du rôle stratégique qu'il exercera tant vis-à-vis la recomposition d'ensemble des équilibres sociaux que dans l'acte qui consiste à reconnaître et à garantir à tous ses sujets une authentique appartenance à la communauté. À cet égard, l'État, en instituant des droits et en accordant des statuts à des groupes de plus en plus nombreux - non sans y avoir été plus ou moins contraint et tout en mesurant autant que faire se peut les risques associés aux retombées de ses interventions réformatrices -, a concouru à la désexclusion sociale et politique de franges entières de populations. De la classe ouvrière, des femmes, des minorités ethniques, raciales, régionales aux laissés-pour-compte de toutes espèces, une semblable trajectoire s'est en effet dessinée, conduisant à la démassification de cette humanité longtemps tenue hors de la citoyenneté démocratique bourgeoise. Enfin, retentissement prévisible sans doute, la reconquête de l'identité, résultat tant de la prise en main des groupes eux-mêmes que des opérations étatiques, ira de pair avec le développement de la conscience de posséder des intérêts communs à défendre. À son tour, cet acquis comportera des effets organisateurs dont la multiplication des groupes d'intérêt et des mouvements sociaux en général sera l'expression. 

Il va sans dire que l'accentuation des tendances agrégatives, qui caractérise tout le cours de l'après-guerre, recouvre des manifestations fort variées. Par exemple, au Canada, outre le développement des formes corporatives comme le mouvement syndical, qui suite à des fusions successives a vu se consolider son unité vers le milieu du siècle, et les nombreuses associations industrielles et commerciales nées depuis la Seconde Guerre (Coleman, p. 286), il s'est formé, à l'intérieur d'une très large mouvance, un ensemble de regroupements, dont la plupart à partir des années 1960, allant de la protestation à l'organisation communautaire, en passant par le mouvement coopératif et tout le courant identitaire, féministe, nationaliste ou de quelque autre nature. 

Clairement, parmi tous ces groupes et mouvements, la grande majorité ne se signalent pas par leur appartenance au sommet de la pyramide sociale, ce qui entraîne forcément que du point de vue revendicatif, ils se soient révélés porteurs d'une soif presque intarissable de réappropriation, de participation et de représentation. Schématiquement, la mise sur pied des groupes a été conçue, au point de départ, dans le but d'organiser la demande pour une meilleure répartition des ressources matérielles offertes par la société &abondance. Cette étape s'est ensuite enrichie de nouvelles revendications marquant cette fois un désir d'accès aux biens symboliques. C'est avec le dépassement de ce type de mobilisation, encore axé sur la défense des prérogatives, que sera atteinte une ultime phase, plus affirmative, dont l'essentiel consistera non plus seulement à réclamer mais à prôner des droits, tel celui à la différence ou encore à l'autogestion. 

Une telle éclosion organisationnelle traduit certes, au sein de la société civile, un renouveau dans les aptitudes de ses divers segments à exprimer des besoins et à défendre des intérêts. En termes tourainiens, elle signifie « une capacité accrue de la société d'intervenir sur elle-même » (Touraine, 1978, p. 10). Mais l'envers du décor laisse apparaître une autre réalité : celle où l'on constate que cette éclosion génère aussi de façon inhérente des tensions centrifuges, germes de dissension sociale, À cela, les gouvernements ne manqueront pas de réagir par différents stratagèmes. Au-delà de l'appareillage juridique et des politiques subventionnaires, censés servir aux fins d'encadrement de ces manifestations grâce à l'imposition du respect de certaines normes, le pouvoir politique tentera de canaliser ce flot d'énergies potentiellement disruptives en adoptant une gestion à saveur de compromis. Que cette intervention régulatrice soit introduite à travers la négociation d'arrangements codifiés et institutionnalisés formellement ou qu'elle cherche à inscrire le mouvement social dans « une sorte de constitution informelle » (Hermet, 1983, p. 198), c'est toujours le même objectif qui est poursuivi, celui d'assurer la résolution des conflits, mais cette fois, non pas par la coercition, c'est-à-dire par la loi, la règle ou le règlement, mais plutôt en misant sur l'incorporation indolore des normes au comportement pour aboutir à des conventions mutuellement acceptées (Boyer, 1986, p. 55-56). De fait, l'art du compromis paraît relever moins des bonnes intentions que d'une stratégie des groupes et de l'État visant à affronter les divisions sociales. Il est invoqué, nous dit encore Habermas, lorsque « des conflits d'intérêts se sont traduits en conflits politiques » et qu'il s'est avéré impossible « de les régler sur le seul plan de la sphère privée » (1986, p. 150). Le compromis s'impose alors aux parties concernées par l'intermédiaire d'un code de droits et d'obligations auquel chacune doit se conformer selon une discipline intériorisée et partagée. On pourrait illustrer cette stratégie alternative en l'étendant, dans le cas canadien, aux rapports des provinces à l'État central. Il ne fait aucun doute que le fédéralisme coopératif s'est donné pour mission d'affaiblir la mobilisation provincialiste en instituant des mécanismes de négociation pour le règlement des conflits qui aillent à l'encontre d'une certaine tradition d'affrontement caractéristique de l'histoire de ce pays. 

Le compromis s'impose, avons-nous dit, devant l'obligation de réduire les effets néfastes des conflits sociaux. Il va sans dire que l'application de cette méthode de gestion à la résolution des affrontements entre acteurs majeurs de la société ainsi que sa généralisation relativement à l'importante tâche d'organiser une socialité qui soit viable donnent d'emblée à l’État un rôle d'agent organisateur de ces compromis, nonobstant d'ailleurs la capacité des différentes instances de la société civile à œuvrer à leur propre agencement. Même lorsque l'État n'est ni l'agent direct ni le principal maître d'œuvre du montage des conventions, il y exerce toujours une influence, le plus souvent d'ordre juridique. Cette action, l'État la mène du fait qu'incontestablement il est devenu un pôle où se rencontrent la plupart des tensions et aussi parce que la fonction qui lui est toujours dévolue ultimement réside dans l'institutionnalisation des arbitrages. 

On peut bien sûr questionner l'efficacité du complexe institutionnel et de la constellation d'arrangements qui ont été nécessaires à la mise en place des compromis sociaux associés à l'État interventionniste de providence. Ont-ils tout compte fait eu pour résultat, au moins partiel, de conduire la société vers plus d'harmonie et d'assurer une plus grande solidarité entre les groupes ? C'est maintenant la question que nous aborderons dans les deux dernières parties de ce texte.
 

Dialectique intégration-fragmentation
de la société et de l'État

 

Nous pourrions résumer l'approche qui a été développée précédemment en rappelant les principaux écueils qu'elle cherchait à éviter et quelques-uns de ses principes de base. Soulignons d'abord l'effet réducteur d'une démarche qui mettrait l'éclairage sur la seule initiative de l'État dans l'analyse qu'elle propose tant du processus de fusion caractéristique des rapports contemporains État-société que des différentes formes institutionnelles qui en sont issues. Bref, éviter de surestimer un des pôles de ce rapport, celui de l'étatisation de la société, et de s'enfermer dans l'illusion volontariste érigeant l'État en titan capable d'instrumentaliser la société à sa guise : voilà le fil conducteur qui relie les grandes lignes de l'interprétation globale que nous capsulerons de la manière suivante. 

L'institutionnalisation de l'État interventionniste de providence, celle de la dynamique des droits qui lui est associée, pareillement à celle des compromis en vigueur dans une société à une période donnée, sont bien la résultante de la porosité, des frontières État-société que nous avons repérée comme tendance dominante des États démocratiques. Cet ensemble institutionnel est l'aboutissement d'un long processus résultant de deux mouvements d'impulsion, interreliés et interdépendants, dans lequel ils se recomposent au rythme de leur influence réciproque. Ces deux mouvements, au confluent de luttes et d'octrois, de stratégies et d'empirisme organisateur, peuvent être représentés sous la figure d'une Offre d'État en direction de la société civile (étatisation de la société) et d'une Demande d'État en provenance de la société civile (socialisation de l'État). On est donc loin du volontarisme et de l'instrumentalisme, puisqu'il s'agit de concevoir un mode d'articulation et d'agencement interne de deux mouvements captifs l'un de l'autre dans leur recherche d'une solution intégratrice, et cela d'autant plus quand on considère leur faiblesse respective et les effets de fragmentation qu'ils projettent l'un sur l'autre. 

Pour enchaîner avec l'interrogation que nous soulevions plus tôt, relativement aux conséquences engendrées par la tendance osmotique qui s'est développée au sein des sociétés démocratiques, nous pouvons maintenant avancer qu'il en dérive un double effet, paradoxal, de stabilisation et de fragmentation. Certes, en premier lieu, on constate que les mécanismes d'institutionnalisation, mis en place dans le cadre du nouvel interventionnisme d'après-guerre, n'ont pas manqué d'apporter un certain apaisement social dans la mesure où ils sont parvenus, du moins partiellement, à canaliser et à encadrer les clivages sociaux. Ainsi en est-il de la politique de redistribution des richesses qui, jusqu'à aujourd'hui, a servi à définir et à identifier dans une large mesure la forme providentielle d'État. On ne peut que constater, en effet, à l'instar de O'Connor (1973), qu'elle a contribué de manière exemplaire à assurer une légitimité populaire à l'État. Malgré ses nombreux ratés, l'opération intégratrice qu'a produite une telle politique, à titre de symbole, parait incontestable. Il en va de même de l'inclusion de la classe ouvrière à la société capitaliste, réalisée à la faveur du compromis conclu avec le patronat sur le partage de la plus-value. Le nouveau mode de vie axé sur la consommation qui s'est alors offert aux travailleurs allait signifier leur participation réformiste au consensus social. Ce type de socialisation ne sera d'ailleurs bientôt plus l'apanage d'une seule classe et pourra s'étendre à d'autres groupes avec la promesse de nouveaux avantages. 

Ce procès de stabilisation, apparemment en voie de gagner l'ensemble de la société, disposait-il des atouts nécessaires pour garantir à long terme la complicité et la conformité de toutes les couches sociales au nouvel ordre social ? Constatons qu'en dépit du rationnement effectif de la participation populaire aux décisions politiques, il n'a guère été à la portée des gouvernements de subodorer les répercussions qu'aurait l'octroi des mesures démocratiques sur l'évolution des équilibres sociaux. Dans les faits, suite à l'obtention d'acquis divers, on a assisté à la montée des attentes populaires suivie d'une démultiplication sans précédent de la demande sociale, anticipation déjà d'une certaine disposition à la fragmentation que l'on cerne plus nettement aujourd'hui. D'ailleurs, l'analyse du développement d'une telle tendance centrifuge mérite une remarque complémentaire concernant le caractère toujours fragile des compromis établis dans la trajectoire de l'État-providence. Ces derniers, en l'occurrence, demeurent fondamentalement des temps limités d'armistice social (Lipietz, p. 8-10) susceptibles de voir réapparaître l'instabilité : les périodes d'accalmie ne font certes pas disparaître les tensions une fois pour toutes. 

C'est sur la base de pareilles observations que l'on a dû admettre que l'ensemble de la technologie politique d'apaisement déployée au cours de l'après-guerre - pris au sens tantôt de calcul politique, tantôt de simple fagotage de techniques - ne soit finalement pas parvenu à supprimer les effets de fragmentation sociale et politique dont elle s'est, de surcroît, avérée partiellement responsable. S'il faut donc en conclure que sous le règne de l'État-providence, l'intégration a eu pour contrepartie la fragmentation, on devrait aussi admettre que cette dernière tendance non seulement prend sa source sur le terrain des contradictions qui agitent la société civile, mais qu'elle s'alimente tout autant des divisions qui sont devenues le lot de la bureaucratie d'État moderne. 

C'est sous ce dernier angle qu'Alan Cairns analyse avec beaucoup de pertinence jusqu'à quel point l'activisme d'État depuis 1945, au Canada comme ailleurs, a contribué à la complexification du secteur public et à sa partition en des milliers d'unités bureaucratiques et d'innombrables programmes (p. 62). Cette dispersion a compliqué les problèmes de coordination interne de l'Administration, tandis que cette dernière, en imprimant ses propres classifications dans la société, a fait des citoyens et des intérêts sociaux-économiques les sujets épars de catégories dictées en fonction des responsabilités gouvernementales (p. 78). Le caractère fédératif de l'État canadien, nous dit-il encore, exacerbe les tendances des temps modernes à la fragmentation (p. 67) : du côté du pouvoir, par la séparation verticale et horizontale des niveaux de gouvernement ; du côté de la population, par le compartimentage de la citoyenneté, suivant le lieu et la nature de son allégeance. Ainsi, il ressort que dans ses relations avec la société, l'État, lui-même aux prises avec ses tendances centrifuges, devient créateur de stratification sociale. Sous ce rapport, on soulignera pour finir la tournure éminemment singulière de l'action de l'État, d'un côté marquée par la standardisation et le nivellement, deux phénomènes assimilés à la démocratie et craints par-dessus tout par certains, mais qui se sont révélés largement contrebalancés, d'un autre côté, par son penchant à créer de la diversité et à reproduire des inégalités (p. 75). 

La société, à son tour, n'apparaît pas comme un bloc monolithique et son morcellement est loin d'être attribuable à l'unique action de l'État. D'elle-même, à travers la division du travail et les nombreuses segmentations non classistes, la société recrée constamment de l'hétérogénéité et de la hiérarchie. Certains constatent d'ailleurs l'exacerbation du fractionnement social au fur et à mesure du développement du capitalisme d'organisation. Stimulant l'opposition entre les groupes et les sous-groupes à la faveur de la concurrence pour la mobilité ascensionnelle, cette évolution aurait même signifié une mutation des luttes de classe en luttes de classement, entraînant une prolifération des conflits sans toutefois mener à des affrontements globaux (Aglietta, 1987, p. 175-176). Ce cumul des lignes de rupture et cette multiplication des tensions au sein de la société vont finalement se répercuter sur le fonctionnement de l'État, soumettant son travail d'intervention à une parcellisation extrême. On en arrive de la sorte à la conclusion qu'en élargissant le terrain de la conflictualité, cette interaction constante de l'État avec la société le fait apparaître de plus en plus comme « un regroupement hétéroclite de compromis » (Théret, p. 15). 

Logé au cœur d'une société toujours plus éclatée et traversée de multiples intérêts corporatifs qui envahissent jusqu'à ses structures et sa logique même, l'État se voit donc confronté à une situation périlleuse, celle de devoir répondre à une prolifération de demandes, très souvent des plus contradictoires. 

On retrouve sous cet éclairage le paradoxe décrit par Georges Burdeau d'un État « devenu lourd sans être fort, omniprésent et désarmé, pourvu d'une administration admirable et d'une politique étriquée » (1979, p. 167). Cette dernière face de l'État, révélatrice de sa faiblesse sous son apparence dominatrice, se dévoile, d'une manière détournée, à mesure que les médiateurs traditionnels (syndicats et partis politiques, en particulier) laissent percer leur vulnérabilité face au rôle qui leur incombe de capter et de concilier à la source les aspirations composites de leurs membres. Aujourd'hui, ces structures médiatrices donnent des signes de plus en plus nombreux d'engorgement et d'éclatement qui les rendent socialement moins efficaces et virtuellement obsolètes. Or, la conséquence d'un tel phénomène consiste ultimement à « reléguer au niveau gouvernemental la réalité de l'arbitrage entre les intérêts » (Dogan et Pélassy, p. 140). Dans ces conditions, où l'État apparaît comme le dernier recours par suite de la panne qui atteint l'amont du processus d'agrégation, ne pourrait-on pas s'attendre à un renforcement de sa marge de manœuvre ? Pourtant, il n'en est rien, le pouvoir étatique n'étant pas en mesure de capitaliser sur les faiblesses des instances intermédiaires qui, bien au contraire, contribuent à mettre à nu sa propre impuissance et y participent. 

Le renforcement de l'État contre l'affaiblissement de la société civile est de fait une hypothèse intenable, non seulement parce que le jeu engagé entre la société et l'État n'est pas à somme nulle - ce que perd l'un ne profite pas automatiquement à l'autre -, mais aussi parce que la réalité ouverte par la nouvelle conjoncture, en reposant sur l'interpénétration constante de ces deux instances, signifie leur influence réciproque. En sorte que, devant l'amalgame de pressions en provenance d'intérêts catégoriels qui fondent sur lui, auxquelles s'ajoutent les nombreuses lignes de fragmentation appartenant à la structure de son appareil organisationnel, l'État voit son aptitude à dominer la société se rétrécir, ses capacités mêmes d'établir un consensus par les mécanismes habituels et celles de maintenir sa propre autorité s'estomper. L'inconsistance de sa maîtrise de la conjoncture est désormais si évidente depuis la crise des années 1970 que l'image que l'État nous renvoie de lui-même est de plus en plus celle d'un « Léviathan immobilisé » (Banting, 1986a, p. 15). Il donne ainsi fréquemment le spectacle d'un enlisement dans des voies sans issues, cherchant ses solutions à l'aveuglette dans le replâtrage ou le coup par coup plutôt qu'à travers des réformes ou, tout au moins, des propositions d'ensemble. La pratique des compromis boiteux et la stratégie du saupoudrage deviennent donc la mesure de toute politique dans un contexte où les équilibres entre forces disparates se révèlent des plus instables, les ajustements s'effectuant à très court terme. Voilà qu'avec la montée des corporatismes, le pragmatisme est à l'honneur, du moins sert-il de justification à ce qu'il conviendrait à la limite de désigner par la disparition du politique, voire en d'autres termes son remplacement par une pratique managérialiste. Se pourrait-il que dans la dynamique amorcée depuis le milieu de l'avant-dernière décennie, nous soyons placés devant un dilemme inattendu, celui sur lequel Serge Latouche nous invitait à méditer quand il écrivait récemment : « Ce n'est pas une nouvelle régulation qu'il faut penser mais bien une 'dérégulation durable'. » (Latouche, 1989, p. 65.) Qu'est-ce qu'un tel pronostic implique pour une réflexion sur les formes modernes de la démocratie ou plus gravement pour sa survie ?

 

Frontières de la démocratie
et mutation sociétale

 

S'agissant du sort des sociétés pluralistes démocratiques, des interrogations fondamentales s'inscrivent à l'ordre du jour de cette fin du XXe Siècle face à la quasi-paralysie de l'État, à la remontée des corporatismes et de l'individualisme, au déclin des médiations traditionnelles comme à celui des grands mouvements et projets collectifs, enfin devant la dissolution anticipée du bloc social qui avait permis d'instaurer le système spécifique de régulation social-étatique d'après guerre. 

Comment, en effet, devant tant de symptômes d'une mutation sociétale, ne pas être attentif aux appréhensions d'un Gérard Mendel qui tente de traduire, au niveau des réactions individuelles, les changements sociologiques en cours. Il est certes aujourd'hui permis d'anticiper que cet individu. en émergence, clivé entre de multiples appartenances, souvent incompatibles, résiste de plus en plus à se voir imposer, par quelque autorité que ce soit et au nom de valeurs qu'il juge par trop abstraites, des choix ou des contraintes, bref des comportements qui l'obligent à renoncer à son intérêt personnel (Mendel, 1983). 

Voilà en quelques mots mis en relief un des traits marquants de la postmodernité, caractérisé par le développement chez l'individu d'une tendance autistique qui augure bien la clôture de l'ère des larges consensus sur le partage et la nécessaire redistribution entre les individus et les groupes, et sa substitution par une nouvelle phase dans l'évolution de nos sociétés où domine l'égocentrisme. 

Cette légitimation de l'univers privé, ce retour sur soi ou au quant-à-soi, sont souvent perçus comme accompagnateurs inévitables des excès de l'État-providence dont la dynamique interne aurait converti les idéaux de justice sociale en solidarités froides et instituées (Rosanvallon, 1981). Qu'il s'agisse donc des effets pervers d'un âge démocratique dit suranné, inséparable d'une société contractuelle et programmée, empreinte de règles uniformes, de conventions et de socialisation disciplinaire (Lipovetsky, 1983), ou qu'il s'agisse du vertige de l'individu impuissant devant son propre devenir qu'une crise économique ou une catastrophe écologique menace d'engloutir avec ses projets les plus légitimes, la nouvelle révolution individualiste, dont ces traits sont l'expression, laisse peut-être deviner, pour la société de demain, un dépérissement de la démocratie et soupçonner que son âge d'or soit d'ores et déjà affaire du passé. 

Pessimisme de la raison, possiblement, qui ne se résigne pas à voir dans les lignes directrices que trace le fameux procès de personnalisation, décrit par Lipovetsky lui-même comme inextricablement lié à la révolution de la consommation de masse, une avancée concrète d'autonomie et d'émancipation de l'individu. Cela parce que le contenu politique de telles valeurs paraît de plus en plus restreint et se confiner le plus souvent à la « mentalité marchande ordinaire » (Besnier et Thomas, 1987, p. 143). En font foi, avec suffisamment d'éloquence, « la propension de chacun à demander pour lui-même une part du gâteau », combinée au fait que « le citoyen se soit avéré plus demandeur que participant » (Dogan et Pélassy, p. 64-65), alliée aussi à son « extrême sensibilité à des problèmes spécifiques » et à son « indifférence vis-à-vis tout autre problème » (Cairns, p. 92). Tous ces signes deviennent annonciateurs d'anomie sociale, de perte de légitimité de l'État et de méconnaissance des obligations politiques. Vu sous cet angle, le projet de providence organisée consistant à planifier le bonheur des masses semble se dissoudre dans ce que Hermet et d'autres avec lui ont qualifié de « démocratie de la consommation » (1986, p. 138). 

Ainsi, nonobstant les percées réalisées à travers le réformisme étatique de l'après-guerre, elles ne doivent pas masquer ses échecs relatifs où se combinent la démobilisation du citoyen avec l'inefficacité et la lourdeur bureaucratiques. Prendre en compte les conséquences de tels ratés du système, c'est reconnaître que la diffusion du bien-être par la redistribution a mené trop souvent à l'individualisme de la consommation qui a eu l'heur de transmuter le rôle de citoyen en simple « contribuable » et « récipiendaire » (Dogan et Pélassy, p. 65), envieux à l'idée que d'autres pourraient nuire, par leurs sollicitations concurrentes, à ses bénéfices ou droits acquis. Non seulement assiste-t-on à l'explosion des revendications catégorielles plus susceptibles de conduire « à la surenchère qu'aux sacrifices réciproques », mais de plus en plus, on pressent la montée de la résistance des cotisants à payer pour les autres, surtout les profiteurs qu'on juge en nombre croissant (p. 51 et 96). 

Les déconvenues entraînées par la démocratie de consommation, dont on dérive la dégradation de la sensibilité démocratique, ont été diagnostiquées sous le thème de la crise de la citoyenneté occidentale. On rejoint encore ici l'idée développée par Cairns à propos de la perte éprouvée par chaque citoyen du « sentiment de constituer un tout civique » (p. 86) et, parallèlement, de l'érosion de son identité en tant qu'être humain « préoccupé par la totalité de la société » (p. 92). 

Cette nouvelle posture de « l'individu individualiste de la société civile » renvoie à un appauvrissement d'une des dimensions importantes de la citoyenneté, « l'empathie », c'est-à-dire cette faculté de « se mettre à la place des autres citoyens » (Leca, 1983, p. 173). Elle est également connotée au penchant de l'individu privé pour le partage des coûts mais la privatisation des bénéfices, adoptant en cela la stratégie de l'individualisme possessif, au même titre que l'entrepreneur privé (p. 201). L'effritement de la citoyenneté est aussi le reflet d'une crise de la participation démocratique, synonyme désormais de « participation encadrée » (Jalbert, 1985, p. 87). En effet, la participation aujourd'hui n'est plus que slogan, que « conditionnement au consensus » (Hermet, 1983, p. 234), à travers la mise en scène de consultations post-décisionnelles et d'un jeu électoral ressenti comme futile, d'autant plus inutiles d'ailleurs l'un et l'autre qu'ils prennent l'allure de préarrangements à des fins plébiscitaires. 

Dans ce climat de fausse permissivité pluraliste où se façonne un nouvel éthos social qui déteint forcément sur les comportements économiques et politiques individuels, les opinions que l'on réclame de l'électeur, du sondé ou du consulté sont tellement ritualisées et dépourvues de sens critique qu'elles mènent tout droit à la formulation d'un nouveau conformisme et à l'évacuation de tout débat véritable. 

Si la dégénérescence de la politique en politique spectacle (Baudrillard, 1978, p. 57) et la désorganisation de l'espace public par la culture de consommation (Habermas, 1986, p. 184-188) ont pu servir de solution d'évitement aux tendances à la crise qui se manifestent dans le capitalisme avancé, en particulier par la double crise de rationalité et de légitimation (Habermas, 1978), c'est que parallèlement « au mouvement de dépolitisation du corps social » s'est affirmée une remarquable « technicisation du politique », sous couvert de la croissante complexité du domaine public (Barel, p. 74-76). De là, la déportation des questions d'importance vers les instances technocratiques et la résorption de leur dimension politique. 

Que la conséquence de tout cela se soit enregistrée dans le déclin du parlementarisme et le renforcement des prérogatives des exécutifs, exacerbant par le fait même la centralisation étatique et la dictature des experts, on ne s'en surprendra pas outre mesure. Mais que cette évolution n'ait pas plutôt conduit à la montée d'un État fort, capable d'exercer une tutelle intégrale, cela peut sembler paradoxal. L'idée que la démocratie gouvernée ait cédé le pas à la démocratie gouvernante, selon Burdeau, ne signifie pas, encore une fois, qu'on se soit rapproché du modèle totalitaire. En fait, il faut bien comprendre que la tyrannie de l'État Moloch n'est aujourd'hui guère plus inquiétante que l'immense faiblesse dont fait preuve l'État dans l'exercice du pouvoir. 

Pourtant, un danger demeure omniprésent que l'existence du pluralisme-corporatisme (Lavau et Duhamel, 1985, p. 83), curieusement propulsé par le développement de l'État-providence, conduise à une confrontation particulièrement débridée des pouvoirs et des intérêts. Le problème qui se pose alors reste de savoir comment maintenir la cohésion d'une société ainsi fondée sur la culture du sujet, spectatrice autant que productrice d'un nouveau mode d'individualisation et de socialisation dont Richard Sennett découvre la signification dans la métaphore de la chute, non plus celle de l'empire mais du « public man » (Sennett, 1979). Face à l'ampleur des dimensions du problème soulevé par ce phénomène, synonyme de désinvestissement social et de déresponsabilisation vis-à-vis d'autrui, et que traduit, à l'échelle de la collectivité, l'image d'une société transformée en terrain de lutte entre corporatismes, quels diagnostics, médecines ou pédagogies, les spécialistes du mal de l'âme contemporain ont-ils à nous proposer ? D'aucuns dénoncent cette « démocratie planifiée » (Hermet, 1986, p. 137) et « I'affirmation de droits sans contrepartie » (Leca, 1983) ; d'autres constatent l'ingouvernabilité grandissante des démocraties en raison de ses excès (Huntington, 1975) et souhaitent même en découdre au profit d'un « démarchie », nous épargnant ainsi d'un « terme souillé par un abus prolongé » et sans doute d'une réalité qui ne le serait pas moins à leurs yeux (Hayek, 1983, p. 48) ; quelques-uns découvrent les mérites du néo-corporatisme comme mode original de contrôle social (Janowitz, 1976), pourtant décrié par d'autres comme « nouveau totalitarisme » (Huntfort, 1972) ; enfin, les plus optimistes misent sur les organisations d'un type nouveau pour « réencastrer la solidarité dans la société » et revivifier le tissu social (Rosanvallon, p. 119) ou encore sur le « juste Pouvoir », celui qui de lui-même « institue la liberté » et individualise la responsabilité des acteurs, au nom de la « démocratie civile » (Cannac, 1983, p. 75). 

Quelle que soit la thérapie privilégiée, il semble bien que le risque auquel tous croient soumise la « gouvernementalité » occidentale, pour reprendre le vocabulaire de Michel Foucault, tient au fait de ne pouvoir retrouver une certaine maîtrise, disons fonctionnelle, des rapports État-société à travers les, « tactiques de gouvernement » existantes, soit celles qui permirent jusqu'ici « à chaque instant de définir ce qui doit relever de l'État et ce qui ne doit pas en relever, ce qui est public et ce qui est privé, ce qui est étatique et ce qui est non étatique, etc. » (Foucault, 1989, p. 103). Bien sûr que les rapports État-société que l'on met ici en cause correspondent à une forme particulière, approximativement localisée et datée, d'art de gouverner que l'on a baptisée démocratique ou gouvernement du peuple par le peuple. Cela dit, il n'est pas d'unicité rigoureuse dans la mise en place de ce rapport ou de cet art de gouverner à travers les différents contextes et les conjonctures. En sorte qu'il en est de même aujourd'hui, en ce qui concerne les solutions avancées pour retrouver la fonctionnalité perdue, exactement comme hier, en ce qui concerne les différentes phases qui en constituent la trame, c'est-à-dire que les pièces qui composent les instruments du gouvernement peuvent s'arrimer différemment pour présenter des conformations particulières qu'on pourra qualifier et ordonner sur une échelle de libéralisme. 

Par exemple, parmi les « trouvailles historiques » qui refont fortune ces jours-ci, on considérera la solution ultra-libérale qui consiste à faire appel aux mécanismes du marché pour résoudre n'importe quel problème, tant le fonctionnement de l'État que les inadaptations individuelles et, à permettre, ce faisant, de rééquilibrer le jeu des influences État-société. Pétition antivolontariste, jugée paradoxale par certains pour son invocation à l'individualisme de marché alors que le but visé est « de ranimer un civisme défaillant » (Leca, p. 208). Autre issue, rarement formulée à titre de projet mais s'affirmant en tant que pratique parce que découlant directement des circonstances, celle de la politique managérialiste, que d'aucuns saisissent déjà comme la formule hégémonique dont la mise en application, en sous-main et au nom du réalisme, remonte au choc provoqué par la crise du milieu des années 1970. Également, l'institutionnalisation d'une nouvelle forme de technologie politique, branchée sur le contrôle et la surveillance plutôt que sur la négociation et le compromis, retient l'attention d'analystes qui croient voir se mettre en place un nouveau procès disciplinaire à travers la régulation technicienne des rapports sociaux (Boismenu, 1988). Enfin, contre la perspective d'un nouvel autoritarisme mais aussi, très souvent, il va sans dire, pour faire droit aux critiques de l'État-providence sans tomber dans l'utopisation néo-libérale du marché, on trouve ceux que Besnier et Thomas classent du côté de l'optimisme sociologique, qui vont choisir d'invoquer la revitalisation de la société civile, censée opérer comme dernier rempart de la démocratie, plutôt que de rechercher de nouvelles sophistications au niveau du fonctionnement de la politique. 

On le voit, les modes de régulation étatique en vigueur, tout autant que les solutions retenues aux fins de renouvellement de la gouvernementalité, forment un tout complexe, même en étant comprises sous le parapluie démocratique. Dans certains cas, on semble pourtant s'éloigner du noyau dur des principes démocratiques, d'autres fois, s'en rapprocher. Mais au moment où la démocratie occidentale fait figure d'emblème pour les peuples d'Europe de l'Est, on relèvera peut-être avec une certaine inquiétude que plusieurs de nos formules de gouvernementalité, rapidement esquissées ici, comportent un réel potentiel d'antidémocratisme, qu'il s'agisse du libéralisme exacerbé, de l'apolitisme gestionnaire ou du conservatisme disciplinaire. Cependant, il faut reconnaître qu'à l'autre bout de l'échiquier, bien que timidement, un nouveau réformisme démocratique se fait jour, pendant qu'au centre continuent d'exister des formes molles mais néanmoins respectables de démocratie dont on ignore encore de quel côté elles se laisseront entraîner. 

Il va de soi que le renouveau démocratique, s'il doit avoir un sort plus prometteur que celui auquel on aurait pu s'attendre sur la seule base de l'observation de la dynamique interne des démocraties libérales ces dernières années, ne se concrétisera, à mon sens, ni grâce à une hasardeuse mystification de la société civile dont on aurait oublié les nombreuses contradictions, ni en misant aveuglément sur l'État de droit et la simple tradition démocratique libérale. D'autant moins que les pays de l'ex-camp socialiste posent aux Occidentaux un défi considérable par leur nouveau questionnement sur la construction démocratique. Partir plutôt d'une mise en commun des ressources propres à l'État et à la société civile, formes de démocratie déléguée combinées à des formes de démocratie directe ou semi-directe, m'apparaît la meilleure voie pour rechercher des solutions ou des éléments de solution au formalisme démocratique qui a pris le pas dans la plupart de nos démocraties endormies et a, peu à peu, affadi notre sensibilité civique. En effet, puisque la société et l'État sont dorénavant si étroitement assemblés et puisque la crise de l'État-providence est, à mon sens, tout autant celle de la société civile qui en est issue, réfléchir dans ce contexte à l'avenir de la démocratie, cela veut dire se pencher non seulement et uniquement sur la crise de l'État, mais plutôt sur la crise qui affecte le mode d'articulation de l'État à la société. Alors, peut-être, pourra-t-on penser la démocratie comme un processus plutôt que comme un système, à partir des tensions qui la fondent, à la fois en tant que théorie et société, toujours tiraillée qu'elle est entre des principes et des forces opposés. Penser la démocratie dans une perspective historique également, c'est-à-dire, pour reprendre la formule très juste et éclairante de Besnier et Thomas (p. 61), comme « le moment singulier d'une société qui accepte sa division », en fait consciemment une donnée de la vie collective et « l'expose sur la scène politique », en s'efforçant de susciter les compromis qui fassent pencher la balance du côté de la transparence, de la, décentralisation et de l'autonomie créatrice. Et, au bout du compte, aboutir à ce que l'invention démocratique n'apparaisse ni comme un dogme figé au service de quelque propagande ni comme une pure chimère, mais à ce qu'elle puisse servir, grâce à un travail constant de confrontation, à dynamiser les sociétés contemporaines et à faire en sorte qu'elles s'ouvrent par la multiplication des forums sur des horizons sans frontières. 

 

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Retour au texte de l'auteur: Fernand Dumont, sociologue, Université Laval Dernière mise à jour de cette page le mercredi 6 août 2008 11:28
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur de sociologie au Cegep de Chicoutimi.
 



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