RECHERCHE SUR LE SITE

Références
bibliographiques
avec le catalogue


En plein texte
avec Google

Recherche avancée
 

Tous les ouvrages
numérisés de cette
bibliothèque sont
disponibles en trois
formats de fichiers :
Word (.doc),
PDF et RTF

Pour une liste
complète des auteurs
de la bibliothèque,
en fichier Excel,
cliquer ici.
 

Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Une édition électronique réalisée à partir de l'article de Pierre Hamel, “Le contrôle fiscal : qui est-ce qui contrôle ?.” Texte d'une intervention publié dans les Actes du Colloque de l'ACSALF de 1984, Le contrôle social en pièces détachées, pp. 113-125. Montréal: Les Cahiers de l'ACSALF, no 30, 1985, 263 pp. [Autorisation accordée par l'ACSALF le 20 août 2018 de diffuser tous les actes de colloque de l'ACSALF en libre accès à tous dans Les Classiques des sciences sociales.]

[113]

Le contrôle social en pièces détachées.
Actes du colloque annuel de l’ACSALF 1984.
DEUXIÈME partie
ÉTUDES DE CAS

Le contrôle fiscal :
qui est-ce qui contrôle ?


Par Pierre J. HAMEL

Département de sociologie, Université de Montréal

Pour la plupart des fiscalistes, l'étude du système fiscal d’une société comprend typiquement trois moments. Premièrement, on évalue le coefficient de pression fiscale, calculé comme le pourcentage du PIB (Produit intérieur brut) que représente l'ensemble des prélèvements obligatoires (taxes, impôts et cotisations sociales). Deuxièmement, on décrit la structure fiscale, soit l'assemblage des différents types d'impôts, les formes et les lieux de prélèvements. Troisièmement, on analyse la qualité de l'administration fiscale, son efficacité, sa capacité à imposer. Ce dernier aspect, qui sera l'objet de notre communication, pose avant tout un problème de contrôle, car on ne peut taxer que ce que l'on peut saisir.

Au cours de notre exposé, nous nous sommes astreints à cerner la question suivante : qui contrôle ? Pour illustrer notre propos, nous nous servirons d'exemples concrets comme le raffermissement de l'imposition des pourboires et le tumulte déclenché par la loi 43.

Le contrôle fiscal est de moins en moins directement effectué par les agents du fisc. En effet, et il s'agit d'une tendance séculaire, le plus gros du travail concret de contrôle passe de plus en plus sous la responsabilité de "mandataires'' désignés par l'État pour assumer un rôle d'intermédiaire entre le fisc et le contribuable. Ces mandataires, ce sont les marchands qui perçoivent la taxe de vente au détail pour le compte du ministère du Revenu, ou encore les propriétaires d'immeubles de plus de 10 logements qui sont chargés à Montréal de percevoir la taxe d'eau auprès de leurs locataires, ou les employeurs qui fournissent au fisc des informations détaillées sur les salaires versés à chaque employé et qui déduisent une retenue à la source en retranchant du salaire brut des montants qui sont directement versés au compte des ministères concernés à titre de provisions pour l'impôt et les cotisations sociales de l'année en cours. L'entrée en jeu de ces mandataires facilite grandement le recouvrement des impôts. Dans le cas des revenus, cela permet d'établir avec beaucoup plus d'exactitude l’assiette fiscale, c'est-à-dire le montant imposable.

[114]

En fait, la tâche exigée des mandataires n‘est autre chose qu'un travail comptable de contrôle interne. Ainsi, Ils assument la saisie des données, leur mise en forme et une première vérification de concordance comme, par exemple, dans le cas de la conciliation entre le total des salaires que l'employeur déclare avoir versés et le total des salaires déclarés par chaque employé selon le relevé émis par l'employeur. Comme on le verra, c'est le développement du contrôle comptable à des fins Internes, selon les besoins propres des entreprises, qui constitue la pierre d'assise du contrôle fiscal [1].

Une telle médiatisation du contrôle fiscal est un phénomène majeur. Si l'on considère l'ensemble des recettes publiques, on constate rapidement toute l'importance du rôle dont on a progressivement chargé les mandataires dans l'établissement des assiettes fiscales et le recouvrement des Impôts.

Concernant le recouvrement des Impôts, les entreprises, à elles seules, collectent, pour le compte de l'État, entre les deux tiers et les trois quarts de tous les impôts payés dans les pays industrialisés (Bobe et Llau, 1978), et ce, sans compter les cas où ce sont des particuliers et non des entreprises qui remplissent une fonction de mandataire. Il est facile de se figurer les impôts qui sont versés à l'État par des entreprises : il s'agit essentiellement de la quasi-totalité des impôts à la consommation (taxe de vente, TVA et autres), de l’impôt sur le revenu et des cotisations sociales retenus à la source dans le cas des salariés, de la majorité des droits de douane, des permis et ainsi de suite sans oublier bien entendu les Impôts sur les profits des entreprises, la part de l'employeur des cotisations sociales, etc. Dans le cas du recouvrement des Impôts, on observe donc que le fisc n’a pas à intervenir directement dans la grande majorité des cas.

Cette absence d'implication directe du fisc est encore plus marquée pour ce qui est de l'établissement de l'assiette fiscale. En effet, non seulement les mandataires fournissent-ils les Informations nécessaires au contrôle fiscal lorsqu'ils assument la collecte des impôts, mais encore on note de nombreux cas, principalement lorsque cela affecte le revenu des particuliers, où le fisc exige de semblables informations, sous forme de relevés ou autrement, même lorsque les mandataires n'ont pas à effectuer de retenue à la source. On pense, par exemple, aux relevés émis par les institutions financières pour faire état du montant des intérêts qu'elles ont [115] distribués sans qu'il n'y ait eu d'impôt déduit. Il en est de même des bourses d'étude. En fin de compte, pour ce qui est de la très grande majorité des sommes collectées, le fisc n'a pas à effectuer de contrôle à proprement parler en ce qui concerne l'établissement de l'assiette fiscale, mais seulement à s'assurer de la coïncidence de ce qui est déclaré par les uns et par les autres.

La tendance des administrations fiscales à favoriser la médiatisation du contrôle fiscal permet un contrôle à la fois moins douloureux et plus efficace.

Le contrôle fiscal effectué directement par le fisc peut facilement être ressenti comme tatillon, pesant, Inquisiteur dans une relation personnalisée, face à face, la saisie des données apparaît comme une véritable saisie, ouvertement violente. Au contraire, le contrôle fiscal médiatisé n'est que très rarement perçu comme harassant, pour la simple raison qu'il est presque Imperceptible. En l'absence d'agent du fisc, en étant intégré au contrôle comptable Interne, le contrôle fiscal médiatisé devient un phénomène normal qui fait partie du quotidien, de l'ordre des choses. C'est pourquoi, de nos jours, les occasions se font plus rares et il n'est pas donné à tout le monde de participer ou même d'assister au lynchage d'un percepteur d'impôts, et ce, depuis que la collecte est en partie assumée par de sympathiques mandataires, comme le petit épicier du coin, au fur et à mesure des achats quotidiens même si la majorité des taxes à la consommation ont déjà été Incorporées au prix en amont du détaillant, au niveau du grossiste, comme c'est le cas de la taxe de vente fédérale canadienne.

Il en est de même pour l'Impôt sur le revenu des salariés où le contrôle et la ponction fiscale deviennent insensibles grâce à la retenue à la source : la main qui nourrit, dans un même mouvement généreux, par un tour de passe-passe, "la main plus rapide que l'œil", détourne les Impôts à payer avant même qu'ils ne parviennent au salarié. Les contribuables ne sont certes pas dupes, du moins pas tous ni tout le temps. Il n'empêche qu'il n'est pas rare d'entendre des gens affirmer, l'air heureux et satisfait, qu'ils ne paient pas d'impôt, et même que c'est le fisc qui leur en donne, alors qu'en fait on leur a soutiré au fil des semaines plus que leur quote-part.

En fait, c'est le cas de la majorité puisque les choses sont ainsi faites [116] qu'année après année, les contribuables sont toujours plus nombreux à attendre un retour d'impôt qu'à devoir faire parvenir un chèque au fisc. Ainsi, au Québec en 1980, près de 85% des salariés attendaient un chèque de remboursement et seulement 10% en avaient signé un à l'ordre du Ministre du revenu (Marcoux, 1983 : 37). La médiatisation du contrôle fiscal et la diffusion des points de contrôle permettent de dédramatiser l'opération et d'éviter, pour la vaste majorité des contribuables, de traumatisantes rencontres.

Non seulement le contrôle fiscal médiatisé est-il moins douloureux, mais encore il est beaucoup plus efficace. Evidemment, il est, par définition, plus compliqué dévaluer si le contrôle est vraiment efficace puisque cela revient à estimer dans quelle mesure un Impôt est fraudé ou non. Il est quand même possible d'affirmer hors de tout doute qu'un Impôt est souvent moins fraudé lorsqu'un tiers est chargé d'effectuer un contrôle de première ligne et de rapporter ces Informations au fisc.

Un des éléments attestant l'efficacité relative du contrôle médiatisé est qu'il n'y a, dans ces cas-là, Jamais de contestations ou de poursuites, comme, par exemple, en ce qui a trait à la détermination du revenu de travail dans le cas de salariés, alors que gémissent les propriétaires de petits commerces et de PME, les professionnels à leur compte, etc., sur lesquels s'acharnent les agents du fisc, en un sens avec raison. En effet, alors que, d'un côté, coincés, encarcanés, les salariés ne peuvent pratiquement pas dissimuler leur salaire et que les déductions admissibles sont strictement restreintes ; de l'autre côté, en ce qui concerne les revenus d'activités autonomes, il y a toujours place pour l'expression de ce grand art d'interprétation qu'est la comptabilité et souvent matière à contestations et à poursuites.

D'ailleurs, cette Idée d'efficacité relative du contrôle fiscal médiatisé fait l'objet d'un assez large consensus. Les diverses études sur la fraude fiscale s'accordent en général pour affirmer que, dans l'ensemble, le revenu déclaré à l'Impôt équivaut, à relativement peu de choses près, au revenu global réel lorsqu'il s'agit de contrôle fiscal médiatisé, comme dans le cas de l'Impôt sur le revenu des salariés. En revanche, pour les travailleurs autonomes, les professionnels à leur compte ou les chefs de petites [117] entreprises, les revenus déclarés n'ont souvent qu'un lointain rapport avec la réalité.

Moins douloureux, plus efficace, le contrôle fiscal médiatisé semble présenter des avantages non négligeables, du point de vue du fisc bien sûr. Pourtant, la formule n'est pas étendue à tous les types de revenus. L'examen de cas de contrôle non médiatisé nous permettra de cerner de près les deux conditions nécessaires à la médiatisation du contrôle fiscal : premièrement, la matière Imposable, encore les salaires, doit être l'objet d'un contrôle à des fins Internes et, deuxièmement, la personne ou l'organisme qui effectue ce contrôle doit avoir avantage à en faire profiter le fisc.

Prenons l'exemple de la taxe de vente. Le contrôle fiscal est grandement simplifié grâce à la généralisation des caisses enregistreuses qui gardent en mémoire le détail des ventes. Or, certains commerces continuent à fonctionner sans caisse enregistreuse, en utilisant d'un côté une calculatrice sans mémoire ineffaçable et, de l'autre côté, une petite caisse qui n'est l'objet d'aucun contrôle ni pour les recettes ni pour les déboursés. Ces entreprises partagent certaines caractéristiques. En général, elles sont de très petite taille, n'ont que très peu d'employés -ceux-ci sont fréquemment des membres de la famille du propriétaire- et le propriétaire est le plus souvent continuellement sur place. Il est aussi en mesure de procéder directement au contrôle de la caisse ou par l’intermédiaire d'une personne en qui il a totalement confiance. La caisse enregistreuse fait son apparition le jour où le patron veut pouvoir contrôler des gens qui, éventuellement, l'occasion faisant le larron, pourraient se servir au passage. D'ailleurs, un des principaux arguments de vente invoqués par les détaillants de caisses enregistreuses électroniques est justement qu'elles permettent un bien meilleur contrôle sur les faits et gestes du personnel y travaillant. Chose certaine, les caisses enregistreuses sont toujours utilisées dans les grandes surfaces, dans les succursales même petites de réseaux commerciaux et, ordinairement, partout où l'organisation du travail a quitté le stade artisanal pour présenter une division du travail un peu plus accentuée mettant en opposition le patron et ses salariés.

Plus souvent qu'autrement, on remarque, chez les entreprises qui ne tiennent pas de comptabilité pour les salaires versés à leurs employés, des [118] caractéristiques similaires à celles des entreprises qui n'ont pas de caisse enregistreuse. Les entreprises qui ne déclarent pas leurs employés et les paient en liquide, “en-dessous de la table", sont de petites entreprises où le patron peut exercer de visu un contrôle suffisant. En revanche, dès que la taille de l'entreprise s'accroît et que le contrôle personnel n'est plus possible, on volt apparaître, à des fins de contrôle Interne, un système comptable qui fonctionne avec des factures numérotées, des paiements par chèques, des relevés de toutes sortes. Le travail au noir devient alors plus difficile mais non impossible à camoufler. Le fisc profite de ces efforts pour limiter le coulage dans l'entreprise car le contrôle fiscal peut s'appuyer sur un contrôle interne resserré qui vise essentiellement les opérations courantes impliquant les subalternes, quitte bien entendu à ce que le patron ou les cadres supérieurs se ménagent une cassette personnelle, sous forme de petite caisse secrète, de compte anonyme en Suisse ou de filiale-bidon à l'abri des contrôleurs gênants, pour conserver la possibilité de régler discrètement quelques coups dont certaines traces pourraient s'avérer compromettantes.

Le contrôle interne donne prise au contrôle fiscal et rend possible la mise en place de relais locaux de l’administration fiscale. Encore faut-il cependant que les mandataires aient un net avantage à jouer ce rôle, à reverser au fisc la taxe de vente perçue ou à retransmettre les informations sur les salaires versés. En général, dans les cas d'entreprises importantes où l'on tient une comptabilité serrée, la question se pose moins étant donné que les pièces justificatives dont on a besoin pour son propre contrôle interne laissent des traces repérables par le fisc et limitent ainsi les possibilités de fraude sur une vaste échelle, fraude qui requiert le silence ou la complicité d'un trop grand nombre de salariés, pas toujours fiables, que l'on cherche justement à contrôler.

En revanche, il n'est pas rare qu’un petit patron dissimule une partie des ventes taxables, ce qui lui permet à la fois de diminuer son revenu imposable et d'empocher la taxe de vente. Pour se convaincre que plusieurs considèrent qu'ils ont avantage à contourner la loi, on n'a qu'à regarder l'impressionnante série de jugements et de condamnations pour défaut de paiement de la taxe de vente dont le Ministère fait état chaque mois dans le but presque avoué d'intimider les mandataires qui seraient tentés de les [119] imiter

De la même façon, dans le cas de l'impôt sur le revenu des salariés, le mandataire doit trouver son avantage à déclarer au fisc les salaires versés. Lorsque l'employeur considère qu'il lui en coûte beaucoup trop, il peut songer à recourir au travail au noir. D'une part, le fait de déclarer les salaires versés l'oblige à acquitter la part de l'employeur des cotisations sociales, d'autre part, ces cotisations, comme d'ailleurs les salaires versés, sont totalement déductibles du revenu de l'entreprise ; l'un dans l'autre, sauf pour de très petites entreprises dont la clientèle est composée essentiellement de particuliers, il s'avère la plupart du temps inévitable et même rentable de déclarer la totalité des salaires en contrepartie des revenus de l'entreprise que l'on ne peut escamoter, ce qui permet du reste de réserver à d'autres fins les revenus de l'entreprise que l’on peut soustraire au contrôle fiscal.

À titre d'exemples révélateurs, examinons l'imposition des pourboires des travailleurs de la restauration et de l'hôtellerie car il s'agit d'une tentative de mise sur pied d'un système de contrôle médiatisé, ce qui nous permettra de voir la nécessité des deux conditions que nous avons identifiées : le contrôle Interne et l'Intérêt du patron à collaborer.

Les pourboires ne sont manifestement pas déclarés en totalité alors qu'ils constituent un élément du revenu imposable au même titre que le salaire. Payés le plus souvent en argent comptant et empochés directement par leur destinataire final, les pourboires ne laissent pas de trace nulle part et il est impossible, dans les conditions actuelles, de déterminer exactement la somme des pourboires reçus. Cette situation s'est toutefois modifiée avec l'introduction accélérée de la carte de crédit et la nouvelle pratique qui consiste à inscrire le montant du pourboire sur le formulaire de paiement par carte de crédit : il devient alors possible d'extrapoler à l'ensemble les pourboires payés par carte de crédit et d'évaluer approximativement le total des pourboires.

En tirant partie de ces informations sur les pourboires payés par carte de crédit, en tenant compte du chiffre d'affaires déclaré par l'entreprise et en utilisant le registre des salaires pour estimer, par le nombre d'heures [120] travaillées, la proportion des ventes attribuables à chaque employé, les administrations fiscales québécoise et fédérale ont entrepris en juillet 1979 une campagne de vérification des déclarations de revenus des gens au pourboire qui a donné lieu à une série de poursuites Individuelles. Ces poursuites ont suscité une réaction de défense qui s'est traduite par la création, un peu partout au Québec, d'associations regroupant les gens au pourboire.

Le deuxième épisode de cette petite histoire est marqué par la publication en août 1982 d'un livre vert du ministre du Revenu sur la situation des travailleurs au pourboire et par la tenue, à l’automne, d'une commission parlementaire sur ce sujet où furent entendues les diverses associations de travailleurs et de restaurateurs.

Parmi les différentes hypothèses envisagées par le ministre, les associations de travailleurs et les syndicats étalent partisans du pourboire obligatoire sous forme d'un pourcentage fixe appliqué uniformément à toutes les factures ; après avoir été combattue par les associations patronales comme représentant une menace mortelle pour l'Industrie, cette solution du pourboire obligatoire n'a pas été retenue bien qu'elle présentait pourtant les meilleures possibilités pour le contrôle fiscal.

Rejetant également le maintien du statu quo réclamé par les associations patronales, le ministère du Revenu a réussi à trouver une solution qui mécontente tout le monde et qui, de l’avis général, équivaut à un aveu d'impuissance de la part du fisc à appliquer et à faire la loi de l'Impôt.

La solution retenue par la loi 43, entrée officiellement en vigueur le 1er janvier 1984, prévoyait l'obligation pour les travailleurs de déclarer par écrit à leur employeur le montant de leurs pourboires pour chaque période de paie. La loi précisait que l'employeur devait considérer ces pourboires de la même façon que le salaire ; conséquemment, l'employeur avait la charge de percevoir à chaque paie un montant provisionnel pour les impôts et les cotisations sociales sur les pourboires et devait bien sûr y rajouter la part patronale des cotisations sociales. Enfin, la loi prévoyait que le montant global des pourboires déclarés par tous les employés devrait équivaloir à un minimum de 8% des ventes de l'établissement. Par crainte des réactions qui [121] s'annonçaient pour le moins vives, le ministre a préféré mettre en veilleuse cette formule d'attribution de 8% qui ne fut jamais appliquée.

Mais, même sans la mise en vigueur de la formule d'attribution, la nouvelle loi a été accueillie par des manifestations tant de la part des travailleurs que de la part des restaurateurs. Ces derniers ont même réussi à organiser le 13 mars 1984 un mouvement de fermeture d'un grand nombre d'établissements touchés par la loi 43.

Finalement, le ministre a annoncé en Juin 1984 un projet d'amendement de la loi. Cette révision prévoit que les pourboires ne seront plus déclarés à chaque période de paie mais seulement une fois l'an, les travailleurs déclarant au début de chaque année le montant de pourboires qu'ils prévoient recevoir. À chaque période de paie, l'employeur devra retenir sur le salaire les déductions fiscales et sociales en fonction du salaire mais également des pourboires prévus.

Regardons rapidement les raisons du tumulte provoqué par la loi 43. Du point de vue des travailleurs, la loi 43 comportait deux défauts majeurs. Tout d'abord, la formule d'attribution de 8% aurait risqué, selon les associations, de pénaliser bon nombre de travailleurs qui reçoivent moins de 8% et/ou qui doivent partager leurs pourboires avec d'autres (le maître d'hôtel, l'hôtesse, le garçon-desserveur, etc.). Le deuxième problème, qui demeure irrésolu même après les derniers amendements, c'est l'attitude du gouvernement fédéral qui encaisse sa part d'impôt sur les pourboires, en profitant de l'action du fisc québécois, mais qui refuse de considérer ces pourboires comme des gains assurables aux fins de l’assurance-chômage. Les associations de travailleurs aux pourboires, épaulés par les syndicats du secteur, et en particulier par la CSN, ont pour slogan : mêmes obligations, mêmes droits. De l’avis de syndicats, il est plus avantageux de payer tous ses Impôts et cotisations si on obtient en retour une protection complète au niveau de la sécurité sociale.

Notons au passage que, dans ce cas-ci comme dans bien d'autres, les syndicats se révèlent être de précieux alliés objectifs du fisc ; en effet, leur position n'est pas contradictoire sur le fond de la question avec la position gouvernementale. Au contraire, rappelons d'une part que leur solution [122] préférée, le pourboire obligatoire, aurait permis le meilleur contrôle fiscal possible et que, d'autre part, les conventions collectives qu'ils réussissent à négocier dans le secteur facilitent la mise en place des contrôles rêvés par le fisc. Ce n'est pas le fruit du hasard : en combattant l'arbitraire patronal, les syndicats travaillent à la mise en place de règles du jeu claires qui limitent les droits de gérance de l'employeur mais qui restreignent en même temps la marge de manœuvre de leurs membres face au fisc.

L'analyse de la position patronale face à la loi 43 est tout particulièrement intéressante. Le premier et principal point de désaccord, tel que le présentent les associations patronales, tient justement à ce rôle de mandataires que leur impose la loi 43 et qu'ils refusent d'assumer. Pour le porte-parole de l'Association des restaurateurs du Québec, "(...) cette nouvelle loi n'a d'autre but que de permettre au gouvernement de faire des propriétaires de restaurants ses inspecteurs, ses policiers et ses percepteurs" (La Presse. 13 mars 1984 : A-2). "Le gouvernement veut nous transformer en comptables, vérificateurs, espions, fonctionnaires, percepteurs d'impôts, disent-ils" (Beauregard, 1984 : A-7). La publicité du Front commun des établissements affectés par la loi 43 (1984 : A-21) clame que la loi leur imposerait "un rôle policier tout à fait inacceptable". Notons que les amendements qui seront éventuellement apportés à la loi 43 atténuent grandement le poids de cette tâche de contrôle puisque l'employeur n'aura pas à s'assurer de chaque période de paie que le montant de pourboires déclarés corresponde à la réalité : ils pourront considérer comme acceptable l'estimation annuelle des pourboires à recevoir.

À notre avis, les restaurateurs ont une vision passablement juste des intentions gouvernementales : il est tout à leur honneur de refuser d'être embrigadés comme de vils délateurs fiscaux. Le "hic" dans cette affaire, c'est que ces gens qui jouent les vierges offensées accomplissent déjà, depuis longtemps, un sale boulot de "policiers", comme ils disent, dans le cas de maigres salaires qu'ils versent à leurs employés. On ne voit pas vraiment pourquoi ce qui ne les a jamais empêchés de dormir dans le cas des salaires leur poserait subitement des problèmes de conscience dans le cas des pourboires. En revanche, si l'on fouille un peu leurs revendications, on découvre une explication de leur état d'âme du côté de points de désaccord soi-disant secondaires mais qui nous semblent des plus importants.

[123]

Les restaurateurs avancent comme second problème les frais d'administration qu'engendre la comptabilisation des pourboires déclarés. Encore là, mises à part certaines exagérations, il est vrai de dire que cela n'ira pas sans occasionner des frais supplémentaires Cependant, avec les amendements proposés, ces frais seront réduits à leur plus simple expression avec la déclaration annuelle des pourboires escomptés. Pour tenir compte de ces frais réels, le ministre aurait pu envisager de ristourner aux employeurs un pourcentage des impôts additionnels à titre de dédommagement. Mais, en ces temps de crise budgétaire, le gouvernement est tellement près de ses sous qu'il vient même de couper la compensation de 2% de la taxe de vente collectée qu'il accordait traditionnellement aux marchands chargés de la percevoir. En fin de compte, il n'y a quand même pas de quoi faire la grève sur cette question des frais d'administration d'une opération désormais annuelle.

Il y a un troisième problème, du point de vue des restaurateurs, mais ils se gardent bien de le mentionner trop explicitement dans leur publicité contre la loi 43. Il s'agit des sommes supplémentaires qu'ils devront verser à titre de part patronale des cotisations sociales en pourcentage des pourboires déclarés. Malheureusement pour eux, ils ne trouveront pas grand monde pour les plaindre, d'autant que les lois les avantagent déjà. Rappelons en effet que la loi du salaire minimum stipule pour l’industrie hôtelière un salaire minimum particulier, inférieur de 18% à la normale (3.28$ l'heure plutôt que 4$), minimum qui n'est pratiquement jamais majoré lorsque les travailleurs ne sont pas syndiqués.

Il y a enfin un quatrième motif, moins avouable celui-là. En déclarant tous leurs pourboires, les travailleurs se trouvent à fournir au fisc une idée plus juste du volume d'affaires de chaque établissement étant donné que les pourboires sont fonction des ventes, ce qui est nouveau puisqu'il n'y a pas de rapport entre les ventes et les salaires payés. Or, qui l'eut cru ? les restaurateurs oublieraient parfois de déclarer certaines ventes au comptant et économiseraient de la sorte des sommes non négligeables en minimisant leur revenu imposable et en gardant pour eux la taxe de vente. Avec ces compléments d'information, on comprend mieux la violence de la réaction des restaurateurs.

Tout compte fait, il n'est donc pas étonnant que la médiatisation du [124] contrôle des pourboires provoque plus de résistance qu'elle ne suscite de collaboration car les pourboires présentent une situation particulière où le mandataire n'a pas intérêt à exercer un contrôle serré sur la matière imposable telle que déclarée par les employés. En effet, l'employeur n'a aucunement besoin de contrôler les pourboires puisqu'ils n'entrent jamais dans le circuit comptable de son entreprise. Ceci dit, ce circuit comptable existe et ce sont ces mécanismes de contrôle que le fisc tente de mettre à contribution [2]. Par ailleurs, l'employeur n'a pas avantage à ce que les pourboires déclarés soient évalués à leur juste valeur, car ce ne sont pas pour lui des dépenses déductibles de son revenu d'entrepreneur comme le sont les salaires par exemple ; au contraire, plus les pourboires déclarés par les employés sont élevés, plus sera importante la part patronale des cotisations sociales, et plus l'employeur se verra obligé de déclarer un chiffre de vente élevé.

Ce contre-exemple des pourboires démontre l'importance d'un contrôle interne préalable, nécessaire aux yeux de l'entreprise indépendamment du fisc, comme base d'appui du contrôle fiscal médiatisé.


En fin de compte, ce qui s'avère le plus simple et surtout le plus efficace pour le fisc, c'est de se cantonner, toutes les fois que c'est possible, dans un rôle de parasite discret, tirant profit d'un contrôle déjà exercé par des tiers, sans avoir à affronter les contribuables. Voilà pourquoi le processus de concentration du capital et l'extension du salariat favorisent l'intensification de la ponction fiscale en offrant une meilleure prise au contrôle fiscal.

Pierre J. Hamel
Sociologie
Université de Montréal

[125]

NOTES

[126]



[1] L'inverse est également vrai : l'accroissement des exigences comptables à des fins fiscales a grandement contribué au renforcement du contrôle interne et à l'essor de la profession comptable (Bernard et Hamel, 1981 et 1982).

[2] Incidemment, c'est l'absence de tels mécanismes de contrôle interne d'un patron sur ses employés qui explique que la loi 43 ait oublié certaines industries où pourtant les pourboires sont très importants. En effet, les pourboires dans les industries du taxi, de la coiffure, etc. ne sont certes pas négligeables et il y fort à parier que ces pourboires ne sont pas tous déclarés au fisc, probablement pas plus que ceux de l'industrie hôtelière, en revanche, ce qui distingue ces industries épargnées par la loi 43, c'est que le ratio travailleurs salariés/travailleurs autonomes (artisans) y est beaucoup plus faible que dans l'industrie hôtelière. Et c'est là, à notre avis, l'explication du sursis accordé au taxi et à la coiffure : le fisc a probablement estimée qu'une trop faible proportion de salariés et de travailleurs dépendants déjà contrôlés augmentait les difficultés de contrôle de l'imposition des pourboires et qu'il valait mieux établir un système là où cela semblait le plus facile : l'hôtellerie.



Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le samedi 18 avril 2020 18:21
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur associé, Université du Québec à Chicoutimi.
 



Saguenay - Lac-Saint-Jean, Québec
La vie des Classiques des sciences sociales
dans Facebook.
Membre Crossref