Jacques HAMEL
sociologue, département de sociologie, Université de Montréal
“De l’utilité de la réflexion
sur l’utilité de la sociologie.”
Un article publié dans la revue SociologieS, 6 juillet 2011. “Débats : La situation actuelle de la sociologie.”
Résumés
- Français
Les sociologues se voient contraints aujourd’hui de répondre à l’épineuse question : à quoi sert la sociologie ? Après avoir rapidement établi l’état des lieux sur le sujet, laissant croire à la « crise » de la discipline, le présent article cherche à y répondre en montrant l’urgence de serrer les rangs à propos de ce qu’est son objet si tant est qu’on associe la sociologie comme ici à une connaissance par objet et par concept.
- English
About utility of thought upon utility of sociology.
Sociologists must answer the following question: what is the utility of sociology? This article attempts to answer this question in showing the need to agree on what is the object of sociology if it is conceived, as here, as knowledge by object and concept.
- Español
La reflexión sobre la utilidad de la Sociología es útil.
Los sociólogos se ven obligados hoy día a responder a la cuestión peliaguda de la utilidad de la sociología. Después de establecer una visión global sobre el tema que presupone que existe una «crisis» en esta disciplina académica, el autor subraya la urgencia de focalizarse de manera unánime sobre su objeto en la medida en que la sociología es un conocimiento conceptual sobre el objeto social.
Mots-clés : concept, épistémologie, objet de la sociologie
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L’heure est aux questions redoutables en sociologie, comme en fait foi le dernier livre de François Dubet dans lequel il s’emploie à trouver réponse à l’épineuse question : À quoi sert vraiment un sociologue ? (Dubet, 2011) L’actualité des publications témoigne du fait que le temps est venu pour ses artisans de dresser une espèce de bilan de leur discipline de prédilection. Les figures de premier plan, comme Alain Touraine et Bruno Latour en France, Michael Burawoy aux États-Unis, appellent à « refaire la sociologie », à concevoir à nouveaux frais l’objet qui lui donne sa raison d’être et, finalement, à afficher la « sociologie publique » capable de lui donner son droit dans l’orbite universitaire comme sur la place publique et dans les médias [1].
La réflexion sur ces différents sujets surgit au moment où les figures emblématiques de la discipline accusent leur âge et se retirent de la vie publique. La relève a peine à se manifester comme l’illustre le fait que, depuis la disparition de Pierre Bourdieu, la sociologie brille par son absence au Collège de France. La théorie sociologique semble battre de l’aile, tout au moins, elle ne se manifeste plus sous la forme de notions éclatantes, voire de paradigmes répercutés par les médias et la culture de masse.
Il n’y a rien donc d’étonnant à ce qu’on ordonne à ce sociologue aguerri qu’est François Dubet de dire ce à quoi sert vraiment la sociologie. Il vaut d’ailleurs mieux que ce soit lui qui réponde à la question, avec humour, mordant et un brin de nostalgie car certains, comme les dirigeants politiques et les administrateurs des universités, se plaisent depuis longtemps à souffler la réponse : ça ne sert à rien ou, pour les esprits plus subtils et nuancés, ça ne sert plus à grand-chose aujourd’hui. L’état des lieux établi par les sociologues eux-mêmes semble leur donner raison. Le nombre d’étudiants inscrits aux programmes de sociologie, dans les collèges (premiers cycles universitaires au Québec) et les universités, semble en chute libre au Québec comme en France et ailleurs. Les collègues qui quittent leur poste pour la retraite tardent à être remplacés. Les revues aux couleurs de la discipline disparaissent sans qu’on s’en inquiète outre mesure. Leur lectorat se rétrécit de toute façon comme une peau de chagrin. En librairie, difficile de trouver des livres de sociologie dans les rayons « sciences humaines » où les écrits de Barack Obama et les biographies consacrées à Mark Zuckerberg, cofondateur de Facebook, leur dament le pion. Les économistes, souvent de droite, n’hésitent pas à expliquer la société et la culture dans les médias en l’absence des sociologues et ceux-ci peinent à leur donner le change. Quand on les presse de fournir leur identité professionnelle, les sociologues se font rappeler que les figures de proue de la discipline étaient celles des années 1960 ou 1970. Ces figures brillaient dans les médias pour éclairer les enjeux sociaux et parvenaient à se faire comprendre sans besoin de « déconstruire » les « catégories » socialement utiles pour rendre raison de la société dans laquelle tout un chacun évolue et on leur en savait gré. Il semblait à l’époque impossible de leur intenter des procès pour « impostures intellectuelles ».
Bref, l’heure de gloire de la sociologie semble révolue. Elle serait aujourd’hui plus que jamais en « crise ». Les sociologues eux-mêmes en sont responsables aux yeux des instances chargées d’évaluer la pertinence ou l’utilité de leur discipline. Au Québec, par exemple, la Commission universitaire des programmes, chargée de filtrer les programmes universitaires « dans un contexte de rareté des ressources », ne se fait pas faute d’affirmer dans son rapport que « contrairement à la situation qui prévalait auparavant, on note aujourd’hui une relative disparition des “intellectuels publics” chez les sociologues. Même si la sociologie est moins populaire, il faut reconnaître que les spécialistes de cette discipline au Québec ont souvent été les artisans de leur propre mutisme faute de pouvoir la définir convenablement sur la place publique » (Commission des universités sur les programmes, 2000, p. 6).
Nul besoin d’ajouter dans la foulée que l’autonomie de la sociologie, au Québec comme ailleurs, paraît plus que jamais menacée. Si les sociologues ont de la difficulté à s’entendre sur l’utilité de leur entreprise, on le fait volontiers à leur place. Sous tutelle, ils doivent accepter sans rechigner les nouvelles règles du jeu établies sans qu’ils aient véritablement voix au chapitre. En France, les nouvelles sollicitations à l’égard de la sociologie se manifestent notamment par « des pratiques de financement assorties de négociation de thèmes de recherche dont la définition échappe, en conséquence, aux seuls chercheurs. Pour les chercheurs, elles se marquent par un affaiblissement des frontières de la discipline » (Conseil national du développement des sciences humaines et sociales, 2001, pp. 33-34).
Voilà pourquoi il m’a semblé, en faisant preuve de dérision, que seul Woody Allen pouvait venir au secours de la sociologie (Hamel, 2010) [2], lui qui se plaît à la concevoir comme cette étrange discipline susceptible d’expliquer pourquoi et comment une bande d’adolescents attardés peut se muer en équipe de football de haut calibre… ou l’inverse ! Ses blagues ont le mérite de pimenter les considérations qu’on peut formuler à propos de la sociologie aujourd’hui en état de crise. Toutefois, comme le veut l’adage : ce n’est parce qu’on rit que c’est drôle.
Car en effet, par un étrange paradoxe, la sociologie se révèle nécessaire, pour ne pas dire utile, aujourd’hui plus que jamais. L’ère de la mondialisation ou, en mauvais français, de la « globalisation », requiert d’office une vue en surplomb, la vision globale de la société que ne peut fournir à elle seule l’économie, du fait que ses artisans se bornent pour ce faire à étendre sur toute la surface sociale les lois du marché. Les explications formulées au nom de la « science économique » tournent court sous cette optique, pour éclairer par exemple la culture et le politique et perdent rapidement leur crédibilité. L’heure est plus que jamais à la connaissance capable de tisser un fil d’Ariane entre les flux d’informations et d’échanges qui donnent corps aux « forces impersonnelles », comme le marché, afin de les éclairer et de les expliquer au moyen de la théorie. Dans ce contexte, la sociologie se révèle être la candidate par excellence pour répondre à ce besoin pressant en cherchant à donner aux « faits économiques, politiques et culturels » la forme globale en vertu de laquelle « repose tout le droit qu’elle a d’exister », puisque comme l’écrivait Georg Simmel à son époque, « c’est cette forme qui donne leur caractère social à tous ces faits » (Simmel, 1981, p. 91).
Les ratés de la globalisation, née de la mondialisation, font en sorte que la théorie sociologique est de nos jours recherchée par les instances politiques et publiques, prises au dépourvu pour « gérer le social » en naviguant à vue. Les médias la convoitent également pour donner la vue d’ensemble manquant à l’information fragmentée que leurs publics tendent à délaisser. La rude concurrence d’Internet les force aussi à rectifier le tir en cherchant par tous les moyens à proposer une vision globale de la société. Les jeunes, associés à tort ou à raison à la génération numérique, contribuent largement à ce tournant, abandonnant en masse la presse écrite et télévisée pour s’informer sur le Web, où ils naviguent à leur gré vers les sites susceptibles de fournir une image cohérente de leur société. Les sociologues ont donc intérêt à ne pas négliger ces « nouvelles technologies » s’ils veulent communiquer les connaissances qu’ils produisent, bien qu’elles induisent de nouvelles manières d’aborder leur discipline et de lire leurs livres [3]. Force est d’ailleurs de constater que les sites relayant la connaissance sociologique se comptent en nombre astronomique il suffit pour le voir de taper le nom de Pierre Bourdieu sur les moteurs de recherche comme Google. Les associations [4] et regroupements de sociologues emboîtent d’ailleurs le pas en publiant des webzines que consultent de vastes publics intéressés sous divers chefs par la théorie sociologique.
Le moment semble donc opportun pour le retour des « métarécits » censément effacés par la condition postmoderne, décrite par des philosophes trop pressés d’annoncer la disparition des théories générales, voire de la théorie digne de ce nom. Sans verser outre mesure dans la world sociology, les sociologues doivent plus que jamais se frotter à la théorie, capable par son pouvoir d’abstraction d’englober la société qui, de nos jours, ne cesse de s’étendre par-delà les frontières nationales et de se former à des échelons supérieurs. La théorie n’a par conséquent rien pour effrayer les sociologues encore réfractaires à l’idée d’associer leur discipline à la science, du fait que cette dernière correspond exagérément dans leur esprit à une entreprise axée sur la rationalisation à outrance, le positivisme à tout crin et l’objectivité propre à la connaissance technique fondée sur la congruence entre moyen et fin.
L’épistémologie contemporaine, brillamment représentée par Gilles Gaston Granger (1986), conçoit la science comme connaissance par objet et par concept susceptible de créer une représentation de ce qu’on cherche à connaître. La sociologie peut être très certainement élaborée sous ce chef : une entreprise destinée à produire une connaissance abstraite capable de faire comprendre, voire d’expliquer au moyen de concepts ce que l’on prend pour objet. L’histoire de la discipline témoigne éloquemment du fait qu’elle se révèle indéniablement connaissance par concept.
Le talon d’Achille de la sociologie semble être son objet que ses artisans ont peine à déterminer précisément. Que cherchent exactement les sociologues pour rendre raison ? Quel est le domaine de la sociologie ? Force est de constater que les sociologues, aujourd’hui comme hier, restent divisés sur le sujet, comme le montrent de nos jours les ouvrages qui proclament la fin du social, la disparition de l’idée de société et, par conséquent, la nécessité de concevoir son objet à nouveaux frais sur la base du collectif englobant l’humain et le non-humain, par exemple.
La détermination de l’objet de la sociologie pose problème depuis des lustres. La « crise » actuelle peut-elle inciter les sociologues à serrer les rangs afin de finalement s’entendre sur ce qu’ils prennent pour objet au nom de leur discipline et qui lui donne sa raison d’être ? Impossible de faire l’impasse sur le sujet à l’heure où les sociologues sont priés pour ne pas dire obligés de prouver leur « utilité » en invoquant la nécessité de connaître l’objet qu’ils ciblent sous l’optique de la théorie sociologique susceptible d’en produire une représentation ayant valeur d’explication.
L’utilité de la sociologie se concevra dans cette voie autrement que sous l’utilitarisme basé grossièrement sur l’injonction à répondre à la demande sociale ou à remédier aux problèmes sociaux jugés criants par l’État ou les autres instances du pouvoir. Sa raison d’être se fondera au contraire sur le besoin impératif d’envisager l’objet sur lequel se penchent les sociologues par contraste avec ceux que notamment les psychologues, les économistes, les anthropologues et les politologues placent sous leur loupe et de le connaître au moyen des concepts élaborés par eux afin d’en créer une représentation susceptible de générer une connaissance spécifique, celle produite par les sociologues désireux d’apporter un éclairage propre à enrichir les autres connaissances qui circulent dans la société et qui permettent à ses membres de se la représenter de manière à la comprendre sur le vif afin de pouvoir y évoluer.
Les sociologues doivent donc faire preuve de nuances pour concevoir l’utilité de leur propre discipline. Les bigots et les « bonnes âmes », toujours soucieux de la protéger des « invasions barbares », notamment de celles de l’État et du pouvoir et, par-delà, de celles des médias et du marché, devraient noter la réflexion de François Dubet quand il écrit sur le sujet : « Il me semble que la sociologie est utile et qu’elle l’est de plusieurs manières. Elle est utile quand elle critique, quand elle montre que la société n’est pas ce qu’elle croit être. Elle est utile quand elle conseille. Elle est utile quand elle crée des connaissances “pures” et de l’expertise pratique. Elle est surtout utile quand toute cette activité participe d’un débat plus ou moins ouvert et plus ou moins public. Il n’est pas sûr que la sociologie rende les sociétés meilleures, mais il est certain que les sociétés seraient pires qu’elles ne le sont si la sociologie ne leur renvoyait pas une image d’elles-mêmes plus ou moins vraisemblable et, dans la plupart des cas, une image assez peu complaisante » (Dubet, 2011, pp. 23-24).
L’esprit « néo-libéral » qui se manifeste chez certains sociologues, souvent devenus gestionnaires ou administrateurs, résolument enclins à axer la connaissance sociologique sur les lois du marché et de la popularité, peut être également tempéré par ces considérations desquelles on peut très certainement tirer leçon afin de répondre à la question : à quoi sert vraiment la sociologie ?
Bibliographie
Barluet S. (2004), Éditions des sciences humaines et sociales : le cœur en danger, Paris, Presses universitaires de France.
Burawoy M. (2004), « Public Sociologies: Contradictions, Dilemmas, and Possibilities », Social Forces, vol. 82, no 4, pp. 1603-1618. DOI: 10.1353/sof.2004.0064
Commission des universités sur les programmes (2000), Les Programmes de sociologie, de science politique et des sciences de la communication, Rapport no 23, Québec, CUP.
Conseil national du développement des sciences humaines et sociales (2001), Pour une Politique des Sciences de l’Homme et de la société, Paris, Presses Universitaires de France.
Dubet F. (2011), Dites-nous François Dubet, à quoi sert vraiment un sociologue ?, Paris, Éditions Armand Colin.
Granger G.-G., (1986), « Pour une épistémologie du travail scientifique », dans Hamburger J. (dir.), La Philosophie des sciences aujourd’hui, Paris, Éditions Gauthier-Villars, pp. 111-122.
Hamel J. (2010), Woody Allen au secours de la sociologie, Paris, Éditions Économica.
Latour B. (2006), Changer de société. Refaire de la sociologie, Paris, Éditions La Découverte.
Simmel G. (1981), Sociologie et épistémologie, Paris, Presses Universitaires de France.
Touraine A. (2010), « Après la fin du social ? », dans Petitat A. (dir.), Être en société. Le lien social à l’épreuve des cultures, Québec, AISLF/Presses de l’Université Laval, pp. 15-29.
Touraine A. (2005), Un Nouveau paradigme. Pour comprendre le monde d’aujourd’hui, Paris, Éditions Fayard.
Touraine A. (2007), Penser autrement, Paris, Éditions Fayard.
Référence électronique
Jacques Hamel, « De l’utilité de la réflexion sur l’utilité de la sociologie », SociologieS [En ligne], Débats, La situation actuelle de la sociologie, mis en ligne le 06 juillet 2011, consulté le 18 octobre 2017. URL : http://sociologies.revues.org/3553
Auteur
Jacques Hamel
Département de sociologie, Université de Montréal, Qc, Canada - [email protected]
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[1] Voir notamment Alain Touraine (2010). Également : Touraine (2005 et 2007) ; Latour (2006) ; Burawoy (2004).
[2] Outre Woody Allen, j’ajouterai maintenant François Dubet au terme de la lecture de son petit bouquin extrêmement percutant.
[3] Sophie Barluet note pertinemment à ce sujet que « l’accélération, la dispersion et l’éclatement, qu’Internet illustre si bien, se sont traduits par de nouvelles manières de lire ». Sous son influence, « le livre n’est plus nécessaire dans sa cohérence et sa totalité, mais par les éléments qu’il contient. On passe ainsi d’une lecture linéaire et continue, qui se déploie dans le temps et l’espace de l’objet, à des prélèvements dans un livre devenu base de données » (Barluet, 2004, p. 82).
[4] Comme l’Association internationale des sociologues de langue française (AISLF) et l’Association française de sociologie (AFS), l’Association internationale des sociologues (AIS) et l’American Sociological Association (ASA), sans oublier au Québec l’ACSALF (Association canadienne des sociologues et des anthropologues de langue française).
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