[7]
L'université en question
J'ai passé sept ans de ma vie dans l'École Normale de la rue d'Ulm ; j'ai enseigné une quinzaine d'années à la Faculté des Lettres de Strasbourg, sans qu'on m'ait jamais posé, sans que se soit jamais imposée à moi la question du sens de l'Université. Tel un enfant élevé dans le respect absolu d'une religion traditionnelle, revêtue à ses yeux d'une autorité de fait, j'avais foi dans cette Université non définie, à laquelle je me sentais lié par vocation autant que par raison administrative. Il ne me serait pas venu à l'idée de me demander si le vocable désignait par exemple le corps enseignant dans son ensemble, ou une circonscription géographique, ou encore un édifice de style médiocre, telle la bâtisse en forme de gare de la rue des Écoles, ou le palais bismarcko-munichois de Strasbourg. Sans doute le mot Université trouvait-il l'un de ses épicentres de signification dans l'idée d'enseignement supérieur ; mais ce n'était là qu'une acception parmi les autres, et non la plus évidente, car un terme qui désigne l'enseignement dans son ensemble ne saurait sans risque de malentendu s'appliquer à l'un des ordres de l'enseignement, à l'exclusion des autres.
Il y avait eu, il est vrai, dans ma carrière, un autre épisode universitaire. Pendant le long intermède de la captivité dans un Oflag d'Allemagne, j'avais participé à la création collective d'une « Université de captivité », [8] institution de fortune où des maîtres plus ou moins improvisés enseignaient à tout venant le latin ou les mathématiques, la théologie, le droit, les parlers africains ou l'histoire naturelle. J'avais même été investi, un temps, par la confiance de mes collègues, de la dignité de Recteur ; mais, bien que nous ayons été habilités par les autorités compétentes à délivrer certains diplômes, je n'accordais à ces souvenirs de Silésie ou de Moravie qu'une valeur à la fois affectueuse et dérisoire. J'étais loin de me douter que cette expérience excentrique équivalait en fait et en droit à la réinvention spontanée d'une authenticité universitaire, dont l'absence, depuis des siècles, pèse lourdement sur la culture française.
Cette heureuse inconscience dura jusqu'au jour où, sans préméditation aucune, je découvris le paysage de Cambridge. La confrontation avec ce prodigieux phénomène architectural produisit sur moi un effet de choc. Une inquiétude naquit, et un soupçon, qui devait se confirmer lorsque, par la suite, il me fut donné de visiter Coimbra, Salamanque, et Gœttingen ou encore Padoue. La question fut d'abord celle-ci : pourquoi la France, si riche au long des siècles en maîtres d'œuvres de génie, n'a-t-elle consacré à l'Université aucun édifice digne de respect ? Pendant un temps, je me livrai à une sorte d'enquête en manière de contre-épreuve ; mais je ne pus trouver au bout du compte, en fait de chef-d'œuvre figurant à l'inventaire des constructions scolaires, que l'École Militaire dressée par Gabriel pour le compte de Louis XV. L'exception confirmait la règle. Parmi tous les régimes qui se sont succédés en France, si attentifs à accroître le patrimoine national en cathédrales et églises, en châteaux et palais de toute espèce, aucun n'a jugé bon d'accorder à l'Université cette reconnaissance et consécration esthétique d'un édifice accompli, voué à l'admiration des générations à venir.
C'est le néant architectural de l'Université française [9] qui m'a fait comprendre son néant intellectuel et spirituel. Je pèse mes mots, et je sens bien que de telles formules risquent d'avoir, aux yeux de beaucoup, un caractère blasphématoire. Il faut pourtant le dire : la France, qui fut, en Occident, sinon l'inventrice, du moins la grande inspiratrice de l'Université, a perdu lentement le sens et la conscience de cette institution, dont elle avait fourni, au XIIIe siècle, le prototype exemplaire. Depuis le XIIIe siècle, l'histoire de l'Université en France n'est que l'histoire d'une dégradation inexorable qui, en dépit de quelques modestes et louables initiatives, s'est poursuivie jusqu'à nos jours, où personne ne semble plus savoir ce que c'est que l'Université. Même pas, surtout pas, ceux qui sont censés la faire vivre, et qui en vivent.
De quoi l'on trouverait aisément une première confirmation au niveau du langage. Car nous ne possédons pas un vocabulaire correspondant aux institutions universitaires proprement dites. Le mot Université lui-même est pour nous un mot équivoque et trompeur. Cela est si vrai que, lorsque, après un siècle de suppression radicale, le gouvernement de la Troisième République se soucie de reconstituer en France un Enseignement Supérieur digne de ce nom, la perversion du sens du mot est un empêchement au rétablissement de l'institution. Dans un exposé des motifs à l'appui du décret du 28 décembre 1885, Louis Liard le dit en propres termes : « Si les Universités ne devaient pas s'appeler des Universités, il y aurait un gros obstacle de moins à leur constitution. Étymologiquement, Université veut dire corporation, et donner ce nom à des corporations d'enseignement supérieur, c'est le rendre à sa destination primitive. Mais, en France, l'usage, qui n'a pas cessé d'être le maître des mots, a donné au mot Université un sens tout différent. Dans notre langue courante l'Université, c'est l'État enseignant, c'est l'ensemble de nos trois ordres d'enseignement public, et cette acception du mot, si irrégulière qu'elle puisse être, est [10] devenue populaire et quasi nationale... » Le pouvoir des mots est tel que le législateur recule ; il attendra plus de dix ans encore pour reconnaître, fort timidement, au mot Université, en France, une valeur qu'il avait tout à fait perdue. Mais cette restitution même est demeurée toute théorique ; il ne semble pas que l'opinion publique, ni les intéressés eux-mêmes, en aient vraiment pris acte.
Le paradoxe est ici que le sens napoléonien du mot Université, organisme d'État, hiérarchisant sous le contrôle du pouvoir les divers ordres d'enseignement, ait ainsi prévalu, et continue de s'imposer, bien que l'Université de France, selon le schéma de l'Empire, bientôt battue en brèche par les divers régimes qui lui succédèrent, ait légalement cessé d'exister en 1850. Cette fiction périmée continue à masquer le sens authentique de l'Université comme groupement autonome des Facultés d'enseignement supérieur dans une ville donnée. Une loi de 1896 a rétabli sinon la réalité de la chose, du moins le mot. Mais force est bien de dire que le mot comme la chose sont restés lettres mortes. L'Université n'est pas dans nos mœurs. La meilleure preuve en est qu'un professeur de l'enseignement supérieur répugnera à se parer du titre de professeur à l'Université de telle ou telle ville ; il se dira toujours : professeur à telle ou telle Faculté, ce mot-là étant au moins dépourvu d'ambiguïté. On observera dans le même sens que les agrégés de l'Université, lauréats d'un concours de recrutement de l'enseignement secondaire, ont pour caractère essentiel de n'avoir rien de commun avec les Universités. Il y a bien des agrégés de l'enseignement supérieur, en droit et en médecine. Ceux-là, on les appelle « agrégés des Facultés »...
D'autres mots clefs de la langue universitaire internationale n'ont chez nous que des significations tout aussi confuses. Le mot collège s'applique aussi bien au « Collège de France », institution proprement universitaire, mais de statut paradoxal, où des professeurs sans étudiants sont [11] censés promouvoir simultanément des enseignements disparates, et aux « collèges d'enseignement général », établissements secondaires de seconde catégorie pour zones de peuplement sous-développé. Ici encore, l'autorité napoléonienne, en consacrant le mot lycée, a voilé la signification noble du mot collège.
De même le voyageur français rencontrant à l'étranger le Recteur Magnifique de telle célèbre Université n'a pas la moindre idée de ce que représente au juste ce noble personnage. Notre recteur, fonctionnaire d'autorité, chef hiérarchique d'un ressort administratif n'est qu'une sorte de préfet, ou d'Igame, comme on dit, des instituteurs et des professeurs. Il n'a rien de commun avec le Recteur véritable d'une Université proprement dite, dignitaire élu par ses pairs pour incarner temporairement la communauté des enseignants et des enseignés.
Il est vain de prétendre réglementer l'emploi des mots. L'Académie Française elle-même, dont l'œuvre majeure est un dictionnaire, n'est censée commander à l'usage qu'en lui obéissant. La situation paraît donc sans issue. Le seul espoir qui subsiste est celui d'une prise de conscience de la part des intéressés eux-mêmes. L'Université n'est pas une affaire de consentement universel ; elle met en cause, au sein de la nation, une petite minorité : les maîtres et les étudiants de l'enseignement supérieur, et les administrateurs qui, dans le désordre présent, s'évertuent à « organiser » un ensemble hétéroclite, qui craque de toutes parts. Leurs prises de positions incohérentes ne sont que des réactions à une situation de plus en plus catastrophique ; ils n'ont pas le loisir de prendre du recul par rapport à l'événement qui les accable.
Il n'est jamais trop tard pour essayer d'y voir clair.
|