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La nef des fous. Université 1968.
LA NEF DES FOUS
L’humaniste strasbourgeois Sébastien Brant, qui vécut de 1458 à 1521, publia en 1494 un poème satirique intitulé la Nef des fous (das Narrenschiff), qui connut un vaste retentissement et fut bientôt traduit dans les principales langues de l'Europe.
Dans le climat allégorique du carnaval rhénan, le navire de Brant embarque, sous le commandement de Madame Vénus, reine des festivités, une pleine cargaison d'humanité, où chaque passager représente l'une des catégories sociales.
L'originalité du poème de Sébastien Brant tient à sa situation dans l'espace et dans le temps. Le moment est celui où la Renaissance, venue lentement d'Italie, commence à faire sentir ses effets dans l'Europe du Nord-Ouest. Un autre style de vie s'annonce, une nouvelle spiritualité, dans le discrédit des disciplines traditionnelles. Bientôt, dans quelques années, la Réformation consacrera le renouvellement de toutes les valeurs par la voix du jeune Luther.
La dérision systématique appliquée par Sébastien Brant à toutes les catégories sociales accuse le désarroi d'un univers en pleine mutation. La chrétienté elle-même, qui avait été pendant tant de siècles le lieu propre, l'asile du fidèle, n'est plus qu'une Stultifera navis, lancée sans boussole et sans pilote sur le flot de plus en plus agité des contradictions, des incertitudes et des doutes, ainsi que le confirmera dans son Eloge de la folie cet autre Rhénan, le grand Erasme de Rotterdam.
Aujourd'hui, dans le contexte historique du carnaval de toutes les valeurs, le Bateau ivre de l'Université, complètement désemparé, menace de sombrer. L'équipage s'est mutiné ; [10] l'état-major a perdu la tête ; personne ne commande, et d'ailleurs personne n'obéit. C'est la Saison en enfer, où les vérités elles-mêmes sont devenues folles.
Le naufrage de l'Université ne serait pas un sinistre comme les autres, un sinistre parmi d'autres. L'Université est l'un des emplacements privilégiés où la culture s'élabore et se transmet. Une société ne peut donc se désintéresser de ses universités, et considérer leurs vicissitudes comme des querelles d'intellectuels, sans grande importance pour la vie nationale dans son ensemble. Ce qui est en jeu, de proche en proche, c'est la santé mentale de tous et de chacun. Davantage encore, c'est la question de savoir si nous voulons que notre monde ait un sens, c'est-à-dire si nous voulons que le monde des hommes demeure un monde humain.
G. G.
30 janvier 1969.
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